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Classiques Garnier

La construction publique du sous-emploi L’activité des chômeurs au péril des interactions de guichet

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2018 – 1, n° 3
    . Discontinuités de l’emploi et indemnisation du chômage / Discontinuity in employment and unemployment insurance
  • Auteur : Clouet (Hadrien)
  • Résumé : Ce travail interroge l’orientation des chômeurs de France et d’Allemagne vers l’emploi à temps partiel, parfois compatible avec les allocations-chômage. Au terme d’une enquête ethnographique dans quatre agences pour l’emploi françaises et allemandes, l’article restitue les arguments des conseillers concernant le temps d’emploi au cours des entretiens. Ces arguments constituent un répertoire stable et transnational, essentiellement orienté vers la résolution des dilemmes organisationnels ou professionnels.
  • Pages : 135 à 164
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406082644
  • ISBN : 978-2-406-08264-4
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08264-4.p.0135
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Emploi, chômage, placement, intermédiation, guichets, ethnographie critique
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La construction publique
du sous-emploi

Lactivité des chômeurs
au péril des interactions de guichet

Hadrien Clouet

CSO (CNRS/Sciences Po)

Lise (CNAM)

Depuis 1927 en Allemagne et 1962 en France, les institutions dintermédiation et dindemnisation des chômeurs ont conçu des dispositifs financiers de cumul entre allocation chômage et emploi atypique, dune durée horaire limitée. Ils sont conçus dans les deux pays à partir de problématiques identiques : lutte contre le travail non-déclaré, amélioration des conditions de vie des chômeurs, réduction des dépenses des caisses de couverture des risques de privation demploi et incitation monétaire à la reprise dun emploi. Toutefois, ces logiques de cumul prennent de lampleur à partir des années 19901. En effet, dune part, lemploi à temps partiel fait son apparition sur le marché du travail, encouragé, voire subventionné, par les politiques publiques des deux pays depuis les années 1970 (Maruani et Méron, 2012, Von Oertzen, 1999). Dautre part, le périmètre des emplois éligibles aux dispositifs est progressivement agrandi. Ainsi, le chômage et lexercice dune activité à temps partiel constituent deux statuts compatibles et financièrement encouragés.

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La mise en œuvre de cette politique est déléguée à des institutions publiques de placement. Du côté allemand, les organismes de placement et dindemnisation publics sont unifiés depuis la création dun Office du Reich en 1927 (Schmuhl, 2003). Cependant, dans la foulée des lois Hartz entre 2003 et 2005, deux institutions séparées ont été développées. Les Agences pour le travail (Arbeitsagenturen), exclusivement pilotées par lAgence fédérale pour le travail, accueillent les chômeurs ressortissants de lassurance-chômage, cest-à-dire de moins dun an (avec bonification pour les seniors). Pour la majorité des chômeurs, inéligibles à lassurance-chômage2, linstitution de prise en charge est le Jobcenter. Cet opérateur public, cogéré par les municipalités et lAgence fédérale pour le travail, est dédié aux chômeurs de longue durée ou en fin de droits. Il leur verse une assistance sociale forfaitaire sous condition de ressources (Butterwegge, 2015). Du côté français, la partition institutionnelle entre indemnisation depuis 1958 (Assedic) et placement depuis 1967 (ANPE) prend fin en 2008 avec la création de Pôle emploi (Pillon, Vivés, 2016). Pôle emploi est dès lors lopérateur en charge du placement et de lindemnisation de lensemble des populations administrativement considérées comme chômeuses.

La montée des taux demploi à temps partiel est perceptible auprès des publics pris en charge par ces institutions. En 2015, 27 % des inscrits à Pôle emploi retournés en emploi occupaient un poste à temps partiel (Dares, 2017, p. 5), ainsi que 24 % des bénéficiaires de lallocation versée en Arbeitsagentur en 2013 (IAB, 2016, p. 5). Aucun chiffre comparable nest publié sur les sorties de Jobcenter, mais en 2014, 22 % des bénéficiaires capables de travailler (sans les enfants ou les personnes inaptes) exerçaient simultanément une activité à temps incomplet (Bundesagentur für Arbeit, 2015, p. 10). Or, le nombre de chômeurs qui évoquent le dispositif dincitation, ou qui désirent œuvrer à temps partiel, est bien plus faible que le nombre dindividus effectivement en temps partiel tout en demeurant chômeurs.

Lenquête ethnographique aux guichets des agences met à jour la distance entre les objectifs des politiques publiques dincitation au temps partiel et les pratiques ordinaires des bureaucraties en charge de 137leur application (Dubois, 2012). Elle permet de regarder au plus près la production des catégories de jugement, qui échappent aussi bien aux entretiens menés en-dehors des agences quaux textes officiels (Spire, 2017). De plus, elle associe la prise en compte des positions sociales des acteurs avec les conditions dexercice particulières de leur activité (Siblot, 2010). Les registres de justification mobilisés par les acteurs pour négocier le temps demploi au niveau des profils informatisés de recherche demploi sont désajustés vis-à-vis des mots dordre, notamment le slogan dominant de lincitation pécuniaire.

Mais il sagit aussi dune comparaison franco-allemande. Elle a pour objectif de dresser une typologie du répertoire de justifications du temps partiel indemnisé mobilisés par les conseillers à lemploi, en France et en Allemagne. Il sagit de montrer que les interactions constituent un troisième espace de régulation, à côté de lespace national (droit et stratégies institutionnelles) et des arrangements locaux (configuration du marché et taux de chômage). Lobservation dentretiens de face à face entre chômeurs et conseillers dans les trois institutions offre lopportunité de restituer la variabilité ou la singularité de certaines pratiques. Elle dénaturalise les pratiques, et isole les causes des phénomènes qui ne sont observés quà un endroit ou à un moment précis. Létonnement sociologique est donc construit en montrant la contingence des phénomènes, rapportés à des causes idiosyncratiques. La comparaison internationale renforce aussi la thèse défendue, selon laquelle les conseillers à lemploi jouent un rôle actif dans la régulation des modes demploi. Lobservation de phénomènes similaires dans les deux pays et dans les trois institutions contribue à faire monter en généralité largumentaire, qui nest pas restreint à un terrain dobservation singulier.

Cependant, pour se prémunir de l« illusion terminologique » (Schultheis, 1989), il importe de souligner lasymétrie des concepts. Le temps partiel désigne en effet des réalités nationales différentes. Il nexiste quen regard de la norme demploi à temps plein, soit 35 heures hebdomadaires en France, et 40 heures en Allemagne (sauf conventions collectives spécifiques). Sa distribution varie aussi, avec des horaires moyens inférieurs en Allemagne par rapport à la France (respectivement 19 et 23 heures hebdomadaires en 2016, daprès Eurostat). De plus, la sémantique administrative doit être tenue à distance pour construire un 138« troisième langage » (Barbier, 2002) expurgé des représentations bureaucratiques. L« activité réduite » française désigne à la fois le dispositif de complément indemnitaire et le statut des individus qui lexercent, quil sagisse demploi à temps partiel ou demploi court. L« activité ou lemploi de complément » (Nebenbeschäftigung/Nebenjob) allemand définit les emplois qui sont compatibles avec le statut de chômeur, et donc le maintien dune allocation. Afin de clarifier lobjet, nous parlerons ici de « temps partiel indemnisé » pour désigner loccupation par un chômeur indemnisé dun emploi dune durée inférieure à la norme nationale en vigueur.

