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Classiques Garnier

Indemnisés, mais pas chômeurs Le portage salarial comme mise à disposition des allocations chômage pour les « travailleurs autonomes »

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2018 – 1, n° 3
    . Discontinuités de l’emploi et indemnisation du chômage / Discontinuity in employment and unemployment insurance
  • Auteur : Louvion (Alexis)
  • Résumé : S’appuyant sur un matériau ethnographique, cet article montre comment une forme d’emploi brouillant la frontière entre travail salarié et indépendant, le portage salarial, transforme les usages de l’assurance chômage en l’ouvrant à des « travailleurs autonomes ». L’article rend ainsi compte de la façon dont un acteur privé s’approprie et détourne la logique d’un outil de protection sociale, et explore les configurations dans lesquelles les travailleurs l’utilisent pour stabiliser leur parcours.
  • Pages : 103 à 134
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406082644
  • ISBN : 978-2-406-08264-4
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08264-4.p.0103
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Salariat, indemnisation chômage, sécurisation des parcours professionnels, protection sociale, travail indépendant
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Indemnisés, mais pas chômeurs

Le portage salarial comme mise à disposition
des allocations chômage pour les « travailleurs autonomes »

Alexis Louvion

Université Paris-Dauphine,

PSL Research University,

CNRS [UMR 7170]

IRISSO

Laccès aux indemnités chômage constitue, pour les pouvoirs publics, un levier privilégié de la « sécurisation des parcours professionnels1 », entendue non pas comme la sécurisation de lemploi lui-même, mais plutôt comme celle du passage dun emploi à un autre (collectif de 7 laboratoires, 2014), ou plus encore du salariat à certaines formes dentrepreneuriat2. Envisagés comme des moyens dassurer des transitions professionnelles à moindre coût pour le travailleur, ces droits sont censés le rendre capable dune meilleure gestion de sa carrière. Que le président de la République récemment élu propose de rendre indemnisables les travailleurs indépendants3 témoigne de lactualité de cette logique, qui nest pas sans faire écho à lappel à « équiper les marchés transitionnels » (Gazier, 2008). Louverture des droits aux indemnités chômage aux travailleurs indépendants nest toutefois pas une totale nouveauté : le portage salarial (voir encadré 104ci-dessous) fournit ainsi, depuis une dizaine dannées maintenant, un bon observatoire de louverture des indemnités chômage à une population qui en est traditionnellement éloignée : ce sont en effet à tous les « travailleurs autonomes4 » portés que le dispositif propose daccéder aux mêmes droits que ceux des salariés.

1. Le portage salarial : une forme demploi triangulaire
brouillant les frontières entre travail indépendant
et travail salarié

Le portage salarial est une forme demploi triangulaire qui concerne aujourdhui entre 50 000 et 70 000 travailleurs5. Si ses modalités dapplication sont discutées par les partenaires sociaux depuis la loi « portant modernisation du marché du travail » du 25 juin 2008, cest par une ordonnance, prise le 2 avril 2015 et ratifiée par la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (dite « Loi travail ») que le dispositif acquière une véritable sécurité juridique. Le portage salarial est utilisé par un « travailleur autonome » : il trouve lui-même ses clients, définit le contour de ses prestations de façon autonome et en détermine le prix. Parallèlement à cette prestation, il signe un contrat de travail (qui peut être un CDD ou un CDI) avec une entreprise de portage salarial agissant comme tiers employeur. Le client verse ensuite le chiffre daffaires correspondant à la prestation du porté à lentreprise de portage, qui déduit de ce montant sa commission (de lordre de 10 %), cotisations salariales et patronales, pour reverser la somme au salarié porté sous forme de salaire. La rémunération des portés est strictement indexée à leur chiffre daffaires et nest assise sur aucun salaire fixe dont le montant serait fixé à lavance, ce qui signifie que certains mois la fiche de paye des portés peut indiquer un salaire très faible voire nul. Grâce à leur statut de salarié et au fait de cotiser, les portés peuvent donc bénéficier des allocations chômage une fois que leur CDD prend fin ou en rompant un contrat en CDI (souvent par une rupture conventionnelle négociée en amont de la signature du contrat avec lentreprise de portage). Le porté se présente ainsi comme un « salarié asubordonné » : disposant du statut juridique de salarié, on ne saurait pourtant trouver dans la relation qui lunit à son employeur (lentreprise de portage) les indices dun lien de subordination défini par des jurisprudences successives6 : il ne reçoit pas « dordre » de sa part, ne voit 105« lexécution » de son travail contrôlée que par son client (et non son employeur), et rares sont les « sanctions » que lentreprise de portage pourrait lui infliger.

Le portage salarial participe ainsi dun brouillage des frontières entre travail indépendant et salarié (Bernard et Dressen, 2014). Mais il contribue paradoxalement à clarifier larticulation entre les deux formes dactivité : aux conditions demploi de lun (travail indépendant sans lien de subordination), il associe le statut juridique et les droits de lautre (le salariat).

Lanalyse de ce statut hybride interroge aussi bien la nature des rapports marchands (quest-ce quun employeur, un salarié, un client ?) que celle de la protection sociale et plus spécifiquement de lassurance chômage (qui est indemnisable, à quelles conditions et de quelle façon ?). Ce dernier point se structure autour dune tension centrale : alors que le portage salarial acte la banalisation des indemnités comme source de revenus (Gurgand et Menger, 1996), le statut de chômeur est considéré comme indigne par ceux qui en bénéficient. La déconnexion entre indemnisation chômage et statut de chômeur devient ainsi le fruit dun travail des différents acteurs qui participent à la relation de portage.

Pour appréhender le caractère ambivalent de cette indemnisation pour indépendants, nous en retracerons lensemble de la chaîne de production autour de trois principaux axes.

Le premier a trait à la construction et au périmètre du dispositif. Dans une acception large, lordonnance encadrant le portage salarial mentionne que le salarié porté doit « justifier dune expertise, dune qualification et dune autonomie qui lui permet de rechercher lui-même ses clients et de convenir avec eux des conditions dexécution de sa prestation et de son prix7 ». En empruntant aux travaux développés sur « linvention du chômage » (Reynaud, 2013), il sagira donc ici de se focaliser sur le rattachement dune catégorie spécifique de travailleurs, les portés, à la catégorie « dindemnisables » (I).

Le second axe se concentre sur lexistence dun tiers-employeur agissant comme intermédiaire entre le porté, la protection sociale et le 106marché. Cette configuration pose la question de la réappropriation de la protection sociale par des entreprises privées, et de son intégration au modèle économique de ces entreprises. (II)

Le troisième axe se montre attentif aux réappropriations du dispositif par les portés, et des variations quelles connaissent en fonction des travailleurs qui lutilisent : si les revenus du chômage tendent à devenir une ressource banalisée (Gurgand et Menger, 1996), ils viennent en réalité essentiellement nourrir, sur le long terme, les parcours de travailleurs disposant de ressources spécifiques. (III)

2. Lenquête et les matériaux mobilisés

Lenquête sur laquelle sappuie cet article articule différents types de matériaux : seront principalement utilisés des entretiens semi-directifs (n=29) menés avec des salariés portés, dont les métiers vont de « relookeuse » à « consultante RH », en passant par « consultant culinaire » ou « psychopraticienne »8. Ces derniers ont été sélectionnés via différents moyens : environ la moitié des enquêtés ont ainsi été contactés via le réseau professionnel Linkedin, ce qui présentait un double avantage : entrer en contact direct avec les enquêtés, sans avoir recours à un intermédiaire (qui aurait pu par exemple être lentreprise de portage ou le porté via des recommandations), me permettait tout dabord de garder le contrôle de ma population denquête et de diversifier les profils des personnes interrogées (en termes de métiers et dâge principalement), tout en sélectionnant des travailleurs bénéficiant dune durée minimum en portage salarial (généralement un an et demi) garantissant une expérience du portage qui me semblait riche pour lenquête. Compte tenu de la nature des professions exercées par les portés et de linjonction à la visibilité qui leur est faite, le biais introduit par ce mode de sélection (la possession dun compte Linkedin) ne semble pas avoir pesé de façon prépondérante sur lenquête. La diversité des situations rencontrées, notamment en termes de chiffre daffaires, invite à relativiser lhypothèse selon laquelle ceux qui posséderaient un compte Linkedin seraient, parmi les utilisateurs du portage salarial, les « gagnants ».

Dautres portés (environ un tiers de la population denquête) ont été contactés grâce à des annuaires rendus publics par les entreprises de portage salarial, au sein desquels chaque consultant dispose dune page présentant son domaine de compétences et des moyens de le contacter. Ici encore, au regard de la diversité des profils rencontrés, il semblerait que la sélection avant la publicisation des profils soit faible voire inexistante.

