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Classiques Garnier

Experiencing the labor market at job fairs

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Socio-économie du travail
    2017, n° 2
    . Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations
  • Authors: Marchal-Pillu (Emmanuelle), Remillon (Delphine), Rieucau (Géraldine)
  • Abstract: This article focuses on the representations of the job market and job searches that are encountered when attending recruitment fairs. It is based on several observations (interactions and conferences) as well as interviews conducted with all the actors of these fairs (organizers, companies, candidates, and intermediaries). These representations are for the most part dissonant and reveal the obstacles to direct access to employment.
  • Pages: 101 to 129
  • Journal: Social Economy of Labor
  • CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN: 9782406080626
  • ISBN: 978-2-406-08062-6
  • ISSN: 2555-039X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0101
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-25-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Job market, job fairs, job search, selection, recruitment
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Éprouver le marché du travail
dans les salons de lemploi

Emmanuelle Marchal

CSO, Sciences Po

Delphine Remillon

Ined

Géraldine Rieucau

LED et CEET

Introduction

Lobjectif de cet article est de rendre compte de la diversité des représentations du marché du travail véhiculées dans les salons de lemploi, dinterroger les éléments qui concourent à leur production et les tensions que cela génère pour les acteurs en présence. La diversité des représentations du marché du travail peut se lire dans les courants théoriques eux-mêmes, qui en économie comme en sociologie, adoptent différentes définitions des marchés, de leur mode de fonctionnement et du rôle des intermédiaires (Bureau et Marchal, 2009). De grandes oppositions se dessinent ainsi entre la théorie économique standard qui se dote dune représentation abstraite du marché du travail où les appariements entre offres et demandes de travail dépendent du salaire et les théories institutionnalistes qui reconnaissent lexistence dune 102pluralité de marchés concrets, dont le fonctionnement est régi par des règles et des intermédiaires. Poussant plus loin le raisonnement, les conventionnalistes considèrent que la coordination sur les marchés passe par une coordination des représentations des acteurs, de la manière dont ils interprètent les situations, la qualité et la valeur de ce qui est échangé.

Les travaux menés dans cette veine mettent laccent sur la pluralité des conventions et sur les liens entre modes de coordination et dévaluation. Ils explorent les incidences des conditions déchange sur les jugements de compétence, sur la sélection et lexclusion, et mettent en évidence les modes de recherche demploi qui leur sont congruents (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ; Marchal et Rieucau, 2010 ; Marchal et Remillon, 2012). Comment se situent les salons de lemploi dans ce cadre ? Selon Jean-Philippe Neuville (2001), un des rares auteurs à avoir écrit sur ce sujet, ils peuvent être utilisés pour contourner les travers dInternet et donner leurs chances aux candidatures tombées dans loubli avec lusage des nouvelles technologies. Les salons semblent en effet favoriser des mises en relations directes et rapprochées, sans intermédiaire ni filtre à lentrée, sans présélection. Ce serait ainsi un mode de mise en relation assez démocratique, où chacun aurait sa chance, un accès à une forme de jugement individualisé et négocié alors que les formes de jugement planifiées (à distance) ont tendance à exclure certains profils (les moins diplômés, les plus âgés, etc.). Les salons auraient aussi lavantage de rendre publiques des offres alors que le marché du travail français est dans lensemble peu apparent et peu équipé, caractérisé par le poids des candidatures spontanées et des réseaux (Larquier et Rieucau, 2012). Ils permettraient donc de soutenir les démarches de ceux qui sont démunis de réseaux ou qui ont peu dexpérience professionnelle. Des travaux ethnographiques menés sur des forums demplois saisonniers soulignent en ce sens quils sadressent davantage aux non diplômés et aux individus dépourvus de relations, tout en observant que les recrutements y sont souvent différés et que les candidats ont le sentiment dêtre dans une situation de forte compétition (Baghioni, 2015).

Poursuivant lhypothèse conventionnaliste, nous admettons que les représentations du marché du travail véhiculées dans les salons ne sont pas univoques. Des travaux, menés dans le domaine de laudiovisuel et du vin, montrent que les places de marchés nont pas pour objet central de conclure des transactions : ce sont des lieux de sociabilité et 103dapprentissage des règles de fonctionnement des marchés et des espaces où sélaborent des normes (Lecler, 2015, Garcia-Parpet, 2005, Favre et Brailly, 2015). Daprès nos observations (voir encadré), les salons de lemploi aussi sont loccasion dapprendre et de cadrer des représentations du marché du travail. La sociologie des marchés nous invite à creuser cette perspective, en prenant en compte le rôle des dispositifs, des acteurs et des interactions qui viennent nourrir ces représentations. Ainsi, tout ne se passe pas le jour J, lors des entrevues entre employeurs et candidats. Les salons sont préparés en amont de lévénement par des organisateurs qui en délimitent les contours et les divisions, les types de publics, dentreprises et dactivités concernés ; ils sont également préparés par les intermédiaires de lemploi, acteurs de ces salons. Ils se prolongent en aval avec lanalyse des retombées. Les salons de lemploi sont très divers, de par leur taille, leur organisateur, leur périodicité, leur caractère généraliste ou spécialisé. Ils donnent lieu à la création de sites ad hoc et de guides-visiteur distribués à lentrée, à la collecte doffres codées à laide de nomenclatures demplois, à la location dimportants espaces et au montage de stands, à lorganisation sur place de conférences, dinformations collectives et dateliers, à des échanges entre pairs (entre candidats, entre employeurs) et avec les intermédiaires. Ces échanges contribuent largement à la formation et au cadrage des représentations que les acteurs se font du fonctionnement du marché du travail (Lima, 2014).

Cet article vise à montrer la variété et la dissonance des représentations du marché du travail, telles quelles sont forgées dans les salons de lemploi à Paris et telles quelles apparaissent, en particulier, aux visiteurs qui recherchent un emploi. La première partie met en évidence la dimension concurrentielle du marché du travail qui est fortement ressentie par les acteurs. En résulte un discours axé sur la nécessité de se distinguer, en tant que candidat, pour sortir de la masse des concurrents et se vendre aux employeurs. Mais les interactions observées aux stands donnent à voir une toute autre réalité, où la chance dêtre recruté, ou plutôt de faire partie de la bonne pile, semble soumise à des signaux très généraux. La seconde partie permet de relever un nouveau paradoxe : dun côté le travail des organisateurs et des intermédiaires vise à souligner la diversité des marchés et la nécessité de cibler ses démarches pour adhérer à des codes et des valeurs professionnelles particulières, de lautre on observe que 104seules la disponibilité et ladaptation des candidats sont véritablement interrogées. Le contraste est particulièrement fort lorsque les emplois sont peu qualifiés. Dans la dernière partie est mise en évidence lépaisseur des intermédiations préalables aux mises en relation. Les salons ne semblent pas donner directement accès à des emplois, mais proposer des parcours, des services et des alternatives qui font la part belle aux emplois atypiques, à loffre de formations et aux mises à son compte.

