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Classiques Garnier

Une autre idée de l’économie ? Les représentations économiques des acteurs de l’ESS face à l’emploi

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2017, n° 2
    . Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations
  • Auteur : Rodet (Diane)
  • Résumé : Cet article questionne l’affirmation selon laquelle l’ESS se caractériserait par des représentations économiques inédites et potentiellement subversives de l’économie dominante. À partir d’une enquête sur le recrutement dans l’ESS à Lyon, il met au jour les représentations mobilisées par les individus recrutant dans ce secteur, concernant les critères de choix d’un(e) bon(ne) candidat(e) ou encore les conditions d’emploi offertes. Il s’interroge enfin sur l’origine de ces représentations.
  • Pages : 131 à 163
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406080626
  • ISBN : 978-2-406-08062-6
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0131
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/05/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Économie sociale et solidaire, recrutement, représentations, emploi, marché du travail
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Une autre idée de léconomie ?

Les représentations économiques
des acteurs de lESS face à lemploi

Diane Rodet

CMW – Université Lumière Lyon 2

Le secteur dit de léconomie sociale et solidaire (ESS) semble avoir particulièrement bien résisté à la crise déclenchée en 2007 (Demoustier et Colletis, 2012). Cet univers se compose dorganisations rassemblées sous ce terme à partir de la fin des années 1970, par des acteurs politiques et académiques, en raison de la volonté (réelle ou supposée) de leurs fondateurs de se démarquer des secteurs privé lucratif et public (Rodet, 2017). Ces structures affirment en particulier privilégier dautres objectifs que le profit, telles que le lien social ou lécologie notamment, et mettre en œuvre une économie « au service des personnes » plutôt que du capital. Cet univers est ainsi souvent présenté comme « alternatif », fondé sur des pratiques et valeurs originales.

Si la cohérence entre lutopie portée par ces organisations et leurs pratiques est interrogée (Hély et Moulévrier, 2013 ; Darbus, 2014), la singularité des valeurs qui y circulent est en revanche rarement questionnée, et davantage considérée comme un allant de soi. La résistance de ce secteur à la dernière crise paraît conforter cette idée. La faillite de secteurs dominants a en effet déstabilisé les croyances économiques majoritaires (Lebaron, 2009). La vitalité dautres secteurs tels lESS, pourrait ainsi à linverse conforter la mobilisation de représentations économiques distinctes. LESS apparaitrait à même de fournir des croyances alternatives susceptibles de fonder un nouvel ordre économique. Quen est-il en réalité ? Est-il possible de déceler dans un secteur résistant à la crise, tel que lESS, des représentations singulières de léconomie ?

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Le terme de représentations économiques renvoie ici à des images, propositions et interprétations concernant lenvironnement économique. Celles-ci structurent laction des acteurs sociaux, de même quelles participent à leur compréhension de laction des autres. Il sagit dun savoir commun à un groupe, « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction dune réalité commune à un ensemble social ou culturel » (Jodelet et al., 1994, p. 36-37). Ces représentations peuvent concerner des niveaux de réalité très différents : les acteurs économiques eux-mêmes (Rodet, 2013), lentreprise (Boussard et Dujarier, 2014), le secteur ou le marché du travail local (Lima, 2014) ou encore léconomie globale (Lebaron, 2010).

La tradition durkheimienne de lanalyse des faits économiques distingue de plus des représentations sociales « spontanées », découlant du fonctionnement ordinaire de lactivité économique, et des représentations « construites » par des institutions et organisations porteuses de savoirs économiques. Des « effets de théorie » seraient la source dun passage du second niveau au premier, dans la mesure où la théorie économique, en se diffusant, modifierait les cadres avec lesquels les individus perçoivent le monde économique (Steiner, 2008). Sinterroger sur les représentations économiques des acteurs revient ainsi à se demander dune part quelles sont celles qui fondent leurs pratiques et dautre part comment sarticulent représentations spontanées et construites. Autrement dit, linterrogation porte également sur le rôle de différents canaux de transmission possibles des représentations économiques au sein de la population, quil sagisse de la famille, de lécole, des médias, ou encore des experts ou des catégories de la statistique publique (Lima, 2016).

Lobjet de cet article est danalyser les représentations de léconomie dont sont chargées les pratiques de lESS et de questionner leur caractère inédit, voire subversif vis-à-vis de léconomie dominante, à partir des situations de recrutement. Cet objet permet de saisir des représentations non pas à travers des dispositifs ou des discours réflexifs, mais le plus possible « en contexte daction », cest-à-dire mobilisées autour dune situation et dun enjeu concrets. On se demandera si les représentations mobilisées sont susceptibles de conduire à des pratiques alternatives de recrutement à des fins de transformation sociale : valorisation de critères inédits pour le choix des candidats ou représentations originales du marché de lemploi concerné, conduisant à embaucher des profils inhabituels.

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Contribuant à la réflexion sociologique sur les représentations économiques qui fondent les pratiques, cet article sinscrit dans la lignée des recherches visant une meilleure connaissance empirique de lESS, à distance des mythes qui lentourent (Hély et Moulévrier, 2013 ; Darbus, 2014 ; Rodet, 2013). Il propose une contribution à la sociologie du travail et de lemploi de ce secteur (Hély et Simonet, 2008 ; Darbus et Hély, 2010 ; Cotin-Marx, Grisoni et al., 2015). Cet article sappuie pour cela sur une enquête de terrain à Lyon, sur le recrutement dans lESS (voir encadré méthodologique). Les représentations économiques mobilisées par les recruteurs y sont analysées à différents niveaux : concernant les demandeurs demploi, à partir de limage quils se forgent du bon candidat, mais également concernant leur secteur (lESS) ou sous-secteur (la culture, lenfance, linsertion…) comme marché de lemploi.

On montrera tout dabord que les représentations de ce quest un bon candidat à lemploi articulent expérience professionnelle et savoir-être. On sintéressera ensuite aux représentations ambivalentes que les salariés de lESS ont de lunivers dans lequel ils évoluent, et à limpact que cela a sur le recrutement. Il sagira enfin de sinterroger sur les sources de ces représentations intégrées par des personnes nayant jamais été formées spécifiquement à la gestion des ressources humaines.

méthodologie

Le terrain sur lequel repose cet article est celui de léconomie sociale et solidaire en Rhône-Alpes. Lenquête a comporté des observations et des entretiens. Des évènements consacrés à lemploi, à destination des professionnels de lESS ont été observés (laccès au terrain a été rendu possible par la Chambre régionale déconomie sociale et solidaire – CRESS Rhône-Alpes) : le Forum de lemploi en ESS Rhône-Alpes (novembre 2016), une demi journée de formation à destination des accompagnateurs de PMAE (petites et moyennes associations employeurs) organisée par lARACT Rhône-Alpes (« ARAVIS ») et la CRESS (février 2016). Des organisations relevant de différents statuts juridiques étaient présentes lors de ces évènements : associations, coopératives, mutuelles, entreprises conventionnelles.

14 entretiens semi-directifs ont été menés avec des recruteurs de lESS. Ces derniers ont été contactés suite au dépôt dune offre demploi 134par leur structure sur le site de recrutement en ligne « Rhône-Alpes solidaire » en janvier 2016. Ces structures (anonymisées) sont présentées ci-dessous. Il sagit presquuniquement dassociations (9), seule lune dentre elles est une SARL. Cette disproportion est liée au mode de recrutement via le site mentionné plus tôt. Elle reflète néanmoins le fait que les associations sont les principales employeuses de lESS1. Les entretiens ont été réalisés chaque fois avec une ou deux personnes en charge du dernier recrutement, et figurant entre parenthèses.

Maisons de lenfance « A » et « B », associations ayant pour activité la garde et la prise en charge denfants sur le temps extra-scolaire (Dirigeante et dirigeant respectifs),

Le Théâtre Polyvalent : association de création et diffusion de spectacles, mise à disposition de locaux (salariée, dirigeant),

Lassociation Agrippine : pratique et diffusion audiovisuelle, promotion de cinéma indépendant, organisation de festivals (deux salariées),

LAssociation Équitable : importation et vente de produits divers issus du commerce équitable (bénévole),

LEntreprise Bio-équitable : boutique de produits biologiques et équitables, en SARL (gérant),

Lassociation de promotion de la langue française « Francophonies » (directrice),

Lassociation de création et diffusion de logiciels libres « Libres-Logiciels » (salariée, dirigeant),

Lassociation dInsertion par lActivité Économique (IAE) « Insertion-menuiserie » (salarié, directrice des ressources humaines),

Une régie de quartier : association dIAE consacrée à lentretien et la rénovation dun quartier (salariée).

