Comptes-rendus de lecture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2017, n° 2. Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations - Auteurs : Freyssinet (Jacques), Boulin (Jean-Yves), Pernot (Jean-Marie), Charmettant (Hervé)
- Pages : 199 à 220
- Revue : Socio-économie du travail
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- EAN : 9782406080626
- ISBN : 978-2-406-08062-6
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0199
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/05/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Outiller les parcours professionnels. Quand les dispositifs publics se mettent en action, Sophie Bernard, Dominique Méda, Michèle Tallard (dir.), P.I.E. Petre Lang, Bruxelles, Série « Travail et société », no 81, 2016, 286 p.
Jacques Freyssinet
IRES
Deux ouvrages viennent d’être publiés sur la base des contributions présentées lors d’un colloque international organisé à l’université Paris Dauphine en juin 2014. Leur objet commun est l’analyse de la mise en œuvre des dispositifs publics dans le champ de l’emploi et de la formation. Le premier ouvrage met l’accent sur les institutions et les outils d’accompagnement des chômeurs qui apparaissent comme de plus en plus dominés par l’impératif de l’activation1 ; le second, dont nous rendons compte ici, est centré sur l’impact que les dispositifs publics exercent sur les métiers, les carrières, les identités professionnelles ainsi que sur le contenu du travail et la signification qui lui est accordée. Il n’est pas possible de détailler l’apport des dix-sept contributions réunies dans ce volume2. En revanche, quelques enseignements transversaux s’en dégagent de façon convergente.
Une gouvernance multi-niveaux et multi-acteurs
La notion de « dispositif public » pourrait renvoyer à l’image d’un État centralisateur concevant des outils d’application universelle dont la mise en œuvre serait assurée uniformément par ses administrations déconcentrées. Les expériences analysées par les auteurs illustrent la complexité des interactions entre les différents niveaux : les normes et les fonds structurels de l’Union européenne, les programmes des 200différents ministères compétents (Travail, Éducation nationale, Affaires sociales…), les compétences des Régions, des Municipalités ou de divers acteurs implantés à l’échelle des territoires. Ainsi, en 2005, lorsque la loi crée les « programmes de réussite éducative » pour lutter contre les inégalités de parcours scolaires dans les quartiers dits « prioritaires », un nouveau métier doit être créé, celui de coordonnateur du programme à l’échelle du territoire3. Depuis l’origine, les politiques de la ville « se veulent transversales, interministérielles et partenariales au niveau local avec les collectivités territoriales et le maillage d’associations locales » (p. 29). Les coordonnateurs ou coordonnatrices doivent donc inventer leur métier : comment construire une légitimité en tant qu’agents d’une transversalité institutionnelle et en tant qu’intermédiaires entre les parents et les différents intervenants spécialisés (enseignants, travailleurs sociaux…). Face à un rôle prescrit, ils utilisent la marge d’interprétation dont ils disposent pour dessiner diverses « configurations d’engagement » au sein du réseau, toujours hétérogène, parfois conflictuel, où ils se situent.
Les modes d’appropriation, d’aménagement,
de contournement des dispositifs
À la tripartition commode qui distingue entre un décideur-concepteur, un opérateur simple exécutant et un « bénéficiaire » docile, les contributions opposent une analyse des interactions complexes entre les objectifs, les intérêts et les comportements des différents acteurs. De ce fait, un même dispositif engendre des modes d’usage multiples aux effets souvent opposés. Ainsi, alors que la nature et le contenu des accords de GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) sont très précisément définis par la loi, les études de cas4 révèlent un panorama contrasté. En croisant deux critères, d’une part, le caractère offensif ou défensif de l’accord, d’autre part, son orientation dominante vers la mobilité interne ou externe, les auteurs construisent une typologie des stratégies d’entreprise, plus ou moins influencées par la qualité du 201dialogue social. Un dispositif formellement normé se révèle d’une grande plasticité entre les mains des acteurs. Dans le même sens, une contribution met en évidence comment le régime d’autoentrepreneur, bien loin de son idéologie fondatrice, peut devenir un cadre où prennent place des « rapports sociaux de sexe5 ». Pour des femmes qui appartiennent à un ménage où l’aisance financière est apportée par le revenu du conjoint, l’autoentrepreunariat offre un prolongement identitaire indépendant de son apport économique qui n’est souvent que symbolique : « il constitue ainsi un outil de renforcement de l’ordre du genre d’autant plus pernicieux qu’il se fait sous l’égide de la liberté d’entreprendre » (p. 186).