Enfin, les portés restants ont été sélectionnés suite à des témoignages dans des articles de presse (datant souvent dune dizaine dannées). Si ce mode de sélection reste tributaire du choix initial fait par le journaliste, ce décalage temporel permettait dobtenir les témoignages de travailleurs sortis du portage salarial et susceptibles de tenir un discours différent aujourdhui.

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Il convient de préciser quen aucun cas les portés rencontrés nont été suggérés ou indiqués par les entreprises de portage, et que les seuls critères à avoir présidé à la sélection de la population denquête, outre la réponse positive, ont été lancienneté en portage salarial et le souci dune population denquête exerçant dans une pluralité de secteurs différents et me paraissant illustrer la diversité de la population que lon rencontre lorsque lon sintéresse au portage salarial. Sil nexiste pas de données statistiques fiables sur la composition de la population du secteur, la diversité des cas rencontrés dans cette enquête permet donc dappréhender lhétérogénéité des personnes travaillant sous ce statut.

De façon plus marginale, quelques entretiens (n=10) ont été menés avec des directeurs et employés contribuant au fonctionnement des entreprises de portage (RH, commerciaux, gestionnaires de paye) afin de saisir le travail ordinaire de ces institutions. Ces entretiens sont complétés par des observations (souvent participantes) réalisées au sein de ces mêmes entreprises : lors de réunions dinformation durant lesquelles le dispositif est expliqué à des aspirants portés ; lors de journées passées sur place, en position dobservateur. Les observations se concentrent principalement au sein dune entreprise de portage salarial parisienne, dune taille qui la place dans la moyenne supérieure par rapport aux autres entreprises de portage (7 millions d€ de chiffre daffaires, 2000 membres), et ont été complétées par dautres observations plus ponctuelles réalisées au sein dautres entreprises de la région parisienne.

Enfin, un ensemble de matériaux visent à appréhender la construction du dispositif : entretiens avec des acteurs syndicaux (CFDT, FO, CGT) ayant participé aux négociations, articles de presse, et jurisprudences.

I. La construction du travailleur
autonome indemnisable 

Que de tels travailleurs puissent bénéficier dallocations chômage semble, à première vue, entrer en contradiction avec la logique même de lassurance chômage. Celle-ci permet en effet dobtenir un revenu de remplacement appelé allocation daide au retour à lemploi (ARE) à quiconque satisfait à trois conditions : être privé involontairement demploi, être inscrit comme demandeur demploi, et justifier dune période minimale de travail dans le cadre dun contrat de travail, donc salarié : 122 jours ou 610 heures en 28 ou 36 mois (pour les plus de 50 ans). Cette dernière condition rend explicite la logique assurantielle des indemnités chômage. Justifier de lexercice dun emploi salarié, et par ce biais dune certaine période de cotisation, ouvre droit à une 108période indemnisée lorsque le risque de chômage se réalise. Lemploi salarié est ainsi la voie daccès à lespace de la cotisation. Lintégration dune certaine catégorie de travailleurs indépendants à lespace de la cotisation a ainsi donné lieu à une qualification progressive de ces travailleurs comme indemnisables.

I.1. Le rappel au droit comme facteur dincertitudes sur le caractère indemnisable des portés

Apparues à la fin des années 1980, les premières entreprises de portage se situent dans le prolongement de lactivité de lAVARAP (Costa et al., 2007), une association loi 1901 dont lactivité consistait à réunir des cadres (souvent seniors) sans emploi en petits groupes pour quils « sentraident mutuellement dans le but dobtenir des missions9 » . Le rattachement des membres de ces organisations au salariat par le mécanisme du portage répond alors à un rejet du Régime Social des Indépendants (RSI) et à la préférence affichée pour cotiser aux mêmes caisses de retraite (générale et complémentaires) que durant la carrière salariée. Lors de la première partie des années 2000, la diffusion du portage salarial comme nouvelle forme demploi par des entreprises de portage salarial à but lucratif sest accompagnée dune série de dénonciations qui ont tendu à le classer comme « monstre » (Darbus, 2013). Ce sont en particulier les juristes10 qui mettent en doute le caractère salarié de la relation demploi et, par là-même, remettent directement en cause lindemnisation des portés. Sappuyant sur labsence du lien de subordination, ces derniers remettent en cause la légitimité du contrat de travail unissant porté et entreprise de portage. Sur la base de ces arguments, inspecteurs du travail et Assedic contestent ainsi la possibilité des portés de bénéficier des droits salariés :

À lépoque, on disait que cétait des blanchisseries dargent sale. Pour quil y ait contrat de travail, il faut une relation employeur employé, cétait pas le cas là. La société de portage, elle donne pas de travail, tout ça est complètement fictif, et on disait aux collègues des Assedic : « non, vous refusez la prise en charge des travailleurs portés. »

Entretien avec un Directeur du travail, ancien inspecteur du travail, 10 mai 2017

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Au motif dabsence de lien de subordination, certaines directions régionales de Pôle Emploi (ex Assedic) refusent de verser des allocations chômage aux salariés portés une fois rompu leur contrat avec lentreprise de portage. Des salariés portés, ayant travaillé plusieurs années par lintermédiaire dune entreprise de portage se retrouvent dans la situation daccéder à lespace de la cotisation (lentreprise de portage paye des cotisations avec le chiffre daffaire du porté) tout en demeurant des indemnisables contestés. Face à cette situation, les syndicats se sont mobilisés pour obtenir la reconnaissance des portés comme population indemnisable.

Et donc à partir de là il a fallu bagarrer avec Pôle Emploi. En direct aussi parce que la CFDT a été tour à tour vice-présidente et présidente de lUnedic. Donc on sest débrouillé pour quil y ait une décision qui soit prise par lUnedic, pour ne plus refuser les indemnités des gens qui étaient en portage salarial. Jai eu deux trois affaires et à chaque fois Pôle Emploi a dit : « ça suffit, on jette léponge. »

Entretien avec un syndicaliste de la CFDT chargé des négociations sur le portage salarial, mai 2016

La rareté des moments passés sur le lieu de lentreprise de portage (la plupart des portés y pénètrent moins dune fois par mois) et les différences de secteurs dactivité rendent difficiles une forte mobilisation syndicale chez les portés. Lors des entretiens, tous déclarent ne pas être syndiqués, et la plupart ignorent sil existe des représentants du personnel au sein de leur entreprise de portage. Cela ne signifie pas, pour autant, labsence totale de conflictualité. Mais plutôt que de se diriger vers lemployeur ou les clients, les revendications des portés visent les institutions publiques et se déploient au sein des tribunaux pour obtenir de Pôle Emploi la reconnaissance de leur droit au chômage. Cest donc avec lappui des syndicats, et devant les tribunaux, que sera progressivement conquis le droit à lindemnisation pour les portés.

I.2. Linstitution des portés
comme population indemnisable

Un regard sur les différentes jurisprudences permet dappréhender lévolution du droit des salariés portés à bénéficier de lassurance chômage. Cest dans un premier temps au coup par coup et en recherchant trace du lien de subordination que la jurisprudence invite à reconnaître le droit à lindemnisation des portés. Cest notamment le cas pour une 110travailleuse du Pas-de-Calais qui, suite au refus des ASSEDIC de lui verser des indemnités, entame une procédure visant à faire reconnaître son statut de salariée et, par-là, son droit à lindemnisation. Par une décision du 16 décembre 200911, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation, estimant que lentreprise de portage salarial exerçait effectivement un contrôle sur son activité, entérine son droit à percevoir des indemnités chômage. Le développement des négociations entre partenaires sociaux sur le portage, qui conduira à laccord du 24 juin 201012, conduit lUnedic à une prise de position temporaire mais importante : la circulaire Unedic no 2011-33 du 7 novembre 2011 affirme en effet le droit des portés à percevoir des indemnités chômage sous certaines conditions : lentreprise de portage doit avoir une activité dédiée exclusivement au portage salarial, souscrire une garantie financière, respecter les dispositions en vigueur à propos des congés payés et assurer au porté un salaire minimum de 2900 euros mensuels nets pour un emploi à temps plein. Enfin, lobligation des entreprises de portage de fournir une attestation spéciale élaborée par lUnedic indique bien le statut toléré mais contrôlé de lactivité de portage. Lordonnance de lUnedic ouvre toutefois la voie à une période de clarification, puisque les jurisprudences donnent désormais raison aux portés de façon plus systématique.

3. Jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de Cassation
du 30 mai 201213 : la reconnaissance du droit à lindemnisation des portés

Le requérant, un peintre décorateur, sétait vu refuser par le Pôle emploi Provence une demande dadmission au titre de lallocation daide au retour à lemploi. Les 256,45 heures de travail effectuées via une entreprise de portage salarial nont, dans un premier temps, pas été reconnues par Pôle Emploi, menant le requérant devant les tribunaux.

Actant que le travailleur était involontairement privé demploi, et que, par le versement de cotisations dassurance-chômage, lentreprise de portage le faisait entrer dans le champ dapplication de lassurance chômage, la chambre sociale de la Cour de Cassation condamna Pôle Emploi au versement des allocations au porté, affirmant de fait le caractère indemnisable des salariés portés.

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Que dans le champ du portage salarial, le paiement des cotisations vaille indemnisation automatique témoigne dune forme de présomption de salariat pour les portés. Le lien de subordination nest plus questionné, donnant toute liberté au porté et à lentreprise de portage de signer un contrat de travail et de déterminer que leur relation appartient au salariat. La circulaire Unedic du 2 avril 201514, qui prévoit la suppression de lattestation spéciale pour les entreprises de portage, fait entrer les portés dans une zone de sécurité quant à leur indemnisation, confirmée par lordonnance du 2 avril 2015 et sa ratification lannée suivante.

II. Lindemnisation des travailleurs indépendants, au cœur du modèle économique des entreprises de portage

Le droit pour les salariés portés à bénéficier des allocations chômage fut une revendication centrale des entreprises de portage15 qui, avec les syndicats de salariés, ont trouvé un allié de circonstances pour en obtenir la reconnaissance. Si ce droit est essentiel au modèle économique des entreprises de portage, faire le commerce dun modèle qui articule indépendance et allocations chômage suppose de résoudre la tension entre lautonomie associée à lindépendance et le recours aux indemnités chômage comme source de revenus légitime.

II.1. Les entreprises de portage,
marchandes de protection sociale

Pigistes et intermittents du spectacle ont constitué un terrain privilégié pour le déploiement dune analyse des modes daccès des travailleurs intermittents à la protection sociale. Que ce soit pour appréhender la négociation quotidienne de ces travailleurs avec les allocations chômage (Pilmis, 2010) ou pour mettre en perspective les luttes qui ont permis lélaboration dun régime dindemnisation spécifique (Grégoire, 2009), ces deux populations ont permis dappréhender la manière dont les allocations chômage sintègrent aux parcours professionnels des individus et 112des groupes. Lanalyse du portage salarial sen distingue doublement : sintéressant à un dispositif qui ne sadresse pas à un groupe professionnel en particulier, elle pose la question de la généralisation de cette intermittence de lemploi. Elle invite dautre part à penser le rôle des entreprises de portage comme intermédiaires entre les travailleurs et la protection sociale. Dans la mesure où ces entreprises prélèvent une partie du chiffre daffaires des portés en échange dun accès à lespace de la cotisation et aux droits aux indemnités chômage, la protection sociale devient, dune certaine façon, une marchandise vendue par des acteurs privés. Les observations réalisées dans les entreprises de portage permettent de prendre la mesure de cette marchandisation :

Le téléphone sonne. Julien (directeur dune entreprise de portage) sen empare et commence la discussion avec ce que je comprends être un aspirant porté vivant et travaillant à Londres. À la demande de Julien, une employée permanente de lentreprise récemment embauchée approche son oreille du combiné afin dentendre ce qui est dit et simprégner du discours :

– Donc tu vis à Londres. Nous ce quon peut te proposer cest de te faire un salaire français. Un des principaux avantages cest davoir accès à Pôle Emploi. Ça peut vraiment être avantageux avec ton salaire londonien. Parce quavec la sécurité sociale anglaise, tas pas lassurance chômage derrière, enfin tu as lassurance chômage anglaise, qui est limitée.

– Combien tu touches en net ? 7500 euros. Ah oui, cest un très beau salaire…

– Là-dessus nous on prend 7 % de frais de portage quon réinvestit dans nos consultants via des formations. Après tu as les cotisations patronales et les cotisations salariales.

– Alors tu as 4 % de retraite complémentaire, 4 % de Pôle Emploi, 5 % de CSG, (…) puis un pourcentage qui part dans les aides sociales dont tu as peut-être pu bénéficier quand tu étais jeune. On a coutume de dire que la France est le seul pays communiste qui a réussi (rires).

– Ça fait que tu touches en net à peu près 50 % de ton chiffre daffaires. Au Royaume-Uni tu as 30 à 35 % de charges. Mais tas pas les mêmes droits…

– Avec 7500 nets, ça te ferait 4000 euros dassurance chômage. Cest un saut quantique par rapport à la protection sociale des autres pays.

Pour expliquer lécart entre chiffre daffaires et salaire net (environ 50 %), Julien déploie un système de justification qui peut sembler inattendu. Lors des réunions dinformation des différentes entreprises de portage, les références à la « lourdeur administrative typiquement française », ou à limportance prépondérante des impôts dans lactivité des travailleurs sont très souvent présentes. Proposer comme service un rattachement à 113la protection sociale et au régime dassurance chômage français conduit pourtant Julien à mettre en œuvre une forme de pédagogie qui consiste à rendre visible les droits ouverts par les différentes cotisations du salaire. La hauteur des prestations chômage offertes par la cotisation, mise en parallèle avec ce que lui offrirait un salaire anglais, devient ainsi un argument de vente pour Julien et contribue à rendre loffre des entreprises de portage attrayante. Interrogés sur les raisons de leur adhésion à cette forme demploi, les portés mentionnent presque systématiquement la possibilité de bénéficier du chômage.

II.2. Le chômeur comme figure repoussoir

La façon dont les portés appréhendent les allocations chômage témoigne dune conception particulière du chômage, où prend place une déconnexion entre le statut de chômeur et le fait dêtre indemnisé. Le rapport à la protection sociale des portés se laisse comprendre à travers la réponse de Florence « consultante RH » en portage salarial depuis huit ans, qui bénéficie de façon annuelle dune partie de ses allocations chômage lors des périodes de moindre activité estivale. Interrogée sur sa perception des débats et mouvements de protestations ayant accompagnés lélaboration de la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels du 8 août 2016, elle répond :

Le chômage, jen bénéficie aujourdhui quand je ne travaille pas mais je suis pas sûre que ce soit la clé non plus. On est quand même dans un monde dassistanat. Et en même temps, on peut pas tout désécuriser dun seul coup. Mais pourtant il le faut.
(Florence, 42 ans, consultante RH)

Chez cette portée, le bénéfice de protections via les allocations chômage est minimisé, bien quelle révèle, plus tôt dans lentretien, que cest « un confort sur lequel on ne rechigne pas ». Alors même quelle présente les allocations comme une source de revenus régulière et banalisée, elle porte lidée que ce type de sécurité est superflu et gagnerait à être supprimé. Ce discours, dont il nous faut préciser quil nest pas celui de tous les portés, se rencontre fréquemment chez les gros factureurs de notre population, et présente lassurance chômage comme une source de revenus perçue comme légitime pour les actifs, lorsquelle est complémentaire, mais saccompagne de la stigmatisation dun groupe « archaïque » bénéficiant de protections trop importantes pour être efficaces.

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Cette dichotomie entre indemnisation légitime et excès de protections est alimentée par les entreprises de portage elles-mêmes : leur discours, de même que la façon dont il est reçu par les portés, comporte en effet quelque chose de paradoxal : alors que la possibilité de percevoir des indemnités chômage figure parmi les déterminants du choix du portage salarial, le statut de chômeur constitue une figure repoussoir présentée comme voisine de lassistanat. Se confrontent ainsi, parfois dans les mêmes espaces et sur des temporalités très courtes, des appréhensions concurrentes de ce quest le chômage. Les réunions dinformation en fournissent un exemple parlant :

Lors dune réunion organisée par une entreprise de portage parisienne, nous sommes une dizaine à écouter la présentation faite par une employée de lentreprise. Avant le traditionnel tour de table, la formatrice présente son parcours qui fait écho au dispositif :

Après une longue période de salariat, elle effectue un certain nombre de missions qui lenvoient dans différents pays : la Belgique, lOuzbékistan, pays dans lequel elle forme des inspecteurs du travail pour « sortir les demandeurs demploi de leur situation passive ».

– “Après soixante-dix ans de communisme, quest-ce quon fait quand on se retrouve au chômage ? Rien !”