Le guide dentretien portait sur la dernière expérience de recrutement, les méthodes utilisées dans cette situation et de façon générale, 135les critères mobilisés lors du tri des CV et de lentretien. Des questions traitaient également du contexte économique général et plus particulièrement de la situation de lemploi dans le secteur concerné. Le guide comportait enfin des questions portant sur les sources dinformation mobilisées par lenquêté, sa formation et sa trajectoire professionnelle, ainsi que son origine sociale.

I. LES REPRÉSENTATIONS DU BON CANDIDAT :
EXPÉRIENCE PROFESSIONNELLE ET SAVOIR-ÊTRE

En matière de recrutement, les acteurs sociaux de lESS font tout autant état de leurs difficultés que ceux des autres secteurs (Marchal, 2015). Parler de recrutement renvoie dabord et avant tout pour les recruteurs interrogés à présenter la quête du ou de la futur(e) recruté(e) comme une gageure. La première représentation économique mobilisée par les enquêtés (en termes temporels mais aussi dimportance subjective accordée) est ainsi celle du ou de la bon(ne) candidat(e), si difficile à trouver. Cette figure incarne les critères de choix mobilisés tout au long du processus. Le cadre général du déroulement des recrutements sera présenté avant danalyser les critères utilisés pour départager les candidats.

I.1. Un sujet sensible traité par des salariés polyvalents

I.1.1. Les embarras des recruteurs de lESS

Le recrutement est un sujet délicat. Les structures contactées ont toutes moins de 10 salariés, à lexception de la régie de quartier (36) et dInsertion-menuiserie (285) : aucune, mise à part cette dernière, na de service ou de personne consacrée aux ressources humaines2. Le recrutement est une tâche venant sajouter au travail habituel de personnes qui nont pas été formées pour cela et en ont peu lexpérience. Chargée de production depuis trois ans et demi au Théâtre Agrippine, Claire a 136déjà effectué plusieurs recrutements. Loffre à propos de laquelle je la contacte concerne un poste de chargé(e) de diffusion pour lequel quatre personnes se sont succédé depuis son arrivée. Ce « turnover de folie », selon ses mots, constitue « un gros point sensible » pour la structure. Loffre déposée nattire que peu de candidatures : une trentaine depuis un mois et demi, dont la moitié daprès elle « nont vraiment rien à voir » en termes de profil. De façon générale, les enquêtés évoquent le fait que le ou la candidat(e) recherché(e) est rare, et emploient souvent le terme de « mouton à cinq pattes » pour signifier la difficulté ressentie.

Il sagit en effet dattirer des candidats qualifiés et expérimentés (ces dimensions seront développées plus bas) acceptant des conditions demploi précaires et/ou un faible niveau de revenu. Les postes proposés par les associations rencontrées dans le cadre de leur dernière embauche (sujet proposé en entretien) concernent en grande majorité des employés ou des cadres. Il sagit par exemple de postes d« encadrant technique dinsertion » (Insertion-menuiserie), de « chargé de diffusion » (vente de spectacle, Théâtre Polyvalent), de « chargé de projets culturels et de communication » (Francophonies), ou encore de directeur (Maison de lenfance A). Un recensement chiffré des types de contrats proposés ne serait pas possible, dans la mesure où les entretiens ont toujours fini par porter sur de multiples situations de recrutement. Il est néanmoins possible de souligner que les contrats évoqués sont en très grande majorité des contrats aidés (CAE-CUI3, emplois davenir4) et/ou à temps partiels. Le poste de chargée de communication proposé par Agrippine est par exemple un CAE de 22h hebdomadaires sur douze mois, au SMIC horaire. Les rares postes proposés en CDI sont également rémunérés au SMIC horaire : lassociation équitable recrute pour un CDD de 27h par semaine au SMIC ; le Théâtre Polyvalent pour un CDI à plein temps pour la même rémunération tout en privilégiant les candidats éligibles CUI. Aucune des offres mentionnées par les enquêtés ne cumule toutes les caractéristiques dun emploi « typique » de la société salariale (Castel, 1995).

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I.1.2. Canaux de recrutement utilisés : sites internet et réseau

Ces organisations ont recours à des méthodes et canaux de recrutement classiques pour des entreprises de taille moyenne (Marchal, 2015)5. Un(e) salarié(e) ou deux sont en charge de la rédaction dune fiche de poste, de loffre demploi correspondante, puis de sa diffusion. Celle-ci seffectue avant tout par internet : via une liste mail professionnelle (celle des dirigeants de maison de lenfance, par exemple), et/ou des sites de recrutement spécialisés. Il sagit bien sûr du site par lequel les enquêtés ont été contactés, « Rhône-Alpes Solidaires », mais plus souvent encore dun site spécialisé dans un sous-secteur particulier. Les membres des deux théâtres contactés ont ainsi recours régulièrement au site régional « La Nacre », spécialisé dans le domaine culturel. Le regard porté sur Pôle emploi ne diffère pas de ce que dautres enquêtes ont déjà pu montrer : linstitution est jugée par tous trop généraliste, inefficace (Marchal, 2015 ; Larquier et Rieucau, 2014). Les candidats postulant par ce biais paraissent trop éloignés du profil recherché voire complètement en décalage avec les attentes de la structure. Ouvrant un marché de lemploi plus large que ne le permettent les sites internet spécialisés ou le réseau (Larquier et Rieucau 2014), Pôle emploi napparaît comme voie dembauche usuelle que pour le recrutement de salariés en insertion (régie de quartier, Insertion-menuiserie).

Caractéristique des modes de mise en relation des petits établissements, dautant plus que les conditions demploi proposées sont atypiques (Bessy et Marchal, 2009), le réseau personnel est fréquemment mobilisé, bien que rarement cité en première intention. Charles (gérant de la boutique bio-équitable) indique que sa première salariée nétait autre quune amie proche de sa compagne. Un recrutement ultérieur a été effectué via une annonce passée sur le réseau social « facebook ». Les enquêtés ont souvent obtenu leur propre emploi en passant dune manière ou dune autre par leurs connaissances. Cest le cas de Claire (Agrippine), qui souligne limportance de ce mode de mise en relation, tout en ayant pourtant placé loffre demploi dont elle a la charge sur plusieurs sites internet :

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DR : – Si vous deviez dire à un proche comment on fait pour se faire recruter dans votre secteur aujourdhui vous diriez quoi ?

– Ça se fait par le réseau.

Les modes de mise en relation mentionnés en priorité renvoient aux réseaux professionnels et contacts personnalisés, comme cela a pu être montré également dans le cas des Scop (Juban, Charmettant, Magne, 2015).

En dépit de limportance accordée au réseau personnel, la plupart des enquêtés diffusent leurs offres demploi et sattachent à faire le tri entre les nombreuses candidatures reçues selon des critères établis. Sintéresser à ces derniers permet danalyser les représentations quont les recruteurs des qualités nécessaires pour occuper un poste, et les processus dattribution de valeur aux candidats. Le ou la bon(ne) recru(e) pour les enquêtés renvoie à lunanimité à une personne ayant à la fois lexpérience la plus proche possible de lemploi pour lequel elle postule et certains savoir-être.

I.2. Expérience exigée :
avoir des « compétences » professionnelles

Lexpérience dans un poste comparable arrive en tête des critères de choix au moment du tri des CV. LESS suit ainsi une tendance générale à accorder plus dimportance à lexpérience dans le monde du travail. Selon É. Marchal (2015), la part des annonces demploi exigeant de lexpérience a été multipliée par 5 entre 1960 et les années 2000. Responsable RH dInsertion-menuiserie, Christelle explique que cest la première chose à laquelle elle fait attention sur un CV :

Pour moi cest lexpérience. Oui, je vais regarder : les dates, sil y a des trous, est-ce que le titre du CV correspond à ce que je recherche en termes de poste, de compétences, est-ce que les intitulés des expériences correspondent bien.