Présentation du terrain

Les salons de lemploi sont particulièrement nombreux à Paris où lon en compte au minimum un par semaine. Notre enquête sest déroulée sur deux années, 2015 et 2016, au cours desquelles nous avons mené des observations approfondies dans 25 salons parisiens, choisis pour leur diversité : salon généraliste ou spécialiste, ciblé sur des secteurs, des populations, des types de contrats ou des métiers, grand ou petit salon, installé dans des lieux plus ou moins prestigieux. Des entretiens ont été réalisés auprès de 14 organisateurs de (ces) salons, ce qui couvre une large gamme dévénements puisque beaucoup en organisent plusieurs par an. Lobjectif de ces entretiens est de comprendre la genèse des salons, leurs modes de financement, de prospection et dorganisation, leur évolution et les contraintes auxquels ils font face. De nombreux documents ont été recueillis en ces occasions (brochures de présentation, bilans et enquêtes de satisfaction, etc.), avant les salons (consultation des sites) et sur place (brochures et questionnaires distribués). À lintérieur de ces salons, les investigations réalisées mêlent entrevues et observations. Au total, 132 entrevues ont été réalisées avec trois types dinterlocuteurs :

les entreprises qui louent des stands (N= 64)

les visiteurs qui fréquentent les salons (N= 44), parfois seuls, parfois en groupe

les intermédiaires (N= 24) publics ou privés (Pôle emploi, Centres de formation, fédérations et écoles professionnelles, associations qui font de laccompagnement, coachs, etc.)

Lobjectif de ces entrevues courtes est de saisir rapidement ce qui motive la présence de ces acteurs, leurs attentes et impressions, la 105manière dont ils sy prennent, ici et ailleurs, pour trouver des emplois et des candidats. Parallèlement, nous avons réalisé 17 observations de conférences, informations collectives et autres séances de coaching, destinées aux visiteurs. Enfin, 81 face à face candidats/recruteurs ont été observés, dont 9 entretiens dans le cadre de job dating. Ces observations permettent de donner la mesure des enjeux liés à ces situations, dobserver aussi des récurrences et des différences. Ils sont menés par des entreprises de tout secteur et de toute taille, avec des chercheurs demploi de tout niveau de qualification.

Cette recherche a été soutenue par la Ville de Paris qui nous a ouvert de nombreux terrains ; elle a été menée au sein du groupe CROYRE (Cnam-CEE) et a bénéficié de financements du programme NetWork dHeSam Université et du CEE.

I. Se singulariser face aux concurrents
ou être affecté sur la « bonne pile » ?

Le caractère hautement concurrentiel du marché du travail saute aux yeux des visiteurs de la plupart des salons1. Il est dailleurs voulu comme tel par les organisateurs qui cherchent à attirer un public important. Cette pression concurrentielle est reconnue par lensemble des participants, tout particulièrement par les conférenciers des salons. Beaucoup dentre eux orientent en effet leur discours sur la nécessité de sortir de la masse indifférenciée des chômeurs, en mettant en valeur ses caractéristiques singulières. Mais un décalage sinstaure entre ces injonctions et ce que lon observe dans les interactions entre candidats et recruteurs. Lenjeu des salons ne semble pas tant de faire valoir ses singularités, que de se conformer aux désirs et aux besoins des recruteurs, qui opèrent une présélection rapide, pour décider sil vaut la peine ou non de revoir plus tard le candidat. Être affecté dans la bonne pile de CV, celle qui rassemble les CV qui pourraient intéresser les recruteurs, 106tel est lenjeu des face-à-face observés dans les salons, bien loin de toute perspective immédiate dappariement. Ainsi, les « recruteurs », perçus comme tels par les visiteurs, ne sont souvent que des pré-sélectionneurs, le premier maillon dune chaîne qui sétirera plus tard à lintérieur de lentreprise. Certains y sont effectivement chargés de recrutement, dautres sont spécialisés dans la communication ou occupent des fonctions opérationnelles. Tous sont aux avant-postes des entreprises, pour attirer et filtrer les candidatures sur les salons.

I.1. La perception de lencombrement
du marché du travail

Pour les jeunes qui se rendent pour la première fois dans un salon de lemploi, la perception de la foule donne la mesure de lencombrement du marché du travail et par conséquent de leffort à consentir pour sy faire une place. La queue peut faire plusieurs centaines de mètres à lentrée, comme au salon des jobs dété ou à un salon destiné aux cadres. Rapidement, les queues se forment aussi devant chaque stand. Certaines entreprises sont plus attractives que dautres et anticipent cet afflux, comme les grands groupes qui réservent de grands stands où plusieurs collaborateurs peuvent recevoir en parallèle les candidats. Dautres sont vides ou presque : les entreprises inconnues du grand public sont précisément là pour se faire connaître. Elles cherchent à renforcer leur attractivité en observant au passage les manières de faire des concurrents.

Pour les organisateurs, la fréquentation des salons constitue un indicateur important de leur réussite vis-à-vis des financeurs (si les salons sont subventionnés) et des entreprises qui ont loué un stand dont elles attendent un certain rendement. Le chiffrage des effectifs de visiteurs fait partie des données indispensables pour annoncer le salon à venir ou faire le bilan qui prépare sa réédition Quelques 13 000 candidats auraient ainsi été reçus lors dun salon de 2015 destiné aux jeunes. Cette forte fréquentation conditionne la possibilité de fidéliser lentreprise (qui reviendra plus volontiers à lédition suivante) et dentretenir la concurrence entre visiteurs : les entreprises auraient lors dun autre grand salon généraliste récolté en moyenne quelques 187 CV chacune. Par-delà les chiffres, la réussite dun salon doit aussi être ressentie comme telle, pour donner à voir la dynamique de la manifestation. Des contraintes de sécurité obligent à respecter certaines normes mais 107il est possible de renforcer le « visuel » de la fréquentation, comme le remarque lorganisateur dune douzaine de manifestations annuelles en France à propos de ses concurrents : « Si les allées, vous les réduisez, vous avez limpression quil y a plus de monde » précise-t-il. Pour les jeunes qui se rendent à un salon sur les jobs dété, la fréquentation est excessive, comme lindiquent les propos recueillis ici ou là.

Je vais rentrer chez moi, direct sur Internet. Au moins je serai tranquille, au calme, et personne ne me marchera sur les pieds…

[au téléphone] Cest même pas la peine que tu viennes, il y a beaucoup trop de monde, cest impossible de déposer. Je te jure je suis dégoûtée.

Cest archi bondé, partout il y a trop de monde et les stands sont petits. On va déposer là, je ne sais pas ce que cest mais on va déposer.

On na aucune chance, il y a trop de monde !

Limportance des files dattente (parfois 1h30 de queue pour 15 secondes dentretien) modèle lenjeu qui nest pas tant de cibler sa démarche que de « déposer » (son CV) là où cest possible. Patienter longtemps permet aussi de montrer sa motivation. Lencombrement du marché du travail se ressent ainsi physiquement, lépaisseur de la foule et la longueur de la queue formant un obstacle tangible à la mise en relation directe recherchée avec lemployeur. De ce point de vue, candidats et recruteurs sont logés à la même enseigne, ou presque2. Sur un salon consacré au transport et à la logistique, la pression des candidats qui défilent sans interruption devant le stand tenu par deux recruteurs finit par décourager lun deux qui dit à son collègue : « Il y a du monde, cest de la folie ! 24 entretiens en 2 heures, là, je ne sais pas faire. Je ne sais même plus qui jai vu… ».

La compétition entre candidats ne se limite pas à ce qui se déroule à lintérieur du salon. Tous les recruteurs interrogés sur les stands le soulignent : un salon est un mode de sourcing parmi dautres et ils ne sen tiennent pas à ce canal. Des candidatures spontanées sont recueillies en mains propres dans les agences et dans les magasins ou sur les sites internet ; des annonces sont diffusées via Pôle emploi ou les mairies 108darrondissement ; dautres via les job boards, lApec, les écoles ou dans la presse spécialisée.