(Notes du journal de terrain, compte rendu de réunion dinformation organisée par une entreprise de portage, octobre 2015)

Dans le contexte dune réunion dinformation où les différents participants ne se connaissent pas et ont souvent peu de visibilité sur les différents statuts dactivité, cette présentation faite par la formatrice agit comme une séquence de définition de la situation qui nest pas sans incidence sur la suite de la présentation. Lors du tour de table pendant lequel chacun des participants expose les raisons de sa présence et larticulation de son projet à la problématique du statut demploi, une femme dune quarantaine dannées, longtemps « manager dans des salles de sport », évoque son licenciement :

– sur un ton dexcuse : Lorsque le site a fermé, je me suis retrouvée à Pôle Emploi…

– La Formatrice : Ça arrive à des gens très bien, le tout cest de pas tomber dans linactivité et de se dire quon a quà rester tranquille.

– Elle : Exactement. Cest pour ça que jai essayé le régime de lauto-entrepreneur pendant quatre ans, mais je me sens essoufflée, et puis je refuse ce régime qui est régi par une concurrence déloyale. En même temps 115il ne suffit plus dêtre salarié, il faut avoir dautres possibilités dans lhorizon professionnel.

Ces interactions témoignent du marqueur négatif attribué à lidentité de chômeur. Chez cette population où les cadres sont surreprésentés, il semble entendu que le chômage est un statut très éphémère, et quil ne tient quà la bonne volonté de chacun den sortir. Le statut dauto-entrepreneur fait encore partie des solutions privilégiées « dassurance privée contre le chômage » (Abdelnour, 2014) mais est critiqué par beaucoup de portés comme nétant pas assez protecteur. Par opposition, le statut de porté se construit autour de la combinaison entre une valorisation des droits perçus en tant que travailleur sans emploi de façon transitoire et une injonction morale à lautonomie (Duvoux, 2008). Il doit donc composer entre la valorisation des droits (les indemnités) et le stigmate dun statut (celui de chômeur).

II.3. Être chômeur, percevoir des indemnités :
construction dune distinction

Par leurs discours, les entreprises de portage cherchent à résoudre la fracture entre statut social dévalorisé et régime dindemnisation promu. De la même façon quelles invitent à penser distinctement salariat et lien de subordination, elles invitent à penser séparément être chômeur et bénéficier des allocations chômage. Pour lentreprise de portage, qui fait de son rôle de médiateur entre lindividu et la protection sociale un de ses principaux arguments de vente, il est essentiel de se présenter en tant quappui dans la gestion de la carrière. Cet appui se décline sous deux formes : une offre de formations censées permettre aux portés dacquérir les compétences nécessaires à lexercice dune activité indépendante (apprendre à gérer son temps, fixer le prix de ses prestations…) dune part, laccompagnement et la prise en charge des activités administratives dautre part. Dans le cadre de cette deuxième fonction, les entreprises de portage informent non seulement les portés des droits quils acquièrent en utilisant ce statut, mais les incitent également à « loptimisation sociale ». Elles rejoignent ainsi un ensemble dinstitutions se présentant comme des « professionnels de la fiscalité » (Spire, 2011), qui accompagnent leurs clients dans la gestion de leurs revenus ou de leur patrimoine. Cette dimension apparaît de façon 116explicite lors des réunions dinformation organisées par les différentes entreprises de portage :

La formatrice : « Alors, on va maintenant entrer au cœur du sujet, cest largent. » Elle prend un stylo et se dirige vers un tableau pour faire un schéma.

« Vous avez donc le choix entre deux logiques :

– La première cest miser sur la rentabilité, qui est dintégrer beaucoup de frais, qui ne sont pas soumis à cotisations, et avec la possibilité de les décharger de TVA.

– La seconde cest miser sur la contrepartie des cotisations. Vous aurez moins de revenu net, mais vous augmentez votre salaire et les droits que vous vous ouvrez, notamment au chômage. Cest de loptimisation sociale. »

Logique « rentable »

Logique « miser sur les cotisations »

Chiffre daffaires

10 000 €

10 000 €

Commission de lentreprise de portage (= 10 %)

9 000 €

9 000 €

Frais professionnels

Pour 1350 euros de frais déclarés 9 000 – 1350 = 7 650 €

Pour aucuns frais déclarés
9 000 €

Moins cotisations patronales = Salaire brut

7650 – 2525 (30 %) = 5125 €

9000 – 2970 = 6030 €

Moins Cotisations salariales = Salaire net

5125 – 1056 (20 %) = 4069 €

4787 €

Revenus nets

4069 + 1350 (frais récupérés) =
5419 €

4787 €

Tab. 1 – Reconstitution du schéma présenté
par la formatrice à propos de loptimisation sociale.

Source : notes du journal de terrain, réunion dinformation du 10 octobre 2015

Si le passage dune stratégie à une autre ne change pas la somme prélevée par lentreprise de portage sur le chiffre daffaire du porté (ici 1000 €, voir tableau 1), il montre bien en quoi le portage altère la logique même de lindemnisation chômage. En brouillant les frontières entre travail indépendant et travail salarié, cest aussi les frontières entre 117assurance chômage, épargne de précaution, et assurance privée, qui sont rendues poreuses.

Lassurance chômage est réputée fonctionner sur le principe de lassurance (Bec, 2014) : financée par les cotisations, elle acte le fait que dans une société de libre concurrence, les individus courent des risques dinactivité. La cotisation constitue donc une mutualisation de ce risque, et permet de verser une allocation lorsquil se réalise. En donnant (dans une certaine mesure) le choix au salarié porté de la quantité dargent quil souhaite soumettre à la cotisation, en lui offrant la possibilité de le modifier dun mois sur lautre, et en lincitant à optimiser cette somme en fonction de ses besoins, le portage salarial se saisit de cette assurance publique pour en faire un objet original, quelque part entre lassurance publique et lépargne privée. Les travaux de Sarah Abdelnour (2014) ont montré comment le dispositif de lauto-entrepreneuriat pouvait être investi comme un instrument de contournement de la sécurité sociale, en mettant en jeu des acteurs qui « visent à sassurer eux-mêmes contre le risque de chômage, loin des structures collectives de garantie liées à la sécurité sociale ». Dans le cas du portage, la mise en avant de loptimisation sociale opère, plus quun évitement, un détournement des institutions de la sécurité sociale. Il ne sagit pas de rompre avec elles, de trouver un moyen alternatif à la sécurisation des parcours dans une activité purement indépendante, mais plutôt doptimiser le fonctionnement quil est possible den faire à titre individuel. Le fonctionnement de lassurance chômage, reposant sur des indemnités proportionnelles au salaire et des droits rechargeables, acte le principe dune assurance individuelle dont chacun bénéficie selon ses moyens. En prenant en charge des travailleurs qui effectuent des missions courtes et qui alternent périodes en emploi et périodes sans emploi à intervalles rapprochés, le portage salarial accentue cette dimension individuelle de lassurance chômage. Dans cette optique, la cotisation devient une forme dépargne, que le porté est en mesure dactiver lorsquil entre en période dinactivité ou dactivité réduite16. Initialement assurance face à un risque, les indemnités chômage deviennent ainsi un revenu différé, calculé par son bénéficiaire. La « dualisation » (Bec, 2014) de la sécurité sociale sen trouve par conséquent renforcée : dun côté, les portés qui obtiennent régulièrement des missions à haut 118niveau de facturation, cotisant régulièrement, peuvent sinscrire dans ce système dassurance original qui leur permet de mobiliser leur « épargne » quand cest nécessaire. De lautre, des portés en marge de lemploi, qui décrochent des missions de façon plus ponctuelle et ne paient que peu de cotisations, voient leurs droits aux indemnités se raréfier et subissent la menace de passer de lassurance à lassistance. Si les entreprises de portage donnent ainsi les clés de loptimisation sociale aux portés, elles leur donnent également la responsabilité de mener ces calculs. Or tous ne disposent pas des mêmes ressources pour ce qui est de la maîtrise de ces calculs comme de lalimentation de leur compte par les missions quils obtiennent, ce qui tend à faire du portage salarial un instrument de stabilisation des stables plus que des instables.