Cette réflexion est abondée par des travaux actuels, à la recherche des déterminants expliquant la reprise demplois à durée horaire réduite. Ils identifient des propriétés communes aux demandeurs demploi qui adoptent le temps partiel, par rapport à ceux qui ne ladoptent pas (Issehnane et al., 2016). Certains travaux cherchent à mesurer lincitation du dispositif sur les comportements des demandeurs demploi (Fontaine et Rochut, 2014, Fremigacci, 2011, Fremigacci et Terracol, 2014, Fremigacci et Terracol, 2013, Granier et Joutard, 1999, Gurgand, 2001). À partir détudes économétriques, ils tentent de déterminer si les dispositifs sont incitatifs ou pas. Toutefois, à la différence de notre enquête, ces travaux mobilisent la catégorie administrative d« activité réduite » à Pôle emploi. Ils mêlent le temps partiel et les contrats courts. Dans notre cas, lenquête menée concerne le temps partiel des chômeurs, donc une des formes de lactivité réduite. De plus, elle est restreinte aux interactions dans le périmètre institutionnel, et laisse de côté lusage éventuel des dispositifs dincitation par les chômeurs de manière individuelle. Lorientation vers le temps partiel est traversée par deux processus explicatifs. Dabord, les dispositifs dincitation financière ne sont jamais mentionnés durant les échanges au guichet. Ce résultat est congruent avec la littérature qui pointe un faible usage par les populations des dispositifs de calculs dintérêt et de maximisation utilitariste (Benarrosh, 2014). De plus, lenquête ethnographique met à jour le rôle crucial des conseillers à lemploi, qui sont régulièrement à linitiative des requalifications horaires à la baisse sur les profils informatisés des chômeurs.

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1. Corpus de données

Lenquête consiste dune part, en 6 mois dimmersion dans deux agences de Pôle emploi, situées en Île-de-France (février-août 2014), et dautre part en 3 mois dans deux agences allemandes, une Arbeitsagentur et un Jobcenter localisés en Sarre (octobre-décembre 2015). Deux pays, trois institutions et quatre sites ont donc été étudiés. Les données ont été récoltées par lobservation directe non-participante dentretiens entre conseillers et chômeurs, dans quatre agences :

– 2 agences de Pôle emploi françaises (Seine-Saint-Denis et Yvelines) comportant 34 conseillers spécialisés en entretien dinscription ou en entretien de placement,

– 2 agences allemandes (une Arbeitsagentur, littéralement « agence pour le travail », à destination des chômeurs assurés, et un Jobcenter, littéralement « Centre pour lemploi », à destination des chômeurs assistés, toutes les deux en Sarre) avec 29 conseillers de placement.

– Les 63 conseillers, dont 75 % de femmes, ont été observés lors des entretiens quils mènent avec les chômeurs (soit 309), puis interrogés à la fin des observations au cours dentretiens semi-directifs.

Lagence de Seine-Saint Denis est positionnée dans une commune où le taux de chômage des 15-65 ans atteint 20 %. Les offres proviennent essentiellement des secteurs de la logistique, des transports, des services à la personne et du commerce de détail. Lagence des Yvelines est située dans une commune moins défavorisée, mais toujours surexposée au chômage avec 12 % des actifs. Contrairement à la première, la majorité des demandeurs demploi détient le baccalauréat ou un diplôme supérieur. Les offres comportent des emplois qualifiés (imagerie médicale ou qualité industrielle), et la faible qualification concerne essentiellement lhôtellerie-restauration, lindustrie automobile ou informatique et les services à la personne.

En Sarre, les deux agences sont positionnées dans la même commune. Les chômeurs assurés sont très peu nombreux (2 % des actifs), mais les chômeurs en assistance, dont les droits assurantiels ont expiré, sont surreprésentés (7 %). Des emplois très qualifiés sont stockés dans les bases, généralement concernant des postes dans les administrations publiques ou lindustrie de pointe. Les emplois non qualifiés correspondent quant à eux à des services comme longlerie, le paramédical et laccompagnement des seniors, ou la vente en centre commercial, de vêtements ou dalimentation.

Après avoir restitué les dispositifs dincitation et le droit en vigueur dans les interactions (1), nous montrerons les deux logiques que mobilisent les conseillers en entretien afin dinviter les chômeurs à accepter des offres à temps partiel. Dabord, ils tentent de classer les individus entre différentes catégories, dordre indigène ou bureaucratique (2). Ensuite, ils cherchent à soulager un dilemme professionnel, entre la concentration sur le mandat dintermédiation (objectif de « placement ») ou la concentration sur le mandat de contrôle et de convocation (objectif de « pointage »), qui épuisent tous les deux un temps précieux et limité (3).

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I. Sous linstrument, linteraction

Dans les trois institutions, les chômeurs sont reçus au cours dentretiens réguliers sur convocation. Au premier entretien, les demandeurs demploi et les agents en charge de leur suivi construisent un profil de recherche demploi. Les profils informatisés qui en résultent sont confrontés à la base de données des agences, afin de les mettre en relation avec des offres demploi aux critères compatibles. Le temps demploi constitue une des variables du profil, encastré dans deux logiques différentes. Dabord, un dispositif dincitation financière, hétérogène et complexe, rarement mobilisé dans les entretiens observés. Ensuite, des règles de droit, dont le rôle est limité concernant le temps demploi. Ainsi, au-delà du dispositif et du droit, les conseillers jouent un rôle fondamental dans lorientation des populations vers le temps partiel indemnisé.

I.1. Le barème et la règle

En France et en Allemagne, les dispositifs dincitation au temps partiel indemnisé visent à attirer les chômeurs par lincitation financière. Ils font écho aux « politiques dactivation », qui associent les politiques sociales et les politiques demploi. Ainsi, les bénéficiaires de prestations voient leur éligibilité subordonnée à des contreparties renforcées (Béraud et Eydoux, 2009, Dumont, 2009, Lestrade, 2006). Toutefois, le mot dordre transnational de lactivation, porté par des institutions comme lOCDE ou la Commission européenne, correspond à des déclinaisons très différentes selon les contextes institutionnels de chaque pays, y compris entre la France et lAllemagne (Barbier et Knuth, 2010).

Mais leur confrontation rappelle le caractère socialement construit dune incitation par le calcul économique, selon les hypothèses fondamentales retenues. Surtout, les différences ne séparent pas les deux pays, mais les trois institutions. En Allemagne, selon les droits ouverts et la durée dinscription, les logiques dincitation ne sont pas les mêmes.

À Pôle emploi, une formule garantit des gains permanents (dans la limite de 70 % du dernier salaire brut jusquen octobre 2014), lissés 141jusquà atteindre 0. Ainsi, un pourcentage (70 %) des revenus bruts gagnés par lactivité mensuelle est soustrait à lallocation chômage versée. Le gain est permanent, jusquà un certain stade où le dispositif séteint de lui-même3 (ou jusquà excéder le montant du dernier salaire brut touché). Lidée consiste à inciter les demandeurs demploi à travailler à temps partiel, mais une fois à temps partiel, les inciter à travailler à temps plein.

Au contraire de Pôle emploi, lArbeitsagentur et le Jobcenter ont développé une formule dintéressement avec un seuil supérieur, mais différente pour les chômeurs de courte durée (premier opérateur) ou de longue durée (second opérateur). Dans les deux cas, une franchise de revenus est octroyée, qui permet de cumuler sans perte un certain montant de revenus du travail. À lArbeitsagentur, cette franchise est de 165€ librement cumulables. Ensuite, chaque euro gagné est soustrait de lallocation-chômage jusquà sa réduction à 0. Au Jobcenter, la franchise ne sélève quà 100€ librement cumulables, puis chaque euro gagné est conservé pour 20 % (et soustrait pour 80 %) jusquà un seuil de 1000€ bruts de gain, avec une nouvelle franchise de 10 % au-dessus de ce seuil. Cependant, dans ces deux dernières institutions, tout exercice dune activité de plus de 15 heures hebdomadaires vaut radiation du chômage. Aussi les offres à temps partiel éligibles aux chômeurs en cumul sont dune amplitude horaire plus faible ; et à linverse, les chômeurs en temps partiel de plus de 15 heures quittent linstitution.