I.2. Se distinguer de la masse des candidats

Comme le montrent les travaux de sociologie économique portant sur le marché du travail, le positionnement des candidats sinscrit en tension entre deux exigences contradictoires : celle de dé-singulariser la présentation de leurs candidatures pour augmenter leurs chances dentrer en équivalence avec beaucoup doffres et celle de faire valoir des signes distinctifs qui permettent de se démarquer suffisamment des autres candidats pour échapper à la concurrence (Marchal, 2015). Suivant cette logique, lopportunité de voir le candidat en personne à loccasion des salons est un moyen efficace den distinguer quelques-uns au sein dune grande masse de candidatures perçues comme plus ou moins uniformes. Cest ce que suggère le recruteur de cette entreprise de distribution : « Je regarde le CV et je pose quelques questions. Si les personnes sont bien, si jai un coup de foudre, je leur dis de venir jeudi prochain à la journée du recrutement » (Recruteur, forum Initialis, 2016).

Le constat que tous les CV se ressemblent ressort à tout propos dans la bouche des recruteurs, ainsi que dans celle des conférenciers3. Des formules chocs sont utilisées pour marquer les esprits des candidats qui seraient encore dans lillusion que leur CV va faire lobjet dune attention soutenue :

« 14-18 », vous savez ce que cest ? Cest à peu près le temps quun recruteur va passer sur votre CV en première lecture : 14 à 18 secondes (…) Entre 35 et 50 cest quoi ? Cest à peu près le nombre de candidatures que vous devez envoyer pour obtenir un entretien, en moyenne… (Recruteur, Conférence au Salon Paris Métropole pour lemploi des jeunes, 2016)

Les conseils dispensés aux candidats visent donc à se démarquer du lot de leurs concurrents en personnalisant leur CV et en mettant en avant leurs atouts :

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Quelquun qui a une vraie expertise dans son domaine et qui est passionné est passionnant. Mais si cest sur la 7e ligne de son CV, comment voulez-vous… Cest comme du packaging : il faut mettre lavantage concurrentiel quon a. Un avantage concurrentiel doit être mis en avant. Si vous ne le trouvez pas, venez-me voir. Cest du one-to-one : une entreprise et un candidat spécifiques. Ça, cest le 1er point (Conférencier au salon SoJob)

À loccasion de cette conférence, dont lanimateur est coach à ses heures, on apprend que se vendre relève dun travail de séduction, entièrement à la charge du candidat, et quil est relativement indépendant de son cursus scolaire ou professionnel. Les candidats y sont présentés comme des produits, a priori tous forgés dans le même moule, qui doivent parvenir à attirer lattention de lacheteur qui risque doublier leur existence. Les signaux que lon imagine disqualifiants (le fait dêtre haïtien est donné en exemple) deviennent des atouts potentiels. Et peu importe dune certaine façon la partie adverse, ce quelle a à proposer, du moment quelle achète le produit « candidat ». Le marché du travail se présente ainsi comme un marché quelconque, dont le bon fonctionnement est soumis aux lois de la théorie de la concurrence monopolistique de Chamberlin (1953), comme semble lindiquer la référence au « one-to-one ».

Un autre moyen de se distinguer du lot, consiste à se mouler dans les désirs du recruteur. Le principe est dadapter son CV en jouant sur les titres demploi recherchés ou occupés (« clairement, un intitulé est adaptable » prétend un autre conférencier) et de tout faire pour se valoriser :

Si vous avez été major, faites-le savoir. Tout ce qui permet de ressortir, vous le mettez. Si votre fac est réputée, quelle est la 1re sur un classement, vous le mettez. Ça peut permettre de faire oublier que vous venez de la Fac et pas de lÉcole de commerce demandée. (Conférence au salon de lApec, 2016).

Les visiteurs qui assistent à la conférence ne sont pas dupes des difficultés rencontrées : lun vient dAfrique et sinterroge sur lopportunité de mentionner où il a fait ses études, lautre aimerait savoir comment choisir le titre de lemploi recherché en labsence doffres (cas des candidatures spontanées). Comment faire pour coller aux attentes des recruteurs ? La question se pose de la même façon pour les entretiens auxquels doivent se préparer les visiteurs. Les conférences mettent laccent sur lengagement de toute la personne du candidat qui expose alors au regard du recruteur son « savoir être », sa capacité à avoir confiance en 110lui, sa manière de shabiller, aussi bien que sa motivation personnelle. Ici, on essaie de convaincre le public des cadres que lon vaut autant que son interlocuteur, en insistant sur la symétrie des questionnements :

Lentretien nest pas un interrogatoire mais un échange. Vos questions sont lexpression de votre motivation. Vous devez obtenir des informations sur les responsabilités qui vous seront confiées, sur votre positionnement dans lentreprise, sur les évolutions possibles, le salaire (vous ne travaillez pas pour la gloire, jespère !) (Conférence au salon de lApec, 2016).

I.3. Recherche defficacité
et jugements à lemporte pièce

Un tel échange peut-il vraiment se produire sur les salons, où la seule présence des files dattente exerce une pression importante des deux côtés du marché du travail et des stands qui le figurent ? Rien nest moins sûr. Pour ce responsable politique qui a beaucoup œuvré pour le développement des salons parisiens, il nest pas certain que les recruteurs construisent leur jugement de façon raisonnée. Précisant non sans humour, quil nest probablement pas très loin de la vérité, il décrit comment ça se passe : « Ce garçon, cette fille, cet homme, cette femme a une bonne tête. Cest comme ça : Paf ! Pile de droite ».

Limpératif de productivité auquel sont soumis les recruteurs y est pour beaucoup. Comment repérer en un rien de temps ceux quil vaudra la peine de revoir ? Certains cherchent les moyens de réguler leur activité, en intervenant en amont de lentrevue : en distribuant des formulaires aux visiteurs qui font la queue au stand pour récolter linformation qui intéresse le recruteur au premier chef. Devant le stand dune chaîne de restauration rapide, les entretiens se font ainsi debout, en 15 secondes : « on demande les disponibilités, cest généralement ça. Après, ya certains critères, le sourire » On peut aussi donner la liste précise des emplois à pourvoir pour décourager les uns et sassurer de la motivation des autres. Lentretien semble gagner en efficacité lorsquune grille danalyse standard a été prévue au préalable : le recruteur na plus quà cocher des cases (insuffisant, moyen, bon) pour donner la mesure observée de la motivation, de laisance communicationnelle ou du sens de lécoute et opérer une synthèse : favorable ou défavorable. De telles pratiques sont anticipées par les personnes qui font de laccompagnement de demandeurs demplois et qui insistent sur la nécessité davoir une communication efficace :

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Je les ai préparés à mettre en valeur leurs atouts pour des entretiens de 5 minutes. Cela fait 17 ans que je fais ce métier et jai constaté que les entretiens courts lors des forums ou des job dating nétaient pas préparés. Préparer aux entretiens comme pour une préparation sportive, et en 5 minutes, ils ne peuvent pas sétaler, il faut être percutant sur deux ou trois items et ils doivent travailler leur accroche pour laisser une marque. (Conseillère de Pôle emploi, accompagnant un groupe de demandeurs demploi).

Lobservation de nombreuses entrevues entre les recruteurs et les candidats donne à penser que le candidat na pas vraiment loccasion de laisser « sa » marque ou de faire valoir ses qualités singulières. Affirmer ses préférences, comme le fait ce visiteur face à une agence de baby-sitting, peut conduire à se faire remettre à sa place :

R : (…) Bon daccord. Vous recherchez quoi ?

C : Plutôt pour la garde des plus de 3 ans : 3 à 10 ans. Je préfère cette tranche dâge.

R : De toute façon, cest moi qui choisis

C : Oui, mais comme vous me demandez… et en plus je ne me sens pas à laise avec les plus jeunes. 