III. Les indemnités chômage comme support :
Intermittence de lemploi
ou permanence du sous-emploi ?

Le développement de carrières par projets (Pilmis, 2010) fait de la protection sociale une dimension centrale de la sécurisation des parcours et de la gestion des transitions professionnelles. Être en emploi de façon intermittente conduit en effet à penser la nécessité de revenus non exclusivement indexés à lemploi. Chez les intermittents du spectacle, le rapport à lemploi sarticule ainsi à un régime dindemnisation spécifique attribuant une valeur au hors emploi (Grégoire, 2009). Les entreprises de portage, sans y faire directement référence, mettent en avant une imbrication comparable entre protection sociale et emploi, en présentant le portage salarial comme une solution de stabilité pour lensemble des travailleurs qui en font usage. Les réappropriations du dispositif, et lutilisation faite des indemnités chômage, sont toutefois très hétérogènes, et varient en profondeur en fonction des ressources des travailleurs qui lemploient17. Nous proposons donc de dessiner 119un continuum, au sein de la population denquête, en fonction de lutilisation des indemnités chômage qui est faite par les portés. Nous tiendrons ainsi volontairement à distance de notre analyse les portés qui sapproprient le dispositif sans avoir recours aux allocations chômage (7 cas sur 29). Ces situations, qui concernent principalement des travailleurs qualifiés (bac+5) disposant de compétences spécialisées (5 dentre eux sont des ingénieurs en systèmes dinformation) se situent dans le prolongement direct de leur situation demploi précédente (souvent un poste de consultant en SS2I) et ne supposent pas de reconversion professionnelle majeure. Généralement en milieu de carrière (lâge moyen au sein de ce groupe est de 45 ans), le portage salarial correspond alors pour ces travailleurs à un prolongement dune carrière salariale par dautres moyens. Passant des contrats de longue durée et exclusifs avec leurs clients, lintermittence de lemploi se ressent moins dans ces parcours, au sein desquels les rares et courtes périodes dinactivité sont compensées par la mobilisation de lépargne.

Nous présenterons donc ici quatre différentes modalités dappropriation du dispositif, en fonction de lutilisation qui est faite des allocations chômage par les portés : les indemnités chômage comme capital en phase de transition ; les indemnités chômage comme « ceinture et bretelle18 » ; les indemnités chômage comme béquilles ; les indemnités chômage comme horizon.

4. La population denquête

Comme souvent lorsquon sintéresse au travail indépendant, on observe chez les portés une population assez hétérogène. Les métiers exercés par ces travailleurs sont ainsi de natures très diverses, même si la grande majorité effectuent des prestations intellectuelles (consultant RH, biographe dentreprise, coach). Les situations économiques des personnes rencontrées vont du rattachement à une entreprise de portage sans trouver de mission, et donc pour seul revenu les 545 euros du RSA, à quelques 6000 euros mensuels nets. Cette population possède un niveau de diplôme élevé : sur les 29 portés interrogés, 2 possèdent un CAP, 2 le niveau bac, 3 possèdent un bac+2, 4 un bac+3. Les 18 autres sont titulaires dun master (14 lont obtenu en formation initiale, 4 en formation continue). En termes de genre, le portage salarial constitue une forme dindépendance moins inégalement structurée que 120lauto-entrepreneuriat ou la création dentreprises (42 % de femmes19, contre 34 % pour lauto-entrepreneuriat), ce qui se retrouve dans léchantillon : 18 femmes pour 11 hommes. Cette répartition sexplique par une attention importante à la question du genre, mais également par un taux de réponse globalement plus important des femmes portées, que les enquêtés soient contactés via des annuaires mis en place par les entreprises de portage ou via Linkedin.

En termes dâge, et conformément à lobjectif initial du dispositif, on constate une forte présence des seniors : 4 enquêtés ont moins de 40 ans, 9 ont entre 40 et 45 ans, 9 entre 50 et 55 et 7 ont plus de 55 ans.

III.1. Les allocations chômage comme capital
à mobiliser lors dune phase de transition vers lindépendance

Dans trois cas rencontrés, le portage salarial est présenté comme un sas permettant daccéder, à terme, à une autre forme dindépendance : la création dune société. Pour ces portés hautement diplômés (deux bac+5, un bac+3), il offre alors la possibilité dune double transition : symbolique, puisquil constitue un sas dans lequel expérimenter son activité et le marché quelle pourrait rencontrer, tout en appréhendant le métier dindépendant sans avoir à prendre en charge le travail administratif propre à la gestion dune société ; matérielle, puisquexercer en portage salarial permet de continuer à bénéficier des allocations chômage et que les revenus nouvellement enregistrés, par le biais de la cotisation, alimentent de nouveaux droits. Cette approche se laisse voir chez Julien, 39 ans, ingénieur développant des logiciels pour une entreprise du secteur bancaire. Après avoir longtemps travaillé dans une SS2I, il rejoint une entreprise de portage salarial, mais continue à être mis en relation par son ancien employeur avec des clients. Ce montage permet à Julien de choisir les missions les plus lucratives en vue dune prochaine mise au chômage qui est censée lui permettre de sinvestir dans un projet de société commercialisant des bijoux (et éventuellement des jouets) fabriqués par sa femme. Fonctionnaire au sein dun ministère, cette dernière ne peut légalement pas sinvestir dans une société commerciale, et ce serait donc Julien qui prendrait en charge les dimensions de marketing et de commercialisation, lui permettant de mettre à lépreuve un « esprit dentreprendre » très important pour lui, mentionné à plusieurs reprises pendant lentretien. Par lexercice de son activité en portage salarial en amont du lancement de la société, Julien 121travaille ainsi à la constitution dun capital quil pourra mobiliser lorsque la société deviendra son activité principale.

J : Je sais que ça prend un peu de temps, mais je me suis laissé deux ans max pour réussir. Dans le cas où ça marche pas je retournerai bosser en presta mais ça me ferait vraiment chier… Après, je pense que jarriverai à mener ce projet. Je suis assez convaincu dy arriver. Puis avec le chômage jaurai deux ans pour y arriver.

E : Deux ans de sécurité chômage entre guillemets ?

J : Cest ça. Mais cest pas le but. Ça va maider mais le but cest pas de toucher pendant deux ans le chômage.

Tout en prenant la précaution de préciser que bénéficier des allocations chômage « nest pas son but », Julien en fait ainsi un des fondements du calcul de la « mise à son compte ». On retrouve cette utilisation du portage salarial chez Marjorie. Aujourdhui à la tête dune société de relations presse créée en 2008, elle passe, à la suite dune rupture conventionnelle avec son employeur, deux ans à exercer son activité en portage salarial. Bien quelle utilise peu les allocations chômage pendant cette période puisquelle y enchaîne les missions, lutilisation quelle fait du portage salarial sapparente bien à la facilitation de cette double transition :

À lépoque la promesse sur le papier allait très bien avec mon tempérament anxieux : on vous dit : “vous ne vous encombrez pas des lourdeurs administratives, vous avez le droit au chômage etc.” Tout bénéf. Je me dis jessaye, si ça marche pas tant pis, je retrouverai du travail.

Pour ces portés, qui présentent la particularité dêtre plus jeunes que la moyenne de la population denquête (une quarantaine dannées), le portage salarial, en offrant la possibilité dun accès aux allocations chômage et un allègement des formalités administratives, nest appréhendé que comme un moment de la carrière où se concentre lincertitude avant laccession à un statut de dirigeant de société. Ces appropriations sont toutefois celles dindividus placés dans des configurations spécifiques : hautement diplômés, ils sont de surcroît tous deux mariés à un fonctionnaire. La division du travail conjugal qui sopère dans leur couple facilite ainsi un fort investissement dans leur activité indépendante ainsi quune certaine stabilité de revenus.

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III.2. Les allocations chômage,
« ceinture et bretelles » de lindépendant

La deuxième modalité de réappropriation est celle qui se rapproche le plus des situations de sécurité mises en avant par les entreprises de portage : salaire important et facilité à trouver des clients donnent à ces travailleurs la visibilité suffisante pour mobiliser lassurance chômage quand lactivité est partielle ou moins lucrative. Ces situations, qui représentent quatre cas au sein de la population denquête, sont celles de travailleurs à haut niveau de diplôme (tous sont titulaires dun bac+5 obtenu à Sciences-po, en école de commerce ou au sein dune université étrangère). Travaillant dans le domaine des RH, du contrôle de gestion ou de lévénementiel, ces portés disposent dun réseau de clientèle bien établi, constitué durant la période pendant laquelle ils étaient salariés. Les indemnités chômage viennent ainsi stabiliser des parcours déjà relativement stables. Cest le cas de Nadine, 42 ans. Titulaire dun diplôme déconomie dans une Université de louest de la France (bac+4, équivalent dun master), elle obtient également un MBA aux États-Unis et se dirige assez rapidement vers le secteur du contrôle de gestion, dans lequel elle enchaîne différents emplois salariés. Au gré des expériences, elle acquiert un salaire mensuel de plus de 6000 euros. Elle occupe son dernier poste dans une entreprise de matériel médical, mais suite à différents rachats de lentreprise, elle ne supporte plus le management mis en place, notamment parce que la nouvelle direction lui enlève au fur et à mesure certaines de ses missions. Elle quitte donc lentreprise en négociant une rupture conventionnelle, et sinterroge sur la suite de sa carrière. Comme beaucoup de portés, Nadine articule un rapport positif à son travail à une lassitude vis-à-vis de lemploi salarié. À laide dune conseillère qui, au sein dune couveuse, laccompagne sur la forme à donner à sa nouvelle activité, elle arrive à la conclusion que « son métier nest pas le problème, que le problème est le contexte ». Le portage salarial, en lui permettant de se positionner comme prestataire plutôt que comme salariée à temps plein, offre donc à Nadine la possibilité de continuer son travail « sans être bouffée par le quotidien », cest-à-dire en travaillant de façon ponctuelle pour ses clients. Le rattachement au salariat et la possibilité de toucher des allocations chômage lui permettent alors, tout en travaillant moins, de lui assurer une certaine continuité de revenus vis-à-vis de sa situation de salariée. On mesure bien le confort 123apporté par cette sécurité quand, pendant quelques mois, elle travaille pour un client au rythme de deux jours par semaine :

Enquêteur : Quand tu étais à deux jours dactivité par semaine tu navais rien dautre à côté ?