Lexpérience renvoie pour les enquêtés à un gage de « compétences professionnelles ». Le mot de compétences, très récurrent, désigne pour ces derniers la capacité à remplir les tâches requises par le poste, par opposition à celle de sentendre avec léquipe, ou de comprendre le projet global de la structure. Il correspond le plus souvent à des savoir-faire précis, techniques : pouvoir rédiger une fiche de paye, faire la comptabilité, démarcher des partenaires… Fabienne, dirigeante de la Maison de lenfance B explique ainsi :

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La compétence, ça va être la technicité du poste. La personne va être capable de monter un projet danimation sur une semaine incluant hébergement, constitution déquipe, projet pédagogique, recrutement des professionnels, recrutement des enfants, organisation.

Très rarement attribuées au diplôme, ces « compétences » assimilées à des savoir-faire sont présentées comme acquises par lexpérience. Il serait donc également possible de les perdre, si elles ne sont pas mises en pratique, comme le précise Mélanie (Théâtre Polyvalent) :

Plus le temps passe, plus le dernier poste quon avait eu perd en pertinence, on perd en compétence.

Rechercher des candidats ayant lexpérience la plus proche possible du poste proposé renvoie à une représentation des compétences attendues comme non transférables entre une activité et une autre (Marchal, 2015). Cette croyance désincite louverture de lembauche à un vivier de candidats aux profils inhabituels pour la structure, ou ayant eu des trajectoires professionnelles irrégulières.

Dans des cas plus rares, les « compétences » peuvent faire référence à des savoir-être liés aux tâches à accomplir. Chargée de production de théâtre, Claire indique que le fait de ne pas être timide rentre dans les compétences exigées pour être « chargé de diffusion », cest-à-dire vendre des spectacles :

Quelquun qui dans sa manière de sexprimer ne correspondrait pas aux compétences nécessaires pour le poste, quelquun qui serait excessivement timide etc., bah pour faire des relations publiques ou de la diffusion ça va être compliqué.

Lemploi du terme « compétences » comme représentation de ce que doit posséder un bon candidat, rappelle une représentation construite par les sciences humaines depuis une quarantaine dannées pour débattre de ce qui est attendu des travailleurs. Son utilisation ne correspond pourtant pas exactement à lusage académique qui en est fait lorsquil est question dopposer qualifications et compétences (Zarifian, 1988). Développée dans les années 1980 la littérature sur ces dernières met au jour limportance de plus en plus souvent accordée dans lemploi aux « savoir sociaux » ou « tacites ». Premier accord important fondé sur la 140logique de la compétence, laccord ACAP 2000 (Accord sur la conduite de lActivité professionnelle) de 1990, signé dans la sidérurgie, définit les compétences comme des « savoir-faire opérationnels validés ». Il marque la progression de lidée que les compétences incluent non seulement des savoir et des savoir-faire, mais également des savoir-être (Tallard, 2001 ; Stroobants, 2003). Lenquête menée témoigne à linverse de lutilisation du terme pour désigner avant tout des savoir-faire acquis par expérience et requis par un poste. On observe un décalage entre représentations indigènes et officielles, témoignant à la fois de la diffusion de ces dernières et de leur réappropriation par les acteurs (Demazière et Dubar, 1997). Au sein des représentations indigènes, les compétences sopposent même à la plupart des savoir-être.

I.3. De multiples savoir-être
et linjonction à « être soi-même »

Bien que jugées indispensables, ces compétences ne sont pas suffisantes et sont considérées comme peu importantes au regard des « savoir-être » dont témoignent les candidats et du « ressenti » que peuvent en avoir les recruteurs. Le plus souvent considérés comme innés, les savoir-être contrastent avec les « compétences » acquises sur le tas, grâce à lexpérience professionnelle ou au « bon sens ». Fabienne (Maison de lEnfance B) désigne les savoir-être comme la « qualité » de lindividu :

Dans la qualité, on va plus voir lattitude professionnelle de la personne ; alors que, dans la compétence, on va plus voir objectivement ce que cette personne sait faire. (…) Et cest ce que je vous expliquais tout à lheure, une personne qui a certaines qualités, on pourra la faire grandir en compétences. (…) Si la personne a des compétences extraordinaires mais quelle est absolument ni dans la communication, ni dans la bienveillance, ni dans la qualité, ni dans lengagement de ce quon lui demande, on ny arrivera jamais.

Les critères décisifs mis en avant par les enquêtés pour recruter renvoient à des attitudes quils définissent avec difficulté. Ces attributs renvoient à des qualités de contact, caractéristiques du recrutement des employés et des cadres, ainsi quà la notion de « personnalité », dont on sait que limportance augmente avec léchelle des CSP (Marchal, 2015). Il sagit en effet pour les enquêtés, de trouver quelquun ayant un « caractère », une « personnalité », pouvant déjà transparaître dans 141la lettre de motivation mais plus aisément décelable lors de lentretien. À propos de ce quils recherchent lors de cette entrevue, les recruteurs évoquent le « ressenti » (Christelle), le « feeling » (Laurent, Pauline), l« humain » (Claire, Mélanie), la « rencontre » (Laurent)…

Ce savoir-être est dune part celui qui conviendrait à léquipe salariée et bénévole. Le fait de pouvoir sentendre avec les autres est associé par les enquêtés à la taille restreinte de leur équipe : 5 personnes environ pour la plupart (à lexception dInsertion-menuiserie déjà évoquée et de Libres-logiciels qui emploie dix personnes).

Mais ces savoir-être sont dautre part également associés au poste proposé. Claire (Agrippine) relativise ainsi le fait que le travail proposé soit peu attractif comme elle vient pourtant de le suggérer, en indiquant quil correspond à un « caractère » :

Je pense que la diffusion cest une vocation ou cest un caractère en fait, faut aimer négocier, faut aimer…la vente, aimer être commercial. (…) Je pense que ça souffre dun préjugé de « pas sexy », après je suis convaincue que cest une question de caractère. Quelquun qui…aime se mettre des défis, qui aime challenger, enfin cest des postes qui sont super intéressants.

Le fait de passer par le réseau de connaissances « rassure » quant aux savoir-être difficilement identifiables via le CV ou lentretien :

Les recommandations, le réseau personnel, comptent parce que justement, encore une fois, (…) quand on est une petite structure, on peut pas prendre trop de risques au niveau humain. (Pauline, Francophonies)

Ces savoir-être renvoient encore à des comportements dordre très général (ni propres à un poste, ni propres à une équipe salariée particulière) et socialement distinctifs : être à lheure à un rendez vous, « bien » se tenir, droit sur sa chaise, « bien » sexprimer, « bien » présenter son CV, ne pas faire de fautes dorthographe. À la question de savoir ce qui est rédhibitoire lors de lentretien Laurent (Maison de lenfance A) répond presquimmédiatement « le fait dêtre en retard et de ne pas prévenir ».

Enfin, parmi les savoir-être considérés comme décisifs, figurent la motivation et lintérêt des candidats pour lorganisation. Le partage des valeurs et du projet de celle-ci parait incontournable. Mélanie (Théâtre Polyvalent) explique ainsi avoir renoncé, en accord avec ses collègues, à une candidate « parfaite sur tous les plans », sauf sur celui du « partage 142des valeurs ». Lurgence dans laquelle se déroulait ce recrutement na pas suffi à minimiser ce point dachoppement. Laurent (Maison de lenfance A) présente cet aspect comme un savoir dordre général : 

On peut avoir une personne qui est très compétente mais qui na pas forcément la motivation pour lassociation.

Pour Pierre (Insertion-menuiserie) également, les candidats doivent montrer leur motivation, dans la lettre accompagnant le CV et pendant lentretien. Comme de précédents travaux lont montré pour le monde associatif, le fait davoir été bénévole est vu comme un indice de cette motivation et constitue une étape vers le recrutement (Hély et Simonet, 2008).