Ainsi, chaque institution prête aux demandeurs demploi une rationalité singulière. Le « chômeur rationnel » prend des formes différentes dans lesprit des concepteurs de chacun de ces barèmes. Certains raisonnements sont compatibles avec les formules institutionnelles, tandis que dautres sont inadaptés. Des individus ont par exemple des échéances financières, qui leur imposent de toucher des revenus dici-là – et peuvent ainsi « sortir » de la formule dintéressement allemande en travaillant plus de 15 heures durant une semaine, sans aucune activité la semaine suivante. Ce dispositif complexe donne lieu à des confusions fréquentes du côté des chômeurs reçus.

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conseiller – « Et vous savez, vous avez aussi le droit de prendre un emploi…

demandeur demploi – Ah oui, jai déjà été chômeur, on mavait dit ça…

conseiller – Jusquà 165€ vous pouvez garder ce que vous gagnez.

demandeur demploi – Oui, à partir de 165€ tout est additionné…

conseiller – Non non ! Après 165€, on retire de lALGI [allocation-chômage] ce que vous gagnez » (entretien dinscription, Arbeitsagentur, Sarre, 2015).

Ces dispositifs ne sont concrètement employés que sous plusieurs conditions. Il faut que lindividu en ait connaissance, dispose des informations nécessaires (comme les revenus futurs et les revenus actuels mensualisés), du temps requis (pour effectuer les calculs), et compare loffre ainsi étudiée à ses souhaits demploi. Ces conditions ne sont pas réunies durant les entretiens, effectués de manière industrielle et calibrés temporellement (Lavitry, 2015).

I.2. Lorganisation du face à face

Les conseillers à lemploi sont des « street-level bureaucrats » (Lipsky, 1980), agents de première ligne de laction publique, en charge de délivrer les politiques mais également de les interpréter, grâce à une marge de manœuvre importante. Les travaux consacrés aux institutions publiques révèlent en effet la présence systématique de conseils, de normes ou dinjonctions produits par les acteurs publics en-dehors de toute prescription (Spire, 2008, Dubois, 1999). Les entretiens constituent à ce titre des discussions qui sont frappées dasymétrie. Les conseillers disposent dun monopole sur le rythme, le déroulé et la cadence de lentretien. Si ce dernier a une durée prescrite, les conseillers ont toute latitude de le raccourcir, et les durées dentretien varient du simple au quintuple dans les observations. De plus, les conseillers maîtrisent les sigles et les nomenclatures, et disposent dun droit de qualification officielle des situations en regard des réglementations publiques (Dubois, 2003).

Les institutions étudiées peuvent être hiérarchisées selon le degré de contrainte quelles imposent aux chômeurs, via les dispositifs d« offre raisonnable demploi » (zumutbare Beschäftigung) (encadré 2). Cependant, le droit des sanctions est peu appliqué par les conseillers, qui le qualifient le plus souvent de « sale boulot » (Hughes, 1996).

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2. Les « offres raisonnables demploi »

Pôle emploi et lArbeitsagentur définissent des « offres raisonnables demploi » formellement opposables aux chômeurs. Au fur et à mesure de la durée dinscription, la qualité demploi acceptable diminue. À Pôle emploi, une offre est « raisonnable » si elle est inférieure de 5 % au dernier salaire après 3 mois dinscription, puis de 15 % au 6e mois, et supérieure à lindemnisation au 12e mois. À lArbeitsagentur, est raisonnable une offre inférieure de 20 % au dernier salaire dès linscription, puis de 30 % au 4e mois, et supérieure à lindemnisation au 7e mois.

Les conseillers du Jobcenter sont dotés dun pouvoir plus élevé que leurs homologues. Les chômeurs relevant de lassistance sociale peuvent être obligés daccepter toute offre demploi pour laquelle ils sont physiquement et psychologiquement valides.

Toutefois, le nombre effectif de sanctions varie. Elles sont moins nombreuses à Pôle emploi, avec un millier de décisions administratives prises contre des demandeurs demploi ayant refusé des offres en 2010 (Alduy, 2011). En revanche, en 2014, 14.000 chômeurs allemands dArbeitsagenturen ont été sanctionnés en 2014, et neuf fois plus en Jobcenter (Bundesagentur für Arbeit, 2014).

La directivité des conseillers varie ainsi essentiellement selon le déroulé de linteraction (ils sont plus durs avec les chômeurs quils jugent trop rigides) et selon le droit en vigueur (le Jobcenter confère à ses agents un pouvoir de coercition plus important que lArbeitsagentur, dont les obligations sont elles-mêmes plus dures que la législation française en vigueur à Pôle emploi). Ainsi, lobligation daccepter un emploi à temps partiel nest pas prévue par le droit à Pôle emploi ou à lArbeitsagentur, contrairement aux Jobcenter où les chômeurs doivent accepter nimporte quelle offre à lexercice de laquelle ils sont aptes – donc, toute activité égale par ailleurs, laptitude à un temps plein implique laptitude à un temps partiel. Mais en dépit de labsence de base juridique, les entretiens observés à Pôle emploi ou à lArbeitsagentur sont aussi traversés de tentatives de la part de conseillers pour obtenir le consentement des chômeurs à modifier leurs paramètres de recherche. Désireux déviter toute imposition unilatérale, les conseillers privilégient donc la renégociation des critères proposés par les chômeurs en cas de désaccord. Cest le cas, régulièrement, du temps de travail, sans pour autant quil sagisse dune caractéristique de « loffre raisonnable » à Pôle emploi et à lArbeitsagentur.

Le droit prescrit constitue donc un paramètre mineur dans le processus dorientation vers le temps partiel. Il pèse sur la fréquence des cas, dautant plus réguliers que les pouvoirs des conseillers dans linteraction 144sont élevés, mais les configurations visibles dans les trois institutions sont similaires. Le rappel des réglementations juridiques est aussi rare que le dispositif dincitation monétaire. Les dégradations du temps de travail ne prennent pas la forme dimpositions brusques ou dappât financier. Elles résultent aussi dun travail de conviction progressive, fondé sur un rapport de confiance mutuel, essentiel pour la mise en œuvre des politiques dactivation (Senghaas et al., 2017).

Si lobjet de larticle se concentre sur largumentaire déployé par les conseillers pour tenter de persuader les chômeurs, ces derniers ne sont pas totalement démunis face aux représentants de lÉtat social (Messu, 1990). Les chômeurs les mieux dotés socialement pour faire valoir leur point de vue dans linteraction parviennent la plupart du temps à écarter le sujet. Ils sont caractérisés par un capital culturel (sous la forme de diplôme) ou symbolique (détenteurs de prestige ou dun avis reconnu) important, sont rompus aux règles de linstitution, capables dinvoquer des expériences professionnelles dans le domaine du recrutement, ou susceptibles aux yeux des conseillers de détenir du « capital procédural » (Spire et Weidenfeld, 2011). Ils maintiennent intacts leurs souhaits de recherche demploi. Le cas suivant est paradigmatique. Il concerne un ancien responsable des ressources humaines dune PME de plus de cent salariés. Il mobilise ses savoirs professionnels pour réfuter le diagnostic du conseiller, qui tente de le convaincre daccepter une offre à temps partiel.

conseiller – [consulte le menu déroulant des offres appariées] Mmmh… vous avez ici, une offre… [responsable qualité, 30 heures hebdomadaires].

demandeur demploi – [lit sur lécran] Mouais, cest quand même… pas terrible. En-dessous des 35 heures, ça va pas me faire grand-chose !

conseiller – Alors, pour les offres, vous savez, limportant, cest de se positionner hein, ensuite…

demandeur demploi – Heu… de mon expérience, il vaut mieux être clair sur ce quon veut plutôt que despérer une augmentation, des salaires ou des horaires !

conseiller – Bon, regardons les autres offres…

(Entretien dinscription, Pôle emploi, Seine-Saint-Denis, 2014)

Les requalifications horaires observées concernent essentiellement les demandeurs demploi les plus démunis culturellement, linguistiquement et socialement. Sils ratifient formellement les conclusions dentretien actant leur exposition au temps partiel, ces interactions permettent de 145renforcer les doutes de chercheuses concernant la distinction entre temps partiel choisi et temps partiel subi (Kergoat, 1984, Maruani, 2002). Les formes de léchange administratif vident cette dichotomie de son sens, car les choix sont systématiquement effectués sous contrainte temporelle, juridique et symbolique.

