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Classiques Garnier

Stéréotypes idéaux L’instrumentalisation des « freins périphériques » à Pôle emploi

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2017, n° 2
    . Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations
  • Auteur : Pillon (Jean-Marie)
  • Résumé : Les conseillers à l’emploi sont pris en tension entre une mission d’égalité et un mandat de sélection. Dans ce cadre, certaines caractéristiques extra-professionnelles rejetées par les employeurs empêchent le travail de placement. Mais cette catégorie de « freins périphériques » demeure opératoire car elle permet de répartir les demandeurs d’emploi entre différents organismes, afin de désengorger la file d’attente. Au risque de légitimer ces catégories de jugement ?
  • Pages : 165 à 195
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406080626
  • ISBN : 978-2-406-08062-6
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0165
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/05/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Pôle emploi, conseillers à l'emploi, sélection des publics, activation, chômeurs
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Stéréotypes idéaux

Linstrumentalisation des « freins périphériques »
à Pôle emploi1

Jean-Marie Pillon

IRISSO, université Paris Dauphine, PSL. Chercheur Affilié au Centre détudes de lemploi et du travail (CEET) du CNAM

INTRODUCTION

Parmi les représentations les mieux partagées par les acteurs de lemploi, la notion « demployabilité » revient de façon récurrente (Lavitry, 2012). Selon cette approche, les chômeurs seraient susceptibles dêtre positionnés sur une échelle unidimensionnelle qui évaluerait leur qualité en fonction de différentes caractéristiques qui fonctionnent comme autant de conventions de qualité stabilisées (Demazière, 2013). Leur qualification, leur expérience ou leur capital social (aux deux sens de réseau et compétences sociales) les placeraient à plus ou moins grande distance de lemploi. Ces différentes caractéristiques ont pour point commun dêtre des signaux de la « productivité potentielle » dun candidat (Rémillon et Vernet, 2009). Autrement dit, ils sont utilisés par les recruteurs pour estimer, avant lembauche, quel sera lapport 166du travailleur une fois installé sur son poste de travail. Selon ce cadre de pensée, les intermédiaires publics de lemploi ont pour mission de « rapprocher les demandeurs demploi » de lemploi ou de les « accompagner vers lemploi ». En négatif, les caractéristiques qui « éloignent » le candidat de lemploi sont conçues comme des obstacles qui réduisent les chances de retrouver du travail. Les professionnels et leurs institutions parlent alors de « freins » qui ralentissent le travail de rapprochement. Quils ressortent de Pôle emploi ou des missions locales, ces derniers utilisent alors des formations, des ateliers et des stages pour conférer davantage de qualités à chacun des chômeurs quils reçoivent dans le but de réduire la distance qui les sépare de lemploi. Ces qualités supplémentaires visent à lever les « freins » à lemploi.

Lidentification de ces difficultés et la mise en œuvre de parcours conçus pour les dépasser représentent la part valorisée du travail par les conseillers à lemploi (Pillon, 2015). Les théories sous-jacentes aux politiques de lemploi et les dispositifs qui en découlent relèvent largement dune individualisation des causes attribuées au chômage (Mazade, 2006), celui-ci étant de la responsabilité du chômeur. Mais ces programmes sont en fait marqués par une profonde rationalisation, du fait du manque de moyens des structures en charge des demandeurs demploi (Divay, 2011 ; Mazade, 2008). Dans ce contexte, il existe des difficultés pour lesquelles les conseillers de Pôle emploi se jugent inaptes, les difficultés qui nont pas trait à lemploi (Balzani et al., 2008). Ces caractéristiques sont qualifiées par les discours institutionnels de « freins périphériques à lemploi ». Lexpression entend par là désigner des caractéristiques de la personne qui ne concernent pas directement sa vie professionnelle, mise en scène dans son CV, tout en ayant des effets néfastes sur ses chances de retrouver un emploi. Ces difficultés sont de différents ordres. On peut à grands traits distinguer dun côté les caractéristiques qui réduisent la disponibilité du candidat (absence de permis de conduire ou de véhicule, absence de modes de garde des enfants) et de lautres les caractéristiques qui signalent un manque de conformité avec les normes sociales en vigueur (addictions, langage, apparence physique, handicap, signes religieux ou culturels, etc.). Les conseillers se jugent inutiles pour traiter ces questions considérant que leur champ de spécialité est lemploi. Pour autant, et cest là que sinterpose notre réflexion, ils ne font pas abstraction de ces difficultés. Lindividualisation et la psychologisation ne sont quapparentes. Dune 167part, elles sont intéressées – cest-à-dire quelles sont mobilisées pour faciliter lorganisation du travail – et dautre part elles dépendent de la concurrence dans le métier en question. Les conseillers à lemploi utilisent la notion de « freins périphériques » comme un critère de jugement, justifiant la mise en attente du dossier des personnes ou leur orientation vers dautres structures à même de traiter leur « problème ».

Cest ainsi que nous proposons de parler dinstrumentalisation de la notion de « freins périphériques ». Nous définissons ici linstrumentalisation comme une catégorisation sociale à visée tactique ou stratégique2, cest-à-dire une catégorisation sociale qui ne vise pas directement lobjectivité ou la justice mais à améliorer ou à défendre les intérêts de celui qui catégorise, en loccurrence les accompagnateurs de chômeurs. Chez A. Desrosières et L. Thévenot, lacte de catégorisation sociale engage une représentation qui peut être appréhendée sous trois angles différents (Desrosières et Thévenot, 2010). La représentation peut être politique : un individu exerce un mandat au nom dun corps plus élargi. La représentation peut être scientifique : un discours logique réduit des phénomènes méticuleusement observés. La représentation peut enfin être cognitive : une image mentale ou une vision du monde décrivent des êtres et des choses. Aux côtés de ces trois formes de représentations, il nous parait utile denvisager une représentation de type instrumentale, cest-à-dire une représentation dont le but est daméliorer le sort du metteur en scène ou des acteurs. La mise en œuvre de ces représentations est une façon pour les conseillers de dégager des marges de manœuvre vis-à-vis des flux macro-économiques et gestionnaires qui pèsent sur leur quotidien de travail (Pillon, 2017). Les opérations dévaluation sont en effet structurées par des contraintes en matière de volume. Il y a dabord peu doffres déposées par les entreprises et beaucoup de demandeurs demploi à recevoir. Il y a, ensuite, des objectifs de productivité, à obtenir malgré tout, et des prestations à consommer avant la fin de lannée. Ainsi, les jugements portés sur les personnes reçues sont encadrés par ces flux et sont sans cesse reconfigurés par les évolutions de la morphologie de la file dattente.

Les troubles psychologiques constituent larchétype de ces opérations de catégorisation instrumentale. Dans le discours institutionnel 168ces pathologies empêcheraient la personne doccuper un emploi et il conviendrait donc, dans un premier temps, de traiter le problème psychologique avant denvisager une aide au retour à lemploi. Au-delà du cas des pathologies « psychologisées », on constate en fait quun grand nombre de caractéristiques non psychologiques font lobjet dun traitement similaire de la part des accompagnateurs vers lemploi : lalcoolisme par exemple, mais également la maternité récente ou récurrente voire potentielle, la précarité du logement, la maîtrise des règles de politesse, les façons de shabiller ou même lodeur. À limage de lâge, qui constitue « un instrument opératoire pour évaluer, trier, sélectionner la population active, quelle soit occupée ou privée demploi » (Demazière, 2002), cette catégorisation des obstacles au retour à lemploi est instrumentalisée pour procéder à la répartition des chômeurs entre différentes institutions de remédiation professionnelle. Les accompagnateurs professionnels évincent les personnes dotées de ces « freins périphériques » des dispositifs génériques daide à la recherche demploi afin de dégager du temps. Ils les confient à des organismes dédiés en attendant que le problème soit traité.

