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Classiques Garnier

Comptes-rendus de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2019 – 1, n° 5
    . Que font les organisations aux parcours professionnels ?
  • Auteurs : Thévenot (Nadine), Barnier (Louis-Marie), Tasset (Cyprien), Aubert-Tarby (Clémence)
  • Pages : 177 à 199
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406095972
  • ISBN : 978-2-406-09597-2
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09597-2.p.0177
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/10/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Penser le travail pour penser lentreprise, Olivier Favereau (dir.), Presses des Mines, collection Économie et gestion, 2016, 178 p.

Nadine Thèvenot

CES – Université de Paris 1
– Panthéon Sorbonne

Cet ouvrage réunit des travaux de recherche menés au sein du département Économie et Société piloté par Olivier Favereau et Roger Baudoin du Collège des Bernardins dont lambition est de reconstruire une théorie de lentreprise. Trois cycles de conférences ont été initiés depuis 2009. Si la première phase de leurs travaux se penchait sur les modèles de lentreprise en sciences sociales et la « grande déformation » qua pu connaître lentreprise sous la pression financière depuis les années 1980, la seconde, entamée en 2012, sintéresse aux contenus même du travail1. Comme lindique le titre de louvrage, il sagit ici de « penser le travail » salarié pour « penser lentreprise » et, au-delà, les contours des modèles économiques et sociaux auxquels nos sociétés aspirent.

Lun des apports est de mener cette réflexion sous un angle résolument pluridisciplinaire qui articule léconomie, la sociologie, la gestion et lanthropologie. Olivier Favereau présente, dans lintroduction générale de louvrage, la contribution de chaque chapitre à largumentation de deux thèses plaçant le travail salarié au centre de lanalyse de lentreprise. Le travail salarié est défini comme une variable à trois dimensions, pouvant donner lieu chacune à une orientation positive ou négative, et sur laquelle chaque discipline va se positionner : capacité de production, capacité de coopération, capacité dinnovation. La première thèse, quil appelle « dé-constructive », relève du diagnostic de « déréliction du travail salarié », traduisant les phénomènes dabandon et de souffrance au travail que lon regroupe dans les facteurs psycho-sociaux de risques au travail. Le modèle dentreprise dominant qui est associé à cet état est celui du capitalisme financiarisé dans lequel interviennent 178les éléments négatifs de chacune des dimensions du travail. La seconde thèse est dite « re-constructive », et invite à réhabiliter le travail au travers des côtés positifs de ses trois dimensions en vue de parvenir à un capitalisme moins coûteux socialement et plus démocratique. Cette invitation suppose dadopter une analyse pluridisciplinaire et une approche économique aux antipodes de la théorie néoclassique, accusée davoir conduit à létat de déréliction du travail salarié. Olivier Favereau resitue chacun des six chapitres au regard de leur objet pouvant se rapporter à lune et/ou lautre de ces dimensions du travail salarié et de leur contribution à lune et/ou lautre des deux thèses. De fait, et cest là lun des apports de cet ouvrage, les contributions et disciplines se font écho dans la perspective de comprendre la crise du travail salarié et les voies possibles pour une issue.

Les deux premiers chapitres poursuivent un double objectif en étant consacrés à la fois à une critique de la vision de lentreprise et du travail développée dans les approches standards en économie, qui se trouvent dans lincapacité à penser la réalité des entreprises et celle du travail salarié ainsi quà lélaboration de propositions permettant de les dépasser. Olivier Favereau analyse dabord les fondements théoriques de la théorie standard et de la théorie standard étendue. Le modèle de lhomo economicus, dans lequel le travail est pensé comme une désutilité et le travailleur comme un potentiel fraudeur, a conduit les auteurs de ces approches dans une impasse caractérisée par la négation à la fois de la réalité de lentreprise, mais surtout du contenu même du travail. La proposition dOlivier Favereau, abordée en fin de chapitre, invite à se tourner vers des hypothèses hétérodoxes et réalistes faisant appel, notamment, au droit et à lanthropologie pour comprendre la positivité intrinsèque du travail salarié. Du point de vue des hypothèses comportementales, il sagit alors de considérer lutilité du travail pour un homo economicus doté dune capacité de jugement moral. Du point de vue des réalités juridiques, il faut prendre acte que le travail seffectue dans le cadre dune relation de subordination caractéristique du contrat de travail, mais aussi dans le cadre du droit des sociétés impliquant la gestion des interactions entre des employés et des employeurs de différents statuts.

Dans le deuxième chapitre, Helena Lopes poursuit la critique des théories standards de lentreprise entamée par Olivier Favereau, en proposant une analyse des fondements microéconomiques des comportements 179développés dans les principales théories dites de la firme axés lun sur lopportunisme, à la suite des travaux de Williamson, lautre sur les « feelings of entitlement » en référence au modèle de Hart et Moore (2008). Selon les termes de lauteur, cette expression renvoie « aux sentiments de ce à quoi on a droit ». Dans le modèle de la théorie des droits de propriété, elle conduit à concevoir que les employés peuvent fixer leur niveau deffort ex post selon le sentiment quils ont de recevoir ce quils méritent à partir de ce qui a été déterminé dans le contrat. Helena Lopes, en considérant lancrage du « sentiment dêtre bien traité » dans des normes sociales, montre alors que lintroduction de ce facteur humain suppose de rompre avec le modèle standard de lhomo economicus exclusivement construit sur ses capacités de calcul. Lauteur prend le soin de faire un rappel essentiel, à savoir quil ne peut y avoir dentreprise sans employés. La relation demploi constitue, dans cette perspective, une institution fondamentale pour comprendre lentreprise. On se trouve demblée ici en opposition avec les théories standards de la firme qui nont pas de conception explicite de la relation demploi. En effet, ces approches placent au centre de leur analyse des facteurs « humains » qui ne sont pas spécifiques à la relation demploi mais à lensemble des transactions. Lauteur étudie alors la spécificité de la relation demploi à partir de sa définition légale – celle qui caractérise le déséquilibre du pouvoir associé au contrat de travail –, et de la spécificité de lobjet échangé – à savoir la prestation de travail, elle-même définie comme une activité humaine spécifique satisfaisant des besoins sociaux et psychologiques. Le fait que le travail ait du sens, qui se construit en interaction dans un collectif, permet aussi une plus grande efficacité pour lentreprise. Ce chapitre contribue ainsi à la fois, nous semble-t-il, à la thèse « dé-constructive » parce que lon comprend que lindividualisation des performances, du contrôle et de lévaluation ont contribué à la dégradation des conditions de travail, et à la thèse « re-constructive », dans la mesure où lauteur met laccent sur le besoin dinteractions coopératives pour que le travail retrouve du sens et bénéficie dun apprentissage collectif.