Formations, certifications métiers, carrières :
des enchaînements inattendus
Il existe un consensus sur le fait qu’un mode d’accès aux métiers qui est assuré par des formations qualifiantes et reconnues, constitue à la fois une garantie de compétence et d’employabilité, une protection contre les sélections arbitraires, un socle d’identité professionnelle partagée. Certaines expériences font apparaître des dynamiques moins positives. Prenons l’exemple des concierges des hôtels de luxe6. C’était un métier qui couronnait une carrière après un recrutement au bas de l’échelle et un long apprentissage sur le tas. L’évolution de son contenu et l’élargissement de ses fonctions conduisent à la création d’un diplôme de niveau IV dont on pourrait supposer qu’il renforce l’identité professionnelle des concierges. En pratique, cette création apporte une contribution majeure à une transformation du modèle. Alors qu’il constituait l’étape finale valorisée d’une carrière empruntée au départ par des jeunes d’origine populaire, le métier de concierge devient une position intermédiaire dans une trajectoire qui conduit vers les emplois de direction avec un recrutement de jeunes diplômés issus des classes moyennes. Paradoxalement le diplôme, « en écourtant tendanciellement la durée d’engagement dans la carrière », pourrait « fragiliser le prestige du métier » (p. 52). Un exemple bien différent des effets inattendus d’une réforme de la formation sur la genèse des carrières est fourni par 202la création des Instituts régionaux d’administration7. L’objectif initial était en 1966 d’introduire, au niveau intermédiaire de la hiérarchie, un corps unifié et homogène d’attachés qui, par leur mobilité transversale, seraient des vecteurs de la réforme de l’État en réduisant le cloisonnement vertical des administrations. Or en 2007 une réforme de la scolarité crée, après six mois de tronc commun, un classement intermédiaire qui commande la répartition entre trois filières (administration centrale de l’État, administration territoriale de l’État, administration scolaire et universitaire). Alors que ces trois filières sont, dans l’esprit des élèves, clairement hiérarchisées quant à leur prestige et leurs perspectives de carrière, le classement intermédiaire donne un net avantage aux élèves issus du concours externe sur ceux qui proviennent du concours interne. Derrière la logique « objective » et méritocratique des concours et des classements, il apparaît que la hiérarchie des carrières futures reproduira celle des origines sociales.
L’évaluation : hégémonie et perversités
Un autre thème transversal est présent dans de nombreuses contributions : la mise en cause des impacts négatifs d’une évaluation omniprésente réduite à la construction d’une batterie d’indicateurs quantitatifs d’efficacité et d’efficience. En premier lieu, elle absorbe une quantité considérable du temps des opérateurs soumis aux exigences permanentes du reporting alors qu’ils sont par ailleurs sommés de se consacrer à la construction et au suivi de parcours individualisés. En second lieu, elle engendre une infinie variété de techniques de contournement et de manipulation de l’information, qui parfois supposent l’assentiment, voire la complicité des « bénéficiaires ». Mais, de manière plus profonde et plus redoutable, elle transforme les comportements : il faut faire du chiffre pour satisfaire les objectifs imposés ce qui induit un rétrécissement des activités et un écrémage des clientèles. La meilleure illustration en est donnée par les méthodes d’évaluation du travail universitaire mises en place au Royaume-Uni8. Au départ, il ne s’agit que d’une méthode d’évaluation des centres de recherche universitaires pour introduire une 203clé de financement selon les résultats. « La consécration de la publication comme valeur académique ultime (accélère) la recomposition de la hiérarchie des tâches du travail universitaire » (p. 220). L’impératif de l’obtention de crédits conduit les universités à recruter et à hiérarchiser les enseignants et à programmer leur travail selon leur apport en termes de publications porteuses de points. Historiquement, la fonction des universitaires était l’enseignement tandis que la recherche constituait une activité discrétionnaire ; désormais, la publication est le critère central tandis que l’enseignement et l’administration deviennent des charges concentrées sur les « research passive ». La recherche change de statut : « du travail à côté au travail à coter » (p. 228). C’est la conception même du métier et de la carrière universitaire qui est profondément transformée.