Ces savoir-être sont à la fois considérés comme cruciaux et peu susceptibles dévoluer car en grande partie innés. Une majorité des enquêtés en conclut donc que le conseil fondamental à donner aux candidats serait « dêtre eux-mêmes » en entretien. Il nexiste pour Laurent (Maison de lenfance A) pas de « bon candidat » mais seulement une « bonne rencontre ». Claire (Agrippine) parle de lentretien comme dun « rencard amoureux », où le fait de chercher à faire bonne figure ne peut que fausser la suite de la relation. Si lexpérience et les savoir être sont spontanément évoqués, la formation nest quant à elle jamais mentionnée spontanément par les enquêtés quand il leur est demandé sur quoi se fonde leur choix.

I.4. Une formation requise et dénigrée

La représentation quont les enquêtés des « bons » candidats ne comporte jamais demblée un niveau de formation. Il est possible de penser quil sagit dun prérequis tellement entendu quil na pas besoin dêtre évoqué. Cest en partie le cas : le tri des CV comporte des critères en termes de formation. Il sagit bien dun critère pris en compte dans les faits : les salariés de lESS sont particulièrement diplômés (Rodet, 2013). Mais laffirmation du caractère secondaire du diplôme est malgré tout significative. La formation est discréditée : les études ne sont pas envisagées comme une étape permettant aux candidats de convenir au poste. Je demande à Claire (Agrippine) de préciser ce que signifie le fait que ce point nait pas encore été évoqué, après avoir déjà longuement parlé de ce qui importe sur le CV :

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DR : – Ce qui métonne cest que vous ne parlez pas du tout de formation ?

– Moui… cest vrai… je ne regarde pas forcément la formation… (…) La plupart des formations sont très transversales, on touche à tout sans être spécialiste de rien et ce qui va distinguer les profils du coup cest les expériences de stage, cest les expériences professionnelles.

Pour Laurent (Maison de lenfance A), lexpérience est bien plus décisive que la formation dans le choix des candidats :

– Pour le CA [conseil dadministration] avoir soit le diplôme soit lexpérience cest pareil.

DR : – Et pour vous ?

– Ah cest lexpérience ! Le diplôme ne fait rien. Le diplôme nous permet en théorie davoir une compétence, des compétences, mais ça ne veut pas dire quon sera en capacité de les mettre en pratique.

La formation représente en réalité plus un pré-requis quun élément accessoire. Cest dautant plus vrai dans des professions réglementées telles que celles du secteur médico-social, où la loi impose un niveau de diplôme pour accéder à certains postes. La professionnalisation du secteur associatif de façon générale saccompagne également dune élévation des attentes en termes de formation (Dussuet et Lauzannas, 2007). Pierre (Insertion-menuiserie) témoigne du fait que le niveau de formation est malgré tout associé à lacquisition de savoir-faire indispensables :

Aujourdhui jai une problématique sur quelques chefs de service, jen ai un qui est là depuis 25 ans, qui peine sur lécrit, sur de la rédaction de rapports dactivité, sur des choses… qui sont… qui demandent quand même un niveau détudes ou de réflexion, des capacités danalyse, de synthèse, et qui font défaut (…). Ce qui fait que maintenant pour les nouveaux recrutements on est de plus en plus exigeants.

Selon une enquête du Cereq menée en 2008, si les recruteurs utilisent effectivement le diplôme comme signal de « compétence académique minimale », ce signal est cependant insuffisant et sarticule à dautres facteurs tels que la motivation, la façon de sexprimer ou la disponibilité (Moncel, 2008). Les recruteurs rencontrés ne se distinguent ainsi pas dans leur mode de recrutement par une représentation différente des compétences académiques par opposition aux « non académiques » (Duru-Bellat, 2015).

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Si lESS ouvre parfois son recrutement à un marché de lemploi large, ce nest quau sein des structures qui y sont explicitement dédiées (dans linsertion par lactivité économique) et non pour lensemble de ses salariés. Pour lembauche de ces derniers, la croyance dans la force du diplôme et ladhésion à une convention de compétence renvoyant à lexpérience professionnelle ne sont pas susceptibles de conduire à des pratiques de recrutement originales. Limportance accordée à des savoir-être socialement distinctifs vient dautant plus renforcer le recrutement « homogame » entre salariés : surreprésentation des femmes, trentenaires, surdiplômées et issues de milieux relativement favorisés (parents ayant une profession libérale, cadres du secteur public…) (Rodet, 2014 ; Darbus et Hély, 2010). Les exigences en termes de motivation sont par ailleurs à rattacher à la représentation ambivalente quont les salariés rencontrés de leur secteur ou de leur sous-secteur.

II. UN SECTEUR LOIN DE SON IMAGE IDÉALISÉE
ET AUQUEL LES CANDIDATS DEVRAIENT SADAPTER

Les recruteurs de lESS se représentent leur secteur comme un monde du travail et de lemploi particulièrement difficile. Les candidats recherchés apparaissent de ce fait comme des personnes qui ne « sillusionnent pas » sur ce secteur dont ils savent quil nest au fond « pas si différent des autres ». La charge de la coordination pour lemploi revient dans les représentations avant tout aux candidats.

II.1. Un secteur qui ne correspondrait pas
à sa représentation idéalisée

II.1.1. Limpression que les candidats sillusionnent

Lorsquil est question de savoir plus finement quelles qualités sont recherchées chez les candidats, les salariés de lESS évoquent une forme de lucidité sur le secteur. Plusieurs dentre eux affirment que les postulants viennent vers lESS pour de « mauvaises raisons ». Il sagit dun discours concordant avec une tendance générale : les annonces 145demploi incitent de plus en plus les candidats à sinterroger sur leur prétention à postuler depuis les années 1960 (Marchal, 2015). Mais il sagit également dune perception se rapportant à lESS en particulier. Les recruteurs rencontrés déplorent ce quils appréhendent comme une divergence entre limage quen ont les candidats et sa réalité, comme lexplique par exemple Pierre (Insertion-menuiserie) :

Jai (…) des gens arrivent ici et qui se font des illusions sur « léconomie sociale et solidaire », sur le monde associatif, sur le travail, cest le monde des bisounours, où tout est beau…ils ne sont que sur le social et ne voient pas laspect quon a aussi une activité, une production, ici cest la collecte et le tri de meubles en vue de les revendre.

Cette impression que les candidats ne seraient pas « réalistes » se traduit parfois par une représentation négative des générations suivantes. Claire évoque son frère au chômage pendant quelques temps. À la question de savoir ce qui a son avis pouvait expliquer cette situation, celle-ci répond « lidée quun jeune se fait du marché du travail. » et poursuit en le parodiant : « tu comprends jai un master en bio-statistiques etc., donc moi je ne regarde que les offres à partir de 2000 €, cest le salaire minimum avec un master… ». Elle explose dun rire moqueur « ouais ouais ouais ouais tas raison ! ! ! », avant de conclure : « les jeunes ne sont pas du tout du tout préparés à la réalité de lemploi ». Ces discours en disent surtout long sur lintériorisation quont les recruteurs eux-mêmes de la précarité de leur domaine et lexpérience quils en ont eu. Claire dira plus tard dans lentretien :

Cest un milieu qui joue beaucoup sur lhumain, qui met lhumain en avant énormément, alors que ce qui y est de pire cest la gestion de lhumain. Cest utiliser lhumain. En fait. Pour arriver à ses fins. Et je trouve que cest très dur. (…) sous prétexte que cest sympa… quy a pas denjeux économiques… et que… on fait ça pour le plaisir… (…) cest pas un milieu facile je trouve.

Les enquêtés se représentent en effet leur secteur comme un monde du travail peu différent des « autres », voire pire.

II.1.2. Lacceptation de la précarité comme propre au secteur

Limpression dun décalage entre la « réalité » et les représentations que les candidats sen font sapplique à différents niveaux : il sagit 146souvent de lESS ou du secteur associatif, mais il peut sagir également dun secteur dactivité, tel que la culture6 :

Il y a une difficulté, cest aussi justement déconstruire un peu… Les représentations idéalisées quon a du secteur culturel ou du secteur associatif. Alors oui, les valeurs sont jolies mais ça nempêche pas quon a des problématiques de… Pas dorganisation, dans le sens très général… De rapports humains, de fonctionnement du travail, de la répartition du… Enfin voilà, comme tous les secteurs quoi. (Pauline, Francophonies)

La précarité du travail et de lemploi serait constitutive du secteur ou sous-secteur, un aspect à accepter comme inhérent ou inéluctable :

[Dans la culture] il y a vraiment des codes qui sont différents dautres secteurs demploi.