Roger Baudoin mène, dans le troisième chapitre, une réflexion anthropologique sur les modalités dexercice de la fonction de direction et ses conséquences en termes de développement des savoirs et de coopération des membres de lentreprise. Dans une perspective en rupture avec lapproche économique du travail axée sur la désutilité, il défend la thèse 180selon laquelle seul le travail est créateur. Les actionnaires ou prêteurs, sils permettent de rendre possible un projet dentreprise par leur apport des fonds financiers, napportent pas les compétences au projet de création collective de lentreprise. La capacité de coopération attachée au travail est ici privilégiée pour rendre compte de la création collective de valeur par lentreprise. Il sensuit une analyse des fondements de « laction dirigée » qui conditionnent le potentiel de création collective. Autorité et pouvoir font lobjet dune analyse anthropologique pour déterminer les conditions sous lesquelles le dirigeant parvient à définir un projet commun, partagé par les membres de lentreprise dont le consentement est essentiel dans la mise en œuvre de la coopération. Lauteur conclut sur les enjeux politiques de cette conception de lentreprise comme dispositif de création collective en prônant la mise en place dinstances de gouvernance participatives laissant la place à lexpression des salariés et de contre-pouvoirs.

Le quatrième chapitre, par son ancrage sociologique, permet de sattacher au contenu concret du travail. Alexandra Bidet montre ainsi la nécessité dactualiser les représentations du travail contemporain par rapport aux figures traditionnelles du travail ouvrier taylorisé et du métier artisanal. À rebours des figures traditionnelles et des visions économiques ou sociologiques ancrées sur le travail comme source de revenu, effort ou statut social, la démocratisation de lentreprise suppose dinsister sur les dimensions créatives, productives et politiques du travail.

Les deux derniers chapitres recourent aux sciences de gestion. Amélie Seignour étudie les pratiques de gestion du travail dans les grandes entreprises en mettant laccent sur les mutations managériales opérées depuis la firme fordiste. La « dictature du chiffre » et le management par les ratios dans les grandes entreprises soumises à la valeur actionnariale ont conduit à des pratiques de gestion des ressources humaines conjuguant bureaucratie (services déconnectés des lieux de travail, progiciels de gestion…) et modèle du marché (individualisation et flexibilisation de la relation demploi), ignorant les questions de justice sociale sur le contenu et le sens du travail.

Dans le sixième et dernier chapitre, Jean-Marc Le Gall sinscrit dans une démarche normative en discutant les modèles de participation directe des salariés « en échange de leur coopération efficiente ». Critique à légard des démarches entreprises à la seule initiative des employeurs, lauteur considère le renforcement du rôle économique du 181comité dentreprise et la généralisation dadministrateurs salariés dans les conseils dadministration comme deux modalités concrètement envisageables. Le comité dentreprise ne constituant pas une instance décisionnelle, lauteur examine les conditions de réalisation de la deuxième option. Sa proposition vise à amplifier la participation dadministrateurs salariés, mais elle se combine aussi à deux conditions. Dune part, en référence à lorientation de la CFDT, les administrateurs doivent intégrer que les conseils dadministration ne sont pas le lieu de lexpression des revendications syndicales et, dautre part, le champ dintervention des conseils dadministration devrait être élargi aux questions humaines et sociales. Finalement, si lauteur entend participer à la thèse « re-constructive » de lentreprise, il inscrit la mise en place de sa responsabilité sociale dans la recherche de compromis.

Au final, lensemble des contributions invitent à se doter dune conception du travail pour penser lentreprise. La postface de François Vatin apporte une dimension supplémentaire ou qui pouvait rester jusque-là implicite, celle de linstitution salariale pour penser lentreprise par le travail. Elle ouvre la voie, selon nous, à la troisième phase du programme des Bernardins, centrée sur la dimension politique de lentreprise permettant de caractériser les modes de gouvernement et la création de communs.

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Syndicalisme et santé au travail, Lucie Goussard et Guillaume Tiffon (Dir.), Éditions Du Croquant, 2017, 276 p.

Louis-Marie Barnier

LEST – Aix-Marseille Université – CNRS

« Les habits neufs de la lutte de classe », tel est le sous-titre suggéré dans leur conclusion par les deux coordinateurs du livre qui invitent le syndicalisme, en semparant des questions de santé au travail, à « redynamiser le conflit social et (à) sortir de la crise dans laquelle il est 182empêtré depuis de longues années » (p. 260). Le syndicalisme constitue le fil conducteur de cet ouvrage, bien plus que les conflits sociaux ou la santé et les conditions de travail, pourtant l« un des ressorts essentiels de la mobilisation contre la Loi Travail » (Beynel, p. 2462).

Ce livre au titre ambitieux débute par une préface de J.-P. Durand qui décrit les épisodes de léchange salaires-conditions de travail qui ont marqué le xxe siècle. Depuis la loi de 1898, qui « reconnait les responsabilités de lemployeur dans les accidents du travail » (p. 9), la couverture sociale des salariés na cessé de saméliorer. Mais ce « compromis où les deux parties sortaient gagnantes nétait quun leurre : les profits ne cessaient de croitre alors que lespérance de vie des ouvriers (Ouvriers spécialisés en particulier) ne suivait pas la courbe nationale » (p. 11). La santé des travailleurs était saisie davantage par les syndicats comme levier pour obtenir des primes diverses, malgré la création en 1947, à loccasion de la Sécurité sociale, des Comités dhygiène et de sécurité et de lInstitut national de recherche et de sécurité. Lauteur note le basculement des années 2000 où « la santé psychique au travail est devenue un enjeu central en France, y compris dans les services, pour les syndicats et le milieu des chercheurs » (p. 13), accompagnant une nouvelle approche de lexpertise universitaire.

Lintroduction de L. Goussard et G. Tiffon résume ensuite utilement et efficacement chacun des chapitres. Les dix-sept contributions, provenant de syndicalistes comme de chercheurs, sorganisent autour de six thèmes : les transformations du travail, les portées et limites du Comité dhygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), larticulation des savoirs militants et experts, la négociation de la santé au travail, la politisation possible des débats sur la santé au travail et lopportunité pour repenser laction syndicale à travers la santé au travail. Plutôt que de les envisager successivement, nous proposons de croiser les différents thèmes retenus dans les contributions et de faire dialoguer les auteurs, au risque de faire apparaitre une homogénéité du livre quil ne prétend pas avoir tant sont différents les angles dapproche et la nature des matériaux mobilisés, ou de fragmenter la cohérence de chacune des positions.

Lactivité syndicale dans le domaine de la santé au travail est mise en lumière grâce à plusieurs contributions. Elle se manifeste dans lintérêt porté par des CHSCT aux expositions chimiques : le CHSCT se pose en 183« pole position » pour rassembler ce qui est épars dans lentreprise, tendant à « occuper une place vacante dans lorganisation de la prévention des risques professionnels » (Granaux, p. 57). Le CHSCT est « une force qui inscrit les réflexions sur les conditions de travail et, de matière générale, sur la santé au travail, dans un rapport social » (Gallioz, p. 83). Autre aspect moins souvent souligné, le syndicaliste est porteur du métier au sein du CHSCT, or « le métier est aussi vecteur de la résistance collective à la subordination (…) le métier est politique » (Fraquelli, p. 88).