Du côté des conseillers, la requalification des temps demploi nest pas non plus contingente. À linstar de la typologie proposée par Celeste Watkins-Hayes (2009), il est possible de distinguer trois catégories de conseillers selon leur rapport aux propriétés de recherche demploi des chômeurs, aussi bien applicables en France quen Allemagne. Les uns sont proches dun pôle social (social workers), prêts à détourner les prescriptions institutionnelles pour aider les publics, très investis dans le maintien du niveau de vie des personnes reçues. Les seconds sont proches dun pôle de rendement (efficiency engineers), attentifs au volume de placement quils accomplissent. Ils subordonnent les aspirations des chômeurs aux objectifs de retour à lemploi. On peut les rattacher à une « éthique de placement », par rapport à « léthique daccompagnement » de leurs collègues précédents (Lavitry, 2016). Mais nous distinguons également une troisième catégorie dindividus, les « survivalistes » désinvestis de leur profession (survivalists). Ils occupent souvent leur poste suite à un parcours accidenté, et ils ny ont postulé quafin dobtenir un emploi, sans discours de « vocation » associé au travail quils accomplissent. Désintéressés par les conséquences de leur travail, ou convaincus quil na quun impact marginal, ils valident sans donner leur avis la plupart des choix demploi des chômeurs.

Ces derniers délaissent le plus souvent les profils des chômeurs. À linverse, les conseillers investis dans les résultats de placement mettent en jeu les critères horaires de recherche demploi des chômeurs. Et leurs collègues proches du pôle social sy adonnent lorsquils estiment que le bien du chômeur ou de ses proches en dépend. Des conseillers aux positions aussi antagoniques que le pôle social et le pôle de rendement se rejoignent paradoxalement sur les pratiques de renégociation des souhaits des chômeurs, les uns « pour le bien des chômeurs », les autres « pour accomplir le mandat ». La variabilité interindividuelle des pratiques de négociation des souhaits des chômeurs est donc inscrite dans un rapport à la professionnalité, et à une vision du « vrai boulot » revendiquée par les conseillers (Bidet, 2011).

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Lobservation des opérateurs publics français et allemands permet ainsi de construire une typologie de restitution des interactions menant les chômeurs vers le temps partiel. Il sagit dune typologie descriptive, à partir dune objectivation des pratiques des conseillers (Demazière, 2013). Elle met laccent sur la dimension instrumentale du temps partiel, afin de montrer les logiques hétérogènes qui président à sa reproduction volontaire par certains conseillers à lemploi au cours des interactions, et les affinités quil entretient avec des contraintes professionnelles identifiables. Cette typologie est construite à partir de deux usages du temps partiel. Dans le premier, les conseillers recourent au temps partiel dans une logique entrepreneuriale de satisfaction des offres demploi. Dans le second, les conseillers répartissent les populations entre des catégories, indigènes ou bureaucratiques, permettant leur assignation et leur traitement. Le temps partiel joue alors le rôle doutil de classement.

II. Classer les individus

Une partie essentielle du travail des conseillers consiste à catégoriser les publics afin de les assigner à des identités particulières (Demazière, 2003). Ces assignations correspondent à des conceptions professionnelles (Delfini et Demazière, 2000). Les souhaits horaires des publics représentent à ce titre un instrument de classement des individus dans des catégories, administratives ou indigènes, employées pour traiter les personnes selon leurs « troubles de lemployabilité » (Orianne, 2005).

II.1. Protéger les moins aptes

La stabilisation de la catégorie de chômage en France et en Allemagne a défini une identité singulière, opposée à lexercice dune activité professionnelle stable. Le chômeur est un individu involontairement privé demploi mais capable dexercer une activité professionnelle. Afin de maintenir cette identité, les institutions en charge de la validation administrative imposent un devoir de recherche demploi.

En outre, le droit allemand (Sozialgesetzbuch II) prévoit trois heures quotidiennes minimales exigibles pour déclarer un sans-emploi apte au travail 147(arbeitsfähig), et donc chômeur. Lexercice dune activité à temps partiel indemnisé est parfois proposé aux moins aptes comme substitut à une recherche demploi à temps plein. Contrairement à lobjectif dincitation pécuniaire à lacceptation du sous-emploi, le temps partiel est alors proposé faute de pouvoir envisager un temps plein. Linstrument est employé comme un filet de sécurité pour les individus en incapacité, notamment temporaire. Mais cela peut être aussi le cas pour des personnes plus âgées, dont lincapacité est définitive, mais ne porte finalement plus que sur une période réduite avant le retrait du marché. Le temps partiel indemnisé est donc une opportunité de maintien sur le marché dindividus jugés peu aptes au travail à temps plein, surtout pour les conseillers proches du pôle social, prêts à mobiliser les ressources institutionnelles pour aider ces publics.

La question fondamentale, cest de savoir si les gens sont capables de travailler. Ensuite, on sarrange, selon ce quils peuvent faire. Une activité à côté, cest bien pour les gens en difficulté, qui ont mal au dos, ou aux oreilles, ou je sais pas… qui ont du mal, qui peuvent faire quelques heures par jour. Ou des problèmes, pour se concentrer… voilà ! Donc eux tu mets du temps partiel. Le seul truc ici cest quil faut être apte, cest défini comme au moins trois heures par jour. Au-dessus, on valide, mais ça veut pas dire quon va lui mettre 8 heures direct !

(Entretien avec un conseiller, Jobcenter, Sarre, 2015)

Le temps partiel indemnisé représente un entre-deux, qui apaise la tension entre aptitude et inaptitude, puisquelle est présumée moins dure quun emploi à temps plein. En même temps, il permet aux conseillers de joindre leur mandat de placement et leur éthique daccompagnement, qui entrent régulièrement en conflit face à des personnes quils jugent peu employables. Il nest alors pas un choix délibéré de chômeurs cherchant un emploi de faible durée, mais un compromis pour les maintenir dans la catégorie des aptes.

II.2. Exprimer des normes

Le temps partiel indemnisé est également un objet de transactions normatives au guichet. Son usage dépend des dispositions et des convictions de chacun des 63 conseillers observés, qui jouent régulièrement un rôle dentrepreneurs de morale (Becker, 1963). Suivant leur proximité avec les trois catégories de conseillers préalablement distinguées, notamment avec le pôle social ou le pôle de rendement, les conseillers développent 148différents registres normatifs. Ils justifient leurs requalifications par le bien-être présumé des chômeurs, ou bien par la mise en œuvre du mandat de placement prescrit. Le temps partiel indemnisé offre un exemple des variations interindividuelles de ladministration des chômeurs dans le cadre des politiques dactivation. Des usages dépendent donc aussi des normes de chaque conseiller. Les politiques dactivation, qui renforcent le pouvoir des conseillers à lemploi, renforcent également le poids de leurs dispositions sociales.

Les assignations à un comportement donné au nom de propriétés biodémographiques (sexe, âge…) sont les normes les plus courantes promues par les conseillers. Les plus âgés et les femmes enceintes, mères ou célibataires, surtout en Allemagne où les infrastructures de garde denfants sont réduites, sont régulièrement invités à régulariser leur positionnement sur le marché vis-à-vis de deux dimensions. Le premier est purement normatif : il consiste à assigner un rôle salarié particulier. Celui-ci peut correspondre à des rôles sociaux, comme lapport marginal de revenus pour les femmes. Le second correspond à une reproduction statistique : il sagit dinviter les chômeurs à adopter les positions objectives qui leur sont promises. Les conseillers observent les situations statistiques de populations quils considèrent semblables, et font coïncider « les occupants dune place déterminée dans lespace social [avec] les positions sociales ajustées à leurs propriétés » (Bourdieu, 1979, p. 544). Puisque les femmes travaillent à temps partiel, ils normalisent lorientation vers le temps partiel en la présentant comme un débouché très probable. Cette invitation est beaucoup plus forte concernant les femmes sur le terrain allemand, où le taux demploi à temps partiel féminin est deux fois plus élevé (47,1 % en Sarre daprès lIAB en 2014) que dans les terrains français (22,2 % en Seine-Saint-Denis, 22,6 % dans les Yvelines daprès les dossiers départementaux de lINSEE en 2013). Comme lexplique un conseiller de lAgence pour lemploi sarroise, à sensibilité « sociale », interrogé sur son traitement dune femme à laquelle il na proposé que des offres à temps réduit :

Elle est enceinte [dun mois], donc elle ne va pas bosser à plein temps, alors bon, autant que jaide en lui donnant les horaires par lesquels on peut linscrire, et puis après, je sais pas si elle va vouloir bosser à plein temps, souvent cest pas le cas, si tu regardes les chiffres, les femmes qui ont un bébé, ben elles arrêtent la plupart du temps.

(Entretien avec un conseiller, Arbeitsagentur, Sarre, 2015)

149

Enfin, des conseillères à lemploi œuvrant à temps partiel présentent leur durée demploi comme une passerelle idéale vers une activité stable, pérenne et compatible avec les contraintes sociales, ainsi normalisées. Une conseillère de Jobcenter proche du pôle de rendement, en exercice depuis douze ans, dabord salariée à temps plein puis basculée en temps partiel lors de larrivée de son premier enfant, présente cette réduction comme une condition de félicité.

conseillèreAlors, pour lemploi. Vous voulez du temps plein ou partiel ?

demandeuse demploiHeu… je sais pas, je…

conseillère – Moi je suis à temps partiel, et contente de lêtre ! (grand sourire)

demandeuse demploi – Heu si je coche là, ça peut changer ?

conseillère – Naturellement.

demandeuse demploiBien, alors temps partiel.

(Entretien dinscription, Jobcenter, Sarre, 2015)

Certaines conseillères universalisent ainsi leurs trajectoires pour positionner des chômeuses sur le créneau du temps partiel, même si ce dernier na pas les mêmes formes (rythmes, horaires, revenu mensuel…) dans les secteurs concernés que comme conseillère à Pôle emploi. Le temps partiel indemnisé résulte alors de la capacité de certaines conseillères à lemploi à universaliser leur cas particulier, présenté comme un exemple générique et transposable.

II.3. Emploi réduit pour chiffres réduits ?

Lorientation des chômeurs vers le temps partiel indemnisé résulte dun dernier type dinvestissement de catégories, en loccurrence la représentation statistique des résultats. En effet, les « chiffres administratifs du chômage4 » constituent un premier indicateur, public, du résultat des opérateurs. De plus, face à la difficulté de mesurer le produit du placement (Pillon, 2016), des outils de gestion développés depuis les années 2000 encadrent lactivité des conseillers (encadré 3). Or, les usages du temps partiel sont parfois explicitement orientés en fonction de ces deux formes de régulation de lactivité du placement. 150Cest notamment le cas des conseillers proches du pôle « survivaliste » pour réduire la pression professionnelle.

3. Les indicateurs de performance à Pôle emploi,
à lAgence fédérale et en Jobcenter

Depuis les trois premières lois Hartz (2002-2003), les Arbeitsagenturen disposent dobjectifs chiffrés nationaux à atteindre, décidés par le conseil dadministration de lAgence fédérale. En 2015, les indicateurs de performance sont les suivants :

– Taux dintégration dans un nouvel emploi avant même le passage au chômage

– Taux de retour à lemploi couvert par des cotisations sociales

– Durée du chômage effectif des indemnisés (et des non-indemnisés)

– Taux de pourvoi doffres à des chômeurs, et taux de pourvoi doffres dapprentissage

– Nombre de chômeurs à la recherche dapprentissage qui ont obtenu une place

– Taux de retour à lemploi dindividus en « réhabilitation sociale »

– Satisfaction des clients

– Nombre de chômeurs toujours en activité à cotisations sociales 6 mois après leur départ

Dans les Jobcenter, certains indicateurs varient selon les municipalités en charge de la cogestion. Dautres sont nationaux, fixés par lAgence fédérale du travail :

– Évolution des sommes versées hors chauffage et logement, et des sommes versées au titre du chauffage et du logement (à la charge des municipalités)

– Évolution du nombre dindemnisés aptes au travail, et leur taux moyen dentrée et de sortie

– Taux dintégration sur le marché de lemploi, ainsi que celui spécifique aux parents isolés

– Taux dentrée en activité marginale5 ou en emploi subventionné

– Durabilité de lintégration

– Évolution du taux dindemnisés de longue durée, ainsi que leur taux dintégration et dactivation, et leur taux moyen dentrée et de sortie

À Pôle emploi, enfin, le document « Pôle emploi 2015, réussir ensemble » ainsi que la convention tripartite suivante qui lie linstitution à lUnédic et à lÉtat précisent les indicateurs dobjectifs à atteindre.

– Nombre de retours à lemploi

– Nombre de demandeurs demploi en catégorie A, B ou C restés 12 mois en catégorie A depuis 15 mois

– Taux demploi durable chez les chômeurs 6 mois après une formation Pôle emploi

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– Taux daccompagnement intensif parmi les demandeurs demploi

– Taux de premier paiement dans les délais

– Taux de décisions dindemnisation conformes

– Taux doffres satisfaites, et taux doffres satisfaites par le placement dun demandeur demploi

– Temps consacré au suivi et à laccompagnement (en équivalents temps plein travaillés)

– Satisfaction des demandeurs demploi par rapport au suivi, par rapport à lindemnisation et par rapport aux services numériques

– Satisfaction des employeurs par rapport aux recrutements

Dans les deux pays, les chômeurs inscrits auprès des agences pour lemploi sont regroupés en différentes catégories, à lexposition médiatique différente, et aux usages internes distincts lors de la comparaison des résultats des agences. En France, les demandeurs demploi en activité réduite sont regroupés dans les catégories B et C, qui regroupent les individus exerçant dans le mois une activité inférieure à un seuil horaire donné (respectivement moins et plus de 78 heures). En Allemagne, la partition statistique distingue les « chômeurs » (Arbeitslose) et les « chercheurs demploi » (Arbeitssuchende). Le statut de « chômeur » est subordonné à labsence demploi de plus de 15 heures par semaine, et à la recherche dun emploi de plus de 15 heures par semaine. Les autres personnes basculent dans la catégorie des « chercheurs demploi » (non-indemnisables), qui ne fait pas lobjet dune communication publique. Ces individus sont invisibilisés dans les publications périodiques. Les deux pays séparent ainsi les demandeurs demploi inscrits selon leurs activités professionnelles éventuelles : à léchelle du mois en France, à léchelle de la semaine en Allemagne.

À Pôle emploi, le référentiel mensuel permet dinscrire des individus dès la première heure de travail comme ressortissants de la catégorie B. Un emploi à temps partiel pendant 10 heures hebdomadaires durant le mois entier équivaut à un CDD de 50 heures étalées sur 10 jours, en ce quil transfère à lidentique les individus de la catégorie A à la catégorie B. En revanche, les contrats courts à temps plein sont privilégiés par les conseillers allemands aux contrats à temps partiel de faible durée. En effet, puisque seuls les emplois de plus de 15 heures hebdomadaires extraient en Allemagne les individus de la catégorie de « chômeurs » pour les transférer vers les « chercheurs demploi, le pourvoi doffres à temps partiel dune durée plus réduite y est donc sans effet sur les 152performances ». Cette asymétrie concernant les catégories dinscrits est redoublée par les prescriptions institutionnelles, puisque le transfert de chômeurs de la catégorie A aux catégories B ou C constitue un objectif assigné aux conseillers de Pôle emploi (encadré 3) :

Cest bien de diminuer le nombre de catégories A. Déjà pour nous ça fait moins de boulot, parce quon se dit que les chômeurs qui bossent, ben y a moins de travail à faire ! Ensuite, bon, cest aussi un des buts, on a reçu le papier hein, de Pôle emploi, le plan stratégique, et y a bien marqué, baisser la catégorie A. Alors bon, le moyen le plus simple de baisser la A, bien sûr, cest de mettre les gens en emploi, mais les emplois où cest le plus facile de les mettre, cest les petits boulots, en plus ils sont en activité réduite tout le mois même si lemploi ne dure que deux jours.

(Entretien avec une conseillère, Pôle emploi, Yvelines, 2014)

Une forme passive de modulation des statistiques est quant à elle visible en Allemagne, lorsque les conseillers sabstiennent de corriger le vocabulaire des publics pour ajuster leurs comportements aux règles. Elle est propre à lAllemagne, dans la mesure où les déclarations des publics y sont déterminantes pour les classements statistiques. Des chômeurs ne maîtrisant pas les seuils de 15 heures hebdomadaires peuvent déclarer un emploi aux horaires trop élevés ou une recherche dheures insuffisantes. Leur maintien dépend de lexplicitation ou de lomission des règles dinscription par les conseillers. Dans le cas suivant, une conseillère na pas précisé à la chômeuse que sa situation allait la désinscrire :

Là jai rien dit, on a une montée de chômeurs ce mois-ci, donc je lui ai pas précisé tout de suite que chercher que 14h ça allait la virer du chômage. Mais bon, cest écrit partout.

(Discussion avec une conseillère après un entretien dinscription, Jobcenter, Sarre, 2015)

Au-delà du mandat de placement, le type demploi dans lequel placent les conseillers compte. À lArbeitsagentur, la durée de chômage des personnes indemnisées est un étalon dévaluation des performances, et lindicateur est semblable en Jobcenter, néanmoins circonscrit aux bénéficiaires aptes à travailler. Aussi, toute orientation vers une offre de plus de 15 heures a la même conséquence favorable en terme de résultat pour les deux agences. Mais les conseillers de Jobcenter sont marqués par une « double peine » : ils accueillent deux fois plus de demandeurs 153que leurs collègues dArbeitsagentur (dont une majorité en chômage de plus de 12 mois), et notamment les chômeurs que ces derniers nont pas réussi à accompagner vers lemploi. Aussi la référence aux indicateurs de performance y est-elle plus récurrente quen Arbeitsagentur, car les conseillers se sentent en difficulté pour atteindre les objectifs.

Aussi, certaines mises en relation ont moins pour objet dorienter les individus vers des offres adaptées, que de les orienter vers des emplois correspondant à certains seuils statistiques. Des conseillers allemands multiplient les entretiens pour porter les Nebenjobs des chômeurs au plancher fatidique des 15 heures demploi par semaine, qui marquent la sortie de la catégorie des « chômeurs », et correspond à un succès pour linstitution.

Lobjectif, cétait… [lit lécran] daugmenter le volume dheures effectuées chez lemployeur. Comme ça on se rapproche des 15 heures, et on se rapproche de son départ.

(Discussion à partir des conclusions dentretien dun chômeur absent au rendez-vous, Jobcenter, Sarre, 2015)

Ainsi, le temps partiel indemnisé est aussi un outil de classement des individus dans les catégories administratives de chaque opérateur public. Le temps partiel est donc employé à cette fin, transformant la statistique descriptive de lactivité en objectif.

III. Placer ou pointer. Le temps partiel
comme résolution du dilemme ?

Les conseillers à lemploi subissent une tension fondatrice entre pointage et placement (Muller, 1991)6. Ils sont partagés entre deux objectifs contradictoires : convoquer un nombre maximal de public pour « pointer » en entretien, afin de contrôler leurs pratiques et leur disponibilité, ou « placer » le nombre maximal de personnes en emploi. Or, la convocation générale des inscrits impose de traiter des personnes qualifiées dinemployables, alors que le placement requiert de se concentrer sur les 154individus les mieux placés dans la « file dattente du chômage » (Salais, 1980). Ainsi, cest par un tri des chômeurs tout au long de la chaîne de traitement que les conseillers parviennent à concilier de manière fragile et instable ces exigences contraires (Benarrosh, 2000). Cette conciliation est également encadrée par les indicateurs de performance, qui incitent les directions dagence et les conseillers à suivre les chômeurs les moins bien dotés (les personnes en « réhabilitation sociale » à lArbeitsagentur et les parents isolés en Jobcenter faisant ainsi lobjet dindicateurs spécifiques).

La requalification horaire des publics accompagnés sarticule de deux façons différentes avec cette tension. Dune part, la baisse des heures recherchées est généralement investie comme un moyen de mettre des individus en lien avec des offres demploi sur le logiciel. À durée de pointage égale, les conseillers essaient alors de placer plus de chômeurs. Dautre part, les entretiens sont parfois aussi mobilisés pour renégocier les temporalités de chômeurs pris en défaut vis-à-vis de leurs obligations réglementaires. Le contrôle des chômeurs conduit en effet certains conseillers à moduler le temps demploi recherché à la baisse. La sanction des comportements élargit alors le stock doffres demploi compatibles avec le profil du chômeur. Les conseillers proches du pôle de rendement mobilisent le plus souvent cette logique, qui correspond à leur aspiration dun pourvoi maximal des offres stockées.

III.1. Placer plus pour pointer moins

Dabord, le placement des individus en emplois à durée réduite résulte dune modification de leur profil de recherche, en les inscrivant dans une recherche demplois dune durée inférieure à la norme légale ou conventionnelle (selon que lon soit en France ou en Allemagne). Or, les offres couvertes par le dispositif dindemnisation des chômeurs en emploi prennent un sens tout à fait différent selon quelles sont ciblées, ou le fruit dun élargissement horaire. Dans le premier cas, ces offres correspondent aux souhaits demploi des chômeurs, et le dispositif financier évite simplement des pertes monétaires. Dans le second cas, le chômeur désireux de travailler à temps complet voit sa recherche demploi élargie à des horaires inférieurs lors de la requête informatique dappariement.

Ainsi, abaisser le plancher temporel des chômeurs revient à les mettre en relation avec un nombre doffres plus important. Cest une des modalités de la requalification des horaires demploi cherchés, et la plus courante. 155Et cest à ces fins de placement que le temps de travail est le plus souvent discuté dans les entretiens. Il est confronté au stock de la base de données, et si la liste doffres ainsi générée semble insuffisante aux conseillers, ces derniers peuvent inviter les chômeurs à réduire leurs prétentions temporelles. Il sagit alors de tirer vers le bas le plancher, ou même de se débarrasser de tout critère temporel, afin de relancer lopération dappariement et dinclure des offres qui étaient exclues par les paramètres horaires.

Lenjeu de cette diminution des prétentions temporelles est triple. Il sagit dabord de lever un frein affiché face à une mise en relation avec un emploi. Ainsi, certains individus rechignent face à des offres sélectionnées dans la liste dappariement, qui sont désajustées par rapport à leurs préférences temporelles7. Le conseiller dispose dun exemple immédiat pour faire sentir les conséquences dexigences trop élevées, en réduisant la situation à un dilemme entre acceptation de loffre et poursuite du chômage. Cest le cas dans la situation suivante, en entretien à Pôle emploi, où une conseillère proche du pôle social tente de convaincre la demandeuse de consentir au temps partiel afin dêtre « mise en relation » (daprès le vocabulaire institutionnel) avec une offre demploi, ici un contrat aidé de 20 heures hebdomadaires. Ce cas rare dun chômage de très longue durée cristallise et rend particulièrement apparente limpuissance ressentie par les conseillers face au marché du travail et comment elle est convertie en argument pour sy adapter. La modification des critères de recherche des chômeurs évite de trahir limpuissance du mandat.

demandeuse demploi – Jai tout fait, 11 demandes, conseil général, académie, tout ! Je sais plus quoi faire ! Je fais ce que je peux, même les maisons de retraite veulent pas.

conseillère – [lance lappariement] Parce quil faut un diplôme… Tenez, une offre à Aubervilliers donc, dans vos cordes.

demandeuse demploi – Oui mais le contrat là, cest 20h.

conseillère – Ah oui, cest un contrat aidé, cest normal…

demandeuse demploi – Mais moi je voudrais un bon travail, à plein temps.

conseillère – Oui je sais, mais ces types doffre, cest aidé, il y a peu de temps plein dans le domaine.

demandeuse demploi – Parce que moi jai 50 ans, déjà que cest dur, alors des temps partiels…

156

conseillère – Je crains que vous soyez trop fermée… peut-être vous allez faire des rencontres… Ça fait 6 ans sans travailler.

demandeuse demploi – Mais je demande que ça ! Je veux juste un contrat en plein.

conseillère – Certes, mais moi je décide pas de létat du marché du travail.

(Entretien de suivi, Pôle emploi, Seine-Saint-Denis, 2014)

Une seconde logique consiste à trouver un emploi le plus vite possible, en subordonnant les temporalités demploi aux temporalités administratives. Dans le cas suivant, le chômeur est proche de la retraite8. Vu le faible nombre de rendez-vous ultérieurs envisageables, la conseillère, sensible au pôle de rendement, insiste pour que le chômeur accepte lappariement avec des offres à temps partiel. La problématique est construite à partir du laps de temps critique pour préparer une candidature à un entretien dembauche dici le prochain rendez-vous, et par rapport au montant de la pension de retraite.

conseillère – En restauration, y a pourtant beaucoup doffres !

demandeur demploi – Pas dans les collectivités. Parce que physiquement, au niveau des horaires…

conseillère – Oui. Enfin, si vous avez besoin de travailler… Vous cherchez un CDD de toute façon ?

demandeur demploiOui.

conseillère – Regardez, là [désigne lécran] vous avez une offre.

demandeur demploi – Mais cest à mi-temps…

conseillère – Dans six mois cest la retraite, donc si vous voulez travailler… Je vais vous mettre en relation, envoyez votre CV, je vais aussi modifier votre profil, parce que vous êtes inscrit à temps plein uniquement. Prenez pas mal ce que je vais vous dire, mais le temps des démarches, ce sera fini et vous serez retraité. Faudrait que vous enchaîniez les petits boulots courts jusque-là. 

demandeur demploi – Bon, ok.

(Entretien de suivi, Pôle emploi, Yvelines, 2014)

Enfin, la réduction des prétentions peut aussi être déconnectée de mises en relation concrètes avec des offres. Elle résulte alors dun discours théorique à portée générale sur le marché du travail ou sur un secteur particulier. En mobilisant leur expertise économique (Lima, 2014), les 157conseillers à lemploi interviennent sur les temps de travail quils jugent inadaptés au marché. Cest par exemple le cas dans la situation suivante, où un conseiller de Jobcenter, de profil « rendement », modifie le profil dun chômeur de manière unilatérale. Cette requalification est présentée comme une aide secrète qui serait apportée à la personne, en imposant les priorités du conseiller, cest-à-dire le retour à lemploi.

Je modifie le temps de travail [rajoute travail de nuit et temps partiel au profil, après départ de la personne, sans la consulter] pour quil ait plus de chances, sinon ce nest pas réaliste. Jai un cousin qui bosse aussi dans la métallurgie, et il me dit, pour trouver du boulot, faut être prêt à bosser à des horaires… pas formidables.

(Discussion après entretien, Jobcenter, Sarre, 2015)

Lexposition des individus à des offres à temps partiel est parfois justifiée par le mandat dintermédiation des conseillers. Les chômeurs auxquels sont prêtées de faibles chances daccès à lemploi par leurs conseillers sont particulièrement exposés à ces interactions. Le temps partiel vient alors moins en soutien à des personnes désireuses de reprendre un emploi, quen soutien à des individus convaincus ou contraints par les conseillers dexercer un emploi à temps partiel. Il est ici alimenté par les conseillers les plus directifs, face à des chômeurs positionnés sur des secteurs présumés riches en temps partiel.

III.2. Le placement comme sanction

Le temps partiel indemnisé est également employé dune autre façon pour soulager la tension entre placement et pointage. Elle consiste à étendre lactivité de placement aux épisodes de contrôle des chômeurs. Les individus identifiés comme des « mauvais chômeurs » par les conseillers sont parfois orientés vers des offres à temps partiel afin de les sanctionner.

En effet, une partie de lactivité professionnelle des conseillers consiste à interpréter lactivité des chômeurs par rapport à leurs devoirs légaux, et à leurs engagements contractuels. Le statut de demandeur demploi dépend en France comme en Allemagne dune « recherche active demploi », ainsi que dun ensemble de prestations et de convocations obligatoires. Historiquement, les intermédiaires de lemploi fondent leur intervention sur une distinction entre bons et mauvais chômeurs : respectivement lassuré qui a perdu involontairement son emploi, et lassisté qui est 158incapable, inapte ou non-désireux de trouver un emploi (Daniel et Tuchszirer, 1999). Cette dichotomie est dautant plus fortement activée par les conseillers quils sont proches du « pôle de rendement ». Ces derniers privilégient la satisfaction des employeurs par rapport aux souhaits des chômeurs. Ils estiment en effet que la fidélité des employeurs est une condition daccomplissement de leur activité professionnelle, car elle garantit la collecte doffres. Aussi identifient-ils plus volontiers que leurs collègues des individus comme « mauvais chômeurs ».

La labellisation de la déviance est un travail moral quotidien accompli aux guichets (Becker, 1963). La sanction des chômeurs déviants prend parfois la forme dune renégociation de leurs profils demploi. Les conseillers mobilisent les fautes avérées, présumées ou imputées des chômeurs pour justifier une dégradation de leurs paramètres de recherche demploi, plutôt que de leur imposer lacceptation dune « offre raisonnable ». Cette dégradation, accomplie lors du pointage au nom dun redressement moral, a des effets en termes de placement. En effet, la dégradation des paramètres de recherche expose la personne à un périmètre plus important doffres, dont certaines quelle avait éliminées a priori.