Ces observations ne conduisent évidemment pas à un rejet de l’évaluation. L’attribution de ressources publiques entre des usages alternatifs doit être soumise à des procédures qui permettent de vérifier le respect des priorités explicitement définies ainsi que l’absence d’injonctions contradictoires, de concurrences stériles entre opérateurs, d’incohérences et de gaspillages. Le message de l’ouvrage en ce domaine est de rappeler que l’évaluation des processus est aussi importante que celle des résultats, que des indicateurs qualitatifs sont indispensables pour combattre les effets pervers du quantitatif pur. Ceci implique aussi l’abandon d’une vision purement hiérarchique et descendante de la mise en action des dispositifs publics. Il s’agit à l’opposé de se situer « dans une perspective dynamique dans laquelle les acteurs se réapproprient les dispositifs, les aménagent, les contournent, les réinterprètent » (p. 23).
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Temps de travail et travail du temps, sous la direction de Sylvie Monchatre et de Bernard Woehl, Publications de la Sorbonne, 2014.
Jean-Yves Boulin
Chercheur associé, Université Paris Dauphine, PSL Research University,
CNRS, UMR 7170, IRISSO
Cet ouvrage consacré à la question du temps, des rythmes et des temporalités s’inscrit dans un contexte de publication de nombreux ouvrages dédiés aux questions de temps et des temporalités appréhendés dans une perspective d’accélération et de confrontation des individus aux phénomènes de désynchronisation des temps sociaux et de pénurie temporelle : Aubert (2009), Rosa (2012 et 2013), Royoux et Vassalo coord. (2013), Finchelstein (2010), Bouton (2013)… S’il s’inscrit également dans cette perspective, l’ouvrage de Monchatre et Woehl se différencie de ceux qui viennent d’être cités dans la mesure où il prend pour appui de son analyse les transformations du temps de travail, sujet quasiment tabou en France depuis la mise en œuvre des 35 heures au tournant des années 2000. Il vise à explorer les relations entre temps et travail dans un contexte de transformation de l’organisation du temps de travail, sujet qui, au moment de la rédaction de cette recension, recouvre une actualité brûlante du fait de l’approfondissement de la réforme du code du travail – initiée en 2016 avec la loi El Khomri – et dont les incidences sur l’articulation entre temps du et au travail d’un côté et les autres temps sociaux de l’autre seront à n’en pas douter majeures.
Les objectifs annoncés dans le texte introductif sont les suivants :
–approfondir les liens entre temps et travail : « comment le temps nous travaille-t-il nous et nos sociétés à partir du temps demandé par le travail ? » (p. 9),
–saisir les transformations du travail et leurs incidences sur les autres temps sociaux « les transformations du travail par le temps 205–et du temps par le travail » (p. 10) et analyser comment s’opère la synchronisation de temporalités sociales hétérogènes.
Le positionnement au regard de l’analyse des temps sociaux est que le temps de travail demeure structurant des autres temps sociaux puisque les coordonnateurs parlent d’un ordre temporel né à partir du travail. De ce point de vue, notons d’emblée que l’hypothèse qui parcourt l’ouvrage est que le temps de travail est désormais un temps qui échappe à la régulation politique et est de plus en plus soumis à la logique du marché. Au-delà de l’idée avancée dans la littérature depuis le tournant des années 1990 que le temps de travail est désormais une variable d’ajustement au regard de la flexibilité productive et de l’emploi, le présent ouvrage va plus loin en affirmant la « fin du temps de travail comme norme de protection » (p. 154) voire même la « fin du temps de travail » (p. 155).
L’ouvrage est structuré en trois parties qui rassemblent en fait les contributions d’auteurs à une série de séminaires organisés par les coordinateurs de l’ouvrage à l’Université de Strasbourg. De ce fait, l’ouvrage présente les défauts et les qualités inhérents à cette méthode de travail. D’une part, une cohérence pas toujours assumée entre les objectifs affirmés et certaines contributions à l’ouvrage, tandis que, de l’autre, la multiplicité des angles d’attaque permet un enrichissement de l’analyse. Il en va ainsi de la seconde partie, intitulée « Les temporalités de la qualification » qui a le mérite de faire entrer les questions de formation et de qualification dans la composition du temps de travail, ce qui est plutôt novateur et heuristique, mais a le défaut de ne pas en tirer les enseignements au regard de l’articulation entre travail et temps, notamment s’agissant de la problématique de la formation tout au long de la vie. Quelles incidences sur la notion de temps de travail, sur sa composition organique ? Quels impacts, positifs et négatifs, sur l’articulation entre les temporalités sociales ? Quels dispositifs institutionnels pour garantir les transitions entre ces différentes temporalités ?