Les obstacles à une action syndicale sont largement évoqués par plusieurs contributeurs. « Inventer et construire une politique revendicative est particulièrement ardue dans un contexte de chômage très élevé, dindividualisation de la gestion des salariés et leur mise en concurrence, de la précarité subjective qui les neutralise » (Linhart, p. 39).

Face à ces dimensions singulières et individualisantes du rapport à la santé ou à la pénibilité du travail, S. Fortino analyse les différentes phrases dune grammaire syndicale déclinée par les cheminots : confronté à une transformation de leur régime de retraite, le syndicalisme cheminot cherche dabord à unifier à travers la défense du statut ; dans un second temps les organisations syndicales sengagent dans une longue négociation sur la reconnaissance et la compensation (voire la réduction) de cette pénibilité, devenue « une opportunité pour négocier » (Fortino, p. 172) ; une négociation ultérieure sur la Qualité de vie au travail sera loccasion dinterroger le travail réel et lorganisation du travail à travers son sens. Ce va-et-vient entre un discours politique général unifiant et un travail de terrain sera éclairé par une recherche-action sur la formation des militants à lanalyse du travail.

Les obstacles relèvent aussi du cadre contraint du CHSCT, où « saffrontent des rapports sociaux de tous ordres : de classe bien sûr, aussi parfois de genre, de génération » (Gallioz, p. 79), complexifiant linstance et conduisant à ce que « ce soit les directions qui donnent le sens et la portée de ces consultations à travers la décision de suivre ou non les recommandations, les avis du CHSCT » (Gallioz, p. 80). P. Bouffartigue et C. Massot mettent en évidence limportance de construire un rapport de force dans le CHSCT, « à larticulation du rapport de force syndical et de la mise en discussion du travail réel » (p. 69). « Lactivité syndicale prisonnière dautres urgences » (Bouffartigue et Massot, p. 68) est confrontée, dans le domaine des conditions de travail, à son cantonnement en une 184question technique qui mène à « un isolement de ces “dits techniciens” du syndicalisme » (Fraquelli, p. 89) et à une reformulation des questions soulevées à travers le prisme traditionnel : « Même lorsque les débats syndicaux pointent, par exemple, le thème de lévolution dun métier, ceux-ci se transforment rapidement pour retomber inéluctablement en revendications sur lemploi, sur les orientations stratégiques de lentreprise, sur lavenir du service public et les salaires » (Fraquelli, p. 89). La santé au travail est aussi largement abordée comme une opportunité pour le syndicalisme. À la lecture de louvrage, on ne peut quêtre frappé par la place donnée à la réflexion générale sur le décentrement de la question vers le travail, repris dans plusieurs textes : les questions de santé et conditions de travail constituent une opportunité pour repenser le syndicalisme, ses liens avec le travail et principalement avec les salariés.

Le travail réel est évoqué dans de nombreuses communications. « Pour que les risques psychosociaux fassent lobjet dune activité de prévention, il est nécessaire que le travail soit discuté dans lenceinte du CHSCT » (Bouffartigue et Massot, p. 69). De même, la « compréhension des situations concrètes de travail » (Gallioz, p. 81) peut être au centre dune véritable politique de prévention, dès lors que la direction accepte délargir aux conditions de travail, comprises comme toutes les conditions du travail, lintervention du CHSCT dans le cas de transformation de lactivité, ici dune clinique. Cependant M. Loriol insiste sur lécart entre les catégories utilisées par les salariés pour saisir leur difficulté (souffrance, stress, harcèlement), et la volonté syndicale davancer « des revendications plus collectives » (p. 114).

Investir cette question du travail revient à poser la relation quentretient le syndicalisme avec les salariés : lenjeu devient non pas la santé au travail, mais la réponse à la crise syndicale. S. Fortino décrit la nouvelle stratégie de la CGT : « rentrer par la porte du travail » (citant P. Martinez) permet ainsi, en passant de la défense de lemploi à la conquête du travail et à partir dun bilan négatif sur la possibilité pour les salariés de « peser sur le niveau des dividendes versées aux actionnaires » (p. 167), de poser le travail comme « facteur de santé » (p. 166) en se référant à Canguilhem : il sagit pour la CGT de renouer avec les salariés afin « dagir concrètement sur la désyndicalisation massive » (p. 163).

Rompant avec un « syndicalisme de “lavant-garde éclairée” » (Fraquelli, p. 91), les syndicats doivent « repenser leurs liens avec les salariés » (Mias, 185p. 145). Le « travail réel (devient un) moyen de transformation de lactivité syndicale » (Bouffartigue et Massot, p. 74) qui serait enfermée dans des arènes institutionnelles. Cest aussi « un renouvellement des pratiques syndicales » (p. 217) que souligne L. Théry, décrivant comment la CFDT a pu répondre par des recherches-action aux enjeux de connaissances et de pratiques, face au « déplacement, voire le cumul, dune organisation qui contrôle le corps et la gestuel vers des formes dorganisation qui contraignent le psychisme » (p. 218). Lintervention syndicale peut même se mener à partir des dysfonctionnements créés par des choix managériaux éloignés du travail réel et de ses contraintes, dont le moindre effet nest pas de rompre les collectifs de travail (Bouffartigue et Massot, p. 77).

Cest aussi une opportunité quA. Mias discerne dans la promotion de la négociation des conditions de travail : confrontés aux difficultés « à mettre en débat la situation socio-économique et les réponses en matière demploi » (p. 142), les représentants des salariés « tendent alors à repositionner les débats et actions syndicales sur les questions de charges de travail et de risques psychosociaux » (p. 142). Ce « déport (représente) une continuation du débat sur lemploi par dautres moyens » (p. 146), il engage dautres espaces (CHSCT) ou acteurs (médecins du travail, services de santé-sécurité, experts), nous y rajouterons les salariés eux-mêmes, ce sur quoi dautres communications insistent.

Plusieurs textes invitent même le syndicalisme à une réflexion plus stratégique. Ce nouveau cadre constitue une opportunité, pour Solidaires, de décliner une ligne syndicale particulière croisant rapport de force et construction de droits communs à tous les salariés, notamment celui du droit à la santé, permettant de « concilier intégration institutionnelle et syndicalisme de lutte » (Tcham, p. 148) : « le caractère transversal de lobjet lui sert ainsi dappui pour construire de linterprofessionnel et appuyer sa démarche dextension vers le privé » (Tcham, p. 158). L. Vogel éclaire ce débat stratégique en relatant, dans les décennies 1960 et 1970, la capacité du mouvement ouvrier italien à conceptualiser les expériences pratiques en larticulant avec « les luttes politiques densemble » (p. 200), permettant que « cette force singulière des mobilisations pour la santé au travail (soit) une des sources de la profonde dynamique anticapitaliste » (p. 201) de la société italienne dans cette période.