Nous aimerions dans cet article proposer une réflexion sur ce processus dinstrumentalisation des difficultés non professionnelles au retour à lemploi. En nous appuyant sur les données récoltées lors de deux enquêtes de terrain, la première réalisée par observation auprès des agents de Pôle emploi en 2011 et 2012, la seconde par entretiens en 2014 et 2015 auprès de tous les acteurs de lemploi dun bassin demploi donné (cf. Encadré méthodologique), nous souhaitons souligner comment linstrumentalisation de ces caractéristiques des demandeurs demploi qui nont pas trait à lemploi participent à la fabrique des discriminations. Il sagit pour nous de souligner ce que masque la notion de « frein périphérique » en matière demploi, notion qui structure lorganisation de la prise en charge des demandeurs demploi et, notamment, la division institutionnelle du travail.

Nous émettons dabord des hypothèses quant à la généalogie de la notion (1), avant de nous intéresser à lhomologie entre difficultés daccès à lemploi et difficultés doccupation dun emploi pour montrer quelle nest pas si évidente (2). Nous cherchons ensuite à comprendre la persistance de ces jugements pour en proposer une explication (3).

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méthodologie

Cet article sappuie sur deux enquêtes distinctes réalisées en 2011 et 2012 pour la première, en 2014 et 2015 pour la seconde.

La première est constituée de deux séquences dobservation de deux mois chacune réalisées dans deux agences Pôle emploi. La première est située dans le centre de la ville dune grande métropole et a été visitée au cours de lannée 2011. La seconde est située dans la périphérie industrielle dune agglomération dun million et demi dhabitants. Les observations consistaient à suivre par séquence allant de deux à quatre heures lactivité dun agent sur son poste de travail, à participer aux réunions déquipe et dagence. Ces observations ont fait lobjet dune prise de notes qui ont alimenté deux carnets de terrain. Elles ont été complétées par une campagne de 70 entretiens réalisés auprès de cadres et de conseillers de Pôle emploi.

La seconde enquête est constituée par une campagne dentretiens (n = 29) réalisés auprès de tous les acteurs de lemploi dun bassin demploi donné, quil sagisse des agents de Pôle emploi ou des missions locales, des salariés des opérateurs privés de placement, des agences dintérim, des accompagnateurs du conseil général ou du secteur de linsertion par lactivité économique. Ce bassin demploi se situe dans le Sud-est de la France, il est marqué par la prédominance de lactivité logistique et de la petite industrie. Les investigations relatives à cette seconde enquête et le dépouillement des données ont été effectués avec Claire Vivés du Centre détudes de lemploi et du travail. Les analyses formulées ici nengagent néanmoins que lauteur.

I. POURQUOI PARLER DE FREINS « PÉRIPHÉRIQUES » ?
UNE APPROCHE PAR LHISTOIRE DES POLITIQUES DE LEMPLOI

Au cours de leur présence au sein des fichiers de Pôle emploi, certains chômeurs sont choisis pour bénéficier de différents services daide au retour à lemploi. Pour comprendre les critères mobilisés lors des épreuves de sélection des chômeurs et lusage de la notion de frein périphérique, il convient de revenir sur lhistoire dun concept central en matière de 170placement des demandeurs demploi, lemployabilité, et son influence sur les politiques de lemploi. Nous ne sommes malheureusement pas parvenus à reconstituer la sociogenèse de la notion de « freins-périphériques ». Nous pouvons simplement attester quelle est utilisée par les professionnels, par les institutions mobilisées par les politiques de lemploi. Cette notion de « frein périphérique » sinscrit clairement dans le cadre dune « individualisation » de la prise en charge des personnes sans emploi (Berthet et Bourgeois, 2015). L« individualisation » repose sur une croyance selon laquelle les causes du chômage seraient dabord individuelles à chacun des chômeurs et qui a pris le nom « demployabilité ». Retracer la trajectoire de cette catégorie daction publique nous paraît dès lors primordial pour replacer la notion de « frein périphérique » dans le cadre intellectuel et politique dans lequel elle sinscrit.

I.1. Lemployabilité à la française :
il faut intervenir sur des groupes cibles

On peut reconstituer à grands traits deux récits de la notion demployabilité. Le premier fait suite aux travaux dun sociologue français, R. Ledrut. En 1966, sappuyant sur une approche statistique et probabiliste du chômage, il met en évidence deux processus de sélection qui déterminent la constitution du phénomène chômage : la « vulnérabilité » cest-à-dire le risque de perdre son emploi et l« employabilité » qui désigne la probabilité pour un chômeur de retrouver un emploi (Ledrut, 1966). Ces deux types de sélection favorisent lentrée et la persistance au chômage de certains actifs plutôt que dautres. Les deux types de sélection ne se recoupent pas toujours. Les jeunes sont plus souvent au chômage mais ont moins de difficulté à en sortir, contrairement aux travailleurs plus âgés qui, bien que protégés dans les entreprises, ont des difficultés à se reclasser une fois en-dehors. Le marché du travail sélectionne « en fonction de lâge, de la déficience, de la sous-qualification, de “lorigine ethnique”, du sexe, du statut matrimonial » (Colomb, 2012). Cette approche durkheimienne permet dappréhender la sélectivité du marché du travail comme une donnée macro-économique observée, obtenue en comparant les fréquences de groupes sociaux distincts. Dans un texte de 1980, R. Salais affine ce modèle en lui ajoutant un caractère ordinal à travers limage de la « file dattente ». Les nouveaux chômeurs ayant perdu un emploi ou entrant dans la vie active sajoutent « au stock 171de chômeurs subsistant en début de période » (Salais, 1980). La sortie de cette file dattente ne dépend pas de la date dentrée dun chômeur dans la file mais découle des critères de sélectivité du marché du travail. En dautres termes, lemployabilité dun demandeur demploi peut être définie comme le rang dans la file, mais la position dun chômeur dans cette file est sans cesse réaffectée par les caractéristiques des nouveaux entrants, plus ou moins « employables » que lui. Lemployabilité ne dépend donc pas des caractéristiques propres de la personne sans emploi mais de la distribution des caractéristiques les plus valorisées parmi les membres de la file dattente ainsi que de la fréquence des embauches et des licenciements. En dautres termes, à mesure que le temps passe, les chômeurs les plus conformes avec les critères de sélection en usage sur le marché du travail retrouvent un emploi.

Cette acception de la notion demployabilité disparaît dans la littérature économique et sociologique française au cours des années 1980 pour des raisons de politique publique. Pour Didier Demazière, les enquêtes sur lemployabilité, en décrivant une augmentation constante de la fréquence du chômage du travailleur traditionnel – homme, entre 25 et 50 ans, expérimenté – ont fait baisser la demande sociale pour des statistiques de ce type (Demazière, 1992). Les études en termes demployabilité collective nentraient plus en conformité avec les outils politiques traditionnels de la lutte contre le chômage (pré-retraites et contrat aidés). Émerge alors une définition plus individuelle de lemployabilité, plus conforme avec les approches micro-économiques du chômage qui simposent à partir des années 1970 dans les politiques publiques (Gautié, 2002).