La première partie « Le travail du temps », s’inscrit dans la dynamique évoquée plus haut de travaux sur le temps qui se sont égrenés depuis deux décennies et qui insistent sur l’enfermement de nos horizons temporels dans un présent étriqué qui, de plus, est caractérisé par une sorte d’entropie temporelle appréhendée à travers les notions de vitesse 206(Harvey, Virillo) et d’accélération (Rosa). Deux contributions – Pascal Michon et Alexandra Bidet – visent donc à éclairer la relation entre le présent et la présence (dans la foulée des travaux d’Henri Lefebvre) à travers un décryptage de la notion de rythme qui serait susceptible d’éclairer le travail du temps. Ce sont là deux contributions de nature épistémologique qui sont d’un grand intérêt même si l’on peut s’interroger sur la nécessité (dans la contribution de Pascal Michon) de vouloir substituer la notion de rythme à celle de durée à propos du temps de travail (ce dernier n’est-il pas justement fait de durées et de rythmes ?). La mobilisation des enquêtes emploi du temps ou de celles relatives aux conditions de travail est de ce point de vue éclairante, en faisant ressortir, au-delà d’une tendance séculaire à la réduction du temps de travail, l’évolution non linéaire et différenciée selon les catégories sociales et le genre, de la durée du travail et sa relation avec un double processus d’intensification et de densification (Eurofound, 2016). Les données comparées permettent notamment de mettre en évidence les liens entre d’un côté des modalités différenciées de régulation du temps de travail (régulation collective par la loi ou convention de branche, régulation à l’échelon de l’entreprise, voire de gré à gré comme au Royaume-Uni à travers le zero hour contract), et de l’autre des profils nationaux de distribution du temps de travail très contrastés attestant d’inégalités de genre ou sociales. Par ailleurs, on peut repérer chez ces deux auteurs, une tendance forte à mettre l’accent (de façon positive ici, alors qu’elle est plutôt perçue de façon négative chez les auteurs de la troisième partie) sur le rôle de ces notions de rythme (Michon) et de style (Bidet) dans le processus d’individuation. On peut alors leur faire le reproche de ne pas aborder la question de l’articulation entre le temps de travail et les rythmes collectifs qui structurent l’organisation temporelle des sociétés (Boulin, 2008), pas plus que celle des liens entre la régulation collective du temps de travail et les « choix » ou trajectoires individuels. De la même manière, tout à son objectif de remettre en question la mesure du travail par le temps, François Vatin affirme que « le travail n’est pas du temps » (p. 74) alors que l’on peut aisément démontrer que le travail, c’est aussi du temps. La contribution de Thierry Pillon est quelque peu en décalage au regard des autres papiers, mais elle apporte témoignage et appui émotionnel à ce que le travail accumulé par le temps fait aux corps des individus en procédant à une analyse de récits autobiographiques 207d’ouvriers qui permettent d’appréhender les temps vécus du travail et leur articulation avec le hors travail.
La seconde partie, intitulée « Temporalités de l’expérience » vise à mettre en évidence « ce que le temps fait aux qualifications » (p. 97), notamment le processus de dilution des qualifications au profit de la notion de compétence qui entre en cohérence avec la mise en coupe réglée des dispositifs d’encadrement du travail par le marché affirmée par plusieurs contributeurs. Si la contribution de Marcelle Strobants s’inscrit bien dans la perspective annoncée en mettant en évidence la contraction des temps d’apprentissage et de formation ainsi qu’une décollectivisation des conventions, témoignage de la mise en lumière du processus d’individualisation à l’œuvre depuis trois décennies, force est de reconnaître que les trois autres en sont quelque peu éloignées. Celle de William Gasparini et Lilian Pichot d’un côté ainsi que celle de Emmanuelle Leclerq de l’autre ont plus pour objet de voir, pour la première, comment des individus formés dans un cadre institutionnel voient leur légitimité battue en brèche par l’évolution structurelle du secteur (sport), la seconde, comment un individu peut reconquérir une légitimité en discriminant entre plusieurs temporalités de son activité pour la reconstruire à partir d’une articulation entre une ou plusieurs de ces dimensions avec l’ensemble des temporalités de l’activité (le cas de responsables HQSE9 dans l’industrie agroalimentaire). La dernière contribution, celle de Michèle Tallard, est de nature plutôt historico-descriptive en montrant l’irrésistible mouvement de la qualification vers la compétence et celui de la dilution des normes collectives au profit de l’individualisation des parcours professionnels dans un contexte d’affirmation de la notion de flexicurité. Reste que le lien de cette partie avec la problématique de l’ouvrage, celle relative aux articulations entre temps et travail, notamment ici l’incidence sur les façons nouvelles d’envisager le temps de travail (singulièrement, son organisation et sa régulation tout au long de la vie) n’est pas réellement instruit.