Le livre dévoile aussi un enjeu qui pourrait faire lobjet détudes ultérieures. La santé au travail ouvre en effet lopportunité de retravailler 186le lien du syndicalisme avec les experts, les universitaires, et plus largement le monde intellectuel. N. Spire analyse lexpertise comme une force dans le jeu qui se joue face à lemployeur, croisant les regards des experts, des salariés et des syndicalistes eux-mêmes. Lexpert permet de « faire advenir cette parole (des salariés) et avec elle la richesse des différents savoirs, des différentes expertises » (p. 100). S. Fortino évoque une recherche menée en commun entre universitaires et syndicalistes à la SNCF. La convocation par différents contributeurs, notamment syndicalistes, de Canguilhem, Trentin, Clot, Davezies…, montre une certaine attente envers le monde académique. Mais lenjeu de connaissance reste entier. À partir du bilan dun séminaire croisant regards académiques et militants, E. Counil et E. Henry avancent que la « contrainte de devoir placer le débat sur le terrain scientifique plutôt que sur celui des formes de lutte propres aux conflits sociaux » (p. 120) participe du rapport de force entre employeurs et salariés. Ils soulignent la « très faible probabilité » (p. 123) du lien entre mobilisation et expertise dans la connaissance de la santé au travail : le paradigme épidémiologique est en défaut dans ce domaine, les effets différés des expositions sur la santé réduisent lévidence du lien direct, le doute scientifique sinstaure dans un contexte où les débats visent à « sabstraire de lespace social de conflictualité » (p. 126). Les auteurs concluent sur « la difficulté des organisations syndicales à mobiliser des scientifiques » (p. 129). Cest aussi cet enjeu dune mobilisation commune de syndicalistes et scientifiques qui apparait central, aux yeux dA. Thébaud-Mony, pour « briser linvisibilité des maladies professionnelles » (p. 187).

Placé souvent sous langle du rapport à lexpertise mais parfois comme un effort pour « trouver des alliés » (Beynel, p. 247), le livre, qui mêle utilement les approches universitaires et syndicales, amène à réfléchir sur la capacité du syndicalisme à dialoguer avec le monde universitaire. Chaque confédération annonce ainsi associer des universitaires à ses recherches, dans des groupes de travail sur travail et émancipation (Fortino), dans le cadre de recherche-action (Théry), en ouvrant les colonnes du bulletin mensuel de Solidaires (Beynel) ou à travers un institut de recherche (Baunay). « Les élus ont besoin deux pour les alerter » (Granaux, p. 63). Un effort réflexif universitaire compléterait ce premier mouvement, tel ce « renouveau important de la recherche et de la pédagogie » (Vogel, p. 204) opéré par luniversité italienne accueillant les ouvriers de la Fiat.

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Louvrage laisse cependant sur sa faim concernant le domaine étudié. La « dimension genrée de linvisibilité » (Granaux, p. 62) du lien entre exposition aux produits chimiques et santé, reste peu prise en compte par un syndicalisme masculin. Difficulté, inhérente au syndicalisme, à intégrer dans une démarche commune lensemble du salariat, notamment les femmes, les sous-traitants et les immigrés, note L. Vogel dans ce même ouvrage. Il présente des perceptions différentes des enjeux autour de la santé au travail ainsi que les difficultés renouvelées pour le syndicalisme daborder cette question. Lobjet même Santé au travail devient objet de confrontation, telles ces négociations dans la fonction publique, centrées sur un savoir technique dans un contexte dabsence quasi-générale de système de santé au travail, participant ainsi dune dépolitisation du contenu à côté de la dépolitisation de la confrontation à lÉtat (Tcham, p. 150) : la santé, un effort à mener en commun ? Parler de santé au travail ramène-t-il le syndicalisme à « un syndicalisme de victimes » (Naton, p. 212), auteur-syndicaliste qui rappelle utilement que la Sécurité sociale, dont il est administrateur, devrait jouer un rôle central dans la prévention des risques plutôt que la réparation. Cet objet de débat révèle ainsi les tensions qui le traversent : la santé au travail, droit fondamental ou objet de négociation ? Le CHSCT, « instance essentielle pour les conditions de travail » (Gallioz, p. 79) ou bien instance réservée « aux enjeux de métiers » (Fraquelli, p. 88) considérés comme non stratégiques par rapport à lemploi, les salaires ou la défense du service public ?

Louvrage ne permet cependant pas de valider la proposition de M. Loriol suivant laquelle les syndicalistes se détermineraient suivant deux registres, partagés par « une ligne de fracture persistante » (Loriol, p. 117), lapproche valorisante du travail constitutif de la personne (CGT, CFDT), ou le refus du travail nocif dans une perspective lafarguienne (Solidaires). De même lopposition entre une critique « radicale » et une critique « réformiste » (Martin, p. 42), ou la nécessité pour les seuls syndicats CGT ou Solidaires de « reconflictualiser les débats sur la santé au travail » (Goussard et Tiffon, p. 257), apparaissent moins pertinentes à la lecture de ces textes. Autour du travail se tissent de nouvelles confrontations. Mais le travail, parfois réifié dans certaines contributions qui oublient sa nature de « support de rapports sociaux3 », ne paraît-il pas 188pour certains un objet moins compromettant, finalement, que la santé au travail, droit fondamental logé au cœur du rapport dexploitation ?

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Le Précariat. Les dangers dune nouvelle classe, Guy Standing, Les Éditions de lOpportun, 2017, 474 p.

Mapping Precariousness. Labour Insecurity and Uncertain Livelihoods, Emiliana Armano, Arianna Bove, Annalisa Murgia (ed.), Routledge, 2017, 236 p.

Cyprien Tasset

LSCP – Université Paris-Diderot

Membre dOrigens Media Lab

Depuis ses premières apparitions dans le débat français à la fin des années 1970, la notion de précarité, avec ses déclinaisons « précaires », « précariat », « précarisation », y a consolidé sa position parmi les termes centraux de la question sociale. Cette position sest également internationalisée, surtout à partir du xxie siècle, de sorte que des publications en provenance de la sphère anglophone renvoient aujourdhui à la sociologie française un écho transformé de ses propres façons de penser la précarité. Cest le cas de deux parutions récentes : le collectif Mapping precariousness, ainsi que la traduction française de lessai de Guy Standing sur le « precariat », originellement paru en 2011.

Marqués tous les deux par la tentative, au milieu des années 2000, de coordonner un militantisme des « précaires » à travers lEurope et au-delà, sous le nom dEuromayday, ces deux ouvrages sinterrogent chacun à sa façon sur une possibilité moins envisagée par les travaux français : celle du renversement de la question sociale de la précarité en la force sociale (potentiellement progressiste et émancipatrice) des précaires.