I.2. Lemployabilité à langlo-saxonne :
il faut intervenir sur des trajectoires individuelles

À partir des années 1980, le sens de la notion demployabilité est remplacé par une acception issue dune autre histoire : linvention de la population active dans le monde anglo-saxon au début du xixe siècle. Lemployabilité est alors une notion dichotomique distinguant les valides sans emploi des invalides à secourir (Topalov, 1999). Au cours des années 1930, la dichotomie devient continuum : des médecins évaluent la capacité dune personne handicapée à travailler (Gazier, 2011). Après la seconde guerre mondiale, cette échelle est appliquée aux valides pour mesurer leur aptitude à travailler :

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Ont été repris les tests et grilles dévaluation, qui juxtaposent quelques indicateurs désormais minoritaires daptitude physique et mentale, et une liste plus ou moins hétéroclite de facteurs dintégrabilité professionnelle : la motivation apparente, les caractéristiques physiques et les habitudes vestimentaires, la détention dun permis de conduire ou dun casier judiciaire, liste complétée souvent par des indicateurs de lexpérience antérieure dans lemploi. (Gazier 2011)

Cette dernière acception nest pas sans rapport avec lapproche défendue par R. Ledrut ou R. Salais dans la mesure où lemployabilité ne cesse pas dévaluer des chances de retrouver un emploi. Mais, il sagit là dune caractéristique individuelle et non collective, dun pronostic et non dune donnée mesurée a posteriori. Ce faisant, lemployabilité ne concerne plus des groupes de demandeurs demploi classés en fonction de leurs caractéristiques sociologiques mais sétend à tous les membres de la population active dont le parcours sur le marché du travail devient incertain (Monchatre, 2007). Cest à la lumière de ce processus de conversion à la notion anglo-saxonne demployabilité que lon peut lire lévolution des politiques de lutte contre le chômage à partir des années 1980. Constatant statistiquement une plus faible employabilité des personnes les moins diplômées, les politiques de lemploi érigent la formation en impératif catégorique (Garraud, 2000).

I.3. Lemployabilité à leuropéenne :
il faut accompagner la personne dans sa globalité

Une variante de cette acception anglo-saxonne de lemployabilité structure les politiques dites dactivation des dépenses de chômage, recommandée par lOCDE dans les années 1980, par lunion européenne dans les années 1990 et progressivement mise en œuvre en France dans les années 2000. Ces programmes se proposent dintervenir directement sur lemployabilité de chacun, entendue comme une mesure de « la distance à lemploi » (Demazière, 2003 ; Lavitry, 2012). Il convient de sélectionner les individus à la plus faible employabilité pour leur proposer des prestations daccompagnement ou de formation. Cest dans ce cadre intellectuel et institutionnel quémerge lapparition de la notion de freins périphériques à lemploi. Elle est popularisée par lassociation Europlie qui fédère les Plans locaux pour linsertion et lemploi (PLIE), initiatives issues des communes et des communautés de communes en 173matière daide au retour à lemploi. En 2004, cette association publie un rapport intitulé « 100 initiatives pour mobiliser vers lemploi », lequel propose des solutions pour identifier et résoudre les « freins périphériques » à lemploi. Pour saisir ce processus, il faut avoir à lesprit que ce type de structures proposent à la fois un accompagnement densemble de la personne, mais dans une perspective explicitement tournée vers lemploi. Dans le cadre dun tel accompagnement « global » à des fins de retour à lemploi, certains défauts des sans-emploi grèvent leurs chances dêtre embauchés, du point de vue du pronostic de retour à lemploi que leurs accompagnateurs peuvent formuler. Le travail de conseil consiste alors à repérer ces freins pour les « lever » en améliorant la qualité de la candidature, sans intervenir sur le degré dexigences des recruteurs. Sans que nous soyons en mesure de tracer la circulation de cette notion, celle-ci a été très largement reprise dans le discours institutionnel de Pôle emploi en tant que frontière professionnelle : là où sont repérés des freins périphériques les compétences nécessaires relèvent dautres acteurs, ce qui justifie de sappuyer sur une telle catégorie pour trier les chômeurs.

Or, la longueur actuelle de la file dattente sur le marché du travail provoque une sélection de plus en plus précoce des bénéficiaires de ces programmes de suivi. Certains travaux évoquent alors lémergence du critère daccompagnabilité dans le tri des chômeurs, cest-à-dire une sélection qui porte dabord sur la capacité dune personne à suivre et respecter les règles dun dispositif daccompagnement avant même dévaluer lapport de cet accompagnement pour le retour à lemploi du chômeur (Garda, 2012). La notion de frein périphérique témoigne selon nous dun découplage entre la sélection à lembauche et la sélection à laide au retour à lemploi. À mesure que le temps de recherche demploi devient un « temps sous contrat » (Laé, 2008), une activité professionnelle à part entière (Ebersold, 2004) régie par des obligations récurrentes qui ne visent pas directement le placement sur un poste de travail, certaines caractéristiques des chômeurs telles que leur manque de disponibilité temporelle constituent des critères déviction. Lusage de la notion de frein périphérique permet dans ce cadre de désigner les obstacles perçus à une conformité des personnes avec les exigences du suivi.

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II. LES FREINS PÉRIPHÉRIQUES : INSTRUMENTALISER
LES DIFFICULTÉS DE RECHERCHE DEMPLOI

La notion de frein périphérique constitue une catégorie de jugement mobilisée dans les situations de travail, pour désigner des caractéristiques du chômeur qui ne relèvent pas de la compétence première de Pôle emploi. Nous avons constaté sur notre terrain denquête une tendance à linstrumentalisation de ces freins en tant quobstacle au retour à lemploi. Ces difficultés ne sont pas inventées. Pour autant, il apparaît quil ne sagit pas tant dobstacles au travail que dobstacles au retour à lemploi. Daprès nos observations, les freins dits périphériques semblent favoriser léviction des personnes qui en sont porteuses au cours des processus de sélection à lembauche. Mais cela ne signifie pas que les candidats en question nauraient pas convenu sils étaient parvenus à se faire recruter.

II.1. Les caractéristiques non-professionnelles :
des critères effectivement discriminants

Daprès les données que nous avons collectées au cours de notre enquête, les intermédiaires de lemploi utilisent la notion de « freins périphériques » pour qualifier des caractéristiques qui constituent un handicap dans la perspective dun recrutement. Les employeurs peuvent avoir tendance à évincer les personnes qui en sont porteuses. Il nest donc pas surprenant de voir cette notion mobilisée par les intermédiaires de lemploi.

II.1.1. Des critères indigènes de qualité…

Nos enquêtes se sont avant tout concentrées sur les personnes qui accompagnent les chômeurs. Mais ces professionnels se positionnent le plus souvent en tant quintermédiaires de marché, ce qui les amène à interagir avec des employeurs. À cette occasion, nous avons pu constater que les recruteurs utilisent effectivement des catégories non professionnelles pour sélectionner les candidats.

Lors dune séance de recrutement de cinq employés polyvalents de la restauration pour un site franchisé dune chaîne de restauration rapide, 175nous avons pu assister à 16 entretiens dembauche. Ce fut loccasion dobserver la mobilisation de ces catégories par un employeur. Les candidats sont dabord évalués sur des apparences, façons dêtre qui fonctionnent comme des signaux labiles peu quantifiables, un « dispositif de jugement personnel » (Karpik, 2007). Lindicateur de la motivation est apporté par la tenue vestimentaire des candidats, tout comme le consentement des candidats à lattente constitue un signal de qualité dans les agences de travail temporaire de Chicago (Chauvin, 2009). Pendant les entretiens dembauche qui suivent, lemployeur se renseigne, tout dabord, sur le temps de trajet et questionne tous les candidats sur leurs modes de déplacement en cas de recrutement. Il craint le turnover et cherche des personnes fiables. Il sait, « par expérience » dit-il, que le travail étant rémunéré au SMIC horaire et en dessous de trente heures, les plus éloignés seront enclins à quitter leur poste sils trouvent un emploi plus près de chez eux. Lâge est par ailleurs un critère important pour lui et il considère que les personnes âgées de plus de 26 ans aspirent à dautres emplois quéquipier dans un fast-food. Ils sont donc susceptibles de quitter leur emploi trop vite. Lorsquil rencontre des femmes, lemployeur leur demande si elles ont des enfants. Il sintéresse aux modes de garde et aux solutions quelles envisagent en cas dimprévus qui les retiendrait au magasin. À propos dune jeune maman, il soulignera à lissue dun entretien que « cest normal pour une maman » de vouloir être proche de ses enfants et conclut quil sait bien que la personne ne tiendra pas plus de 4 mois si ce quelle recherche nest rien de plus quun travail alimentaire. Pour faire son choix, lemployeur dit rechercher ce quil appelle « le peps », une sorte denthousiasme. Il sexplique ainsi : « Déjà que quand je le fais comme ça [en recherchant le peps] je me plante, si je ne le sens pas cest même pas la peine ». Son objectif est donc explicite : sur-sélectionner les candidats – cest-à-dire être beaucoup plus exigeant que ne le demande le poste – pour être certain de ne pas constituer une équipe qui se délite au bout de quelques mois. Dans un secteur où les qualifications sont faibles ou du moins peu formalisées, les caractéristiques extra-professionnelles telles que les conditions de déplacement ou la situation familiale sont utilisées comme des signaux de docilité et dendurance (Pillon, 2014).