Lasymétrie des positions est claire et le défilé des candidats aidant, les recruteurs mettent en place des routines pour aller directement à lessentiel. Au stand dune grande entreprise de la distribution, ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent : Quel est le magasin [nom de lenseigne] le plus proche de chez vous ? Vous pouvez y aller comment ? Êtes-vous véhiculé ? Au niveau des horaires, quelles sont vos contraintes ? Vous pouvez travailler tôt le matin ? À partir de 4h ? Et le soir, jusquà 22h ? Et le dimanche ? Et les jours fériés ? Vous cherchez plutôt en rayon ou plutôt en caisse ? Pourquoi ? Cette récurrence des questions est aussi très visible dans les job dating, organisés de façon à pouvoir comparer rapidement les candidats : chacun dispose du même temps avec le jury. Pour le recrutement de chefs cuisiniers en restauration collective, aux questions techniques – pouvez-vous décrire une recette traditionnelle ? Pouvez-vous nous parler de la méthode HACCP (règles dhygiène) – se mêlent les mêmes questions sur les horaires et le travail en soirée et en week-end, et sur la personnalité/motivation du candidat – quels sont vos qualités / vos défauts ; avez-vous des difficultés à travailler en équipe ? Êtes-vous disposé à travailler sous les ordres dune cheffe ? De quelquun de plus jeune que vous ?

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Laissant souvent entrevoir des conditions de travail difficiles que tous les candidats ne sont pas prêts à accepter, ces questions/réponses ne sauraient apparaître dans une annonce ou dans un CV. Les entretiens permettent dopérer des tris particulièrement efficaces, bien loin des discours tenus à loccasion des conférences auxquelles assistent les mêmes candidats. Là où des emplois plus qualifiés sont à pourvoir, ce nest plus tant lacceptabilité des conditions de travail qui est évaluée que la personnalité du candidat qui semble « sauter » aux yeux des recruteurs. Lapparence, comme le montre la littérature, joue souvent un rôle déterminant dans la sélection, quil sagisse de se conformer aux attentes des entreprises, ou à celles de la personne qui interroge (Laberon et al., 1998 ; Warhust Nickson, 2007 ; Hidri Neys, 2013) :

Alors quand je vois des gens sales, pas habillés, qui sont en jogging, qui ont des piercings, des tatouages… Ça ne peut pas marcher dans ce métier : La fille qui a des piercings vous navez pas confiance (…) Les jeunes en jogging, comment voulez-vous que ça marche ! Les lunettes de soleil dans les cheveux ! Ce nest pas possible… (Directeur dune école de formation au secrétariat médical).

Observés en un clin dœil, la plupart des critères utilisés ont un caractère discriminatoire : outre lapparence, ils peuvent être liés au genre, à lâge ou à lorigine. Labondance de candidats semble conforter certains dans la légitimité de leurs manières de faire et dans la nécessité de parer au plus pressé en prenant appui sur leur « ressenti ». Les candidats eux-mêmes y sont préparés. Latelier « 5 minutes pour convaincre » délivré par Pôle emploi, est centré sur les postures à adopter : comment je me situe physiquement sur un salon ? Avec des conseils du type : bien se tenir déjà dans la queue au stand, ne pas avoir découteurs sur les oreilles, etc.

II. Cibler ses démarches ou être prêt à tout ?

Entre les salons et en leur sein, des spécialisations dessinent un marché segmenté, voire cloisonné, où les visiteurs doivent être ajustés aux emplois, être professionnels ou prêts à être formés. Un autre type de marché est aussi présent : celui des emplois non qualifiés, a priori 113ouverts à tous, où lexpérience et la formation ne sont pas valorisées et où les emplois sont précaires : ici, les candidats sont prêts à travailler, à nimporte quel prix.

II.1. Être ajusté, être professionnel

Des salons spécialisés sont organisés par des groupes de presse professionnelle, prenant alors appui sur leurs abonnés et sur les différents acteurs du secteur (entreprises, écoles, organismes professionnels, etc.). La spécialisation des salons peut aussi refléter la volonté des organisateurs de sattaquer à des difficultés du marché du travail (le chômage des jeunes, celui des seniors) ou celle de promouvoir un type de contrat, comme le fait le forum de lalternance, créé en 1995 à linitiative de la Chambre de Commerce et réédité tous les ans depuis. Plus récemment, le Forum de lEmploi Digital a été créé pour booster un marché spécialisé et en expansion rencontrant des difficultés à recruter, en particulier des codeurs, avec lappui de la municipalité de Paris. Les spécialisations sont aussi présentes dans les salons généralistes, qui comportent des espaces séparés les uns des autres selon les secteurs, les métiers, les contrats.

Les entreprises apprécient lorsque les candidatures sont de qualité, ajustées, ce quelles jugent être plus souvent le cas dans les salons spécialisés. Certaines ciblent ainsi spécialement ces salons comme cette grosse entreprise dans le domaine des transports :

On ne fait pas tous les salons, seulement ceux de transport-logistique et tourisme. Notre problématique ce nest pas de trouver du volume parce quon reçoit 400 000-500 000 CV par an, mais de bons candidats. Doù notre présence sur des salons spécialisés, gage de qualité, de candidats qui ont identifié un projet.

Lajustement des candidats est le fruit dun ciblage en amont, sans lequel « Il y a beaucoup de tout et beaucoup de rien. » (Exposant, Salon Paris des métiers qui recrutent). Pour augmenter les possibilités dappariements, les organisateurs ciblent les visiteurs en fonction de la « couleur » du salon, par voie de-mailing, de publicités sur des supports variés (médias, panneaux etc.). Certains comptent sur Pôle emploi pour ajuster en amont les visiteurs aux offres : « Pour que le sourcing soit bien fait, il faut quil soit ciblé sur les offres à pourvoir. Et cest ce quon demande à Pôle emploi : de convoquer les mêmes codes ROME 114que les offres » (Organisateur de plusieurs grands salons). Les organisateurs œuvrent également pour que les visiteurs préparent leur visite et quils nimprovisent pas en se rendant sur nimporte quel stand. Les sites Internet dédiés aux salons présentent les emplois offerts, classés par entreprises ou secteurs, les horaires et intitulés des ateliers et des conférences, auxquels il faut parfois sinscrire à lavance mais qui sont le plus souvent « en accès libre dans la limite des places disponibles ». Les sites regorgent de conseils pour « réussir son forum », en se documentant sur les entreprises présentes, en apportant un nombre de CV suffisant, en choisissant une tenue vestimentaire professionnelle « pour affronter le marché du travail ». Les informations peuvent nêtre disponibles que sur Internet, car il ny a pas toujours de guides papiers distribués à lentrée : il faut alors préparer son salon avant de venir… ou bien ne pas venir.

En arrivant sur place, les visiteurs sont renseignés et orientés par des organisateurs repérables par leurs gilets de couleur vive ou leurs badges. Les plans distribués doivent les aider à trouver ce quils sont venus chercher. Les spécialisations sont matériellement orchestrées par laménagement de lespace. La signalétique, les cloisons, la couleur des moquettes, les escaliers, séparent des « villages » ou des « secteurs ». Les stands mettent en scène lentreprise en arborant des décors et des objets représentatifs de son univers : des potirons chez un distributeur de produits bio, des peluches et des coloriages chez une entreprise de garde denfants, etc. Les affiches montrent des salariés en tenue de travail, qui font la part belle aux stéréotypes : des puéricultrices (femmes) et des médecins (hommes) sur les affiches dune entreprise de garde denfants, des employés à la peau noire sur celles des entreprises de sécurité. Comme en écho, les hommes se pressent davantage aux stands des entreprises de sécurité ou au salon du transport et de la logistique ; les femmes aux salons, stands et conférences sur les métiers sanitaires et sociaux, sur laide à domicile.