Nadine : Non.

E : Donc en termes de salaire cétait suffisant ou tu complétais par le chômage ?

N : Je complétais par le chômage.

E : Ça se passe comment ça ?

N : Tu déclares à Pôle Emploi un temps de travail et combien tu as touché, et eux par rapport à ton allocation mensuelle ils calculent un reliquat à te verser. Donc tu touches pas un Pôle Emploi complet, tu touches un reliquat, compté en jours. Plus je travaille, moins ils complètent. Maintenant cest tout simple parce quavec les droits renouvelables, cest pas une question de temps cest une question davoir écoulé ses droits…

E : En gros tu économises du Pôle Emploi ?

N : Jéconomise du Pôle Emploi. Cest vrai que je suis assez ceinture bretelles… Je me couvre de partout pour être sûre davoir aucun risque. Cest paradoxal par rapport à être indépendant. Mais le risque est assez limité du coup.

Le portage salarial permet à Nadine de vivre ce quelle considère comme un paradoxe : lindépendance et la protection. La façon dont elle organise son travail (très qualifié), sur la base de deux jours par semaine, correspond bien au dispositif car il vient alimenter très régulièrement ses droits par des revenus importants. Le cumul de salaires directs et de revenus du chômage lui permet ainsi dobtenir la sécurisation de son intermittence, tout en augmentant la durée de son indemnisation20.

Les indemnités chômage peuvent ainsi être mobilisées comme une source de revenus pour organiser un rythme de travail plus intermittent, ou encore pour accompagner des périodes régulières pendant lesquelles, entre deux contrats avec différents clients, le porté connaît une période dinactivité pouvant être organisée plus ou moins volontairement. À 42 ans, cest de cette façon que procède Florence, « consultante RH » dont la principale activité consiste à fournir des formations dun ou deux jours à des salariés de grands groupes. Alors quelle mexplique enchaîner les 124CDD avec son entreprise de portage pour pouvoir, entre deux contrats et notamment lété, bénéficier des allocations chômage21, je linterroge :

E : Cest presque une forme de congés payés finalement ?

S : Vous voulez le traduire comme ça… Congés payés…
Oui, cest un confort. Mais dire congés payés… Congés payés ça veut dire quand même quon est off pendant un certain temps. Cest pas ce que je vis. Ça donne un matelas. Ça permet dorganiser de façon régulière les moments de creux et de plein. En fait cest confort et pas très confort.

Assise sur la possibilité de percevoir les revenus du chômage, la planification de périodes dinactivité saccompagne pour Florence dun inconfort dû à lincertitude de revenus sur le long terme. À côté de la banalisation des indemnités chômage comme source de revenus, on trouve donc, dans les configurations correspondant à ce schéma de cumul entre revenus du travail et indemnités chômage, une certaine réticence due à la tension dêtre actif tout en demeurant inscrit à Pôle Emploi. On retrouve cette thématique de linconfort chez Nadine qui, même durant les mois pendant lesquels elle ne perçoit pas dallocations, doit rester rattachée à Pôle Emploi afin de préparer léventualité dune activité en baisse. Si le cumul de revenus se banalise donc, cest aussi le rattachement à Pôle Emploi qui devient normal, ce qui la rapproche dun stigmate de chômeuse socialement dévalorisé et quelle vit, elle aussi, comme « inconfortable » :

E : Dans quelle mesure cest pas très confort ?

N : Parce quen fait vous vous dîtes : Bon cest surtout psychique, matériellement cest confort. Mais ce qui est dur cest de se dire : jai travaillé, mais je suis quand même chez Pôle Emploi. Vous voyez il y a un truc un peu… pas confort. Mais on sy fait quand même je dois lavouer.

E : Là tu touches combien de Pôle Emploi ?

N : Là plus rien parce que mes deux missions cumulées ça suffit. Du coup ils calculent que jai suffisamment touché pour pas avoir besoin de Pôle Emploi. Mais je peux pas dire : « cest bon jai trouvé » ; là je sais toujours pas si jaurais du boulot en juin en fait…

E : Donc tu laisses la porte entrouverte quoi…

N : Voilà. Cest bien cest pas bien, je sais pas. Le système me permet de le faire, je le fais. (Léger silence)

E : Du coup ça te fait quel montant de chômage ?

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N : Tu veux vraiment savoir ? Mon net au chômage cest 3500€. Du coup le problème cest que javais un gros revenu. Avec Pôle Emploi jai beaucoup perdu. Et là comme je me positionne pour travailler différemment, je cherche au minimum le montant du Pôle Emploi. Ce qui veut dire que jai une grosse baisse de salaire par rapport à avant. Mais cest un choix de la liberté en fait.

« Travailler différemment », cest-à-dire en faisant moins dheures que lorsquelle était salariée et sans passer toute la semaine dans les locaux de lentreprise pour laquelle elle travaille, occasionne donc une baisse de salaire. Cela est présenté par Nadine comme un choix de liberté sanctionné par une baisse de revenus, en partie compensée par des allocations chômage offrant un revenu de complément ou de remplacement confortable. La possibilité de faire à nouveau appel aux indemnités chômage, et les opérations de déclaration mensuelle que rendent nécessaires cette situation, viennent toutefois régulièrement rappeler à Nadine la relative instabilité de sa situation. Son affiliation à Pôle Emploi lui permet cependant dexpérimenter une mise à distance du rapport salarial relativement peu coûteuse, son haut niveau de revenu et le soutien de la protection sociale lui permettant de diminuer le prix de son indépendance. « Linconfort psychique » et symbolique de ces portés saccompagne donc dun confort matériel quils reconnaissent tout en tentant de le mettre à distance. Ces situations restent toutefois celles de la minorité de travailleurs ayant le moins de difficultés à obtenir des missions car, en dépit de lincertitude qui pèse sur leur activité à moyen terme, ils disposent dune clientèle suffisamment stable pour pouvoir organiser leur activité dans la durée. La capacité à anticiper ses futures relations avec des clients est donc décisive pour que le porté sautorise des périodes dactivité réduite en prenant appui sur les allocations chômage. Ces situations restent en revanche hors datteinte pour un certain nombre de portés, qui nont pas assez de visibilité sur leur activité pour utiliser ce mode de rémunération.

III.3. Lindemnisation chômage
comme assurance potentielle mais non mobilisée

La troisième catégorie de portés présente ainsi des situations dans lesquelles les allocations chômage sont beaucoup plus difficilement mobilisées. Plus hétérogène, ce groupe est aussi plus nombreux puisque onze portés peuvent être classés dans cette catégorie. Alors que la configuration 126précédente présentait des portés qui articulent de façon régulière et complémentaire les revenus de leur travail et ceux du chômage, cette configuration concerne des portés pour lesquels lincertitude est une dimension prépondérante dans lorganisation de leur travail. Le niveau de diplôme y est, en moyenne, sensiblement inférieur (cinq Bac+5, un bac+4, deux bac+3, deux bac+2, un CAP, un niveau bac) et on y trouve de surcroît des cas de bifurcations professionnelles, cest-à-dire que les métiers exercés en portage salarial diffèrent assez nettement de ceux que les portés exerçaient lorsquils étaient salariés. Enseignante de comptabilité devenue psychopraticienne, intermittente du spectacle devenue correctrice, conseillère financière devenue biographe dentreprise… Il nest pas rare de trouver chez ces portés (qui sont souvent des portées) des repositionnements professionnels impliquant la nécessité de se constituer, au moins partiellement, une clientèle neuve. Contrairement au groupe présenté précédemment, les allocations chômage sont dans ce cas bien plus une ressource anticipée que mobilisée. Lincertitude permanente dans laquelle sont placés ces portés organise bien davantage un travail à flux tendu, animé de la recherche permanente de contrats, que dune alternance entre périodes alimentées par les revenus du chômage et ceux du travail ou dun cumul des deux. La possibilité de bénéficier des indemnités chômage constitue donc un des éléments du choix du portage salarial, mais ces dernières ne sont finalement pas ou très faiblement mobilisées par des travailleurs :

Là en 2016 jai fait 54 000€ de chiffre daffaires. Donc oui niveau revenu ça va, après jai vraiment pas arrêté, mais jai dû prendre quoi… Trois semaines de vacances sur lannée tout cumulé. Donc lobjectif à terme cest darriver à gagner ma vie tout en prenant du temps pour moi.