La troisième partie « Temps de travail et conflits de temporalités » comporte cinq contributions dont deux traitent de la façon dont l’évolution des normes du temps de travail ont créé les conditions de ce conflit des temporalités. Celle de Jens Thoemmes retrace les évolutions qui ont caractérisé la déconstruction de la norme protectrice du temps de travail 208pour se concrétiser en cet oxymore qu’il nomme « norme variable » qui signe l’hégémonie des marchés en matière de régulation du temps de travail. Face à ce constat d’une dilution du temps de travail induite par la variabilité des normes, il confronte trois modalités pour y faire face (limiter, domestiquer, changer de paradigme) ouvrant ainsi des pistes au regard de l’avenir du temps de travail.
La contribution de Paul Bouffartigue dépasse, avec la notion de disponibilité temporelle, le seul champ du travail professionnel pour en saisir les articulations avec le hors-travail, singulièrement l’emprise du premier sur le second. Il propose une critique du dualisme temps de travail / temps libre pour orienter la réflexion sur la construction d’un pouvoir d’agir dans et hors du travail professionnel à travers la constitution de droits collectifs de nouvelle génération susceptibles de réguler (résoudre ?) le conflit entre temps professionnel et temps personnel, orientation qui vient quelque peu en contradiction avec sa critique du dualisme de l’approche du conflit des temporalités. Florence Jany-Catrice vient redoubler l’analyse précédente relative à la disponibilité temporelle dans les métiers du care (travail domestique externalisé ici, aides-soignantes dans la contribution de Bouffartigue) en insistant sur sa dimension sexuée déjà mise en évidence ailleurs par François-Xavier Devetter. La contribution de Patrick Cingolani, tout en étant dans une continuité thématique avec celle de Jany-Catrice, introduit une note qui entre en complémentarité avec l’affirmation de la centralité du travail qui est au point de départ de l’ouvrage, puisqu’il y plaide pour que soit reconnue la dimension affirmative du hors travail sans remettre en cause le rôle structurant opéré par le temps de travail. Enfin, la contribution de Henri Eckert appréhende ce conflit des temporalités en analysant le processus qui a conduit d’une sanctuarisation progressive d’un temps réservé aux études durant les xixe et xxe siècles à la coexistence de ce dernier avec un temps de travail devenu nécessaire pour financer le cursus universitaire des étudiants. Cohabitation qui génère, on le sait, des conflits temporels, puisque de nombreuses études ont montré qu’au-delà d’une certaine durée, le temps de travail impacte négativement les succès aux examens (Beffy, Fougère, Maurel, 2009).
Le papier conclusif de Matéo Alaluf revient sur le fait que l’on ne peut isoler l’activité des conditions de son exercice, c’est-à-dire, du statut d’emploi, de la rémunération, du temps de travail mais également de la formation et de la vie hors-travail. Pour l’auteur ce sont 209les conditions d’exercice de l’activité, appréhendées dans ce sens large incluant l’environnement social et culturel du travail, plus que l’activité elle-même, qui opèrent un rôle central dans l’analyse du travail.
Au total, l’ouvrage coordonné par Monchatre et Woehl met en lumière deux éléments essentiels : tout d’abord le fait que la conception industrialiste, issue de la sédimentation, historiquement située, d’un régime taylorien/fordiste, est une impasse dès lors que l’on veut comprendre ce qu’est le temps de travail aujourd’hui ; ensuite que l’appréhension des rapports entre temps et travail suppose d’intégrer le hors travail, les temporalités des autres activités dont les structures sont débitrices des valeurs que chacun de ces temps véhiculent. De ce dernier point de vue, il est dommage que l’analyse n’ait pas été élargie aux temporalités générées par les horaires publics et privés (y compris ceux des transports) appréhendées à l’échelle du territoire.
Références bibliographiques
Aubert N., 2009, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion.
Beffy M., Fougère D., Maurel A., 2009, « L’impact du travail salarié des étudiants sur la réussite et la poursuite des études universitaires », Économie et statistique, vol. 422, p. 31-50.
Boulin J.-Y., 2008, Villes et politiques temporelles, Paris, La Documentation française.
Bouton C., 2013, