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Classiques Garnier

De l’impôt négatif au revenu de solidarité active Circulation et usages d’une image

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2017, n° 2
    . Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations
  • Auteur : Bessis (Franck)
  • Résumé : Ce texte étudie les liens entre représentation graphique du RSA et représentation néoclassique du marché du travail à partir du concept de « dispositif de représentation », qui présente les relations entre les images, leurs usages et interprétations comme des cas particuliers de relations entre règles et conventions. Partant de la représentation la plus répandue du RSA, l’article présente les dispositifs associés à cette image et montre son autonomie par rapport au cadre néo-classique.
  • Pages : 45 à 70
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406080626
  • ISBN : 978-2-406-08062-6
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0045
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/05/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Représentation graphique, expertise économique, économie des conventions, impôt négatif, allocation universelle
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De limpôt négatif au revenu
de solidarité active

Circulation et usages dune image

Franck Bessis

Triangle (UMR 5206)

Université Lumière Lyon 2

Conçu en 2005, expérimenté deux ans plus tard puis généralisé en 2009, le Revenu de solidarité active (RSA) se présente initialement comme une « nouvelle équation sociale » qui vise à mieux articuler revenus de la solidarité et revenus dactivité dans un triple objectif : simplifier le système des prestations sociales, lutter contre la pauvreté, et supprimer des effets de seuil1. Léquation qui permet de déterminer le montant du RSA et du revenu disponible pour tout niveau de revenus tirés de lactivité a donné lieu à la représentation suivante :

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Fig. 1 – Reproduction de lauteur.

Cette image véhicule-t-elle une théorie ? Pour léconomiste habitué aux concepts de « trappe à inactivité » et de « chômage volontaire », la représentation néoclassique la plus élémentaire du marché du travail semble de toute évidence inspirer ce mécanisme. Une partie des critiques adressées au RSA part de ce postulat (Duvoux, 2008 ; Gomel et Serverin, 2011 ; Eydoux et Gomel, 2014). Mon objectif ici est dexaminer plus précisément les liens entre la représentation graphique du RSA et la représentation néoclassique du marché du travail en adoptant une perspective historique sur les usages des images apparentées à la figure 1.

Jadopte à cette fin une grille de lecture théorique inspirée de lÉconomie des Conventions en déduisant de son concept général dinstitution (Bessy et Favereau, 2003) celui de « dispositif de représentation » compris comme lassociation dune image et dune ligne 47dinterprétation particulière. Plus précisément, lidentité « institution = règles + conventions2 + convention1 » peut être spécifiée de la manière suivante :

dispositif de représentation = image + usages + interprétation2

Cette perspective conventionnaliste invite, dune part, à explorer la pluralité des lignes dinterprétation (appelées ailleurs « cadres communs dévaluation » ou « conventions1 »), et, dautre part, à prendre au sérieux les « degrés variables dintensité réflexive » (Barthe et al, 2014, p. 190 ; Bessis, 2016) avec lesquels les acteurs mobilisent la représentation graphique du RSA – par exemple à partir dune parfaite connaissance ou dune complète ignorance de projets antérieurs comparables au RSA.

Ce parti pris théorique peut être complété par lanalyse épistémologique des relations entre modèles économiques et représentations graphiques proposée par Morgan (2012). Selon cet auteur, les modèles se distinguent des schémas avant tout par leur caractère manipulable. La présence de ressources manipulables est ce qui explique, par exemple, que le tableau économique de Quesnay nest pas seulement un portrait passif de léconomie, mais quil permet aussi détudier comment fonctionne une économie telle que décrite par les physiocrates (Charles, 2003). La présence de ces ressources suppose également lexistence de règles de manipulation qui permettent détudier les effets de la modification de tel ou tel paramètre. Une analyse comparée de la représentation traditionnelle et dune représentation artistique de la boîte dEdgeworth conduit aussi Morgan (Ibid., p. 91-135) à défendre une distinction intéressante dans ma perspective : un graphique sert dillustration lorsque le raisonnement est mené en dehors de celui-ci ; il devient un instrument denquête ou de démonstration lorsquil permet de produire le raisonnement.

Dans ce qui suit je montre que des images comparables à la figure 1 ont participé à des dispositifs de représentation différents à double titre : dune part (côté interprétations), elles ont permis de représenter des projets de réforme aux philosophies différentes (relevant de différentes conventions), dautre part (côté usages), elles ont pu servir à la fois de modèle autonome 48et dillustration à dautres raisonnements (conformément à la distinction opérée par Morgan). Dans le cas présent, limage oriente donc faiblement les usages et interprétations. Elle ne véhicule pas de manière déterminante une représentation théorique particulière du marché du travail3.

Larticle est organisé de manière chronologique autour de trois séries de dispositifs de représentation composés dimages comparables à la figure 1. La première partie concerne lidée dimpôt négatif, discutée dabord aux États-Unis dans les années 1960 (figures 2 et 3), et ses relations avec lidée dallocation universelle (figures 3 et 4). La deuxième partie sarrête sur deux projets dimpôt négatif pensés en France au tournant des années 2000 : lAllocation compensatrice des revenus et la Prime pour lemploi. La troisième traite directement des manières dont a été pensé le RSA entre 1998 et 2008 (figures 7).