Bien que théoriquement accessibles, les allocations chômage sont ainsi rendues inutiles par la visibilité insuffisante dont disposent les portés sur leur activité. Cette situation nest toutefois que rarement présentée sur le mode de la plainte par les portés, qui préfèrent souvent mettre en avant le rapport positif quils entretiennent avec leur travail et qui justifie du même coup un investissement de tous les instants :

Moi je travaille tout le temps, week-end compris. Ça dépend de lenfance et de la jeunesse mais moi depuis lâge de 13 ans, samedis, dimanches, vacances je faisais 2 à 3 heures de piano tous les jours et de 16 à 19 jen faisais 5 à 1277 par jour. Après jétais comédienne, donc le dimanche et les week ends je connaissais pas. Là je suis à peu près à 800 jours de la retraite, avec des droits ouverts au chômage… Je crois que je suis au bout de mes peines.

Ces situations mettent en évidence les ressources qui permettent ou non les utilisations des allocations chômage comme mode de rémunération banalisé. Pour les portés de ce groupe, les indemnités chômage restent ainsi une possibilité, mais ne sont pas activées faute dune visibilité et/ou dun revenu suffisant(s). Cest donc la capacité à nouer des relations avec des clients, et la faculté à anticiper les réussites ou échecs en la matière, qui sépare les portés de ce groupe de ceux du précédent. Outre labsence de visibilité de long terme sur son activité, dautres ressources viennent tenir à distance la mobilisation des allocations, et notamment la maîtrise déléments juridiques leur permettant danticiper leurs droits et dy avoir accès. Lambiguïté qui entoure lutilisation possible des allocations chômage pour les portés transparaît bien à travers le cas de David, un porté américain de 52 ans, arrivé en France à lâge de 25 ans et qui, après un licenciement dun groupe de presse dans lequel il travaillait depuis 8 ans comme chargé de marketing, exerce la profession de « consultant en tourisme » :

D : Le désavantage cest que jai pas de chômage. Si ça sarrête du jour au lendemain je touche pas le chômage.

E : Pas douverture de droits au chômage ?

D : Javoue que je comprends pas exactement, mais cest pas le même chômage que quelquun qui… Parce que quand je suis sur des petites missions ponctuelles ça se cumule pas de la même manière que 5 ans ou 10 ans au sein dune entreprise. Donc soit on touche pas soit on touche moins, je sais pas exactement… 

Alors que le portage salarial lui offre la possibilité de bénéficier des allocations chômage, la complexité de cette forme demploi rend pour David sa propre situation difficilement lisible. Entre des cotisations intermittentes et lincertitude sur ses propres droits, ce dernier construit son activité sans tenir compte de la possibilité de bénéficier des allocations. Certaines entreprises de portage semblent ainsi tirer parti dun flou qui leur permet de proposer un statut sécurisé car donnant accès à la redistribution permise par le « salaire socialisé » (Friot, 1998) alors que celle-ci reste incertaine pour beaucoup. Dans un autre cas rencontré, 128cest Martine, une psychopraticienne de 58 ans22, liée par un CDI à son entreprise de portage, qui ne peut bénéficier des allocations chômage car son entreprise refuse de la licencier ou de signer avec elle une rupture conventionnelle. Alors quelle avait en partie bâti son choix du portage sur la possibilité de bénéficier des allocations chômage, Martine se retrouve salariée mais sans clients ni revenus.

III.4. Quand le compte se vide :
de lindemnisation à lassistance

Les cas de désaffiliation montrent enfin les limites dune forme demploi qui ne permet de sécuriser les parcours quà la condition de recharger régulièrement ses droits. La dualisation de la sécurité sociale sincarne ainsi dans le passage de lassurance à lassistance qui accompagne la fin des droits au chômage. Au sein de la population denquête, quatre portés (trois femmes et un homme), qui disposent de faibles salaires et ont des difficultés à trouver des clients, nont ainsi plus droit aux allocations chômage et articulent au revenu de leur travail différentes formes dassistance ou de solidarité, que ce soit le revenu de solidarité active (RSA), lallocation de solidarité spécifique (ASS) ou des ressources familiales. Cest la situation que rencontre Amélie, 42 ans. Diplômée dun BTS tourisme, elle travaille au sein dune entreprise événementielle, dabord comme assistante de production, puis en tant que responsable de budget. Elle accède, grâce à son ancienneté, à un poste de responsable de voyage qui traduit une ascension tant matérielle (elle gagne alors 3000€ mensuels nets) que symbolique (elle bénéficie dun statut cadre). La charge de travail demandée, les modes de management quelle considère trop peu humains, ainsi que la fatigue induite par le quotidien de son travail (beaucoup de temps passé en avion), la conduisent à négocier une rupture conventionnelle. Elle rejoint ainsi une entreprise de portage pour « entretenir et développer son réseau » et tenter de vendre une offre de service en tant que « Chief happiness officer23 ». Ce repositionnement professionnel est, pour Amélie, synonyme de précarité : quatre ans après avoir quitté son entreprise, elle ne parvient pas à réaliser de missions malgré un gros travail de prospection (envoi 129de 7000 mails). Seul un CDD de 6 mois qui lui aura permis de cotiser à nouveau, mais elle arrive un jour en fin de droits. Pour les portés qui, comme elle, peinent à obtenir des missions et à remplir leur « compte dindemnités chômage », la dégradation du salaire connaît ainsi plusieurs étapes dont la dernière est la fin des indemnités et le passage de lassurance vers lassistance, quelle soit publique ou familiale.

En passant au chômage, jai perdu 1000 euros dun coup la première année. Je suis passée de 3000 euros à 1800. Ça fait déjà un peu bizarre, mais bon jarrivais encore à vivre. Jhabitais un petit studio que javais fait exprès de le garder. Ensuite ça a été la descente aux enfers par rapport au salaire :

Aujourdhui je gagne… ça sappelle laide à la solidarité spécifique. Je ne touche même pas le RSA. Parce que jai travaillé je touche cette aide qui est à hauteur de 16€25 par jour. Donc cest mon salaire pour survivre. Jai des économies tu te doutes bien. Jutilise cet argent à bon escient en me disant quen cas de coup dur je garde ma liberté.

La transition, brutale en termes de perte de salaire, rend visible à quel point la sécurisation du parcours dAmélie sappuie sur les institutions du salariat. Dabord salariée, ce sont par ses cotisations que sont financées ses deux années de chômage. Lorsquelle bascule dans lassistance, ce sont les économies de sa période de salariat qui lui permettent de payer son loyer. Ces éléments lattachent au salariat et expliquent la préférence pour le portage par rapport à dautres statuts.

Tout le monde me dit : « oui auto-entrepreneur tu payerais moins cher »…

Je me dis je préfère avoir cette sécurité où jai quelquun qui sera là. Et en contrepartie tu gardes tous tes avantages de salarié… Cest un bon compromis.

Malgré le passage de lassurance à lassistance, Amélie met en avant la sécurité apportée par le statut à deux niveaux : le premier est laccompagnement administratif et symbolique fourni par lentreprise de portage. Dans un contexte de précarité, la solitude de lautoentrepreneur linquiète et lentreprise de portage représente une forme de collectif à laquelle elle demeure attachée. Le second consiste en son statut de salariée, ce qui peut sembler paradoxal tant quelle nobtient pas de salaire et ne cotise pas. Mais en dépit de sa désaffiliation, le fait de rester dans le périmètre du salariat constitue pour elle lespoir dune réaffiliation qui lui permettrait de sécuriser son parcours par les indemnités chômage. Larticulation entre revenus du chômage et assistance devient donc un 130enjeu central pour les portés de ce groupe. Pour Amélie, une autre portée de 42 ans exerçant le métier de sophrologue en portage salarial dans le nord de la France, le basculement vers les revenus de lassistance est vécu comme un processus violent :

Je peux redemander lASS24 mais à un moment javais été à Pôle Emploi et ils mavaient dit que ce serait plus intéressant pour moi de demander lAS. En fait jai plus le RSA socle, jai le RSA activité, pour les travailleurs pauvres qui ont une activité mais une allocation pour compléter. Donc jai une partie fixe qui correspond à mes allocations familiales. Je dois avoir 160€ fixes par mois et le RSA qui vient complémenter… Là ce mois-ci ils mont dit au vu de votre chiffre daffaires vous naurez rien pour les trois prochains mois. Mais cest dur à vivre, jai du mal à assumer dêtre au RSA, il y a tellement une mauvaise image. Et je me dis avec le nombre dheures que je fais je suis vraiment con de continuer à travailler…

Bien quils bénéficient du statut de salariés, ces portés sen distinguent donc par le stigmate de lassistanat qui pèse sur eux, et qui permet de mesurer lécart symbolique, ainsi que matériel, quil y a à compléter son salaire par un revenu de solidarité financé par limpôt plutôt que par une allocation financée par la cotisation. Ils constituent ainsi une forme dinfra-salariat qui apparaît clairement lorsquest évoquée laffiliation à une mutuelle :

Moi jarrive pas à me sortir de la CMU, parce quil me faut 169h pour basculer sur le régime général. 169h de salariat sur trois mois pour prétendre au régime sécurité sociale classique. Et jai beau faire des heures, cest des heures par ci par là, jarrive jamais à ces 169h.