Les conférences, rappelées régulièrement par les annonces sonores, les écrans et les affiches, invitent également à venir se renseigner sur tel métier ou secteur dactivité méconnus, à en apprendre les codes. À latelier « Fonction publique » on insiste sur la nécessité de « décrypter les acronymes, comprendre les référentiels » (Forum de lAlternance, 2016). De leur côté, les fédérations syndicales ou patronales présentent leurs métiers pour « attirer dans ces professions » (Secrétaire fédéral, secteur hôtellerie-restauration). Tous ces dispositifs opèrent pour que 115les candidats soient ajustés aux attentes des employeurs. Les candidats aussi apprécient la spécialisation des salons : « La directrice du salon présentait tous les métiers du secteur possibles lors dun atelier et ensuite les intervenants expliquaient les spécificités du recrutement dans leurs métiers, ce qui était demandé aux futurs recrutés et cétait très positif » (Forum de lemploi et de lalternance, Mairie du 16e).

Au stand, la tenue et le langage adoptés par les candidats permettent demblée dévaluer leur ajustement au métier ou au secteur. Ainsi, pour ce recruteur dans la restauration : « le langage culinaire, il a ses codes, et on voit rapidement lors de lentretien si ça va le faire ou pas ». Sur le salon du digital, les deux parties partagent le même langage et savent que les compétences passent plus par lexpérience et par des valeurs communes que par les diplômes. Les rapprochements permis au sein des salons spécialisés ne sont toutefois pas toujours suffisants, comme lillustre cette interaction au Salon du transport et de la logistique :

– R : Et chez X, que faisiez-vous ?

– C : Là, je faisais de lacheminement par VTC.

– R : Ah, cétait des taxis ! Donc vous navez jamais eu affaire à des clients qui avaient des tonnes de marchandises à transporter dans telle région. Ce nest pas tout à fait pareil. Ce nest pas le même métier. Merci !

Tout est organisé de façon à ce que sur les salons spécialisés – ou dans les espaces spécialisés des salons généralistes – les visiteurs sajustent et se préparent en amont aux besoins des entreprises mais ceux-ci ne se concrétisent pas vraiment dans des offres demplois. Les plus grandes entreprises et les administrations proposent parfois des contrats en alternance ou des postes de vacataires ou de contractuels (la Mairie de Paris recrutait massivement en 2015 pour des postes danimateurs) mais les candidats sont le plus souvent invités à aller voir les éventuelles offres sur les sites internet et à suivre les process de recrutement très normés (nombreuses étapes, test et entretiens ou concours, poids des diplômes, etc.). Participer aux salons ne change ainsi en rien le process de recrutement de ces entreprises, qui sont surtout là pour « sensibiliser aux métiers », « aider [les candidats] à analyser si leur profil est en phase ou pas » (grande entreprise de transport) et pour se montrer, parce que : « être sur les salons, cest aussi une politique de communication des grands groupes » comme lindique une organisatrice.

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II.2. Travailler à tout prix

À lopposé du discours sur le ciblage et le nécessaire ajustement des candidats, les salons ouvrent largement leurs portes à toutes sortes de visiteurs, car leur succès se mesure à laune de leur fréquentation (voir I). Ainsi, à lentrée, les organisateurs récoltent les CV des visiteurs pour avoir leurs coordonnées et les convier à dautres salons. Les e-mailings ou envois de SMS quadresse Pôle emploi aux demandeurs demploi de son fichier sont en partie ciblés comme on la vu, mais restent très larges : 40 000 mails pour un salon « jeunes » ; 38 000 pour un forum « seniors ». Certains visiteurs sinterrogent sur linvitation reçue, pensant que celle-ci (et le salon) coïncidaient avec leur profil et sont déçus lorsquils réalisent quil nen est rien, tandis que dautres passent au stand de Pôle emploi pour demander pourquoi ils ont été conviés et que faire sur le salon.

Nombre de visiteurs disent venir parce que Pôle emploi, le formateur ou lencadrant de la mission locale, celui de lécole de la deuxième chance ou encore leur enseignant « leur a dit de venir ». Souvent, comme lors dun salon pour les jeunes, ils viennent à plusieurs – « On est venues entre amies parce que cest sympa dêtre accompagnées » – sans trop savoir pourquoi4 : « Jai déposé à la RATP, ce nest pas du tout ce que je cherchais. On dépose partout, on cible pas ! Maintenant on va faire un tour pour voir ce quil y a ». Ces publics, souvent jeunes et peu diplômés, se croisent mais ne se mêlent pas aux visiteurs plus préparés et plus professionnels :

Il faut faire la différence, qui est marquée au sol, entre le côté violet et le côté orange [couleurs des moquettes des espaces diplômés / peu qualifiés]. Vous avez dun côté les diplômés, souvent professionnels avec des objectifs précis et de lautre, ceux qui nont pas de qualification : ils ne savent pas trop ce quils veulent et ils traînent ensemble. Ils sont « en grappes » en « mode classe ». (Organisateur)

Beaucoup sont toutefois dans la ferveur de travailler à tout prix : « Jai déposé là, je ne sais même pas ce que cest, mais je men fous, il 117faut absolument que je bosse » ou encore « jai déposé partout, pour avoir plus de chances dêtre rappelée ». Le dispositif même du salon – espace ouvert, libre daccès – encourage à être mobile entre les stands et à sarrêter là où il ny a pas trop de queue. Les candidats se présentent, en continu et presque indifféremment aux stands des entreprises connues de la restauration rapide, de la grande distribution ou des services à la personne.

Quant aux entreprises, elles sont dans lattente de « voir ce qui se présente », et reçoivent le tout-venant. Sur le marché des emplois peu qualifiés, aux conditions de travail difficiles, aux horaires atypiques et faibles rémunérations, où le turnover est important, les entreprises sont dans la nécessité de recruter en permanence et dans lurgence. Du coup, nul besoin dafficher des offres précises ou de soigner la présentation des stands. Labsence de décoration, frappante aux stands dun salon jobs dété, reflète le caractère éphémère de la relation demploi, lhomogénéité des publics et des emplois proposés : ce sont plutôt des « jeunes de banlieue » qui fréquentent ce salon, ceux qui disent ne pas avoir de « piston » et qui sont là pour des emplois saisonniers. Au salon des services à la personne aussi, qui comporte un espace dédié à lemploi, très peu doffres sont affichées. Paradoxalement, cela ne tient pas à leur rareté, mais à la permanence des besoins exprimés par les agences qui fournissent des services à domicile. Il en va de même dans le secteur de la grande distribution, que lon retrouve souvent dans les salons car on y recrute en permanence pour faire face au turnover du personnel en place. Les entreprises sont là pour alimenter leurs viviers de candidatures, avoir un éventail de choix sur un marché qui pourrait être considéré comme déséquilibré en faveur des demandeurs demploi. Elles gardent les CV de candidats, dès lors que les critères de disponibilité horaire, de mobilité et de proximité géographique avec le(s) lieu(x) de travail sont réunis.

Le caractère local, de proximité, de ces marchés non qualifiés (Marchal et Remillon, 2012) se reflète dans la rapidité des interactions aux stands : « On recrute que pour les restos aujourdhui, Poste dhôtesse, vendeuse – C : Je suis intéressée. – R : Disponible toute la semaine ? » Ou encore : « Cest hyper rapide pour déposer le CV. On nous pose quelques questions sur nos dates de disponibilité et sur les endroits où on peut travailler en Île de France » (Visiteur, journée des jobs dété). Certains candidats prennent les devants pour donner les bonnes informations : 118être disponible toute la journée, ne souhaiter travailler que deux jours par semaine, être sur le secteur du 95, avoir le permis et la voiture pour travailler. La proximité géographique est dautant plus nécessaire que lemploi suppose plusieurs lieux de travail (aide à domicile), des horaires très matinaux ou tardifs (restauration, grande distribution) et que la brièveté de la relation demploi et la faiblesse du salaire rendent inenvisageables un déménagement :

Les gens ne sont pas très mobiles, donc il faut chercher à côté du domicile et du restaurant. Ils nacceptent de bouger que pour une promotion ou pour suivre leur compagnon. On comprend bien dailleurs : un serveur na pas de raison de partir et dinvestir à la fois dans un logement et dans un déménagement pour un salaire brut de 1500 euros. (Recruteuse, chaîne de restaurants).

Ainsi les salons peuvent donner lillusion aux visiteurs quils détiennent les clés de leur appariement : ils sont invités à trouver leur place en sinformant, se spécialisant, en sajustant à lentreprise et aux emplois. Mais dans les faits, aucune place ne leur est jamais proposée directement. Ils seront peut-être rappelés pour participer à une réunion dinformation ou bien ils auront appris comment candidater sur Internet, quelles sont les étapes dun process de recrutement, les requis ou les formations associées à un métier, ladresse dune agence locale à qui sadresser. Les échanges les plus directs se nouent aux stands proposant des emplois peu qualifiés à des candidats « prêts à tout », autour de critères relevant essentiellement des conditions de travail. Pour les visiteurs des salons, le chemin à emprunter est long et ne mène pas toujours à lemploi.

III. Vous avez dit salons de lemploi ?

Lobservation des salons donne à voir lépaisseur des médiations nécessaires aux mises en relation tout en interrogeant lobjet même des transactions : lobjectif central est-il de pourvoir des offres demploi salariés normés comme cela semble annoncé ? Dans cette dernière partie sont mis en évidence lhétérogénéité des services, opportunités et statuts demplois proposés dans les salons, ainsi que la longueur du chemin à parcourir pour 119trouver un emploi. Cette perspective nous éloigne dune représentation du salon comme lieu dappariements directs entre offres et demandes.

III.1. Pourvoir des emplois ou offrir des services ?

La façon dont les salons sont traditionnellement présentés par les organisateurs laisse entendre quils permettraient à des candidats de rencontrer directement des entreprises, sans intermédiation, pour pourvoir des centaines, voire des milliers demplois vacants, comme lexplique un des initiateurs des salons de lemploi à Paris :

Quest-ce qui nous a poussés ? Cest très simple. Cest le fait que lUnedic (…) nous dise quil y ait entre 40 et 50 000 offres demplois non satisfaites ou mal satisfaites sur Paris, chaque année. Alors quon avait en même temps un taux de chômage qui à lépoque, était de lordre de 10 %. Ça paraissait complètement fou de voir que dun côté on cherchait des milliers et des dizaines de milliers de postes à pourvoir, et que de lautre côté des gens sortaient sans rien !

Les campagnes de publicité des salons affichent fréquemment un grand nombre doffres demploi ou de recruteurs – « 2 000 recruteurs / 10 000 offres » pour Paris pour lemploi 2016 – jusque dans le titre de leur salon (Salon des 10 000 emplois) – voire sont encore plus floues sur lorigine des offres : « 400 000 emplois à pourvoir, cest où ? Jarrive ! » indiquait laffiche de la première édition du salon du travail et de la mobilité (2015). Certains organisateurs reprochent à leurs concurrents de « tricher sur les volumes de postes », en comptabilisant par exemple toutes les offres demplois à pourvoir sur lannée dans larmée ou la police comme des offres du salon ou critiquent le gonflement systématique des chiffres :

Une chose qui me dérange depuis bien longtemps, cest cette course quont eue, à un moment donné, les organisateurs, en disant : sur mon salon jai … 7 000 visiteurs et 5 000 offres demploi. Où est-ce quelles sont ces 5 000 offres demplois ? 7 000 visiteurs, cest bien on sen fiche (…) moi mon discours cest : si jai 2 000 visiteurs et quà la fin les 2 000 ont un poste, on aura fait tous conjointement notre boulot. Mais si jai 7 000 visiteurs et que jai trois embauches, arrêtons quoi, changeons de métier les uns les autres. 

Ce poids donné au nombre doffres se retrouve dans les bilans des salons. Ceux-ci font état dun nombre « doffres pourvues » ou de « contrats signés ». Lorganisateur de plusieurs salons déploie beaucoup 120dénergie à collecter cette information auprès des entreprises : toutes sont rappelées 2-3 mois après le salon et jusquà 6 mois après. Mais moins de 50 % des entreprises répondantes semblent capables de fournir des informations précises sur les offres pourvues grâce au salon. Dautres organisateurs dénoncent le peu de sens que recouvre lexercice des bilans de recrutement :

Tous les ans, lÉtat nous demande quels sont les résultats. En gros, combien de recrutements ont lieu suite au Forum. Ce qui est une aberration [] Cest la grande illusion statistique [] il faudrait faire du suivi individuel de chacun des visiteurs en lui demandant si cette offre-là, la candidature a débouché sur un recrutement spécifique dune entreprise présente sur le salon … Autant dire que cest impossible !

Ailleurs, la critique va plus loin pour déclarer : « moi ce qui mintéresse, ce nest pas tant que les personnes repartent avec du travail, cest possible mais je nen sais rien … par contre si elles peuvent repartir avec une réflexion plus aboutie sur leur dynamique de recherche demploi, là je considère quon a atteint notre objectif. » Son salon propose « une offre de services périphériques » du type formation, coaching, accompagnement, etc. Cette logique de salons de services plutôt que de lemploi est poussée à son maximum dans les salons organisés par une agence de presse comme lexplique lorganisatrice : « je ne crois pas à des salons où lon fait juste la mise en relation, je ny crois pas du tout (…) si cest juste : je prends votre CV (…) ce quune personne vient chercher sur un salon : elle vient chercher du conseil, donc donnons-lui des conseils ». Ce salon naffiche aucune offre demploi mais des stands pour « faire le point » sur son parcours (coachs, bilans de compétences), pour « (s)e former » et un village « devenir indépendant ». La logique reste la même sur le salon destiné aux jeunes organisé par la même structure : le guide visiteurs naffiche pas doffres mais seulement le nom des entreprises présentes avec le lien vers leur site Internet de recrutement. Ici, il sagit dorienter les jeunes, de leur proposer divers services (voir plus bas) et de les accompagner pour quils postulent sur Internet depuis le salon : « ces espaces emploi sont animés par des consultants ressources humaines, qui aident les jeunes, sur la plateforme, à trouver les offres qui leur correspondent et qui les aident à faire leurs lettres de motivation ». Dailleurs le chiffre de 25 000 offres sur laffiche du salon correspond au nombre doffres 121présentes sur la plateforme créée pour loccasion qui agrège les offres des partenaires (la moitié vient dautres job-boards). Les bilans que réalise cette structure sont en adéquation avec ses objectifs. Ils ne dénombrent pas les offres pourvues mais les candidatures envoyées le jour du salon « avec laide de conseillers et les 10 jours qui ont suivi le salon » ainsi que son apport global pour les jeunes : est-ce quil les a aidés dans leur recherche demploi ? Est-ce quils veulent démarrer un suivi avec la mission locale ou Pôle emploi ? Etc.

III.2. Des offres aux marges de lemploi

Au-delà des effets de communication sur le nombre, se pose la question de la nature des offres demplois proposées et agrégées en un chiffre unique. Les brochures donnent globalement peu de détails. Ainsi, si la page 2 du guide du candidat de Paris pour lemploi indique « Offres demploi et de formation » et, en plus petit, « tous types de contrats », les offres qui sétalent ensuite sur 70 pages nindiquent généralement pas de quel type de contrats de travail il sagit5, si ce nest les offres en alternance qui sont distinguées des autres. Or, lobservation de ces salons généralistes montre que les contours de ce qui est présenté comme des « emplois » sont très flous et très larges : (rares) CDI mais aussi contrats à durée déterminée (CDD, intérim, extras, jobs dété, vacations), contrats aidés, contrats à lintersection de lemploi et des études (alternance, voire missions de service civique) et toutes les « marges de lemploi6 » salarié (emploi indépendant, portage salarial, etc.).

Ces offres émanent dacteurs spécifiques, nombreux sur ces salons : acteurs de lÉconomie sociale et solidaire et notamment de lInsertion par lactivité économique (IAE), groupements demployeurs, start-up créatrices dapplications Internet pour mettre en relation des candidats et des entreprises pour de courtes missions. Les salons sont loccasion pour ces acteurs de se faire connaître autant que de recueillir des candidatures. Mais beaucoup doffres atypiques émanent aussi dentreprises plus classiques qui se saisissent des salons pour proposer les types de 122contrats difficiles à pourvoir par ailleurs. Les plus connues vont cibler des publics spécifiques pour satisfaire des obligations légales, comme les quotas dalternants ou de travailleurs handicapés ou se servir du salon pour communiquer sur leur volontarisme en matière de recrutement de certains publics. Ainsi sur un forum « seniors » on trouve une grande entreprise du domaine des loisirs, généralement absente des autres salons généralistes, ce que lencart publicitaire acheté dans la brochure permet de comprendre : « un accord intergénérationnel a été signé en 2013. Lun de ses axes prioritaires est le recrutement de salariés âgés de 50 ans et plus ». Des entreprises profitent des salons pour mettre en avant des statuts hybrides, aux marges du salariat : une entreprise de la grande distribution, sur un très gros salon, ne propose que des postes de co-gérants pour ses supérettes, refusant les CV des visiteurs qui sont à la recherche dun poste de caissier ou de manutentionnaire.

Ces propositions et structures atypiques sont plus ou moins abondantes selon les salons, le public visé et létat du marché du travail sur ce segment particulier. Dans celui dédié aux seniors, les sociétés de portage salarial et autres stands vantant lemploi indépendant sont nombreux. A contrario, sur le salon spécialisé dans lhôtellerie-restauration, on trouve beaucoup doffres de CDI, la brochure du salon destinée aux visiteurs précisant cette fois, pour chaque établissement, la nature des contrats proposés : CDI, CDD, alternance, extras ou formation. Cest sans doute parce que les entreprises présentes (essentiellement les grosses entreprises du secteur) ont dimportants besoins de recrutement et cherchent à fidéliser une main-dœuvre assez volatile. Mais globalement, les salons ne font pas exception : comme sur le marché externe peu qualifié, non spécialisé, on y trouve surtout des petits boulots et des contrats atypiques.

Que pensent les candidats de ce quon leur propose ? Certains expriment leur déception : ainsi une visiteuse rencontrée dans un salon local spécialisé sur le social et le médico-social explique quelle a déjà trouvé un emploi précédemment dans un salon, en intérim, et quelle cherche quelque chose de stable dans son secteur dactivité : « je nai pas vraiment trouvé ce que je voulais (…) il y a surtout des formations et pas beaucoup doffres demploi ». Mais beaucoup ne se font aucune illusion « cest pas un forum qui va vous trouver un boulot ! En tout cas moi je trouve pas. Jessaye mais je ne me repose pas là-dessus » affirme un jeune homme sur un salon emploi à destination des jeunes. 123Tous ne jugent par les salons inutiles pour autant. Les débutants y voient notamment loccasion dun premier contact avec lentreprise, un moyen de sentraîner à de mini-entretiens ou de faire « corriger » leur CV. Beaucoup de visiteurs rencontrés sur les salons généralistes sont à la recherche de nimporte quel petit emploi, parfois en complément de celui quils occupent, comme cet agent de sécurité qui cherche en extra des heures de plongeur dans la restauration.

III.3. Patienter aux marges du marché

En amont même des « bouts demplois » et contrats atypiques, ce que montrent les salons ce sont aussi toutes les étapes préalables à laccès à lemploi. Au travers des brochures, au sein des conférences et autres ateliers collectifs, les organisateurs relaient de façon très appuyée le message sur la nécessité dêtre préparé et accompagné en amont de lemploi et de façon déconnectée de loccupation dun poste de travail particulier.

La présence des « intermédiaires » du marché du travail est très forte et visible sur tous les salons. Pôle emploi est lacteur incontournable. Dautres organismes sont présents avec des différences selon le type de salon : plutôt les acteurs publics et associatifs daccompagnement des chômeurs dans les salons avec financement public ; plutôt des opérateurs privés de placement, coachs, job boards, et organismes de formation ou de financement dans les salons professionnels. On voit aussi des fédérations sur les salons professionnels, notamment lorsquun syndicat est à lorigine de lorganisation.

La plupart de ces intermédiaires ne sont pas là pour pourvoir des emplois : « ça permet, dans certains cas, de remplir lespace » selon un de ces institutionnels. Les intermédiaires publics, et notamment Pôle emploi, participent au sourcing des visiteurs, en partenariat avec les organisateurs, par lenvoi de-mailing à leurs fichiers de demandeurs demploi (voir II). Ils les préparent en amont du salon et les accompagnent parfois pour lévénement. Ainsi un encadrant de mission locale rencontré sur le forum de lalternance attend les 13 jeunes quil a accompagnés à lextérieur : « Je leur demande comment ça sest passé. Ils se débrouillent seuls dans le salon et remplissent une petite fiche après la visite, une sorte de retour de ce quils ont vu. On continue dans le cheminement professionnel. » Beaucoup de jeunes viennent sur les salons avec leur école : « cest une sortie pédagogique avec notre enseignante ».

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Les salons sont plus ou moins axés sur les étapes préalables à lemploi, selon le public visé et leur positionnement. Daprès plusieurs interlocuteurs et observations, les seniors seraient plus disposés à participer à toutes ces activités annexes et à assister à des conférences que les jeunes qui se rendent plus rarement aux ateliers. Cela peut tenir au fait que les jeunes sestiment déjà formés à la recherche demploi : « avec lécole on nous entraîne à la prospection physique et téléphonique » indique un jeune en BTS ; « on ne va pas dans les conférences parce quon en a déjà eu pas mal par Pôle emploi, on nest pas mal informé », explique une jeune femme. Au contraire, certains seniors ou cadres découvrent la recherche demploi tardivement dans leur parcours, à loccasion dune première période de chômage et sont moins rompus à lexercice (Marchal et Remillon, 2012). Les conférences qui leur sont consacrées font souvent salle comble. Certains salons se positionnent explicitement sur ce créneau de la préparation à lemploi comme lindique lorganisatrice dun salon sur la reconversion professionnelle : « on na pas voulu mêler avec de lemploi. Parce que automatiquement, on aurait eu des recruteurs qui seraient venus pour prendre des CV, ou faire un peu dimage … et ça ne nous intéresse pas ». Et effectivement, ce salon proposait des séances de coaching très fréquentées par les visiteurs, dont des séances collectives où il nest jamais question demploi mais de « développer ses talents » ou son « intelligence relationnelle ». Même sur le salon destiné aux jeunes organisé par la même structure, davantage orienté emploi, laccent est mis sur la préparation en amont, lorientation et laccompagnement des jeunes : ainsi seuls peuvent accéder directement aux entreprises ceux qui ont été préparés en amont du salon par les intermédiaires et à ce titre bénéficient dun ticket coupe-file. Les autres sont pris en charge à leur arrivée par 300 professionnels dont 200 responsables RH7, venus à titre bénévole :

selon ce quils nous disent, on les oriente : pour ceux qui sont le plus paumés, vers le conseil personnalisé, donc ça, ils discutent en one-to-one, soit il faut quils fassent ou quils refassent leur CV, donc ils vont au bar à CV. Ils font du coaching individuel, ils font du coaching collectif, ils vont au studio théâtre, ils vont au studio pour la prise de parole en public, ils peuvent se faire prendre en vidéo et après on les débriefe.

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Lensemble donne à voir un marché du travail où laccès un lemploi est un parcours du combattant, fait de nombreuses étapes et statuts préalables (éventuellement) à un emploi stable. Un monde complexe où les intermédiaires sont très nombreux et diversifiés.

Ainsi les salons de lemploi rendent bien compte de ce quest le marché du travail externe, notamment pour les emplois peu qualifiés : les emplois accessibles à ceux « qui nont pas les réseaux » sont pour lessentiel des contrats atypiques et ce qui est en perspective pour ceux qui « nont pas les codes », ce ne sont même pas ces « bouts demploi », mais un ensemble détapes préalables proposées par de multiples intermédiaires : formation, accompagnement, coaching. Au final et assez paradoxalement, les salons ne véhiculent pas une image différente du marché du travail que celle que lon trouve dans laccompagnement des demandeurs demploi. Les organisateurs relayent lidée que (seuls) les candidats parfaitement en adéquation avec les exigences des entreprises (en termes de diplôme, dexpérience) et prêts à lemploi peuvent trouver un emploi sur les salons. Dans le cas contraire, ils cherchent à les orienter vers tout un ensemble dintermédiaires et de services préalables pour les préparer.

Conclusion

En écho avec ce que laissent entrevoir les travaux académiques, les représentations du marché du travail qui émergent de nos observations et de nos entretiens auprès des organisateurs et des acteurs des salons de lemploi à Paris, sont très diverses, y compris à lintérieur dun même salon. Nous en avons exploré les différentes dimensions, en nous éloignant progressivement de lidée que les salons ont pour principale vocation de pourvoir des emplois vacants ou de réaliser des appariements immédiats. Certains organisateurs se détournent même explicitement de cet objectif et disent organiser des salons de services, dinformation et dorientation et non des salons de recrutement. Ce modèle de salon dappariements nen est pas moins présent dans les esprits, créant ici et là des désillusions ou des malentendus, voire des tensions, en particulier pour les organisateurs 126sommés dapporter la preuve – chiffrage du volume de recrutements effectués à lappui – de leur rôle de facilitateur et dapparieur sur le marché. La prégnance de cette figure de salon est, en effet, congruente avec les annonces faites dans la plupart des campagnes de communication qui précèdent la tenue des événements. Elle est également entretenue par les intermédiaires qui incitent fortement les chercheurs demploi à sy rendre. Chaque salon donne lieu au déploiement de dispositifs matériels importants, où la répartition des entreprises et les cloisonnements en « villages » figurent les cloisonnements du marché, la nécessité de sy repérer, de se préparer, de trouver les bons circuits et les bonnes portes dentrée. Dans cette hypothèse, les stands que tiennent les entreprises sont comme des guichets où chacun peut faire des achats en fonction des offres affichées et de ses propres attentes.

Un tel modèle, on la vu, est loin des réalités observées. Parce que les offres demploi sont rarement affichées et/ou très peu décrites, que les candidats qui se présentent ne correspondent pas nécessairement aux attentes des entreprises, et que ces dernières ne promettent rien de précis. Certaines ne font quinformer sur leur processus de recrutement en renvoyant vers leurs sites Internet. Ainsi, alors même que les salons sont souvent présentés en opposition à Internet – mode de mise en relation critiqué du fait du caractère trop standardisé et incomplet de linformation que lon y trouve et qui produirait de mauvais appariements – beaucoup dacteurs sur les salons, notamment les grandes entreprises, renvoient vers ce media comme porte dentrée vers leurs marchés internes. Finalement, les salons (ou les « morceaux » de salons) qui ressemblent le plus au modèle attendu, sont ceux qui proposent des emplois très peu qualifiés : dans le domaine des services à la personne, de la grande distribution, du commerce alimentaire, de lhabillement ou de la décoration. Les entreprises qui sy pressent viennent y effectuer un pré-tri rapide des CV pour alimenter leurs informations collectives et leur vivier de candidatures. Les files dattente et la rapidité des interactions aux stands donnent limage dune population interchangeable et dun marché du travail hyper concurrentiel. Lajustement entre les offres et les demandes sopère sur des repères très succincts mais précis qui ne se lisent ni dans les CV ni dans les annonces : lapparence du candidat et les conditions de travail – dans quelle mesure le candidat est-il prêt à les accepter – mais de salaire, il nest jamais question.

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Le plus souvent, ce qui saute aux yeux des chercheurs demploi, ce ne sont pas tant les possibilités qui soffrent à eux que les contraintes auxquelles ils doivent faire face et la dimension processuelle des embauches : la pression concurrentielle, la longueur des files dattente, la multiplication des étapes à franchir et des détours à emprunter avant dêtre considérés comme « employables » ou « désirables ». Le poids des intermédiaires sur les salons et loffre dune grande diversité de services annexes pour préparer les visiteurs (conférences, coachings, etc.) rend compte de la longueur du chemin à parcourir et de son issue incertaine. En témoigne aussi la variété des statuts proposés, où lemploi salarié à temps plein constitue non la norme mais lexception. Suivant ces différents points de vue, les salons sont des lieux dapprentissage importants pour tous ceux qui les fréquentent. Cest donc une épreuve de réalité, en soi, à laquelle tous les acteurs, et en particulier les demandeurs demploi, sont confrontés.

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1 Nous mettons à part les forums darrondissements qui sont de petites manifestations, conçues pour mettre en valeur la participation de chaque municipalité à la lutte contre le chômage et disposant de moyens limités pour attirer les entreprises et le public.

2 Les entreprises sont « chouchoutées » par les organisateurs qui leur proposent des plateaux repas ou leur dédient un espace de restauration réservé, tandis que les candidats sont bien en peine de trouver quoi que ce soit pour se restaurer ou boire sur place.

3 Les conseillers de Pôle emploi sont accusés de rédiger des CV à la place des candidats démunis pour le faire. Des outils sont également proposés pour générer automatiquement des CV à partir dune liste de compétences ou « faire varier la présentation de son CV afin dattirer lattention des employeurs » (atelier présentation de lEmploi Store).

4 Ce peu de préparation en amont ressort des enquêtes auprès des visiteurs, effectuées par les organisateurs. Ainsi, sur ce salon, 65 % des jeunes disent quils nont pas consulté les offres à pourvoir et les 3/4 nont ni recherché dinformation sur les entreprises exposantes ni préparé spécifiquement leurs entretiens en fonction des entreprises présentes.

5 Sur les salons plus spécialisés et notamment ceux ciblés sur un type de contrat de travail – les salons de lalternance ou des jobs dété lambiguïté sur le type doffres quon y trouve est moindre.

6 Allusion, ici, au titre du numéro spécial de la Revue française de socio-économie « Lemploi à lépreuve de ses marges », no 17, 2016. Voir notamment larticle de Baumann et al (2016).

7 Lorganisatrice indique se servir de ses réseaux – elle a fait du conseil RH pendant des années – pour attirer des DRH de grandes entreprises à qui elle présente cette action comme de la RSE (Responsabilité sociale des entreprises).