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encadré méthodologique

Ce texte participe à une réflexion plus large sur le rôle de lanalyse économique dans la construction du RSA. Le matériau partiellement mobilisé ici est constitué de publications académiques, de tribunes et dentretiens sur le RSA parus dans la presse entre 2005 et 2008, de rapports, de retranscription de débats parlementaires, de témoignages publiés par des acteurs de la réforme (Hirsch et Rosière, 2008 ; Dujol et Grass, 2009 ; Hirsch, 2010), dentretiens menés auprès de hauts fonctionnaires et dexperts, ainsi que des archives du Haut-Commissariat aux Solidarités Actives contre la Pauvreté (HCSAP) qui a été chargé de mettre en place le RSA. Jutilise les archives à la fois comme sources dinformation et comme aide-mémoire et éléments de preuve auprès des enquêtés (Laurens, 2007). Les entretiens denviron deux heures chacun se sont étalés sur la période allant de septembre 2013 à novembre 2014. Il sagit de six entretiens semi-directifs à visée informative et compréhensive. Jai interrogé trois économistes impliqués à des degrés divers dans la réforme (audition, rédaction de rapports, participation au comité national dévaluation des expérimentations) et trois autres membres de la commission et/ou du cabinet du HCSAP, en organisant les entretiens de manière chronologique et en cherchant à obtenir le plus de recoupements et de confrontations possibles entre les différents témoignages et les autres sources mobilisées. Ces entretiens ne représentent donc quune partie des éléments empiriques sur lesquels je mappuie.

I. UNE IMAGE, DEUX PHILOSOPHIES :
IMPÔT NÉGATIF ET ALLOCATION UNIVERSELLE

Une représentation graphique proche de la figure 1 est utilisée dès le milieu des années 1960 par James Tobin comme « la meilleure manière de résumer la proposition » dimpôt négatif (Tobin, 1965, p. 892). Il sagit déjà de verser aux ménages les plus pauvres une aide dégressive en fonction des revenus tant que ceux-ci sont inférieurs à un minimum à partir duquel les contribuables participent au financement de la mesure. Plus précisément, dans la figure 2 qui fait également apparaître limpôt 50positif, les ménages étudiés (cas dun couple marié avec trois enfants) reçoivent une aide jusquà 6000 dollars de revenus bruts, ils bénéficient dune réduction dimpôt entre 6000 et 7963 dollars, et paient leur impôt comme dans lancien système à partir de 7963 dollars. Le recouvrement des deux impôts sexplique par le souci de maintenir une incitation au travail par un taux dimpôt négatif.

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Fig. 2 – James Tobin, « Illustration of Proposed Income Allowance
(married couple with three children) », On improving the economic status
of the Negro
, Cambridge, USA, éd. MIT Press, 1965, page 893.

La paternité de cette idée est attribuée à Milton Friedman, qui a commencé à réfléchir à limpôt négatif alors quil travaillait pour la division sur la recherche fiscale du département du Trésor (Huret, 2008), avant de la populariser dans un ouvrage à destination du grand public (Friedman, 1962). Friedman défend un tel mécanisme à partir de deux présupposés. Pour lutter contre la pauvreté, il serait daprès lui 51plus efficace de verser une aide selon le niveau de revenu plutôt quen fonction dune appartenance catégorielle (« aider le pauvre paysan, non parce quil est paysan, mais parce quil est pauvre »). Surtout, le système daide ne devrait pas perturber le fonctionnement du marché. Friedman met également en avant deux avantages de limpôt négatif. Du fait de son caractère régressif, il ne dissuaderait pas ses bénéficiaires de travailler (« toujours, un dollar de plus de gagné signifie plus dargent à dépenser »). En tant que versement direct, il permettrait de venir en aide aux pauvres de manière plus efficace et pourrait alors remplacer lensemble des aides sociales en vigueur de manière moins coûteuse.

Au début des années 1960, limpôt négatif fait aussi lobjet de discussions au sein du Council of Economic Advisers présidé par Walter Heller, auquel participent notamment James Tobin et Robert Lampman4. Dans un rapport remis en 1963 à Heller, Lampman défend la mesure comme un complément à la baisse dimpôts décidée un an plus tôt par ladministration Kennedy en vue de soutenir la croissance, qui na pas bénéficié directement aux plus pauvres. Peu de temps après, Lampman (1965) et Tobin (1965) font chacun paraître un article qui rend compte dune appréhension plus keynésienne de limpôt négatif. Le mécanisme quils proposent est identique à celui de Friedman, mais le montant plus élevé des redistributions envisagées et les retombées attendues en termes de relance de lactivité déplacent lidée dimpôt négatif vers la gauche.

Deux documents élaborés au début des années 1970 vont contribuer à importer les débats sur limpôt négatif dans la sphère administrative française : louvrage Vaincre la pauvreté dans les pays riches de Lionel Stoléru (1974a) et un rapport du Commissariat au Plan rédigé par Christian Stoffaës (1975). Lionel Stoléru utilise le graphique comme base dun calcul daire pour montrer que les coûts de limpôt négatif sont proportionnels au minimum retenu pour tous les plans qui ont le même point de sortie (Stoléru, 1974b). Cette relation lui sert également de base pour comparer lefficacité de divers plans pour réduire la pauvreté à coût donné. Il fait ainsi figurer dans plusieurs de ses schémas un RMI avant lheure.

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Fig. 3 – Lionel Stoléru, « Plan substituable dI.N. pour un coût donné »,
Coût et efficacité de limpôt négatif, Paris, Revue économique,
volume 25, no 5, 1974, page 754.

Les deux premiers schémas contenus dans le rapport du Plan comparent deux scénarios de pente avec des points dentrée différents, les suivants comparent limpôt négatif et la législation en vigueur pour différents scénarios de cas-types. Les graphiques sont ainsi utilisés pour distinguer un impôt négatif de droite et un impôt négatif de gauche : le plus proche de la figure 1, qui a le point dentrée le plus élevé, est présenté dans le rapport comme une version « progressiste », tandis que le second qui correspond à la figure 7a (supra p. 63), avec un point dentrée réduit de moitié et une rupture de pente (plus forte au début), est qualifié de schéma « libéral », comportant « moins dincitations à la paresse » (Stoffaës, 1975, p. 5).

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Le même espace a également été utilisé pour présenter lidée dallocation universelle (figure 4a), dont James Tobin est dailleurs considéré dans les années 1970 comme lun des principaux défenseurs. Conseillé par ce dernier, le candidat démocrate aux élections présidentielles de 1972, George Mc Govern annonce en janvier un projet dallocation universelle dégressive, qui doit garantir à tous sans condition dâge ni de ressources un revenu minimum de 1000 dollars. Cest le demogrant. Ce projet, présenté comme une alternative globale aux autres formes de redistribution fiscale, aurait été financé au moyen dune imposition au même taux de lensemble des revenus du travail et du capital. Face aux nombreuses critiques que suscite le coût du projet, le candidat démocrate labandonne en milieu dannée sans parvenir à rattraper son retard sur son concurrent républicain.

Fig. 4a et 4b – Philippe Van Parijs, « Income tax and basic income »,
Arguing for Basic Income, London, éd. Verso, 1992, page 5.

Lidée dallocation universelle peut faire lobjet dune représentation spécifique pour mettre en avant le fait quelle est dabord versée à tous et accentuer ainsi le contraste avec limpôt négatif (figure 4a), même si les revenus nets peuvent être identiques dans les deux cas. La comparaison proposée par Philippe Van Parijs entre les figures 4a et 4b, permet à la fois détablir cette distinction et de montrer léquivalence : dans la figure 4a, la différence entre la surface hachurée par des traits verticaux (lallocation universelle) et celle hachurée par des traits horizontaux au-dessus de la bissectrice des revenus (le supplément dimpôt occasionné par le versement à tous de lallocation) est identique à la surface 54hachurée par des traits verticaux dans la figure 4b (limpôt négatif). Cette différence est souvent utilisée pour discréditer lallocation universelle, qui est alors représentée plus simplement dans le même repère par une droite parallèle à la bissectrice des revenus (lécart entre les deux correspondant au montant de lallocation). Cette représentation qui masque la différence entre bénéficiaires et contributeurs nets suggère quun tel projet est plus difficile à financer5.

Peut-être en réaction à cette représentation, Van Parijs et Vanderborght jouent moins la carte des différences graphiques que celle des similitudes avec limpôt négatif dans le plaidoyer en faveur de lallocation universelle quils font paraître en 2005. La figure 5 présente dans cet ouvrage fait cette fois apparaître explicitement les revenus nets. Limpôt négatif est par conséquent représenté comme une déclinaison particulière de lallocation universelle (« cas dimpôt linéaire »).

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Fig. 5 – Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs,
« Allocation universelle financée par limpôt sur le revenu »,
Lallocation universelle, Paris, éd. La Découverte, 2005, page 32.

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À travers les représentations graphiques, les projets dimpôt négatif et dallocation universelle peuvent donc aussi bien être rapprochés que contrastés. Schématiquement, il est possible dopposer une prestation universelle, inconditionnelle et individuelle6 à un impôt négatif ciblé7, versé sous condition8 sur une base familiale9. En laissant de côté le financement, le premier projet se traduit graphiquement par une allocation uniforme (droite parallèle à la bissectrice des revenus) tandis que le second est représenté le plus souvent comme une allocation dégressive. Si on se concentre sur le revenu net (donc en prenant en compte le financement), il ny a plus de différence graphique (figure 5) mais il demeure une différence de philosophie, au-delà de lobjectif de lutte contre la pauvreté, commun aux deux projets. Les projets dallocation universelle favorisent généralement la liberté réelle de choisir sa manière de vivre, en restant neutre vis-à-vis de la valeur travail comme de toute autre conception de la vie bonne (Van Parijs, 1995). Lidée dimpôt négatif privilégie au contraire la liberté négative des libéraux (labsence de coercition) en se présentant comme une alternative globale à lÉtat social (Friedman, 1962).

Cette charge symbolique de limpôt négatif est parfaitement explicitée en 2001 dans le rapport de la Commission des Finances du Sénat sur le projet de loi visant à instaurer la Prime pour lemploi lorsque ce dernier entend maintenir une distinction nette entre impôt négatif et crédit dimpôt :

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Pour lavoir, en novembre, proposé au Sénat, votre rapporteur sestime autorisé à expliquer le sens de la démarche du crédit dimpôt devenu prime pour lemploi. À aucun moment à ses yeux, ce dispositif lui a paru assimilable à limpôt négatif. Celui-ci correspond à une doctrine libérale aux fondements précisément établis qui entend regrouper au sein du système fiscal lensemble des prestations servies par la puissance publique (…). Le crédit dimpôt en faveur des revenus dactivité nest en aucune manière assimilable à cet impôt négatif. Certes, il prend le même véhicule technique dun reversement calculé à partir de limpôt sur le revenu. Cependant, il na jamais été envisagé de supprimer des allocations afin de les intégrer à ce crédit dimpôt (…). Cette charge symbolique et théorique et les malentendus quelle a entraînés ont été dommageables dans la mesure où ils ont conduit le gouvernement dune part à adopter un nom trompeur, dautre part à perdre un temps précieux de peur de se voir accusé de promouvoir limpôt négatif en France. (Marini, 2001, p. 19-20)

Cette charge symbolique peut aussi être complètement relativisée par certains auteurs, comme Roger Godino (2005) lorsquil revendique la filiation entre lidée dimpôt négatif et son projet dAllocation compensatrice des revenus (ACR), ou bien encore Michel Aglietta (1997) lorsquil plaide pour linstauration dun tel mécanisme à lentame des réflexions qui vont aboutir à linstauration de la Prime pour lemploi (PPE) :

Lenjeu véritable nest certainement pas de supprimer lÉtat-providence, ni même den rogner les avantages. Au contraire, le besoin de cohésion sociale est particulièrement vif. Le débat politique consiste à concevoir la manière dexprimer les droits sociaux pour que le nouveau régime de croissance capitaliste remette les sociétés salariales dans la voie du progrès social. (Aglietta, 1997, p. 476).