La sanction dépend du profil de départ. Mais lexigence de temps plein étant très répandue (et encore plus en France quen Allemagne), laffaiblissement de cette norme temporelle constitue un mécanisme de sanction répandue. Toutefois, le droit en vigueur à Pôle emploi et à lAgence fédérale pour lemploi garantit le maintien des préférences temporelles. Aussi ces sanctions sont-elles informelles et « invisibles », sans trace écrite ou rapports justificatifs. Elles sont délivrées en-dehors des dispositifs institutionnels de radiation ou de gel des allocations, prévus pour certains illégalismes ou violations du règlement.

Dans le cas suivant, la conseillère est exaspérée par un chômeur qui ne sest pas rendu à la formation prescrite. Attachée aux rendements du placement, elle reporte les objectifs sociaux sur dautres institutions. Pour économiser le temps dun rapport officiel de sanction et éviter une contestation éventuelle, elle modifie la profession du chômeur. Il était positionné comme « maçon » ou « carreleur », et elle le dégrade en « daide ». En effet, le chômeur dispose déjà dun profil informatisé sans mention dun temps demploi privilégié. Mais son profil de métier le préserve des emplois à temps partiel stockés dans les bases de données, ce qui nest plus le cas en le dégradant vers le statut « daide », auquel 159correspondent de nombreuses offres à temps partiel, correspondant à des « petits boulots ». Au lieu dintervenir sur les horaires recherchés dans le profil, cest ici la profession qui est modifiée pour accroître la prévalence des horaires atypiques. Le temps de travail est modulé pour rééduquer le « mauvais chômeur ».

conseillère – Bon, et avant de nous quitter… Vous deviez suivre une formation. Vous lavez suivie ?

chômeurHeu… non…

conseillère – [souffle brusquement par le nez] Bon ! Et bien… on va vous mettre comme aide maçon ou aide carreleur [comme profession, dans le profil de demandeur demploi], vous trouverez des petits boulots au moins comme ça, puisque…

chômeurOui…

(Entretien de suivi, Pôle emploi, Seine-Saint-Denis, 2014)

Ainsi, le temps partiel indemnisé est également un outil de contrôle des chômeurs. Il doit être compris comme un outil malléable, qui constitue parfois la conséquence imprévue de transactions antérieures. En reprenant le concept de ruse de la mise en œuvre (implementation trick) (Dubois, 2010), il est même possible de lanalyser dans certains cas comme un instrument de gratification financière des chômeurs qui justifie la coercition temporelle pour certains conseillers. « On lui laisse une partie de lallocation, en échange, il fait un effort sur les emplois », explique une conseillère du site de Seine-Saint-Denis. En majorant les revenus obtenus, il rend possible les pratiques de dégradation des temps de travail des chômeurs sans baisse absolue des ressources. Le temps partiel indemnisé normalise des pratiques que les conseillers nassocient plus à une menace sur le niveau de vie des chômeurs. En ce sens, il légitime des formes de sous-emploi, une fois levé le danger dune paupérisation qui rebute des conseillers.

Conclusion

Lenquête ethnographique apporte ainsi un éclairage sur le recours au temps partiel indemnisé. Elle saisit des processus sociaux qui échappent aux études économétriques produites jusquà présent sur le recours à 160« lactivité réduite ». Lentrée « par le guichet » rappelle que les agents dexécution sont inventifs, et conçoivent deux-mêmes des politiques, à partir de leur interprétation des règles et de leurs marges de manœuvre discrétionnaires. Ici, la récurrence du temps partiel apparaît liée à une politique officieuse développée par les conseillers.

Les politiques dactivation reposent sur un lien présumé entre les barèmes dindemnisation et les comportements sur le marché de lemploi. Or, cette enquête montre que les conseillers ne publicisent pas ce dispositif. Ils naccompagnent pas la doctrine de lactivation concernant le temps partiel. Les choix temporels des chômeurs pris en charge par le placement public sont inscrits dans un éventail dinteractions qui pèsent lourdement sur leur orientation. Le dispositif dintéressement financier nest pas mobilisé dans les entretiens. Les résultats interrogent non pas le caractère incitatif du dispositif, mais le taux de recours au dispositif résultant de cette incitation. Tenir compte des jeux dacteurs au cours des interactions préserve de toute réification de linstrument en lui prêtant des effets abusifs.

Cette comparaison internationale rappelle que léchelle nationale nest pas forcément un niveau adapté dans létude des politiques sociales, puisque les chômeurs eux-mêmes sont pris en charge dans différentes institutions, sans forcément déquivalent dun pays à lautre. Toutefois, elle révèle que les deux systèmes nationaux de traitement des chômeurs convergent dans les rapports asymétriques quils ont construits entre chômeurs et conseillers, et dans les marges de manœuvre dont disposent ces derniers pour mener à bien leur mandat malgré les tensions qui le traversent. Si le dispositif dincitation financière nest pas mobilisé, dautres arguments le sont, similaires sur les différents terrains.

La croissance contemporaine du temps partiel indemnisé est donc pour partie liée à la croissance du pouvoir discrétionnaire des personnels des agences pour lemploi, dans la lignée des politiques « dactivation ». Lenquête permet démettre lhypothèse que la montée du temps partiel est, entre autres, un produit des pratiques discrétionnaires des conseillers à lemploi, qui lutilisent comme un outil de bricolage pour surmonter certaines contradictions de leur mandat.

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1 En France, les chômeurs en emploi passent de 624.000 à 2,21 millions entre janvier 1996 et décembre 2016. Du côté allemand, aucune statistique ne décompte spécifiquement les chômeurs en emploi. Mais les bénéficiaires de lassistance sociale inscrits en Jobcenter passent de 1,15 à 1,18 million des inscrits (de 22 % à 27 %) entre 2007 et 2014.

2 Sur lannée 2016, en moyenne, 69 % des chômeurs étaient rattachés au régime dassistance (Jobcenter) et 31 % en régime dassurance-chômage (Arbeitsagentur). Cela représentait respectivement 822.000 et 1,87 million dindividus.

3 Un chômeur qui touche 1000€ dallocation chômage déduit 70 % des gains auxiliaires obtenus. Sil reprend un emploi à 600€ à temps partiel, il déduit 420€ de son allocation, soit un gain de 1000+600-420 = 1180€.

4 Il sagit donc de compiler le nombre dusagers du service public inscrits (chômage administratif), et pas de recenser par échantillons représentatifs extrapolés les individus correspondant à la définition internationalisée du chômage (chômage au sens du BIT, calculé par les services statistiques nationaux).

5 Les geringfügige Beschäftigungen sont des contrats dun salaire inférieur à 450€ ou bien dune durée très courte, exemptés de cotisations sociales pour les caisses maladie, vieillesse et chômage (et donc des droits assurantiels afférents).

6 En ce sens, le « pointage » nest pas la simple actualisation informatique mensuelle, mais la réponse aux convocations institutionnelles.

7 Cette offre a alors été retenue par le logiciel car elle correspondait à de nombreux autres critères du profil du chômeur, ou car le chômeur avait laissé son profil vierge sur la question de la durée demploi.

8 Il sagit dun cas fréquent. Entre 2006 et 2016, toutes catégories de chômeurs confondues, les plus de 55 ans sont passés de 5 % à 13 % des inscrits à Pôle emploi. En Allemagne, où la moyenne dâge est cependant plus élevée, ils ont augmenté de 10 % à 29 % des inscrits en Arbeitsagentur et de 10 % à 17 % des ressortissants de Jobcenter.