Lobservation des discussions téléphoniques entre conseillers et employeurs au moment du dépôt des offres demploi corrobore ce premier 176constat : les critères de sélection non-professionnels sont déterminants en matière de sélection à lembauche. Lâge est par exemple un critère de sélection régulièrement avancé par les employeurs.

Employeur dans la logistique, observation à Pôle emploi au printemps 2012 : « Je prendrais pas de gens de 20 ans, À chaque fois, ils sont partis. Ça allait jamais. Au bout de 6 mois, ils se tiraient. Je veux quelquun qui a déjà travaillé. »

Le permis de conduire est également perçu dans nombre demplois comme un quasi-diplôme. Ladresse postale semble également très utilisée pour effectuer, au moins, le tri de CV (Bergeron, 2010). Dans les métiers daccueil, les qualités plastiques constituent également un critère de sélection :

Directrice agence dintérim, entretien 2014 : « Et après moi je suis cash avec les gens… Si cest un poste en hôtesse daccueil, et tout, ben la fille je vais lui demander. Je vais lui dire : faites voir – on na pas le droit – faites-moi parvenir une photo, dites-moi comment vous êtes. »

Les caractéristiques non professionnelles mobilisées pour juger conservent toutefois un lien ténu, discutable certes mais perçu comme véritable, avec les exigences du poste. Léviction du candidat ne découle pas dune volonté consciente ou inconsciente de mettre à lécart un certain type de personnes. Il sagit plutôt doptimiser la mobilisation de la main dœuvre. Certaines caractéristiques non professionnelles semblent ainsi avoir des effets sur la trajectoire des demandeurs demploi, du moins lorsque de telles caractéristiques sont repérables par lemployeur. Lexistence de discriminations à lembauche nest pas, loin de là, une découverte (De Rudder et al., 1995). Déconstruire la fabrique de ces caractéristiques ne doit pas conduire à leur dénier toute pertinence opératoire. Les repérer et en saisir les effets constitue en cela un préalable nécessaire dans le travail daccompagnement des demandeurs demploi. Parce quil sagit de catégories mobilisées in fine par le recruteur, le conseil et lorientation sur le marché du travail ne peuvent faire abstraction de ces catégories.

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II.1.2. … déterminés par le degré de concurrence

Les jugements portés sur ces caractéristiques non-professionnelles des candidats à lembauche demeurent relatifs à des enjeux plus macro-économiques. Le repérage de freins périphériques semble très lié aux déséquilibres du rapport de force entre candidats et recruteurs sur le marché du travail. Certaines caractéristiques deviennent un frein à lembauche du fait du déséquilibre de certains marchés de lemploi en faveur de loffre, cest-à-dire des employeurs. Le nombre de personnes à la recherche de ces emplois par rapport au nombre de postes est si important que des caractéristiques communes passent pour des freins au retour à lemploi. La longueur de la file dattente, pour reprendre limage de R. Salais (Salais, 1980) oblige les candidats à se conformer à des exigences très élevées.

Le cas typique repris en cœur par les conseillers est celui des postes de secrétaire. Sil paraît difficile dobjectiver tout à fait la pertinence de cet idéal-type indigène, notons que loutil statistique dobjectivation du marché du travail fourni par pole-emploi.fr aux chômeurs fait état de 272 offres demploi déposées à Pôle emploi sur toute la France pour 11881 demandeurs demploi inscrits sur ce métier la semaine du 25 juin 2015. Daprès lexpérience de nos enquêtés, les postes de secrétaires font lobjet dune forte concurrence. Et cette concurrence influence lévaluation de la qualité sur ce marché du travail spécifique. Du fait du rapport entre offre et demande, les caractéristiques non professionnelles prennent alors de limportance. Ces exigences se reflètent dans les propos tenus aux candidats de ce secteur

Quentin, conseiller Pôle emploi (2011) : « On ne finance pas de formation sur ces jobs » ;

Tiphaine, conseillère Pôle emploi (2014) : « Ça sert à rien denvoyer quelquun en formation sur ces boulots, à moins que la personne ait déjà un réseau et une proposition dembauche » ;

Thierry, conseiller Pôle emploi (2012) : « Sur ce type de formation, vous allez avoir le même problème que sur les emplois, cest-à-dire que même sil y aura quelques offres, sur chacune dentre elles vous retrouvez 60 ou 100 candidats par offre ».

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Dans ce contexte, certaines caractéristiques deviennent rapidement éliminatoires. Cest le cas de labsence de mobilités par exemple et des difficultés en matière de garde denfant. La démobilisation, labattement ou la maladie sont également perçus comme des caractéristiques qui réduisent les chances dune candidature. Il est également jugé nécessaire dêtre dune réactivité immédiate lorsque les offres demploi sont diffusées. Le demandeur demploi doit être en alerte constante.

Observation, Pôle emploi, été 2012 :

Conseiller : « Pour votre recherche demploi, vous vous y prenez comment ? Est-ce que vous êtes abonné aux offres demploi sur Internet ? »

Demandeur demploi : « Non. »

Conseiller : « Sur des métiers comme les vôtres [secrétariat], il faut absolument sabonner aux offres demploi, pourquoi ? Parce quune fois on a essayé avec un collègue de laisser une offre dans votre domaine pendant deux jours. On a reçu plus de 100 candidatures. Du coup, ces offres, on ne les laisse pas plus de quelques heures, elles disparaissent très vite. Donc si vous allez consulter le soir et quelles sont passées dans la journée, elles ont déjà disparu. Alors que lorsque vous êtes abonné, vous la recevez dès quelle est publiée dans votre boîte mail, et même si loffre a été suspendue, vous pouvez la retrouver et candidater. »

Le degré élevé de concurrence conduit à une inflation des freins périphériques. Des caractéristiques habituellement secondaires deviennent déterminantes. On observe ainsi quen fonction du degré de sélection, les difficultés non professionnelles au retour à lemploi sont plus ou moins stigmatisées.

Lors dun recrutement géré par une agence Pôle emploi pour le compte dun hôtel qui ouvre ses portes, une conseillère de lagence avait reçu pour mandat de présélectionner lensemble des candidats pour lensemble des postes de lhôtel, de la réception jusquaux femmes de chambre en passant par les cuisines. Lemployeur se contentait de sélectionner parmi les candidats présélectionnés par Pôle emploi. Le déplacement du curseur entre caractéristiques rédhibitoires et caractéristiques annexes ou non pertinentes sest alors avéré patent. Loffre demploi pour les postes de réceptionnistes de lhôtel eut un grand succès. La sélection sur les CV pris alors en considération lorthographe, la cohérence du parcours, la lisibilité de lensemble du document. Les personnes qui nont pas pratiqué ce métier depuis plusieurs années furent évincées (Golda : « Bon 179là ça fait 6 ans quelle a pas travaillé dans lhôtellerie et 10 ans dans [lenseigne qui recrute]. Sachant que jai une tonne de réceptionnistes, je ne pense pas la convoquer. »). À linverse, les postes de commis de cuisine – sélectionnés au même moment par la même conseillère – ont été peu brigués si bien que la sélection se fit moins sévère :

Observation, été 2012. Golda :

« Jhallucine totalement sur les adresses mails des candidats. Pour une adresse professionnelle “lascardu37” ou je sais pas quoi cest vraiment nimporte quoi. On leur dit pourtant que cest important. Lui-là sa photo elle prend la moitié de son CV… En plus il a même pas lair content dêtre là. Mais bon jai pas de commis… Je prends. »