Cest particulièrement évident en ce qui concerne lessai de lancien économiste du Bureau International du Travail, Guy Standing. Il développe lidée selon laquelle le « précariat » serait à léchelle globale une 189« classe en gestation », produite par le reflux des politiques social-démocrates face à la valorisation néolibérale de la flexibilité. Le précariat est appelé à devenir une classe-pour-soi (traduite dans lédition française par « classe en soi », ce qui est un contresens), mais son orientation politique dépendra de celle de ses fractions qui prendra lascendant. G. Standing fait proliférer lhétérogénéité interne du précariat au risque de perdre de vue son principe dunification : les clivages de génération, de genre, de statut demploi, de niveau de qualification et de rapport à la citoyenneté (dans le cas des migrants) senchevêtrent à côté daffirmations en bloc sur les aspirations du « précariat », que lon peut soupçonner dêtre irréalistement détaillées.

En saccrochant à linterrogation sur léchec dEuromayday qui ouvre le livre, on peut discerner trois groupes principaux : la jeunesse diplômée, informatisée et culturellement cosmopolite, qui peine à accéder au salariat régulier, et qui constituait la base sociale du mouvement. Ses revendications cherchaient la convergence avec un deuxième groupe, celui des travailleur·s·e·s migrant·e·s, mais ne parvenaient pas à sadresser à un troisième groupe : le reliquat vieillissant des classes laborieuses nationales, dévalué quant à ses qualifications, fragilisé du point de vue de lemploi, et tenté par la xénophobie. Celle-ci nourrit une « politique infernale », dans laquelle les technologies numériques de contrôle développées par les pouvoirs néolibéraux publics et privés donnent une portée extrêmement menaçante à lessor des courants politiques « néofascistes », nourris par le ressentiment flottant suscité par un État social dont les prestations de plus en plus « conditionnelles » seraient ressenties comme contraignantes et humiliantes.

La « politique paradisiaque » qui pourrait éviter cette issue en répondant au besoin de sécurité économique des diverses fractions du précariat prendrait acte de lobsolescence de la social-démocratie travailliste du xxe siècle. Prenant à contre-pied beaucoup de courants héritiers du mouvement ouvrier, G. Standing recommande une « marchandisation intégrale du travail », dont il assure que le résultat serait « progressiste » à condition quun « revenu universel » permette à chacun, et surtout aux travailleurs jusque-là les plus vulnérables, de bénéficier dun pouvoir de marché, cest-à-dire de retrait, face aux offres demploi insuffisamment attractives. Cela nexclut pas le développement dorganes représentatifs des diverses franges du précariat, permettant des négociations collectives. 190Le revenu universel permettrait également de remédier aux contraintes déstructurantes que le travail fragmenté et lÉtat social « conditionnel » exercent sur le temps vécu du précariat. En assurant laccès à un temps de loisirs, il encouragerait la délibération démocratique. Enfin, G. Standing voit dans le précariat le sujet naturel des revendications écologistes, du fait dun sens de la dépendance aux « communs » plus vif que parmi les franges supérieures du salariat (p. 446-447).

De facture plus académique, bien quil intègre aussi plusieurs militants parmi ses auteurs, Mapping Precariousness présente une démarche à certains égards inverse de celle de G. Standing. Là où ce dernier prétend instituer la définition nouvelle dun « précariat » en cours démergence, E. Armano, A. Bove et A. Murgia assument demblée dans leur introduction sinscrire dans une histoire « fragmentée » du « concept de précarité » (precariousness, même si precarity est tout autant utilisé dans le livre, sans que cela corresponde toujours à une différence conceptuelle claire). Louverture, centrée sur une chronologie plutôt italienne de lémergence de ce concept dans les années 1960, puis de son éclipse jusque dans les années 1990, illustre cette fragmentation, en apportant des informations méconnues au sein des reconstitutions de la trajectoire de la précarité davantage centrées sur des sources françaises, mais aussi en méconnaissant certains de leurs résultats4. Le travail pour reconstituer les circulations internationales complexes de la notion de précarité autour de la question sociale depuis le dernier tiers du xxe siècle reste à faire. Mais la grande variété des recherches rassemblées et de leurs rapports à la notion centrale de louvrage offre, sinon une « cartographie » cohérente de ses usages, du moins un bon aperçu des façons dont des chercheurs anglophones qui sympathisent avec les mouvements de « précaires » sen sont emparés.

Une première partie porte sur les « subjectivités ». Dans le chapitre 1, lune des meilleures contributions du recueil, sans vraiment reprendre la notion de « precariousness » à son compte, F. Barchiesi insiste sur la permanence du travail précaire en Afrique, mais aussi sur les illusions des politiques sefforçant de transposer dans ce continent le progressisme du 191travail salarié, aussi bien que celui de lémancipation micro-entrepreneuriale. B. Sommer évoque ensuite (chapitre 2) les pressions qui poussent des ouvriers chinois dâge mûr à chercher leur chance dans des trajectoires entrepreneuriales hasardeuses plutôt que dans des stratégies collectives de négociation de leur condition. De retour en Europe, E. Armano et A. Murgia présentent au chapitre 3 les résultats dune enquête sur les « knowledge workers » italiens. Cest loccasion pour elles dinsister sur larticulation entre transformations du travail et de lemploi, et formes contemporaines de « subjectivité », ainsi que sur les jeux ambigus entre « managérialisation de la subjectivité » et « retrait hors des formes de marchandisation et de valorisation » (p. 57). Sur un terrain socialement proche de celui des chercheuses italiennes, M.-C. Bureau et A. Corsani décrivent (chapitre 4) une expérience dautonomisation collective sous la forme des Coopératives dActivité et dEmploi. Dans un registre plus sombre, lécrivain I. Southwood dénonce linculcation de limpératif d« employabilité » aux chômeurs britanniques et sinterroge sur les moyens de la déjouer (chapitre 5).

Le chapitre 6 est consacré par G. Morgan et J. Wood au précariat académique australien, sur un fond de destruction de la collégialité universitaire5. Avant de retracer la grève de salariés dune chaîne de télévision en Grèce, M. Spyridakis (chapitre 7) note le caractère « vague » de la notion de précarité : l« usage scientifique du terme, son approche statistique, la mesure dans laquelle les formes demploi non-standard sont précaires ou non, et les différences de sa signification dun pays à lautre » resteraient à clarifier (p. 98). Une difficulté semblable se retrouve dans le chapitre 8 où J. Richardson évoque les difficultés rencontrées à loccasion de la réalisation dun documentaire sur « le travail précaire en Roumanie », au cours duquel « nous nous sommes rendues compte que le concept de précarité, qui avait été importé dEurope de lOuest, ne correspondait pas véritablement à la réalité » (p. 110).

Pourtant, loin de généraliser cette remarque vers un constat dincommunicabilité internationale des mots de la question sociale, le chapitre 9 décrit lémergence au xxie siècle dun militantisme des « précaires » explicitement lié à celui de lEurope, même sil sest plutôt cristallisé sur le terme de « freeters », dans un Japon où les jeunes générations 192rencontrent une situation structurellement dégradée. En sappuyant sur la thèse de Carl Cassegård, S. Richter rapporte que certains animateurs des mouvements de freeters glissent des revendications professionnelles vers lauto-organisation de la survie en marge de léconomie formelle.

Dans les chapitres 10 et 11, D. Papadopoulos puis A. Foti ouvrent une partie plus courte, consacrée aux mouvements sociaux contre la précarité, en sinterrogeant sur le déclin du mouvement Euromayday et sur ses rapports avec les Révolutions arabes de 2011. A. Foti rappelle la charge despoir politique quen tant que militant, il avait investie dans le « précariat », vu comme une « nouvelle classe émergente [], composée de femmes et de migrants, de jeunes des classes populaires et moyennes, de femmes de ménage et de hackers, dont nous pensions quelle allait bientôt éclipser les priorités politiques dune génération vieillissante douvriers et de salariés du tertiaire » (p. 152)6. V. Graziano (chapitre 12) lui répond en notant qu« après vingt ans de luttes autour de la précarité (“precarity”), la question de savoir si cette catégorie peut produire une subjectivité collective capable daction politique reste ouverte » (p. 157). Pour elle, cette question se joue notamment dans la rivalité entre des « pratiques préfiguratives » politiques, qui collectivisent les affects du travail précaire, et celles qui, comme le coaching, les privatisent. Dans « Precariedad everywhere ? ! », M. Casas-Cortés et S. Cobarrubias (chapitre 13) examinent la proposition militante espagnole de « repenser la distinction nationaux/étrangers à travers lexpérience de la précarité » (p. 180), dans une convergence entre migrants venus du Sud et jeunes diplômés que la crise pousse à émigrer. Les trois dernières contributions, rassemblées dans une partie d« aperçus conceptuels », sont, en effet, de facture plus théorique. Le New-Yorkais A. Ross (chapitre 14) se demande si lessor récent du travail gratuit, sous de multiples formes (capture de travail digital, travail en prison, abus de bénévolat, etc.), ne déborde pas les critiques du travail précaire auxquelles il contribuait quelques années plus tôt7. I. Lorey (chapitre 15) revient sur les rapports entre précarité, (in)dépendance, et care. Enfin, A. Mitropoulos (chapitre 16) propose une réflexion ambitieuse sur la mise en place des statistiques 193de lemploi précaire en France et la façon dont lÉtat aurait fait face à laugmentation de lincertitude imposée aux ménages. Cependant, son usage de la sociologie de la quantification se démarque, par un recours très imaginatif aux interprétations philosophiques, de la sobriété ordinaire dans ce courant de recherches.

Au final, les deux ouvrages se rejoignent pour chercher dans des précarisations multiples les sources centrales de conflits sociaux porteurs dun potentiel de progrès au xxie siècle. Cependant, leurs démarches divergent : instituer un acteur social en propulsant le précariat de la sociologie à la politique, chez Standing, ou assembler des aperçus dexpériences géographiquement disparates, que rapprochent néanmoins, au-delà de lusage dun mot qui laisse plusieurs auteurs perplexes, des analyses transversales comme celles dA. Ross et I. Lorey. Ces deux essais doivent être rapprochés de tentatives menées depuis le champ francophone8 pour comprendre les enjeux et les limites de linternationalisation dune famille lexicale qui joue un rôle important dans la politisation des inégalités contemporaines, ou dans son échec.

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Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs de lutopie à la réalité, Sarah Abdelnour, PUF, Coll. « Humensis », 2018, PUF, 348 pages.

Clémence Aubert-Tarby

PSB Paris School of Business

Depuis près de cinquante ans, la création dentreprise est présentée comme une mesure active qui a pour double effet de sortir les individus du chômage mais aussi de contribuer à la croissance économique. Cependant, 194ce sont les cadres qui ont eu tendance à davantage mobiliser ces dispositifs mis en place depuis le milieu des années 1970 jusquà la fin des années 2000. Et sil était aujourdhui devenu facile et accessible à tous de créer son entreprise individuelle ? Tel est lobjectif affiché de la mise en place du statut de lauto-entrepreneur en 2009, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Si le régime existe toujours aujourdhui, son élaboration et sa pérennité nont pas été chose aisée. Louvrage de Sarah Abdelnour, issu de ses recherches doctorales réalisées entre 2008 et 2012, propose une riche analyse du dispositif, « depuis les ministères jusquau domicile des auto-entrepreneurs » (p. 16). Le livre comporte deux parties, chacune composée de trois chapitres. La première partie sintéresse aux décisions politiques et au contexte historique qui ont conduit à la proposition et au vote de la loi créant le régime de lauto-entrepreneur. La deuxième partie est, quant à elle, consacrée aux vécus des auto-entrepreneurs. Au total, lauteure a rencontré près de soixante personnes, acteurs de la décision politique ou auto-entrepreneurs. Ces derniers se sont tous inscrits en tant quauto-entrepreneurs en 2009. Ce sont majoritairement des femmes9 et les profils sont très variés, car lauteure souhaitait avoir un panel aux caractéristiques contrastées : en termes dâge (de 20 à 62 ans), de diplôme (du brevet jusquau doctorat), de secteur (de la photographie au contrôle de gestion en passant par le nettoyage) ou encore de lieu dexercice de lactivité (plusieurs départements dIle-de-France).

Pour introduire son propos (premier chapitre), Sarah Abdelnour rappelle que le salariat est, depuis le milieu du xixe siècle, la « condition de travail majoritaire » (p. 27). Cependant, la part des non-salariés dans lemploi total ne cesse daugmenter, particulièrement depuis le début des années 2000. Et larrivée du statut dautoentrepreneur a contribué à accélérer cette augmentation depuis 2009. En effet, les non-salariés représentent environ 11 % de lemploi total aujourdhui, contre moins de 9 % en 2000. Pour mieux comprendre lélaboration du régime de lauto-entrepreneur, lauteure remonte aux années 1970, avec laide, désormais bien connue, aux chômeurs créateurs et repreneurs dentreprise (ACCRE) établie en 1977. En pratique, cette mesure est toutefois majoritairement orientée sur les chômeurs les plus qualifiés. Il faut attendre la fin des années 1990 pour que ce droit dentreprendre puisse être 195envisagé comme accessible à un plus grand nombre de personnes et non nécessairement très qualifiées. Ainsi, de la fin des années 1970 au début des années 2000, la création dentreprise est présentée par les gouvernements successifs comme une réponse sérieuse pour sortir du chômage de masse.

Dans la continuité historique, le deuxième chapitre sintéresse plus spécifiquement à la fin des années 2000 et à lélaboration du régime de lauto-entrepreneur. Si celui-ci a été présenté par ses défenseurs comme novateur, voire révolutionnaire, lauteure souligne quil existait déjà des mesures semblables telles que le régime microfiscal de 1991 ou le régime microsocial de 2003. Pourtant, ce qui peut réellement être vu comme nouveau, et cest ce qui a dailleurs suscité un certain engouement, cest que pour la première fois un statut permet le cumul des revenus et sadresse à tout le monde sans exception (chômeurs, retraités, étudiants ou encore salariés), y compris les moins qualifiés. La mesure a en effet été présentée comme permettant « lascension sociale de personnes disposant de très peu de ressources » (p. 78). De plus, la possibilité de cumul des revenus correspond parfaitement au désormais célèbre adage « travailler plus pour gagner plus » du gouvernement de lépoque. Ainsi, « [E]n faisant de lentrepreneur la nouvelle figure de lhéroïsme populaire en temps de crise, et ainsi la figure antinomique de lassisté, Hervé Novelli10 et ses collaborateurs ont pu obtenir des soutiens politiques stratégiques, et surmonter un ensemble de réticences » (p. 68). Le 4 août 2008, la création du régime de lauto-entrepreneur11 est donc votée, permettant aux entreprises individuelles dans le secteur du commerce et de lartisanat12 de se multiplier.

Malgré tout, les opposants restent nombreux : soit parce que cette mesure est vue comme un outil pour manipuler les chiffres du chômage, soit parce que le dispositif est accusé dencourager la pluriactivité à lexcès et de fragiliser le salariat. Cest lobjet du chapitre trois que de 196montrer comment le régime sest maintenu jusquà aujourdhui, malgré des oppositions fortes. Au-delà des contestations de la part dopposants politiques au gouvernement en place, les principales tensions concernent les artisans. En effet, lartisanat est construit autour de qualifications précises qui constituent des barrières à lentrée. Or, la création dune entreprise individuelle est devenue possible pour tous, avec le régime de lauto-entrepreneur, sans logique de métier et sans lassurance de qualifications minimales. Les organisations professionnelles artisanales ont donc dénoncé « une concurrence déloyale pour les artisans et qui permet de légaliser du travail au noir » (p. 121). De plus, le régime est aussi accusé dengendrer des effets daubaine plutôt que de réellement encourager la création dentreprises. En dépit de ces oppositions, lauto-entrepreneuriat sest maintenu malgré les alternances politiques depuis 2009 et a aussi engendré la création de nouveaux acteurs tels que lassociation UAE (Union des Auto-Entrepreneurs) ou encore la FEDAE (Fédération des Auto-Entrepreneurs). Sarah Abdelnour voit dans la pérennisation du régime un élément phare permettant la « dynamique plus large dubérisation et dexternalisation des travailleurs dans léconomie digitale » (p. 143).

Après avoir analysé lélaboration du statut de lauto-entrepreneur et sa pérennisation, lauteure consacre les trois chapitres suivants à mettre en lumière ce que le régime de lauto-entrepreneur a produit sur le terrain. Elle présente la variété de profils des auto-entrepreneurs dans la société française. Sil est difficile détablir un profil type, les revenus des auto-entrepreneurs sont plutôt faibles. Seule la moitié des auto-entrepreneurs déclarent un chiffre daffaires positif (et non nul) tandis que seuls « 5 % dauto-entrepreneurs déclarent plus 5 000 euros par trimestre » (p. 170). Les situations sont très hétérogènes et les auto-entrepreneurs sont aussi bien « des actifs et inactifs, des stables et des précaires, des cadres et des ouvriers, des jeunes et des retraités » (p. 171). Pour 45 % des autoentrepreneurs, lactivité exercée avec ce statut est complémentaire, source de revenus plus ou moins accessoires. Mais globalement, la fragilité des situations reste majoritaire, particulièrement pour ceux qui sont auto-entrepreneurs exclusifs et qui sont souvent moins qualifiés. Lauteure centre ensuite son analyse sur les auto-entrepreneurs quelle a rencontrés. Il ressort de la lecture de leurs parcours et de leurs expériences que ces personnes sont dabord dans une démarche de recherche demploi plutôt que de création dentreprise. Ce régime est une sorte de 197« modalité dembauche », finalement assumée plutôt que choisie (p. 179). Lauto-entrepreneuriat apparaît, dans certains cas, comme une situation de salariat déguisé, lemployeur pouvant ainsi gérer la main-dœuvre de manière plus flexible. Sarah Abdelnour montre en effet que lobjectif est clairement, pour lemployeur, de contourner un certain nombre dobligations administratives, légales ou économiques. Le recours à des auto-entrepreneurs est présent pour des entreprises du secteur privé mais également du secteur public dans un contexte de rigueur budgétaire. Cest finalement une lecture en termes de segmentation du marché du travail que lon retrouve par lutilisation de ce statut : au sein des entreprises il y a dune part un cœur (de plus en plus petit) de travailleurs stables et protégés et dautre part, la gravitation dun nombre croissant de travailleurs externalisés et en contrats précaires (Atkinson, 1984).

Lavant dernier chapitre donne à voir comment les individus en viennent à sinscrire comme auto-entrepreneurs. Sur la base dune trentaine dentretiens, lauteure identifie quatre grands types dusage sans toutefois constituer une typologie stricte : compléter un revenu principal, pour des salariés ou des retraités ; gérer une situation de chômage et créer son entreprise, dune part pour éviter lennui, dautre part pour se valoriser ; trouver du travail pour des jeunes en insertion professionnelle ; enfin, quitter le salariat pour danciens salariés qui aspirent à lindépendance, ne trouvant bien souvent pas la reconnaissance et lautonomie nécessaires dans lemploi salarié. Le régime a permis également dofficialiser, au moins en partie, le travail au noir lorsque les montants générés par des activités non déclarées devenaient trop importants. Sarah Abdelnour constate que « [S]i le passage par lauto-entrepreneuriat est finalement bien accepté, les raisons sont multiples : un fatalisme face à la pénurie demploi, le jeune âge et la logique dinsertion professionnelle » (p. 239). Deux facteurs clés sont toutefois nécessaires pour se lancer dans cette aventure entrepreneuriale : il faut un soutien familial suffisant (conjoint à la rémunération élevée et en contrat stable, location dun appartement à un prix dérisoire par exemple) pour supporter la précarité de lactivité. De plus, le salariat apparaît comme un point dappui essentiel pour les auto-entrepreneurs qui sont également chômeurs indemnisés, ou bien lorsquils exercent une activité salarié en complément13.

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Après avoir présenté lélaboration du dispositif ainsi que les vécus des auto-entrepreneurs, lauteure montre enfin plus clairement les limites du statut dans le sixième et dernier chapitre : elle envisage lauto-entrepreneuriat comme un élément qui « détricote le système salarial par le bas » (p. 258). En effet, par la dimension individuelle de lauto-entrepreneuriat et le centrage sur soi que ce statut induit, la mobilisation collective sen trouve affaiblie. Pour lauteure, le salariat permet lengagement syndical et politique. Les auto-entrepreneurs, dans la sphère de lindépendance, se trouvent écartés de toute dynamique collective et solidaire. Nous pouvons ici toutefois émettre une réserve. Les auto-entrepreneurs ne semblent pas dénués de tout moyen daction collective. Les mobilisations collectives traditionnelles sont certes inexistantes, mais de nouvelles façons dagir ensemble émergent, au travers de collectifs par exemple14. Malgré tout, les auto-entrepreneurs doivent souvent se débrouiller seuls pour comprendre le fonctionnement du régime, quels sont les interlocuteurs adéquats, etc. Sous une apparente simplicité (devenir auto-entrepreneur « en quelques clics » pour reprendre lexpression des promoteurs du régime), Sarah Abdelnour montre bien quen réalité « les démarches se sont révélées plus compliquées quescompté, et cette indépendance solitaire est émaillée de méconnaissances, dincertitudes et de cafouillages face à de nouveaux interlocuteurs administratifs » (p. 264). La réalité des auto-entrepreneurs peut donc paraître plus complexe. La charge de travail qui découle de la création de son entreprise individuelle est aussi présentée comme plus conséquente pour les individus qui exerçaient autrefois la même activité en tant que salarié. Cependant, la contrepartie est « un sentiment fréquent dune autonomie gagnée » (p. 261). Ainsi, si augmentation de revenus il y a en tant quauto-entrepreneur, elle « se fait au prix de longues heures de travail, dont certaines ne sont que peu visibles et les tensions avec le patron ont parfois cédé le pas à celles avec la clientèle » (p. 272). Finalement, les auto-entrepreneurs rencontrés semblent accepter les difficultés du travail indépendant en contrepartie de la valorisation que le fait de « travailler pour soi » engendre (p. 278). Si les limites du statut sont bien exposées dans ce chapitre, lauteure pointe aussi le fait que le « salariat » 199devrait réfléchir aux conditions démancipation des travailleurs, pour quautonomie et estime de soi soient (re)trouvées. Les partenaires sociaux pourraient ainsi être mobilisés pour penser cela ensemble.

Finalement, louvrage de Sarah Abdelnour fournit une analyse riche de lauto-entrepreneuriat, du contexte de son élaboration à son vécu par les premiers inscrits. Toutefois, on peut regretter que lauteure, qui illustre des distorsions dans lutilisation du régime (avec plusieurs cas de salariat déguisé), nexploite pas davantage cette piste. Par exemple, lauto-entrepreneuriat est pratiqué dans des secteurs où il est pourtant interdit parce quil existe déjà des modalités de recours plus protectrices comme, par exemple, le secteur de linformation avec la présomption de salariat des journalistes pigistes, ou le spectacle avec le contrat à durée déterminée dusage (Kaltenbach et Dini, 2013). Plus généralement, le lecteur aurait aimé trouver quelques recommandations de politiques publiques ou des pistes possibles pour endiguer les contournements et les abus dusage du régime. Et dautant plus que le régime de lauto-entrepreneur, devenu celui du micro-entrepreneur en 2016, loin dêtre voué à disparaître, est un élément clé de « lubérisation » de la société.

Références bibliographiques

Atkinson J., (1984), « Manpower strategies for flexible organisations », Personnel Management, August, p 23-31.

Kaltenbach P. et Dini M., (2013), « Lauto-entreprise après quatre ans dexistence : éléments dévaluation et perspectives », Rapport dinformation du Sénat, no 696, 27 juin.

Louvion A., (2018), « Indemnisés, mais pas chômeurs. Le portage salarial comme mise à disposition des allocations chômage pour les “travailleurs autonomes” », Socio-économie du Travail, no 3-2018, p. 103-134.

1 La troisième poursuit ce travail depuis 2015 en intégrant la dimension politique de lentreprise.

2 Nous indiquons ici le nom des auteurs des différents chapitres de louvrage.

3 Vincent J.-M. (1995), « La légende du travail », in Cours-Salies P. (Dir.) La liberté du travail, Paris, Syllepse, p. 71-82.

4 Voir J.-C. Barbier, « La précarité, une catégorie française à lépreuve de la comparaison internationale », Revue française de sociologie, 2005, vol. 46, no 2, p. 351-371, P. Cingolani, La Précarité, Paris, PUF, 2005, ainsi que C. Tasset, « La mesure des précaires : Revisiter la genèse de lidée de précarité à la lumière des rapports à la quantification », Sociologie et sociétés, 2017, vol. 49, no 1, p. 215–237.

5 Analysé pour la France dans Ch. Granger, La destruction de luniversité française, Paris, La Fabrique, 2015.

6 Voir aussi sa Théorie générale du précariat, Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2017 (http://networkcultures.org/blog/publication/general-theory-of-the-precariat/, consulté le 26 novembre 2018).

7 Nice Work if You Can Get It : Life and Labor in Precarious Times, New York, New York University Press, 2009.

8 Voir J.-C. Barbier : « “Employment precariousness” in a European cross-national perspective. A sociological review of thirty years of research », Document de travail du Centre dÉconomie de la Sorbonne, 2011, ainsi quA. Mazières-Vaysse, G. Mensitieri et C. Tasset (dir.), « Précarité, précaires, précariat. Allers-retours internationaux », Dossier de la revue Émulations, 2019.

9 On compte un tiers dhommes dans léchantillon uniquement, alors quen France 60 % des entreprises individuelles sont créés par des hommes (source : INSEE).

10 À lépoque, Hervé Novelli est secrétaire dÉtat chargé du Commerce, de lArtisanat, des Petites et Moyennes entreprises, du Tourisme et des services. Il assoit sa légitimité sur le fait que lui-même a déjà dirigé deux entreprises et quil est par conséquent un homme de terrain qui connaît les problématiques de création et de gestion dune entreprise.

11 Précisons que la loi Pinel de 2014 modifie lintitulé du régime qui devient celui de « micro-entrepreneur ». Le terme « auto-entrepreneur » disparait, même sil subsiste toujours dans le langage courant des acteurs concernés.

12 Dégageant des chiffres daffaires inférieurs à 80 000 euros par an pour les activités de vente et 32 000 euros par an pour les activités de service et les professions libérales.

13 Cela nest pas sans rappeler les logiques à lœuvre pour les individus en portage salarial. Voir sur ce point, Louvion (2018).

14 Voir Aubert-Tarby C. et Aubouin N., 2019, « Linscription des formes atypiques de travail dans des espaces partagés : le cas des collectifs de pigistes », in Management International, 23(5).