– (DR) Par exemple ?

– Par exemple cest un secteur où on sait que ça va être extrêmement précaire, cest un secteur où on sait que la plupart des postes vont être en CDD, vont être des emplois aidés, des temps partiels, voilà… et que… penser quon va avoir des CDI ! ! ! [Rires] Les choses qui sont relativement courantes ailleurs ne le sont pas du tout dans ce secteur-là. (Mélanie, Théâtre Polyvalent)

Les difficultés de recrutement sont vécues en partie par les recruteurs comme des problèmes dinformation : les candidats ne seraient pas assez bien orientés par les intermédiaires (pôle emploi au premier chef), pas assez informés ou conscients de la réalité du secteur, et postuleraient donc pour « de mauvaises raisons ». Ceci conduit les recruteurs à attendre des candidats quils sinforment davantage et ajustent leurs attentes en termes de conditions de travail et demploi.

II.2. Attribuer la charge de la coordination
aux demandeurs demploi

Les salariés de lESS considèrent implicitement que la charge de la coordination en matière demploi repose principalement sur les candidats : ces derniers doivent sêtre bien renseignés sur le poste et sur lentreprise, et être « réalistes » quant à leurs attentes. Lobservation du forum de lemploi 147dans lESS organisé à Lyon en novembre 2015 par la Chambre Régionale dÉconomie Sociale et Solidaire (CRESS) est révélatrice de la volonté dun certain nombre dacteurs du secteur (CRESS, chefs dentreprises) de diffuser une image jugée « plus juste » de leur domaine dactivité. Il sagit dindiquer aux candidats comment procéder pour être embauchés. Il nest pas question dadapter la demande de travail (représentée par les entreprises dESS) à loffre disponible (incarnée par les candidats).

II.2.1. Dissiper « les idées reçues »

Installé dans lHôtel de région, le forum souvre sur un grand hall, désigné comme celui des demandeurs demploi. Dans celui-ci sont disposés de part et dautres quatorze grands panneaux recouverts doffres demploi. Sur les côtés sont installés également des stands, dont ceux de lAPEC et de Pôle emploi. À lentrée, plusieurs posters accueillent les visiteurs et présentent lESS. Celui des « chiffres clés » valorise la place du secteur dans léconomie locale (11 % de lemploi en Rhône-Alpes, 240 000 salariés, 24 000 établissements…). Intitulé de « lESS au quotidien », un autre panneau mentionne les domaines dans lesquels œuvrent des organisations relevant du secteur. Un autre enfin affiche comme titre « 5 idées reçues sur lESS » et vise donc à écarter les idées supposées fausses.

Ce dernier thème est récurrent au sein du salon et fait lobjet dune mini-conférence dans la matinée. Vincent, un trentenaire occupant le poste de chargé de mission emploi de la CRESS, énonce au micro des « idées reçues sur lESS » devant une salle denviron une soixantaine de personnes. À la tribune sont également présents des représentants dentreprises du secteur, dont deux de Scop. Il sagit de faire comprendre que lESS nest « pas un secteur en soi » mais que ses organisations sont présentes partout dans léconomie. La première « idée reçue » proposée consiste à demander à la salle sil est vrai que « plus de la moitié [des participants à la conférence] partagent leur quotidien personnel ou professionnel avec une entreprise de lESS ». Après quelques réponses des participants, lintervenant conclut que la proposition est vraie puisque « lESS est une économie du quotidien », « elle représente 10,5 % de lemploi total, 14 % de lemploi du secteur privé », il dagit sune « économie en croissance continue ».

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La deuxième « idée reçue » est celle que « lESS relève du non marchand », ce qui est réfuté par les intervenants à la tribune, dans la mesure où l« on y trouve à la fois des entreprises statutaires et des entreprises commerciales ». Une autre « idée reçue » encore affirme que « les entreprises ESS nont pas les moyens doffrir des conditions de travail aussi favorables que les entreprises classiques » et est considérée « vraie et fausse ». Si les intervenants affirment que les taux de CDI et de temps complets sont plus faibles que dans léconomie globale, ils sempressent également de préciser qu« en tant que copropriétaires de lentreprise les salariés [des Scop] manifestent une grande motivation » et que « les écarts de statuts et de revenus sont contrebalancés par des écarts de motivation et dintérêt », ou encore que daprès le baromètre Chorum7 et des études de lANACT8 « la qualité de vie au travail est notée 6,3/10 par les salariés ESS contre 6,1 pour lensemble des salariés de France ».

II.2.2. Les demandeurs demploi doivent
faire preuve de pédagogie auprès des entreprises

Les conférences qui suivent fonctionnent sur le même modèle, à laide d« idées reçues » sur différents thèmes tels que « Travailler dans lESS : les secteurs et les métiers qui recrutent » ou « Employeurs de lESS : en quoi sommes nous différents ? ». Chaque fois la conférence sadresse en réalité aux candidats à lembauche, soulignant bien à quel point lembauche dépend de leurs comportements. Dirigeants ou représentants dentreprises du secteur (plus souvent coopératives et mutuelles quassociations), les intervenants prodiguent des conseils qui nont rien de spécifique au secteur : « plus vous avez des compétences transférables dun secteur à lautre plus vous travaillez sur votre employabilité », « Ce quil faut cest montrer que vous êtes en capacité de, que vous pouvez apporter les compétences dont les entreprises ont besoin. Montrer que vous pouvez être opérationnels. Faire preuve de pédagogie auprès des entreprises pour montrer votre opérationnalité ».

Les caractéristiques des candidats idéaux esquissés sont formulées dans les mêmes termes quen entretien. La conférence « Les métiers et secteurs 149qui embauchent » affiche par exemple à lécran les « 3 caractéristiques à retenir » (sous entendu : pour un candidat à lembauche) : une expertise métier, des compétences transversales, des qualités relationnelles et une très forte motivation. Les employeurs abordés sur le salon sont en réalité rarement là pour recruter mais davantage pour « se faire connaître » des candidats (salariés ou bénévoles) potentiels, ou encore sont venus à la demande dun organisme tel que lUrscop (Union régionale des Scop), à nouveau dans un objectif de visibilité. Le forum de lemploi est moins un marché où se rencontre une offre et une demande de travail quun dispositif visant à enseigner aux candidats comment se conformer aux attentes des organisations du secteur.

Lobservation de cet évènement concorde avec les entretiens réalisés : un certain nombre de recruteurs de lESS se représentent le recrutement comme une tâche difficile dont la responsabilité revient aux demandeurs demploi. Ces derniers doivent redoubler « dintérêt », « denvie de sinvestir », de « motivation », tout en étant « réalistes » sur le fait que lESS est malgré tout un secteur « comme les autres » en termes dexigences et de précarité. Il est possible dy lire lun des mythes fondateurs de léconomie sociale, selon lequel le travail y est par nature épanouissant. Au sein des trois composantes fondatrices de léconomie sociale (associations, coopératives, mutuelles) le travail nest en théorie pas effectué pour un patron ou un actionnaire, mais pour les adhérents eux-mêmes et/ou au service dune cause. Les salariés y trouvent des motivations intrinsèques. M. Hély et P. Moulévrier (2013) soulignent que cette représentation répandue pourrait justifier, par un renversement de la théorie du travail-désutilité, une rémunération plus faible des salariés (supposés trouver une contrepartie de leur travail dans la satisfaction quils en retirent). Mais il est également possible dy voir une version renversée de ce principe : ce nest pas parce que les candidats sont motivés que les conditions demploi peuvent être moindres, mais parce que ces conditions sont pensées comme inéluctablement mauvaises, que lintérêt des candidats apparaît indispensable.