Rattachés au salariat par le portage, ces travailleurs ne sont en réalité que des salariés partiels, puisque leur trop faible temps de travail ne leur permet pas de bénéficier des protections qui ont contribué à leur faire choisir le salariat. La réinscription dans le circuit de lindemnisation et du régime général de protection sociale devient alors un horizon à atteindre pour retrouver un accès à des ressources socialisées auxquelles ces travailleurs contribuent.

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Conclusion

Situé au carrefour du salariat et du travail indépendant, le portage salarial montre la façon dont se recomposent les institutions qui participent de la relation salariale et invite à réinterroger les catégories demployeur, de salarié et de salaire. Lanalyse des droits aux allocations chômage dans cette configuration demploi est un bon moyen dappréhender ces transformations dans un contexte de discontinuité de lemploi. La présence dun acteur privé à but lucratif, dont une des principales prérogatives est la transformation du chiffre daffaires en salaire, donne à voir les réappropriations du dispositif et les stratégies de commercialisation de la protection sociale qui en découlent. Débarrassées des obligations traditionnelles de lemployeur (donner du travail à ses salariés, contrôler et surveiller son activité), les entreprises de portage salarial se présentent ainsi comme un rouage qui permet aux rapports marchands entre travailleur et client de se développer « librement », cest-à-dire sans se préoccuper de la question du cadre dans lequel léchange sinscrit. Contrairement à ce que prévoit le principe dindisponibilité du contrat de travail, le statut de salarié devient une condition qui se décrète, ou plutôt un bien qui sachète auprès dentreprises. Ces dernières vendent ainsi un système de protection dont elles valorisent la puissance sécurisatrice, et deviennent les défenseuses dun « salariat sans subordination » pour lequel on trouve récemment plusieurs plaidoyers25. Il sagit ainsi daffirmer lexistence dun travailleur actif et autonome à qui est laissée la possibilité daccéder aux protections du salariat. Lextension des règles et institutions du salariat à des sphères qui en étaient jusquici tenues éloignées pose question. Ce processus permet-il détendre lespace de la sécurité sociale et de sécuriser des parcours professionnels marqués par la discontinuité ? À travers les usages de lassurance chômage développés dans le cadre du portage salarial, larticle montre que cette organisation du rapport salarial renforce des stratégies de détournement de la protection sociale ainsi que des réappropriations individuelles du salaire socialisé (Friot, 1999) bâti autour de la cotisation.

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Les modes de présentation et dutilisation des allocations chômage faits par les entreprises de portage et les portés conduisent en effet à mettre à distance lidée dune socialisation de la valeur. Une partie des revenus des portés est, il est vrai, affectée à des caisses de sécurité sociale qui ouvrent des possibilités de réallocation de la valeur dont il a pu être montré ce quelle avait de profondément anticapitaliste (Friot, ibid.). Mais les situations présentées dans larticle mettent en évidence que le salaire socialisé est conçu et redistribué par les différentes parties prenantes de la relation de portage comme une forme dinvestissement dont il faut penser la rentabilité. Si elle reste un rouage essentiel de la protection des travailleurs qui connaissent des ruptures dans leur carrière, lassurance chômage saffirme donc dans le même temps comme une prolongation de la répartition de la valeur qui se déploie dans les échanges marchands. Loriginalité du portage salarial est détendre ce mode de fonctionnement au marché des biens et services, sur lesquels les revenus et ressources (entrepreneuriales, financières, juridiques) des travailleurs, défaits des instruments de régulation collective que sont les syndicats, peuvent savérer répartis de façon très hétérogène et inégalitaire. Si cette ouverture de droits parvient donc à adoucir les transitions professionnelles, ce ne sont, en termes matériels, que celles de quelques-uns, et au prix dune redistributivité incertaine voire négative. Cet usage des indemnités chômage va ainsi dans le sens dune dualisation de la protection sociale, saffirmant comme un dispositif hybride entre assurance et épargne davantage quun mécanisme de solidarité.

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1 Formule élaborée par les pouvoirs publics, reprise par exemple dans le rapport présenté par M. François Davy en avril 2012, qui désigne « au sens strict, les garanties données aux salariés licenciés : niveau et durée des indemnités chômage, droit à la formation, etc. ».

2 Ces réflexions forment notamment le cœur du rapport du Haut conseil du financement de la protection sociale : « La protection sociale des non-salariés et son financement », octobre 2016.

3 Référence à la proposition de campagne « détendre la protection contre le chômage aux indépendants, artisans et commerçants » (site Enmarche.fr).

4 Il y aurait beaucoup à dire sur le terme à employer pour qualifier les « salariés portés ». Puisque déterminer celui-ci ne constitue pas lenjeu de cet article, nous utiliserons indifféremment les termes de « travailleur autonome », et de « porté », largement employés par les praticiens du portage eux-mêmes ainsi que les pouvoirs publics.

5 Chiffres donnés par le PEPS, le syndicat rassemblant la majorité des entreprises de portage salarial.

6 Et en premier lieu le célèbre arrêt Société Générale : Cour de Cassation, Chambre sociale, 13 novembre 1996, 94-13.187.

7 Ordonnance no 2015-380 du 2 avril 2015 relative au portage salarial. La convention collective de branche des salariés du portage salarial, signée fin 2016 et effective à partir du 1er juillet 2017, précise quant à elle que le salarié porté doit disposer dune qualification professionnelle de niveau III (cest-à-dire dun bac+2) ou dune expérience significative dau moins trois ans dans le même secteur. Il sadresse donc à un public plutôt qualifié et expérimenté.

8 Les profils et caractéristiques des portés sont détaillés dans la troisième partie de larticle.

9 Entretien avec Jean-Loup Guibert, fondateur de lAVARAP et dune des premières entreprises de portage, octobre 2015.

10 Dont une recension des argumentaires est présente dans Darbus (2013).

11 http://www.guideduportage.com/front/img/arret-decembre-2009-portage-salarial.pdf

12 Signé par CGT, CFE-CGC, CFDT, CFTC, et le Prisme, syndicat patronal de la branche intérim.

13 https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000025964010

14 http://www.portageo.fr/documents/unedic-2015-10

15 Constituées en syndicat à travers le PEPS.

16 Les modalités de ces activations, et la façon dont elles sont mises en œuvre par les portés, sont décrites dans la partie suivante.

17 Seront ici volontairement tenus à distance les éléments relatifs aux configurations conjugales, dont les agencements avec le portage salarial sont traités ailleurs, notamment dans Louvion (2017).

18 Pour dissiper demblée toute interrogation susceptible de naître face à cette appellation, précisons que cette formule est celle dune enquêtée et que son sens apparaîtra au cours du développement.

19 Chiffres fournis par le PEPS, syndicat des Professionnels de lEmploi en Portage Salarial.

20 En vertu de la règle permettant, pour les travailleurs trouvant un emploi moins bien rémunéré que leurs allocations chômage potentielles, de cumuler leur salaire avec une partie des allocations chômage auxquelles ils auraient droit. Ce mécanisme présente ainsi lavantage déconomiser des droits et de prolonger la période durant laquelle il est possible dêtre indemnisé.

21 Ceci est rendu possible par le fait que lUnedic considère la fin dun contrat en CDD, contrairement à la démission, ouvre droit aux allocations chômage.

22 Ce cas est détaillé dans un article publié antérieurement (Louvion, 2017).

23 Elle décrit ce travail comme visant à rétablir le bien-être des salariés au sein de lentreprise, autour dévénements et dateliers favorisant la communication interne.

24 Aide de solidarité spécifique.

25 Dont celui de Danièle Linhart dans le numéro du Monde Diplomatique de juin 2017.