II. DEUX TRADUCTIONS DE LIMPÔT NÉGATIF :
ALLOCATION COMPENSATRICE DES REVENUS
ET PRIME POUR LEMPLOI

LACR et la PPE ont une moins longue histoire et nont pas fait lobjet du même travail de représentation que limpôt négatif ou lallocation universelle. Lobjectif demeure cependant dans cette deuxième partie 57dexpliciter les interprétations divergentes établies à partir dune même image. Comme la figure 6 le donne à voir, il sagit bien de deux déclinaisons de lidée dimpôt négatif, dont lhistoire retracée dans cette partie éclaire le contexte de réception du RSA10.

Fig. 6 – Conseil de lemploi, des revenus et de la cohésion sociale, « Revenu mensuel dactivité et revenu total pour une personne seule », Accès à lemploi
et protection sociale
, Paris, éd. La documentation française, 2001, page 92.

Durant la campagne pour lélection présidentielle de 1974, Valéry Giscard dEstaing reprend lidée dimpôt négatif sans la mettre au centre de son programme. La création dun impôt négatif est sérieusement envisagée après les élections mais sera abandonnée au profit dallocations spécifiques. Privilégiant à cette époque les augmentations de salaires sur la redistribution fiscale, le Parti Socialiste est de son côté réticent à adopter lidée dimpôt négatif et plus généralement toute idée de revenu minimum qui opérerait une déconnection entre travail et revenu conduisant à affaiblir le système dassurances sociales ou à justifier la suppression du SMIC. À partir de 1984, un retournement de position sopère sous limpulsion des courants rocardiens et chrétiens démocrates (Geffroy, 2002, p. 45-47). Le PS devient favorable à 58lidée de revenu minimum sans pour autant se rallier à lidée dimpôt négatif, trop marquée à droite. Le PS sinspire plutôt des expériences déjà menées dans plusieurs communes (Charbonnel et Lion, 1988). Il ajoute une condition à loctroi dun minimum garanti et ne reprend pas lidée de dégressivité. Voté à lunanimité au début du second mandat de François Mitterrand, le RMI fait lobjet dun accord équivoque. Il va donner lieu à différentes appréciations, variant en fonction notamment de limportance accordée à lobjectif dinsertion.

Bouchoux, Houzel et Outin (2006) repèrent un changement dapproche dans les évaluations du RMI menées durant les années 1990. à une première approche pluraliste dans ses objectifs et ses méthodes succèdent, à partir du milieu de la décennie, des travaux qui se concentrent sur la seule dimension financière du dispositif. Ce changement correspond à une multiplication des recherches sur les « trappes » à pauvreté, inactivité ou bas salaires (Zajdela, 2001) et à la mise au premier plan du thème de lactivation des politiques sociales (Barbier, 2002). Lun des premiers rapports à mettre sur le devant de la scène ces préoccupations est lédition de 1996 des Perspectives de lemploi de lOCDE qui appelait à « renforcer les incitations au travail ». Un an plus tard, le CSERC consacre également un chapitre de son rapport sur les minimas sociaux aux trappes à inactivité. Il prend appui sur une note pour la Fondation Saint-Simon qui propose une réforme « de type impôt négatif » (Bourguignon et Chiappori, 1997). Celle-ci est également étudiée et comparée au projet dACR dans le rapport pour le CAE sur larchitecture des prélèvements en France (Bourguignon et Bureau, 1999). à la même époque, Guy Laroque et Bernard Salanié (2000) créent une polémique en affirmant que 57 % du non-emploi en France serait « volontaire » compte tenu des incitations en vigueur. Ces économistes se voient reprocher de présenter comme un résultat empirique une décomposition du non-emploi produite par leur parti pris théorique. Plus précisément, les auteurs font lhypothèse que toute personne dans une situation analogue à celle visée par lidée de trappe nest pas désireuse de travailler à ces conditions. Cette littérature qui se concentre sur les incitations au travail suscite donc également des travaux de la part de chercheurs qui interrogent ou contestent vigoureusement la pertinence de lanalyse en termes de trappes (Guillemot, Pétour et Zajdela, 2002).

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Une autre forme dévaluation du RMI se développe au même moment que la « mode des trappes11 » et complète le mouvement repéré par Bouchoux, Houzel et Outin (2006) depuis son instauration en 1988. Il sagit des nombreuses réflexions sur lallocation universelle ou le revenu inconditionnel menées à partir dune critique de la conditionnalité du RMI dans la deuxième partie des années 199012. Émanant de chercheurs moins proches du pouvoir que du milieu associatif, les multiples interventions en faveur de lallocation universelle bénéficient dans les années 1990 dune visibilité éditoriale et médiatique importante, sans toutefois parvenir à faire valoir leur spécificité auprès des décideurs politiques.

Cest au contraire un partisan de limpôt négatif qui va proposer la formule dallocation dégressive la plus soutenue dans les rapports officiels de lépoque. Diplômé de lécole Polytechnique, économiste de formation, industriel et ancien conseiller à Matignon de Michel Rocard, Roger Godino avance lidée dACR dans un ouvrage en 1997 et la développe dans une note de la fondation Saint-Simon de 1999. Cette proposition bénéficie dun contexte particulier avec le mouvement des chômeurs intervenu à lhiver 1997-1998, dont lune des principales revendications était laugmentation des minima sociaux, qui va donner lieu à plusieurs rapports importants sur les questions de précarité et de redistribution (Joint-Lambert, 1998 ; Belorgey, 2000). À cela sajoute au début de lannée 2000, la découverte dun excédent de recettes fiscales par rapport aux prévisions qui donne lieu, au sein de la coalition de « gauche plurielle » au pouvoir, à de vifs débats sur lutilisation de ce qui prend rapidement le nom de « cagnotte fiscale13 ». En dépit du soutien important dont bénéficie le projet dACR dans la sphère dexpertise, celui-ci nest pas retenu car le concept dimpôt négatif auquel il est assimilé fait encore figure de « marqueur idéologique » entre gauche et droite14.

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Durant lété 2000, le premier ministre Lionel Jospin rend un premier arbitrage en faveur dune baisse de la CSG15. Le rejet de cette mesure quelques mois plus tard par le Conseil Constitutionnel relance le débat de manière plus intense alors quil faut trouver dans lurgence une solution de remplacement. Cest dans ce contexte quest rendu public un rapport du Conseil dAnalyse Économique (CAE) sur le plein-emploi favorable à limpôt négatif, vivement critiqué par une partie de la gauche16. Il est reproché à ce rapport de faire des incitations la principale explication du chômage et de rendre ainsi implicitement les chômeurs responsables de leur situation. Dautres participants de premier plan au débat sur limpôt négatif tentent au contraire de le dépolitiser, à linstar du ministre de léconomie Laurent Fabius :

Cest un mécanisme intéressant dun point de vue conceptuel, mais il est compliqué à mettre en place et demande des délais de plusieurs mois, voire dun an17

Cette position est majoritaire dans les rapports sur les minimas sociaux rédigés dans les années 1990, qui ont eu à se prononcer sur limpôt négatif et lallocation universelle et ont écarté ces idées en mettant en avant les difficultés pratiques de mise en place de transformations aussi radicales du système socio-fiscal. Toutefois, quand les socialistes décident finalement en janvier 2001 dinstaurer la PPE, le caractère partiel de la réforme et linnovation terminologique ne trompent pas : « limpôt négatif est né18 ».

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III. LA CONSTRUCTION VISUELLE DU RSA
ENTRE ILLUSTRATION ET INSTRUMENT

Dans quelle mesure les réflexions sur lallocation universelle, limpôt négatif, lACR et la PPE ont-elles été mobilisées pour concevoir le RSA ? Pour avancer des éléments de réponse à cette question, il faut se concentrer sur quelques personnes au sein de la commission de 2005, celles qui ont été les plus actives dans lélaboration du rapport. Parmi ces dernières, Martin Hirsch connaît la proposition dACR formulée à la fin des années 1990 par Roger Godino mais sa principale référence est une note quil a lui-même rédigée à la même époque. Il indique en effet avoir eu lidée dun mécanisme permettant de combiner revenus dactivité et prestations sociales alors quil était directeur de cabinet du Secrétaire dÉtat chargé de la Santé et responsable de lune des fédérations dEmmaüs :

La première fois que jai présenté une idée approchante, cétait en 1998, au cours de cet épisode social que lon a baptisé du drôle de nom de « grève des chômeurs » (…). La question qui émergeait déjà était non seulement celle des fins de droit, mais aussi celle des conditions dans lesquelles évoluaient les revenus, lorsquun chômeur retrouvait un emploi (…). Responsable de lune des fédérations dEmmaüs, jétais particulièrement familiarisé avec ces parcours de rupture et les difficultés de ceux que lon désignait comme éloignés de lemploi. Je fis passer une petite note à Martine Aubry [alors Ministre de lEmploi] pour proposer quelque chose qui sapparentait au RSA, sans lui donner encore ce nom, mais qui suggérait la possibilité de combiner allocations sociales et revenus du travail. Cette note neut pas de suite. (Hirsch, 2010, p. 82)

En passant dune note informelle au rapport officiel de 2005, lidée de 1998 fait lobjet de plusieurs processus dobjectivation. Cest à ce moment que lidée est mise en équation. Plusieurs personnes au sein de la Commission connaissent bien limpôt négatif et lallocation universelle, mais ces projets restent à larrière-plan tant que léquation du RSA nest pas posée parce que la réflexion part des prestations sociales existantes tandis que ces projets sont avant tout perçus comme des refontes densemble du système fiscal. Lattention consacrée aux expériences étrangères récentes relègue également à larrière-plan les termes exacts de la proposition dACR. Aussi, le haut fonctionnaire qui au sein 62de léquipe a mis en équation le RSA ne sest pas inspiré de la proposition de Godino, ni des représentations de lallocation universelle et de limpôt négatif, mais avant tout du barème des aides aux logements.

On a vite constitué une sorte de task force (…) autour de cette idée de RSA qui est encore un peu obscure dans la tête de Martin… il parle beaucoup avec des gestes [décrit des droites] : « quand on gagne plus, quand on gagne moins… » (…). Un jour, peu avant la remise du rapport, on se retrouve au Ministère des affaires sociales. On est tous là à réfléchir et Martin simpatiente : « ça ressemble à quoi ? Est-ce quon pourrait lécrire, le RSA, graphiquement ? » (…) Finalement, je remonte après, mon idée nétait pas très compliquée, je lui dit : « en fait, ce que tu veux cest que ce soit comme la fabrique des aides aux logement » (…). Du coup je pars de ça, je fabrique la petite formule, je lécris, je fais un graphique qui remonte, et là tac ! Ça y est, on fait le RSA. (Entretien)

Cette revendication, même après coup, dune authentique nouveauté malgré les ressemblances entre lACR et le RSA peut sexpliquer notamment par la forme précise donnée à léquation en 2005. Pour desserrer les contraintes de larbitrage entre minimisation du coût et maximisation de la pente, les auteurs du rapport ont fait varier la pente en fonction de la situation familiale et du revenu dactivité (coefficient T1 et T2) obtenant ainsi un barème linéaire par morceaux.