Les représentations économiques mobilisées par les acteurs de lESS en situation de recrutement renvoient à celles de candidats devant manifester de lexpérience et des savoir–être et sachant présenter leur candidature en faisant preuve de « pédagogie » auprès des entreprises. La charge de lappariement leur revient. Cette représentation ne correspond 150pas à celle dun « marché » de lemploi au sens des économistes, défini par la rencontre dune offre et dune demande, sajustant en fonction des quantités et des prix. Dans les entretiens recueillis comme dans les observations effectuées, seuls les candidats, pourtant apparemment difficiles à trouver, sont supposés par les recruteurs, devoir adapter leurs prétentions et leur présentation pour créer une « belle rencontre ». Linjonction contradictoire énoncée à légard des candidats, devant être « eux-mêmes » et « adapter » leurs exigences correspond au déséquilibre qui existe entre le nombre élevé de personnes postulant et la quantité moindre doffres disponibles (Darbus et Hély, 2010).

Le terme de marché lui-même nest quextrêmement rarement mobilisé spontanément par les enquêtés et de façon marginale. Sans grande conviction quant aux chances de réussites de cette démarche, Pauline (Francophonie) décide par exemple de rendre tout de même publique son offre, pour ne pas « cantonner le marché du travail au réseau personnel ». Il sagit de la seule fois lors de lentretien, où ce terme est utilisé. Plus encore que celui de « compétence » celui-ci semble ainsi repris tout en étant vidé de son contenu, comme si lemployeur était à même de décider du périmètre du marché, et non une des deux parties du marché lui-même. Sil existe un effet de théorie entre représentations spontanées et construites celui-ci seffectue donc de façon extrêmement partielle.

Les représentations économiques mobilisées autour du recrutement napparaissent ni propres à lESS, ni potentiellement subversives de léconomie dominante, dans la mesure où la singularité du secteur paraît soit minimisée (salon) soit ramenée à sa précarité (entretiens). Elles correspondent plutôt, pour ce qui est des critères valorisés dans le choix des candidats, à ceux relevés pour des entreprises comparables (moins de dix salariés, recrutant des employés et des cadres). Les sources dans lesquelles puisent les recruteurs pour obtenir des conseils en matière de recrutement en constituent sans doute un élément dexplication important.

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III. Sources de ces représentations :
une économie dominée en recherche
de conseils auprès de léconomie dominante

Plusieurs voies sont envisageables pour rechercher la façon dont sarticulent représentations spontanées et construites. La socialisation par le système scolaire et la formation professionnelle, en constitue une première, investie en particulier par É. Durkheim ou P. Bourdieu. Les dispositifs matériels ou sociotechniques, dans lesquels la théorie est incorporée et par lesquels elle se diffuse, en est une autre (Steiner, 2008). Il est également possible de sintéresser au rôle de différents experts (académiques, ingénieurs, consultants) dans cette transmission (Denord, 2007 ; Dixon, 1998). Dautres pistes encore consistent à analyser la diffusion de croyances et représentations par les médias ou, concernant léconomie locale, par lenvironnement professionnel même des acteurs sociaux (Lima, 2014). Les salariés de lESS observés ici nont pas été formés au recrutement à proprement parler mais se sont formés sur le tas, à partir de leur propre expérience de recherche demploi, de conseils glanés auprès des consultants ou encore auprès de contacts travaillant dans dautres secteurs.

III.1. Des recruteurs formés sur le tas

Les salariés rencontrés pour leur position (le plus souvent improvisée) de recruteur sont scolairement bien dotés mais sans pour autant avoir reçu de formation spécifique au recrutement. Tous ont au moins atteint le niveau bac +3, et les plus jeunes, trentenaires, un master (bac +5). Lorsquune formation en économie, gestion ou management a été reçue celle ci concerne rarement lESS ou le recrutement en tant que tel. Cest le cas de Pierre (Insertion-menuiserie), la cinquantaine, qui a obtenu une maîtrise comptable et financière « dans les années 1990 » puis plus tard un master 2 de management de structure dinsertion, mais sans pour autant se trouver outillé pour le recrutement :

Moi vraiment, jai appris en faisant moi-même des entretiens. Mais sinon non, je nai jamais eu de formation, et je pense que cest un… un manque dailleurs. Je pense que ça maurait été utile.

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Claire a quant à elle été formée en Gestion de projet culturel puis a obtenu un master en management public des organisations culturelles. Présente depuis trois ans et demi au théâtre, elle a déjà eu à faire neuf recrutements.

DR : – Vous avez déjà été formée au recrutement ?

– Pas du tout. Cest pour ça que je ne suis pas très à laise avec les histoires de recrutement (…). Je ne sais pas non plus trop pourquoi je suis la personne référente au niveau des candidatures (…). On avait quelquun qui soccupait des ressources humaines mais on la licencié. Mais non jai pas été formée et non cest pas évident.

Tous ont ainsi en commun davoir appris à recruter « sur le tas », en se fiant à leur expérience personnelle de lemploi. Le manque de confiance dont ils témoignent face au recrutement ne concerne que cet aspect spécifique des tâches qui leurs sont confiées. Cette attitude manifeste une croyance significative dans le fait quil existe en la matière une méthode « qui marche ».

III.2. Lexpérience personnelle avant tout

Interrogés quant à la façon dont ils sinforment sur les pratiques de leur secteur (le type de poste quil est possible de proposer, avec quel niveau de salaire, quelles conditions, selon quelle procédure recruter…) les enquêtés évoquent tout dabord leur expérience personnelle. Mélanie, qui a un master 2 de management de projet culturel sest forgée son idée des postes attractifs et de ceux qui le sont moins :

– Chargé dadministration y a beaucoup de postes pour moins de gens donc cest plus difficile de recruter des gens.

DR : – Comment tu le sais ça en gros, comment avoir une idée de ces choses-là ?

– Ben moi je le sais parce que jai fait des études là-dedans donc je me rends bien compte du parcours des gens que je côtoyais, y a peu de personnes qui ont décidé de se diriger vers ladministration …et puis je le vois dans les nombreux mois de recherche demploi que jai eus et où ben tu vois toutes les offres qui courent.

Pauline (Francophonie) est diplômée de lIEP de Lyon. Pour savoir comment organiser lentretien dembauche de sa future collègue, elle se remémore ceux quelle a pu elle même passer :

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Jen avais passé un à la maison des étudiants de Lyon, pour un poste de chargé de projets. Cétait sympa, détendu. (…) les gens étaient vraiment sur de lhumain quoi. (…) Cest vrai que, cet entretien, je lai gardé en tête aussi. (…) Du coup, de fait, jai reproduit ça parce que cest comme ça que javais été embauchée…

De même le choix dun canal de diffusion des offres est souvent rapporté à lexpérience quont eu ces recruteurs comme candidats à lembauche. Cest également ce qui a conduit Pauline, comme dautres, à écarter Pôle emploi :

DR : – Vous nêtes pas passés par Pôle emploi.

– Non. (…) Nous-mêmes, en tant que chercheuses demploi, on nallait pas à Pôle emploi parce que, quand on parle de culture, les conseillers pôle emploi, en général, ils savent pas trop nous orienter.

Le réseau professionnel est également mobilisé lorsquil sagit de savoir « ce qui se passe ailleurs ».

III.3. Une connaissance du secteur
par le réseau professionnel

Les représentations des pratiques du secteur en matière demploi proviennent aussi, en plus de lexpérience directe quont eu les enquêtés, de leur connaissance des autres professionnels du secteur. Il sagit parfois davantage dun sous secteur (la culture, les maisons de lenfance, linsertion par lactivité économique) que de lESS dans son ensemble. Ce résultat vient confirmer sil le fallait encore, lhétérogénéité de la catégorie « ESS » et sa fragmentation en différents sous ensembles. Ces sous secteurs où existe de linterconnaissance ne correspondent pas toujours à un « domaine » identifiable tel quon le voit ici (insertion, enfance, commerce équitable…) mais peuvent aussi les traverser, comme lusage dun label ou son refus, en est un indicateur (Rodet, 2013).

Pour savoir ce quil est en mesure de proposer comme conditions demploi dans la Maison de lEnfance A, Laurent qui y est directeur, dit sinformer à loccasion de rencontres avec dautres directeurs de structures semblables. Un travail de veille sur internet lui permet également de voir les offres demploi paraissant dans le même secteur :

Sur les postes danimateurs on voit les salaires, les conditions de travail qui se passent ailleurs. Et on connaît les autres directeurs. Soit on travaille ensemble, 154soit moi je fais partie de jurys de formation à lanimation, là je rencontre dautres jurys…des stagiaires qui expliquent lassociation dans laquelle ils sont…on apprend…

Directrice de la Maison de lenfance B, Fabienne dit ne pas se référer à la presse spécialisée de son secteur mais avoir connaissance des pratiques davantage par les contacts réguliers quelle entretient avec dautres directeurs de structures semblables :

– Avec les directeurs des fédérations… Oui, on est confronté exactement à toutes ces mêmes problématiques. (…) Comme je fais partie de ce comité de pilotage de la réforme des rythmes scolaires, je suis dans léchange avec eux. (…) Et je me rends compte quon a bien les mêmes difficultés.

Si pour connaître les pratiques du secteur en matière demploi ces contacts peuvent savérer utiles ils savèrent limités pour savoir comment procéder au moment du recrutement. Les conseils de différents contacts sont alors mobilisés.

III.4. Faire appel aux contacts qui travaillent…
dans dautres secteurs

Faute davoir été formés directement au recrutement au sein de lESS, les salariés de cet univers sinforment de façon informelle sur les pratiques qui ont lieu ailleurs. Les proches travaillant dans le secteur privé lucratif sont des sources de conseils privilégiées, de même que les coaches croisés au moment dune recherche demploi.

III.4.1. Des proches supposés mieux outillés

Les discussions avec des proches travaillant dans dautres secteurs sont une source dinformation non négligeable pour les salariés de lESS confrontés au recrutement. Il sagit par exemple pour Fabienne (Maison de lenfance B) de ce quelle désigne comme une formation informelle au contact de ses parents, chefs dentreprise :

– Moi jai des parents qui ont été directeurs, administrateurs, gérants de sociétés… (…) Donc jai été beaucoup formée sur le terrain. Je fais partie de ces gens-là, encore, qui ont été formés sur le terrain et où mes parents mexpliquaient ce quil était important de voir, de pas voir, ce quon avait le droit de faire, pas de faire, ce quil était possible de mettre en place en termes RH ou pas…

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Fabienne dit également beaucoup échanger avec son mari, qui travaille dans la « communication ». Cest le cas de même de Claire (Théâtre Agrippine), dont le conjoint est « auditeur pour une société dinformatique » et travaille « pour des grandes entreprises et des banques », ou encore de Christelle (Responsable RH, Insertion-menuiserie) mariée à un « responsable marketing de linterprofession du Beaujolais ». Celui-ci lui donne différents conseils :

– Lui il dit quil faut pas prendre des personnes qui se bradent, etc. Oui, mais bon…

DR : – Des personnes qui se bradent ?

– Des personnes qui veulent absolument bosser chez nous et qui seraient capables de tout accepter. Voilà. Il me dit : méfie-toi des gens comme ça. (…) Et puis… Pour lui, il faut pas recruter une personne quon ne sent pas. 

Ces conseils donnés par des proches employés en dehors de lESS diffusent les représentations répandues ailleurs, telles que limportance du « ressenti ». Les proches mentionnés ne sont en revanche jamais dautres salariés associatifs ou relevant de lESS plus généralement. Il est possible de supposer que cela provient du fait que précisément, lESS na pas (encore ?) formulé de vision du recrutement qui lui soit propre. Ses salariés se réfèrent donc à leurs contacts supposés détenir un savoir formalisé en la matière. Il est intéressant de remarquer cependant quaucun des proches évoqués na davantage été formé au recrutement. On peut faire lhypothèse que, travaillant dans de plus grandes entreprises, susceptibles de disposer dun service des ressources humaines, ces personnes sont en relation avec des salariés formés au recrutement. Mais il est également possible de voir, dans cette croyance que les salariés dautres secteurs seraient plus compétents, le signe du sentiment quont les enquêtés dêtre dans un secteur dominé, ayant beaucoup à apprendre du secteur privé lucratif. Le recours aux conseils prodigués par des professionnels du recrutement conforte également cette interprétation.

III.4.2. Le rôle des experts

Plusieurs des enquêtés évoquent la rencontre avec un conseiller ou un « coach » les ayant aidé à trouver un emploi. Ces personnes ont contribué à la représentation quils se font ensuite de ce qui importe lors du recrutement. La notion de compétence et limportance qui y est 156accordée proviennent en partie pour certains, dinteractions passées avec un de ces professionnels non spécialisés en ESS. Cest le cas de Mélanie (Théâtre Polyalent) pour qui des contacts à lAPEC se sont avérés selon elle très utiles en lincitant à mettre en avant ses « compétences » :

Jai complètement revu mon CV grâce à eux. Cest quà lépoque je faisais comme tout le monde, je mettais mes postes et je détaillais en dessous ce que javais fait, je mettais mon cursus académique… (…) Elle mavait dit de le réduire un peu, de le faire sur une page, et… elle mavait dit « ce qui pourrait être intéressant, par rapport à ce que vous avez fait, cest de plutôt mettre en premier vos compétences ».

Lors de sa reconversion professionnelle, Laurent sollicite les conseils dun « coach ». Cest par ce dernier que ce directeur de la Maison de lenfance A apprend la formalisation standard dune lettre de motivation quil énonce comme « le vous, le je, le nous ». Ce professionnel lui donne également des conseils en matière de CV :

Il ma appris comment on lisait un CV : les compétences au départ, puis après les expériences.

Ce coach la de même fait réfléchir à limportance de limpression transmise lors de lentretien ou de celle « quon ne veut pas donner », précise-t-il : « le premier contact, le serrage de main ». Laurent rappelle sy être exercé avec lui dans un restaurant.

Le même constat peut être fait de linfluence des conseillers pour la diffusion dune représentation peu élogieuse de la formation. Mélanie raconte avoir été conseillée sur ce point :

Pour la lettre de motivation, pareil, [la conseillère de lAPEC] ma donné pas mal de conseils sur comment la reformuler, ça ma permis dêtre beaucoup plus concise, je disais trop de choses, je parlais beaucoup trop de mon cursus scolaire, mon parcours scolaire en fait, ça a assez peu dimportance…

DR : – Pour les recruteurs, on ta dit ça ?

– On ma dit ça, cette personne-là.

L« effet de théorie » passe ici par lintermédiaire de ces experts spécialisés dans la recherche demploi, mais repose également chaque fois sur des dispositifs sociotechniques mentionnés par les enquêtés. Cest à loccasion de la reformulation du CV du candidat par un conseiller, que 157se diffuse par exemple limportance de lexpérience et des compétences pour la recherche demploi, par rapport à la formation. La rédaction de la lettre de motivation de même, paraît jouer un rôle équivalent de support de cette transmission. La mise en scène et la répétition de lentretien dembauche par ces coaches, soulignent le caractère décisif accordé au ressenti, à limpression.

Se sentant peu outillés pour lembauche, les recruteurs de lESS recourent aux conseils de diverses personnes œuvrant dans le secteur privé lucratif, quelles supposent plus compétentes sur ce sujet. Ceci explique en partie le caractère non inédit de leurs représentations en matière demploi. Des organismes spécialisés de lESS pourraient pourtant être pourvoyeurs de conceptions alternatives.

III.4.3. Les organismes spécialisés dans lESS
comme relais des pratiques du privé lucratif

LESS est dotée dinstitutions supports susceptibles de proposer à ses acteurs des méthodes et des représentations alternatives en matière de recrutement : chambres régionales déconomie sociale et solidaire (CRESS), Union des entreprises déconomie sociale et solidaire (UDES)… Les personnes rencontrées ny font que très rarement référence. Une des raisons à cela tient au fait quil ne suffit pas de travailler dans une association pour penser que lon relève de « léconomie sociale et solidaire ». Cette catégorie fait rarement sens ; les enquêtés nont pas nécessairement de contact avec ces structures. Directrice de Francophonies, Pauline nest jamais en contact avec la CRESS. Elle a mieux connu le terme dESS lorsque le banquier de la structure lui a parlé de possibilités de financement par ce biais :

Avant de se poser vraiment ces questions structurelles, jaurais pas dit quon était de léconomie sociale et solidaire, je pense…

Lorsque certains enquêtés sont néanmoins en contact avec des organismes représentatifs du secteur, linfluence de ces derniers semble plutôt aller dans le sens de la diffusion des pratiques et des représentations qui ont cours dans le secteur à but lucratif. Lobservation dune demi-journée de formation à destination des structures accompagnatrices de petites et moyennes associations employeuses (PMAE) en est révélatrice. Organisé 158par la CRESS Rhône-Alpes, le Mouvement Associatif9 et ARAVIS10, lévénement a pour objet la « Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) ». Une présentation powerpoint y est consacrée et présentée par une salariée dARAVIS. Les personnes présentes sont en demande de méthodes formalisées en matière de gestion des ressources humaines. Les discussions informelles autour du buffet qui suit la présentation témoignent de lintérêt qui y a été porté par les participants. Lors du café daccueil, lune dentre eux me confiait ne pas avoir été formée au recrutement, trouver ça « compliqué » et venir dans lespoir de trouver des « critères objectifs ». Cette demande de professionnels en recherche de conseils trouve ainsi une réponse dans la présentation de méthodes issues du secteur privé lucratif, telles que la GPEC. Il est par conséquent peu probable dy voir émerger des représentations « alternatives » de léconomie ou subversives de celles ayant court dans léconomie dominante.

III.5. Peu ou pas de justification par la formation
ou les médias : des questions en suspens

Les personnes rencontrées nont, à lexception de Pierre (Insertion-Menuiserie) pas été formées dans les Masters spécialisés en ESS développés au cours des dernières années, notamment en raison de leur âge (28 ans et plus). Une analyse du contenu de ces formations et de leur impact savèrerait nécessaire lorsque les premières générations qui en sont issues seront plus largement en emploi. La formation nest quoi quil en soit pas mentionnée comme source de représentations économiques.

Les médias ne sont de même jamais cités pour appuyer un avis ou une croyance. Cela ne signifie pas quils ne puissent en être en partie à lorigine. Leur influence est néanmoins suffisamment diffuse pour ne pas servir de justification à un propos. Limportance accordée aux médias par les enquêtés est variable. Si Claire avoue en baissant les yeux très peu suivre lactualité, Laurent dit écouter la radio (France Info), et regarder « BFM télé ou i-télé ». Pierre cite quelques lectures traitant spécifiquement dESS, mais seulement lorsquil est précisément question de ses sources dinformation. Un travail plus spécifique sur la diffusion des représentations économiques par les médias, et de la façon dont ces derniers modèlent lexpérience vécue, savèrerait nécessaire.

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CONCLUSION

En sinterrogeant sur les représentations économiques mobilisées par les recruteurs de lESS, il sagissait de prendre au sérieux laffirmation selon laquelle ce secteur proposerait une vision alternative de léconomie, source de résistance à la crise, ou de renouveau du capitalisme. Lenquête menée à Lyon sur le recrutement dans lESS à partir dobservations dévènements consacrés à ce sujet (salon de lemploi ESS, formation à la CRESS) et dentretiens auprès de recruteurs, ne permet pas de tirer de telles conclusions. Les critères mobilisés pour le recrutement des candidats conjuguent expérience, savoir-être et motivation. Le diplôme bien quindispensable, se trouve dénigré ; ce discours faisant écho aux débats récurrents sur linadéquation supposée de lenseignement supérieur aux attentes des entreprises. LESS nouvre en définitive son marché de lemploi à un large vivier de candidats que via les parcours qui y sont explicitement dédiés (IAE), et non pour lensemble de ses postes. Sans être propre au secteur, limportance accordée aux savoir-être et à la personnalité, vient renforcer lentre soi quil est possible de constater parmi les salariés, et parfois regretté par les enquêtés eux-mêmes. Les exigences qui pèsent sur les candidats sont à relier à la représentation que les recruteurs se font de leur secteur. Celui-ci est jugé particulièrement difficile et précaire, et éloigné de la représentation positive quen donnent les médias. Les candidats sont ainsi sommés de redoubler de motivation tout en ajustant leurs attentes en termes de conditions demploi et en se conformant aux besoins des organisations visées. Ce faisant, les recruteurs reproduisent la vision selon laquelle la charge de lappariement en matière dembauche revient principalement aux demandeurs demploi.

Lorigine de ces représentations, loin dêtre alternatives ou subversives de léconomie dans son ensemble, est à rattacher au positionnement de lESS par rapport au secteur privé lucratif. Dans un contexte de diminution des financements publics et de concurrence accrue entre les organisations qui y ont recours (palpable dans la représentation que se font les enquêtés de leur secteur comme particulièrement précaire), ces dernières ont tendance à se rapprocher des acteurs de léconomie 160capitaliste. Le succès du Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Mouves) analysé par C. Gérôme (2014), en est une illustration édifiante. Il sagit à la fois pour les structures dESS de légitimer leur activité auprès des pouvoirs publics mais également, comme le montre la présente enquête, à leurs propres yeux. Formés sur le tas, souvent à partir de leur propre expérience de recherche demploi, les enquêtés nourrissent la croyance dans le fait quil existe des méthodes « qui marchent » et quelles sont à chercher à lextérieur de lESS. Ils sappuient sur des conseils recueillis auprès de contacts travaillant dans dautres secteurs ou auprès de coaches. Leffet de théorie entre représentations construites et spontanées passe par le biais de leurs proches ou de ces experts spécialisés dans la recherche demploi, mais repose également chaque fois sur des dispositifs sociotechniques (CV, lettre de motivation, mise en scène de lentretien dembauche). Ces constats reflètent labsence dune conception propre à lESS en matière de recrutement mais également la position dominée de ce secteur : ses institutions représentatives ou support, ne semblent pas répondre aux demandes de formation de leurs acteurs autrement quen faisant appel aux méthodes développées par le secteur privé lucratif, pensé comme détenteur de savoirs universellement valables.

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BIBLIOGRAPHIE

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1 Daprès lObservation national de lESS/CNCRES, se fondant sur les chiffres INSEE Clap 2013, 78 % des salariés employés dans léconomie sociale au sens strict (associations, coopératives, mutuelles, fondations) sont employés par des associations. Pour une enquête portant spécifiquement sur le recrutement dans les sociétés coopératives de production, voir (Juban et al., 2015).

2 Daprès lenquête OFER de la DARES, 40 % des établissements de moins de 10 salariés ne disposent daucune personne dédiée au recrutement.

3 Le contrat daccompagnement dans lemploi (CUI-CAE) est un contrat aidé dans le secteur non marchand qui facilite, grâce à une aide financière, laccès à lemploi des personnes sans emploi rencontrant des difficultés dinsertion. Il permet des recrutements en CDI ou CDD. Sa déclinaison dans le secteur marchand lucratif est le CUI (http://travail-emploi.gouv.fr/).

4 Lemploi davenir est un contrat daide à linsertion destiné aux jeunes de 16 à 25 ans particulièrement éloignés de lemploi, en raison de leur défaut de formation ou de leur origine géographique (http://travail-emploi.gouv.fr/).

5 Daprès lenquête OFER de la DARES, 31 % des employeurs interrogés mettent en œuvre un jugement dit « standard » faisant se succéder : rédaction dun profil de poste, recours au marché du placement, tri de CV et entretien.

6 Les secteurs dactivité auxquels appartiennent les associations retenues ont en tout état de cause de forts liens avec lESS : les emplois relevant de lESS représentent 60,9 % des effectifs de laction sociale, 53,6 % de ceux des sports et loisirs, et 26,7 % de ceux des Arts et du spectacle (Observatoire de lESS/CNCRES, daprès INSEE Clap 2013).

7 Chorum est une mutuelle dédiée aux acteurs de lESS.

8 Agence nationale pour lamélioration des conditions de travail.

9 Ancienne Conférence Permanente des coordinations associatives, fondée en 1992.

10 Agence régionale pour lamélioration des conditions de travail Rhône-Alpes.