Lévaluation de la présentation de soi la plus conforme est en grande partie ajustée aux rapports de force entre offre et demande. Cela nempêche pas la conseillère de porter un discours moraliste sur les caractéristiques non professionnelles des candidats mais, pour autant, cette morale ninfluence la pratique de la sélection que lorsque les candidats sont en trop grand nombre. Au cours de laprès-midi où les candidats sont reçus par lemployeur pour un entretien dembauche, on retrouve le même grand écart. La conseillère juge les réceptionnistes sur leur capacité à sapproprier le discours de lentreprise et à faire preuve denthousiasme (Golda : « rappelez-vous, le sourire et la confiance » / « Un peu de motivation monsieur Lascar », etc.) avant de les emmener à leur entretien dembauche. Si elle porte le même regard sur le personnel de cuisine, la rhétorique semble beaucoup moins efficace :

Observation été 2012 :

Il fait 40o dehors et le demandeur demploi se présente dans la salle dattente : « Bonjour, moi cest M. Louizor ! » [Il a un long short à carreaux, un polo Lacoste, des tongs et des tresses plaquées]

Golda [lair maternel] : « Je vous avais pourtant dit de faire un effort sur les vêtements… »

Demandeur demploi : « Ouais mais il fait chaud… »

Golda : « Oui mais quand même regardez les autres [elle montre un candidat pour le poste de réceptionniste qui a un costume trois pièce blanc]. »

Les minutes passent et monsieur Louizor sort de son entretien tout aussi nonchalamment quil sy est rendu.

Golda : « M. Louizor ? Comment ça sest passé ? »

Demandeur demploi : « Cest bon, ils me recontacteront. »

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Golda : « Eh bien vous en avez eu de la chance, la prochaine fois faites un effort sil vous plaît ! »

Demandeur demploi : « Oui mais jarrive de Montpellier… »

Golda : « Oui cest certainement plus cool mais quand même. »

Monsieur Louizor sera effectivement recruté par les responsables de lhôtel.

La conseillère aura déployé à plusieurs reprises au cours du processus de recrutement, des jugements moraux négatifs à lencontre des comportements quelle juge incompatibles avec la recherche dun emploi. Pour autant, la portée de ces jugements nest pas la même. Alors que dans un cas les CV jugés enfantins sont conservés, dans lautre la démobilisation est perçue comme rédhibitoire et équipe lopération de sélection. Mais les entretiens de recrutement valident ces jugements et lemployeuse en rajoute même en remettant à la conseillère les noms des personnes qui se sont conduits de façon « inconvenante au cours des entretiens ». Les critères utilisés pour trier les candidats et évaluer les chômeurs ne sont pas envisagés ex nihilo pour construire une « employabilité » abstraite, valable en tout temps et en tout lieu. La valeur des chômeurs est rapportée aux rapports de force constatés sur le marché du travail. Certes, la présentation de soi est plus importante pour un réceptionniste que pour un commis de cuisine mais la nonchalance chez les commis de cuisine reste beaucoup mieux tolérée que labattement chez les secrétaires car les premiers font défaut.

Ce dernier exemple atteste du fait que le jugement moral négatif porté par les employeurs est repris par les conseillers à lemploi. Ce transfert de jugements conduit certains intermédiaires de lemploi à mobiliser assez librement des critères dévaluation éloignés de la qualification du poste à pourvoir.

Thibault, salarié dun opérateur privé prestataire de Pôle emploi, nous raconte le parcours institutionnel dune demandeuse demploi : « Oui, elle a refait dautres prestations, etc., mais nous on se dit : “Mais à quoi ça sert ?” Bon bref. La prescription de la personne qui la amenée sur cette formation, cétait apprendre à se présenter. Cest une nana, elle se présente tip top, sauf quelle ne ressemble à rien, elle ne se coiffe pas, elle ne se maquille pas, elle ne shabille pas un minimum correct, et elle vous ferait déprimer un régiment de croque-mort, moi je lui ai dit cash. Je dis : “Agnès, votre problème ça nest pas comment savoir vous présenter”, parce quen plus, elle a une très belle voix, elle a un vocabulaire soutenu, vous fermez les yeux, vous rêvez, vous ouvrez les yeux vous prenez peur. Et je lui ai dit texto : “Cest ça qui 181va pas, cest ça.” Elle est agent daccueil. [] Cette nana, elle est reçue par une conseillère pour être agent daccueil. Mais moi, la première chose que je dis à cette personne là cest : “Madame, vous êtes limage de la société, regardez-vous dans une glace.” Et je lui ai dit : “Regardez-vous dans une glace, Agnès ? Est-ce que vous vous regardez dans une glace le matin ? Je ne pense pas.” Elle ma dit : “Non, je ne me regarde jamais dans une glace.” »

La situation paraît exagérée. Le conseiller semble en rajouter dans sa façon de raconter lhistoire et dans le récit de la façon dont il a géré le cas. On perçoit ici les traces dun enjeu professionnel crucial : légitimer la plus-value dun prestataire privé par rapport aux conseils délivrés par Pôle emploi. Néanmoins, il nous semble que cette citation reste représentative. Non pas de pratiques effectives – violence symbolique à légard des personnes peu dotées en capital « physique » – mais dun cadre cognitif largement répandu. En cherchant à résoudre les difficultés non-professionnelles de leur public, les intermédiaires de lemploi prennent le risque de légitimer une sélection à lembauche sur la base de ces critères. Un événement organisé en 2011 par une agence Pôle emploi nous semble en cela tout à fait significatif :

Fig. 1 – Nouveau look pour un nouveau travail ? Communiqué de presse commun au fonds de dotation Ereel et à Pôle emploi en date du 7 janvier 2011.

Le travail sur les qualités plastiques des candidates devrait permettre daméliorer leurs chances de retour à lemploi. Implicitement, le dispositif fait lhypothèse que si lensemble des femmes faisaient un petit effort, le taux de chômage des femmes pourrait baisser. Si nous exagérons à notre 182tour, la question mérite en tout cas dêtre posée : les acteurs pensent-ils que ces dispositifs pourraient faire baisser le chômage ? Se joue ici un aspect central des programmes de lutte contre le chômage, à savoir les liens entre micro et macro. Certes, il paraît difficile de nier leffet des caractéristiques non professionnelles sur les procédures individuelles dembauche. Mais se saisir dun tel constat pour améliorer les chances de lensemble des candidats à des procédures de sélection dont le nombre est fini interroge. Peut-on modifier le nombre de postes à pourvoir en modifiant la qualité des candidats ?

II.1.3. Un raisonnement circulaire

Ces difficultés étant avérées au contact des recruteurs, les conseillers peuvent avoir tendance à rendre la vie plus difficile aux personnes qui en font lexpérience en déniant à certaines dentre elles le droit de bénéficier des services les plus aboutis en matière daide au retour à lemploi. Ces dispositifs dits daccompagnement poursuivent lambition dune proximité entre les conseillers et les demandeurs demploi, supposée susciter une plus grande pertinence de leurs conseils ainsi que des procédures de sanction plus souples, plus graduelles et plus justes. Ces dispositifs ne sadressent pas à tous les chômeurs mais seulement à certains dentre eux, sélectionnés pour être suivis plus fréquemment que la moyenne. Le modèle de rémunération des institutions daccompagnement, fondé sur le taux de reclassement des chômeurs pris en charge, favorise une rationalisation du travail propice à la sélection des publics les plus conformes aux exigences des employeurs (Divay, 2011). Le travail de Gwenaëlle Perrier en atteste en ce qui concerne le genre. Être un homme ou une femme constitue une variable de sélection très importante pour entrer dans des dispositifs daccompagnement soumis à une contrainte de résultat. Lorsque les programmes sont en partie financés sur la base du taux de retour à lemploi, les conseillers ont tendance à évincer les femmes en pronostiquant une réussite moindre de leurs démarches de recherche demploi (Perrier et Letablier, 2008). Il ne sagit pas là de la conséquence en chaîne de procédures bureaucratiques qui conduiraient à une « discrimination institutionnelle » (Sala Pala, 2010). Ces critères de jugement sont explicitement mobilisés comme des critères de sélection parce que le professionnel peut tirer bénéfice dun tel tri :

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Conseiller RSA : « Quand je suis en commission CLI dorientation [commission lors desquelles les bénéficiaires du RSA sont orientés vers une structure daccompagnement], je suis extrêmement vigilant sur les personnes qui nous sont confiées. Pourquoi ? Parce que quitte à avoir une contrainte forte de résultat, autant prendre des gens qui te permettent den avoir. Du coup on est très vigilant sur lorientation des bénéficiaires vers nous. »

JMP : « Cest quoi les critères typique de refus ? »

Conseiller : « Une femme avec des enfants en bas âge par exemple. Si ils sont grands cest bon cest suivi professionnel direct chez nous mais avant cest trop compliqué. Là cest assistante sociale. » Observation à Pôle emploi, été 2012.

Arguer des freins périphériques peut ainsi amener à priver une personne de différentes ressources délivrées par le service public de lemploi. Ces ressources ne disparaissent pas pour autant. Elles sont simplement allouées à dautres personnes jugées plus fiables. Le principe de la commission de sélection pour bénéficier dune aide au retour à lemploi tend à renforcer linstitutionnalisation de ces catégories de jugement. Si lorientation des personnes sans emploi vers les structures daccompagnement est lobjet de discussions et de négociations sur la capacité des bénéficiaires à profiter de ces dispositifs, ces discussions semblent renforcer la performativité des exigences des employeurs (Bureau et Sainsaulieu, 2011).

II.2. Et pourtant ils travaillent

Les caractéristiques que les intermédiaires de lemploi qualifient de « freins périphériques » ne semblent pas interdire loccupation dun emploi mais compliquer lembauche. Lorsque les modes de recrutement séloignent du processus traditionnel [Tri de CV][entretiens dembauche][sélection des candidats], pour mettre au premier plan les besoins spécifiques du poste de travail, ces différentes caractéristiques peuvent être mises de côté.

Thibault, salarié dun opérateur privé prestataire de Pôle emploi nous parle dun placement dont il est fier : « Un jour, javais une femme, 50 ans, je pense. Cambodgienne, enfin, asiatique. Moi, en entretien, je ne comprenais rien à ce quelle me disait. Jai été obligé de la faire parler super doucement, etc. Elle cherchait un poste dagent dentretien. Mais elle avait un tel savoir-être, elle avait toujours le sourire quand elle parlait, elle avait une super présentation, etc. Un jour, je vois une offre, jappelle lemployeur parce quelle est… personne ne pouvait la comprendre. [] Je lui dis : “Bonjour”, cétait pour 184le garage machin. Jai dit : “Écoutez, cest le prestataire de Pôle Emploi, je vais être très clair avec vous. Jai un agent dentretien excellentissime, je le sais, jen suis sûr, jai appelé ses employeurs, je la vois, etc. Par contre, je ne comprends rien à ce quelle dit. Et vous, vous nallez rien comprendre à ce quelle dit.” Lemployeur explose de rire et me dit : “Jai déjà une portugaise comme ça, envoyez-la moi.” » Entretien, 2014.

Même les problématiques les plus inquiétantes à titre éthique – dun point de vue hygiéniste ou de santé publique – ne constituent pas pour autant des freins au travail. En tout cas, elles ne disqualifient pas la totalité des personnes qui portent ces caractéristiques, comme cest le cas de lalcoolisme.

Conseiller RSA : « Je prends un exemple simple. Tu prends un aide maçon qui picole. Ok, cest problématique, mais tu en a combien des mecs qui sont maçons et qui picolent ? Donc, cest vraiment pas un problème en soi. Dans le bâtiment, plus généralement, il y en a beaucoup qui boivent. Ca ne devient un problème quà partir du moment où ça devient prégnant. Je sais pas moi mettons quils viennent bourrés en rendez-vous, là ça devient un problème. » Observation à Pôle emploi été 2012.

Nos carnets de terrain attestent que nombre de personnes pourvues de ces stigmates sociaux viennent sinscrire à Pôle emploi suite à une perte demploi indépendante de ces « freins périphériques ». Pour renforcer ce point, prenons le temps de présenter une situation inverse : le cas dune personne dont les freins au travail ne constituent pas un frein à lembauche, du fait dune situation du marché du travail favorable aux candidats. Il sagit dune dame qui a toujours travaillé dans le secteur de la logistique, cest-à-dire lentreposage-magasinage et la préparation de commande. Son expérience sest faite la quasi-totalité du temps en intérim ce qui explique pourquoi malgré un passé professionnel très rempli elle est inscrite à Pôle emploi depuis longtemps. Ses passages récurrents par la case chômage, à la fin de chaque mission, en font une « cliente régulière » du service public de lemploi. Cette personne a sollicité un rendez-vous avec sa conseillère attitrée (qui ne la connait cependant pas).

Observation à Pôle emploi, été 2012.

Au cours des quelques secondes qui précèdent lentretien, la conseillère consulte le dossier de la personne pour mieux comprendre sa demande. Extrait du carnet de terrain : « Ce que lon comprend avec Fabienne (la conseillère) lorsque 185lon regarde le dossier, cest que la personne a longtemps travaillé dans la préparation de commande en intérim, mais quelle a souhaité se tourner vers la bureautique lorsquelle a commencé à avoir mal au dos. Elle a bénéficié de plusieurs formations en bureautique. Cependant, pour des raisons durgence financière elle revient régulièrement à la préparation de commande en intérim. »

Du point de vue des employeurs et du conseiller Pôle emploi, cette personne est extrêmement employable. Elle a une expérience de longue durée dans un secteur quelle connaît parfaitement et qui recrute abondamment. Pour autant, lentretien qui suit cette séquence montrera que, de son point de vue à elle, cette employabilité pose en fait problème. Jusquà présent ses problèmes de santé ne lont pas empêché de travailler et du fait de la situation du secteur, ils ne réduisent pas ses chances dembauche. Mais elle supporte de moins en moins la charge physique que représente lactivité de préparation de commande et craint de ne plus pouvoir travailler du tout. Cest la raison pour laquelle elle cherche par différents moyens à acquérir une « employabilité » dans un nouveau secteur dactivité. Dune certaine manière, cette personne demande au service public de lemploi de léloigner de lemploi. Cette demande sera néanmoins refusée considérant ce qui a déjà été exposé plus haut : le manque dopportunité dembauche pour les secrétaires. Ici, ce qui aurait pu constituer un frein « périphérique » à lemploi dans dautres secteurs est dénié par linstitution, du fait en labsence de solutions alternatives. Ce mal de dos reste bien entendu un frein au travail, qui pousse cette personne à chercher une réorientation professionnelle. Néanmoins, dans la mesure où le cadrage de lintervention de Pôle emploi consiste dabord et avant tout à ajuster les candidats aux emplois et non les employeurs aux chômeurs, les caractéristiques non professionnelles de cette personne ne sont pas classées comme « freins périphériques ». Elles sont simplement éludées, maintenant ainsi lemployabilité de cette personne.

Il existe ainsi des freins au travail qui ne constituent pas des freins à lemploi. Des personnes affublées de « freins périphériques » travaillent par ailleurs bel et bien du fait de la conjonction de différents phénomènes. Dabord linstrumentalisation des « freins périphériques » varie suivant les métiers et ce en fonction du rapport entre offre et demande sur chacun de ces marchés du travail spécifique. Ensuite, il se trouve que malgré linstrumentalisation de la notion par les agents de Pôle emploi, certains chômeurs ont prouvé leur capacité à travailler dans des 186emplois précédents avant dêtre licenciés pour des raisons indépendantes de ces freins périphériques. Notons enfin quil existe au sein du service public de lemploi et de Pôle emploi des modalités de rapprochement de loffre et de la demande qui tentent de mettre de côté les critères traditionnels de sélection pour se concentrer sur laptitude à lemploi et favoriser ainsi des profils atypiques à travers des tests de simulation (Pillon, 2014) ou un traitement anti-sélectif des candidatures (Delfini et Demazière, 2000). Ainsi, et de manière paradoxale, les méthodologies daccompagnement gomment la variable « situation de lemploi » de leur discours alors même que dans les pratiques, celle-ci apparaît centrale.

III. LES FREINS PÉRIPHÉRIQUES, UN CRITÈRE DE GESTION
DES BÉNÉFICIAIRES QUI NE DIT PAS SON NOM

Les freins instrumentalisés constituent non pas des obstacles au travail mais des obstacles à lembauche. Dans un contexte de pénurie demploi, les personnes qui disposent du plus grand nombre de signaux attachés à une bonne productivité sont favorisées par les recruteurs. Une fois sur le marché du travail, certaines caractéristiques sociales de certains chômeurs deviendraient des obstacles au retour à lemploi, du fait des procédures de sélection à lembauche. Cette hypothèse pose des questions de fond si lon pense à lactivité daide aux chômeurs telle quelle est organisée en France. Dédramatiser et remettre en perspective le caractère néfaste de certaines caractéristiques physiques, mentales ou comportementales sur la capacité à occuper un emploi supposerait de réintégrer à lintérieur des dispositifs daccompagnement un très grand nombre de demandeurs demploi qui, à lheure actuelle, sont mis sur la touche en attendant un traitement spécifique de leurs problèmes périphériques. Or, compte tenu du contexte budgétaire, il ny aurait pas suffisamment de places en accompagnement renforcé pour toutes ces personnes (Fretel et al., 2016). Il nous semble que si cette situation est masquée par les professionnels du secteur, cest parce que la notion de frein périphérique permet de justifier et dinstrumentaliser la répartition/sélection des demandeurs demploi entre les différentes structures spécialisées dans laccompagnement.

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III.1. La pression du flux

Laccompagnement individuel des chômeurs semble difficilement compatible avec les volumes de personnes véritablement éligibles, comme le suggère la question récurrente de la sélection des publics dans les travaux sur le secteur. La question de la sélection se pose également pour le traitement des demandeurs demploi de droit commun qui bénéficient des services de base de lopérateur public de placement, lANPE puis Pôle emploi. Déjà anciens mais particulièrement précurseurs, les travaux de Yolande Benarrosh montrent comment lémergence conjointe des injonctions gestionnaires et individualisantes, à la fin des années 1990, reconfigurent les pratiques de réception des demandeurs demploi. Lauteure souligne la continuité entre, dun côté, le discours des gestionnaires qui prônent une attribution des prestations fondée sur la segmentation des publics, la constitution de quasi-produits afin de mieux mesurer lefficacité (Benarrosh, 2006) et dun autre côté, le tri des chômeurs en vertu duquel tous ne bénéficient pas du même investissement temporel de la part des agents (Benarrosh, 2000). La circulation des flux de demandeurs demploi sur le marché du travail peut ainsi être entendue comme une série de sélections successives, opérées par les différents acteurs du marché du travail : lemployeur qui licencie ou ne retient pas une candidature, le conseiller à lemploi qui oriente, laccompagnateur qui investit sur une personne ou la laisse de côté. La sélectivité du marché du travail semble redoublée par la sélectivité des intermédiaires qui interviennent sur ce marché (Ebersold, 2004). Les programmes daccompagnement reposent sur lidée dune adaptation de la prise en charge aux caractéristiques du bénéficiaire. La question qui se pose est alors : quel chômeur reçoit quel accompagnement et en fonction de quels critères ? Pour les conseillers à lemploi, dans un contexte daugmentation constante du chômage, lenjeu central est déconomiser leur propre temps de travail pour pouvoir gérer un maximum de personnes.

Observation, printemps 2011.

Conseillère Pôle emploi. Nathalie : « Jai déjà eu deux transsexuels dans mon portefeuille. Il y en avait un qui faisait un peu poupée Barbie. Qui pouvait passer facilement pour une femme. Ce qui le bloquait dans le monde du travail cest quand il fallait donner ses papiers notamment de sécu, qui font apparaître le sexe à la naissance. Il cherchait comme hôtesse mais cétait difficile. Il y avait 188une boîte où il avait travaillé comme secrétaire mais une fois que quelquun a vendu la mèche, cétait le défilé dans son bureau. Tout le monde voulait voir la bête. Le frein nétait donc ici pas évident mais vraiment problématique. Il ne trouvait à travailler que dans les standards de téléphone rose… Il y en avait un autre dans mon portefeuille à une époque. Il arrivait de Cuba, il était très poilu, avec une tête de mec, laccent, et qui venait à peine de commencer à prendre des Hormones. Lui cétait impossible de commencer à chercher du boulot. Ce cas ma vraiment énervé parce que lui il était venu à lANPE à cause dune assistante sociale qui lui avait dit “allez là-bas, ça vous permettra de voir du monde”. Jétais outrée, je lai défoncé lAS. Merde. Notre boulot cest pas de venir nous voir pour voir du monde. On est là pour aider les gens à retrouver du boulot, une recherche demploi sur le marché du travail. »

Les conseillers en viennent ainsi à accepter les critères de jugement sur les caractéristiques non professionnelles des chômeurs parce que léviction des personnes les moins conformes aux exigences des employeurs leur permet de se concentrer sur les cas qui bénéficieront le plus de leur aide. Reconnaître le caractère gestionnaire de ces jugements supposerait également dexpliciter – au cours des accompagnements – le fait que les difficultés actuelles daccès à lemploi ne sont pas liées aux évolutions qualitatives du système productif – il faut être plus qualifié pour trouver du travail donc il est juste que les moins qualifiés restent sur la touche – mais aux évolutions quantitatives de la population active. Cela supposerait également de ne pas focaliser lintervention publique sur les cas supposés de pénuries de main dœuvre mais bien dinterroger – comme le fait Sylvie Monchatre à propos de la restauration en Alsace – les modalités de gestion de la main dœuvre par les employeurs (Forté et Monchatre, 2013). Un tel déplacement du regard aurait linconvénient de remettre en cause une grande partie de la politique de lemploi. Certains dispositifs daccompagnement pourtant coûteux pourraient paraître impuissants à améliorer la situation des chômeurs, puisque le nombre de places déterminerait le niveau dexigence.

En définitive, même les prestations jugées de qualité par les conseillers se heurtent à une aporie logique radicale : les employeurs recherchent des caractéristiques rares. De ce fait, lorsque les pouvoirs publics identifient un manque récurrent qui empêche le retour à lemploi de certains chômeurs, la qualité du CV par exemple, la tendance est au comblement généralisé de ce manque. Néanmoins, une fois que toutes les personnes à la recherche dun emploi sont remises à niveau, la sélection se déplace sur 189dautres critères qui deviennent distinctifs. Le service public du conseil au chômeur est ainsi soumis à une contrainte de fond qui découle de sa dépendance vis-à-vis du marché du travail où la concurrence entre candidats est aujourdhui très importante.

III.2. La pression des résultats

Le fait de disposer de caractéristiques non-professionnelles délégitimées par les employeurs invite à un travail de la part du conseiller qui ne concerne pas lemploi. Dans un contexte où le nombre de chômeurs est très important, lencadrement de Pôle emploi préfère réserver les quelques dispositifs daccompagnement renforcé à des personnes qui disposent de tous les signaux de qualité non-professionnels pour se concentrer sur le projet professionnel de la personne. Les conseillers orientent alors les chômeurs vers des prestations de service de deux manières : dune part ils recherchent les personnes qui correspondent le mieux au cahier des charges de la prestation. Dautre part, ils peuvent modifier les caractéristiques formelles des personnes quils suivent – modifier leur dossier – pour les faire rentrer en prestations parce quils les jugent fondamentalement en manque de ce service bien que ce ne soit pas formellement le cas. À ce jeu, les demandeurs demploi les plus en difficultés, cest-à-dire ceux qui cumulent différents types de problématiques telles que le manque de qualification, le manque de mobilités, la difficulté à faire garder ses enfants, les difficultés à être disponible pour rechercher un emploi voire les difficultés à se loger de manière pérenne, ont de moins en moins de possibilité de prise en charge du fait des faibles chances de retour à lemploi qui leur sont pronostiquées par les différentes structures de conseil en retour à lemploi.

Directeur de lagence de Pôle emploi B, entretien 2014 : « Quand ils viennent en renforcé chez moi, ils viennent avec un métier, on ne comprend pas quils soient dans un métier, mais pas au boulot. Donc on va voir ce quil se passe parce que ce que je veux voir moi derrière en faisant ça cest de voir quel est le frein qui empêche. [] Les cumulards jévite le renforcé. [] Ceux qui cumulent des freins périphériques. Là il faut que je mette en place un système avec les partenaires parce moi je ne sais pas le traiter. »

La notion de cumulard désigne les personnes dont les « difficultés » sont de plusieurs ordres. Dans cette agence en particulier, les personnes 190classées dans cette catégorie ne sont pas choisies pour bénéficier des services daccompagnement les plus poussés. Lenjeu est de concentrer les dispositifs coûteux, en termes de temps de travail, sur les personnes qui pourraient le plus en bénéficier, cest-à-dire qui ont le plus de chance de retrouver un emploi suite à laide dun conseiller. Ainsi, les procédures de délégation des chômeurs à dautres structures censées mieux soccuper deux, peut être en fait analysée comme une pratique déviction des moins plaçables vers dautres structures daccompagnement.

Observation printemps 2011

Laura, conseillère Pôle emploi : « Le but [de lorientation vers dautres structures daide au retour à lemploi] tu comprends cest de faire augmenter ce dernier chiffre [le nombre de demandeurs demploi que Laure suit mais qui sont occupés par une prestation et quelle na donc pas à recevoir], donc de prescrire des choses, parce quil y a plein de gens qui se disent autonomes mais qui ont en fait de vrais freins et quon ne peut pas laisser seuls pendant 12 mois. Donc voilà, ça permet à la fois de se décharger et de recevoir des gens qui ont peut-être plus besoin de mes services. »

En plus de la pression du flux, liée au grand nombre de demandeurs demploi, ces processus de sur-sélection sont également liés au développement des procédures de gestion de laction publique en fonction de ses résultats. Comme lont souligné dautres travaux, lémergence dune mesure du résultat de sortie contribue à reconfigurer les critères de sélection à lentrée des dispositifs subventionnés. Chacune des structures dinsertion tend, pour assurer la conformité de ses résultats aux exigences des financeurs, à « recruter » en priorité les personnes qui semblent offrir le plus de garanties en matière de retour à lemploi, celles qui semblent les moins difficiles à remettre au travail. Les indicateurs de productivité induisent ici un « écrémage » qui consiste à prendre les personnes qui paraissent les plus aptes à exercer une activité parmi la population cible. Au niveau méso-sociologique, laccumulation de ces procédures de sélection à lentrée des différentes structures conduit à un déplacement du public de linsertion vers les franges les plus demandées de la population privée demploi (Semenowicz, 2015). À linverse, les populations jugées les plus éloignées de lemploi voient les institutions qui leur sont dédiées leur fermer la porte, car elles anticipent de plus faibles chances de retour à lemploi et donc une plus faible productivité du travail 191dinsertion. À ce titre, lanalyse de Clément Gérôme sur les structures dinsertion par lactivité économiques (SIAE) résume parfaitement ce processus : « Le recrutement du chômeur orienté par un prescripteur dépend également de la politique interne à la SIAE [Structure dinsertion par lactivité économique]. La précarité économique incite celle-ci à ajuster ses pratiques de recrutement aux impératifs de production afin déquilibrer les comptes de la structure. À rebours des discours sur la prise en charge des plus “éloignés de lemploi”, ces pratiques de sélections, parfois dénoncées, souvent reconnues officieusement, ont comme conséquence lévincement des personnes auxquelles les structures sont censées sadresser. » (Gérome, 2014).

De ce fait, ce sont les chômeurs les plus faciles à rapprocher de ces critères qui bénéficient avant les autres de prestations daide au retour à lemploi et non les chômeurs dont les difficultés sont multiples et croisées. Lévaluation de lemployabilité entendue comme mesure de la distance à lemploi, se redouble dune évaluation de la conformité aux dispositifs de prise en charge du chômage. Surtout, lensemble du champ de laide au retour à lemploi, quil soit public, privé ou associatif, est aujourdhui soumis à ce type dinjonction au résultat, y compris dans le champ du handicap. De ce fait, on assiste à un glissement des publics cibles dun type de prise en charge à un autre. Les chômeurs jugés les plus autonomes, qui ont des chances de retour rapide à lemploi sont sollicités par les structures daccompagnement pour améliorer les objectifs de retour à lemploi, les chômeurs dont les difficultés sont circonstanciées à un seul problème sont prospectés par les structures daide plus globale pour augmenter, là encore, leur taux de sortie positive.

CONCLUSION

Parmi les professionnels des politiques de lemploi, la croyance en lexistence dune employabilité individuellement évaluable conduit à un paradoxe. Pour augmenter sa valeur, un individu doit acquérir des caractéristiques rares sur le marché du travail afin de se distinguer des autres candidats à lemploi. Néanmoins, pour des raisons déquité du 192service public, les dispositifs actuels dinsertion, sils mettent en avant les causes individuelles du chômage, nen restent pas moins des dispositifs de masse, normalisés pour absorber des volumes importants. Le travail des conseillers à lemploi se trouve pris en tension entre une mission dégalité – qui vise à minimiser les différences entre les chômeurs – et un mandat de sélection – qui conduit à mettre en concurrence et distinguer les chômeurs pour leur accorder des ressources matérielles ou symboliques rares. Cest dans ce cadre que la notion de frein périphérique prend tout son sens. Les caractéristiques personnelles qui ne peuvent être classées directement comme relevant de la profession, du métier ou plus largement de la conformité avec un poste de travail empêchent le travail de placement. La catégorie de frein périphérique devient alors opératoire parce quelle permet aux professionnels du secteur de trier et répartir les demandeurs demploi entre différentes structures de suivi, afin de désengorger la file dattente au guichet.

La notion de « frein périphérique » à lemploi nest pas pour autant un fétiche dépourvu de fondement. À la lueur de nos enquêtes, certaines difficultés catégorisées comme psychologiques, médicales ou sociales constituent effectivement des obstacles dans le cadre dune recherche demploi. De ce point de vue la division institutionnelle du travail entre acteurs spécialistes dun accompagnement plus ou moins approfondi pourrait se justifier. Pour autant, ces difficultés de retour à lemploi ne sont pas attachées à la personne. Lobservation du travail des intermédiaires de lemploi tend à montrer que le degré dexigence envers les candidats demeure relatif aux rapports de force entre offre et demande propre à chaque secteur et métier. De ce fait, en oubliant de préciser à leurs bénéficiaires que ces freins sont des obstacles au recrutement et non au travail, les acteurs locaux de lemploi tendent, dune part, à accepter le bien fondé des effets de ces difficultés sur les trajectoires professionnelles des demandeurs demploi et, dautre part, à justifier les effets dune absence de revenu par des caractéristiques physiques, psychologiques ou comportementale ainsi instrumentalisées.

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1 Lauteur tient à remercier Sebastien Chauvin, Sabine Fortino, Aurélie Gonnet, Léa Lima et Damien Sauze, ainsi que les relecteurs anonymes de la revue socio-économie du travail pour les discussions qui ont accompagné lélaboration de ce texte.

2 Pour une distinction entre ces deux formes daction instrumentale voir M. De Certeau (1990).