RSA = Min – T1*RT – T2*Max(0 ; (RT – Ro))19

Revenu disponible =

Min + (1 – T1)*RT

si R < Ro

Min + [1 – (T1+T2)]*RT + T2* Ro

si R > Ro

Le coefficient T2 permettait de faire varier lintensité des incitations selon le niveau des revenus tirés de lactivité. Trois grands scénarios étaient donc possibles avec des conséquences différentes sur les incitations au travail : un barème linéaire, identique quelle que soit la quantité dheures travaillées jusquau point de sortie du dispositif (T2 = 0) ; un barème concave (figure 7a) pour concentrer leffort sur ceux qui reprenaient une activité (T2 > 0) et un barème convexe (figure 7b) plus favorable aux plus actifs (T2 < 0).

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Fig. 7a et 7b – Reproduction de lauteur.

Par rapport à ces schémas, la représentation graphique présente dans le rapport privilégiait une comparaison plus précise entre la nouvelle prestation dans sa forme concave et lexistant. Lannexe du rapport présentait également dautres revenus disponibles simulés selon la situation familiale et le nombre denfants sur la base de différentes valeurs de T1 et T2. Lobjectif était de montrer à chaque fois que ces revenus étaient supérieurs à ceux obtenus en présence du RMI et de lintéressement.

Le rapport de 2005 contenait également une autre originalité par rapport au projet dACR. Comme le souligne un autre participant à la Commission de 2005, le projet initial prévoyait une refonte des aides beaucoup plus ambitieuse que celle qui sera finalement mise en place :

Je me souviens de réunions où nous nous disions : « bon voilà, chacun a amené son petit truc… » et on se demandait « quest-ce quon va faire doriginal comme proposition technique ? ». Et il y a eu un week-end, où ils se sont enfermés à quelques-uns, dont je nétais pas. On sest revu le lundi, et je me souviens très bien quils avaient trouvé, là, ce quils ont appelé par la suite « la nouvelle équation sociale ». Ils projetaient léquation, à laquelle personne ne comprenait rien dailleurs. Cétait une fusion considérable, vous savez, du RMI, de lAPI, mais également de lASS dun côté, pour les minimas sociaux, de lautre côté, de la PPE, et plus encore, des trois allocations logement, et mieux dune partie des allocations familiales, avec un système dintéressement permanent. (Entretien)

Sil est possible de voir le RSA comme une « nouvelle équation sociale », cela sapplique donc essentiellement à sa version de 2005.

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Les précédents extraits dentretien montrent également à quel point lidée gagne en consistance une fois traduite sous forme dune équation et dune représentation graphique. Cest également une étape indispensable pour pouvoir chiffrer la mesure et la rendre ainsi plus crédible. En labsence de chiffrage, les promoteurs du RSA se trouvaient en effet démunis face aux estimations dexperts autorisés qui affirmaient que sa mise en place coûterait trop cher.

En 2005, il y avait des réticences au ministère des Finances où lon craignait que chiffrer le RSA puisse faire courir le risque… quon le fasse. (Hirsch et Rosière, 2008, p. 182-183).

Leur ligne dattaque cétait « ça coûte 10 milliards deuros supplémentaires » pour le plomber, donc si on avait accès aux vraies simulations ça montrait que ce nétait pas 10 milliards deuros et ça leur enlevait un argument pour torpiller le sujet. (Entretien, Commission).

En 2005, la pente a alors été déterminée de manière à éviter que le coût napparaisse trop important.

La manière dont la « nouvelle équation sociale » a été établie diffère donc sensiblement de la reconstruction rationnelle quun regard rétrospectif bien informé des précédents et de leurs fondements théoriques serait tenté détablir. Cette différence repose sur deux interprétations et usages contrastés des figures étudiées ici. Le schéma du RSA (et avant lui ceux de limpôt négatif et de lallocation universelle) peut être considéré comme un petit modèle relativement simple qui permet détudier dans le détail comment lévolution du revenu net est altérée par différents paramétrages de cette prestation. Sa simplicité réside notamment dans le fait quil ne contient pas déquation de comportement et ne dit par conséquent rien de la manière dont va réagir loffre de travail. Une ligne dinterprétation « standard » du graphique le fait passer du statut de modèle à celui de simple illustration en complétant le raisonnement avec la modélisation néoclassique du marché du travail. Les usages du graphique le limitent alors à illustrer le système dincitations retenu car lessentiel se passe ailleurs, cest-à-dire dans la réaction des agents à ces incitations. Lune des expressions les plus nettes de cette première ligne dinterprétation figure dans la note que consacre Philippe Mongin au RSA pour le CAE. Celui-ci mène une réflexion théorique sur les figures 1 et 7 pour départager les différents scénarios possibles à partir 65déléments de base de lanalyse microéconomique (arbitrage travail-loisir, effet-revenu et effet de substitution) :

Suivant lhypothèse microéconomique reçue, le loisir a une utilité marginale décroissante, et le travail a donc une désutilité marginale croissante, ce qui conduirait à privilégier un barème convexe (il faut élever les incitations dautant plus que les individus travaillent plus). Suivant lhypothèse plus solide que des coûts fixes élevés accompagnent lentrée dans lemploi, {il faut} un barème concave et même fortement concave. (Mongin, 2008, p. 457)

Dans ces raisonnements, la représentation graphique du RSA est solidaire de celle de loffre de travail modélisée par les économistes. Elle ne prend réellement sens quà la lumière de larbitrage travail-loisir. Cette ligne dinterprétation standard est présente du rapport de 2005 jusquà lexposé des motifs du projet de loi de 2008.

Ces dernières années, en particulier grâce à la loi du 23 mars 2006 de retour à lemploi, les dispositifs permettant que la reprise dun travail ne se traduise pas par une perte de ressources ont été placés au centre des politiques dincitation au retour à lemploi. Leurs résultats encourageants incitent à aller plus loin afin que la reprise dun emploi se traduise toujours par une amélioration des revenus. (Exposé des motifs)20.

Dès août 2005, un dossier de synthèse sur la proposition de création dun RSA se saisit des représentations graphiques de cette manière, en examinant plus en détail les conséquences des barèmes concaves et convexes (Figure 7a et 7b). Après une estimation du coût de la mesure et un examen des variantes envisageables, ce dossier consacre entièrement lune de ses trois parties à limpact du RSA sur les trappes à inactivité et les incitations à la reprise demploi.

Une autre ligne dinterprétation, détachée de la représentation néoclassique du marché du travail, qui peut être qualifiée par opposition de « comptable », sen tient au graphique ou complète le plus souvent celui-ci par une évaluation comptable de la réforme. Dans cette autre perspective, lintérêt du graphique serait triple. Il permet dabord de visualiser quen tout point le revenu net augmente contrairement à la 66situation antérieure. Il indique également le lien entre le point de sortie (et donc le nombre de bénéficiaires), le point dentrée et la pente. Il montre enfin à partir de quels revenus dactivité le RSA permet déchapper à la pauvreté. Dans ce dernier cas, la figure est complétée par une droite qui matérialise le seuil de pauvreté monétaire. Au regard des archives, lessentiel de lexpertise mobilisée par la Commission puis au sein du Haut-Commissariat aux Solidarités Actives entre 2005 et 2008 a consisté à produire des chiffrages des différents scénarios indiquant principalement le coût de la réforme, les effectifs et profils des gagnants et des perdants (en cas de suppression de la PPE), et lévolution à attendre du taux de pauvreté. Aucun de ces chiffrages ne tenait compte de limpact, plus difficile à évaluer, du RSA sur les comportements doffre de travail et les salaires. La DREES a été chargée de réaliser des simulations avec des scénarios daugmentation ou de diminution du taux demploi définis de façon arbitraire, sans toutefois essayer dapprécier limpact du RSA sur ce même taux. La DARES sest essayée à cette forme dévaluation conforme à la ligne dinterprétation « standard ». Moins probante aux yeux des acteurs que les chiffrages qui, malgré leurs hypothèses et leurs différences, semblent plus directement rendre compte de la réalité, ces mesures économétriques nont eu aucun poids dans les discussions21. En définitive, le choix de la pente a été avant tout déterminé par cette logique comptable, puisque simplement déduit de la somme accordée pour son financement à lissue dune décision darbitrage budgétaire de lÉlysée.

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CONCLUSION

Pour qui cherche confirmation de lemprise de quelques économistes passés sur lesprit dhommes daction de notre époque, la mise en place du RSA peut être vue comme linstauration dune forme particulière dimpôt négatif, inspirée par la représentation néoclassique du marché du travail, composée dincitations, de chômage volontaire et de trappes à inactivité. De fait, tous ces ingrédients ont été mobilisés par des chercheurs, hauts fonctionnaires et politiques, pour évaluer, justifier ou critiquer cette réforme des minimas sociaux. Au-delà de ce constat, jai cherché dans ce texte à mettre à lépreuve lidée selon laquelle linfluence des théories passerait par les instruments utilisés, et plus précisément ici par une représentation graphique particulière.

La distinction réalisée entre représentation graphique et dispositif de représentation ma permis de mettre laccent sur la diversité des interprétations et usages dun même schéma. Les similitudes et oppositions entre impôt négatif et allocation universelle ont montré que la même équation pouvait formaliser des projets aux orientations philosophiques différentes. Cette ambivalence est encore maintenue dans les différentes déclinaisons de lidée dimpôt négatif en France. LACR et la PPE ont été à la fois critiquées et justifiées à partir de leur congruence avec des hypothèses particulières portant sur le fonctionnement du marché du travail. Létude plus précise de la construction du RSA, dernière étape de la circulation de la représentation graphique au centre de cette enquête, permet de faire apparaître lautonomie relative de ce projet par rapport aux précédents. La figure a également pu circuler sans arrière-fond néoclassique. Elle a par conséquent fait lobjet dusages indépendants par rapport à ce dernier, ce qui a permis à cette figure de passer du statut dillustration dun raisonnement théorique à celui dinstrument autonome. Ce résultat conduit à inverser la proposition testée : linstrumentalisation suppose de saffranchir de linfluence des théories.

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1 Le RSA étudié dans cet article nest pas celui qui subsiste aujourdhui mais celui instauré par une loi du 1er décembre 2008. Il est alors composé de deux éléments avant sa réduction au seul « RSA socle » en 2016. Lautre partie, le « RSA activité », est un complément de ressources versé aux travailleurs quand leurs revenus sont inférieurs à un minimum garanti. Cette réforme consistait principalement à pérenniser et rationaliser les dispositifs dintéressement à la reprise demploi, associés au Revenu minimum dinsertion (RMI) et à lAllocation parent isolé de manière à ce que la reprise dactivité ne saccompagne pas dune diminution du revenu disponible. Ainsi, pour une personne sans emploi qui trouvait du travail, chaque euro gagné devait rapporter grâce au RSA 0,62 euro en plus par rapport à sa situation antérieure. Le montant du RSA activité se calcule à partir de la formule suivante : RSA activité = RSA socle – 0,38 Revenu du travail. Le Revenu disponible (Revenus du travail + RSA activité) est alors déterminé par léquation : revenu disponible = RSA socle + 0,62 revenus du travail. Initialement, le RSA a été élaboré au sein dune Commission présidée par Martin Hirsch, chargée de faire des propositions relatives à la lutte contre la pauvreté des enfants (Hirsch, 2005).

2 Ce qui correspond également à lidentité « monde = objets + épreuves + cités » dans les économies de la grandeur. Voir Favereau (1986) pour les relations entre règles formelles, régularité de comportement (ou « conventions2 ») et représentations (ou « conventions1 »), et Boltanski et Thévenot (1991) sur les objets ambivalents qui facilitent les compromis.

3 Bien sûr, ce résultat limité aux capacités causales des dispositifs de représentation ne suffit pas à écarter toute influence des théories économiques dans la construction du RSA. Dans cet article, je laisse de côté dautres évaluations de linfluence du paradigme des incitations (Colomb, 2012) pour me concentrer sur létude des représentations graphiques.

4 Présenté comme larchitecte intellectuelle de la « Guerre contre la pauvreté » par James Tobin, cest Robert Lampman qui rédige le chapitre sur la pauvreté du rapport annuel remis au président début 1964 sur lequel va sappuyer ce dernier pour annoncer son programme de lutte contre la pauvreté.

5 Cest par exemple la position adoptée par un rapport du Plan sur les minimas sociaux (Belorgey, 2000) qui a fait référence et dont la lettre de mission demandait explicitement de comparer les projets dimpôt négatif et dallocation universelle.

6 Cet idéal-type de lallocation universelle recoupe les trois critères les plus souvent mis en avant par ses partisans, notamment par Philippe Van Parijs (1995). Lavantage de retenir cet auteur pour notre propos est quil occupe à la fois une position de chercheur et de militant de lallocation universelle.

7 Par opposition à lallocation universelle, seuls ceux dont les revenus se situent en dessous dun certain seuil reçoivent quelque chose.

8 Ceux qui, parmi les bénéficiaires de limpôt négatif, sont en capacité de travailler doivent chercher à sinsérer et ainsi subvenir à leurs besoins par eux-mêmes. Cette condition, qui peut prendre différentes formes, est explicitée par Rawls (1988), favorable à limpôt négatif mais opposé à lallocation universelle, au point de modifier la liste des « biens premiers » dans sa théorie pour empêcher toute justification de lallocation universelle sur la base de ses principes de justice.

9 Ce dernier critère est présent à la fois dans la version la plus connue de limpôt négatif, proposée par Friedman (1962), dans le projet dinstauration dun impôt négatif aux États-Unis dans les années 1970 et dans la plupart des projets envisagés en France dans la mesure où ceux-ci raisonnent sur un système dimpôt familial (à lexception notable du LIBER (Koenig et de Basquiat, 2014)).

10 Dans cette partie, je mobilise notamment le travail de Geffroy (2002) sur les débats politiques autour du revenu minimum dans les années 1980-1990.

11 Sur laquelle elle peut dailleurs aussi prendre appui (Van Parijs (1996)).

12 Avec plusieurs parutions phare durant lannée 1995 : (Castel, Rosanvallon, Méda et la parution dune tribune dans le Monde « Chômage : appel au débat » dans le Monde le 28 juin 1995 (autour de Caillé), puis Gorz (1997).

13 « Comment utiliser la “cagnotte” », Le Monde, 4 février.

14 La formule prononcée au moment de ces débats par Éric Besson, alors secrétaire national à lemploi du PS, illustre bien la confrontation idéologique quentend mener une partie de la gauche : « La gauche a autre chose à concevoir que dadapter les idées du très libéral Milton Friedman plus de trente ans après quil les a exprimées ! » (« Les socialistes rouvrent le débat sur limposition des revenus », Le Monde, 24 juin 2000).

15 Parmi les alternatives sérieusement envisagées, figurait un système de remboursement de la CSG, proposé par la Ministre de lemploi Martine Aubry, qui avait également le défaut de trop ressembler à limpôt négatif (« Limpôt négatif, nouvelle controverse qui divise les socialistes », Le Monde, 22 décembre 2000).

16 « Élisabeth Guigou prend ses distances avec le rapport Pisani-Ferry sur le plein-emploi », Le Monde, 20 décembre 2000.

17 « Limpôt négatif, nouvelle controverse qui divise les socialistes », Le Monde, 22 décembre 2000.

18 Titre dune tribune de Thomas Piketty parue dans Libération le 29 janvier 2001.

19 Où « RT » est le revenu net du travail ; « Min » le minimum garanti ; « T1 » et « T2 » les taux de dégressivité ou de prélèvement implicites ; et « Ro » le point de départ de T2. Dans le rapport de 2005, léquation est écrite de la manière suivante : RSA = Min – T1 (RT) – T2 (RT-Ro) avec RT-Ro supérieur ou égale à 0.

20 Voir également la discussion de lamendement no 383 déposé par Jean-Pierre Decool (UMP) qui vise à préciser qu« il est veillé à ce que le système proposé incite lintéressé à la reprise du travail ». Dans sa réponse aux députés, le rapporteur Marc-Philippe Daubresse (UMP) précise « Lessence même du RSA suffit à satisfaire votre demande ».

21 Avant cela, en 2005, largument dune réforme au moins en partie financée par les reprises dactivité a bien été suggérée par la référence au programme expérimenté au Canada (Michalopoulos et al., 2002) mais personne ne sest hasardé à estimer ces gains hypothétiques et encore moins à compter réellement dessus pour chiffrer le coût global du RSA. Lidée reste donc pour lessentiel au stade de lincantation rhétorique dune dynamique vertueuse.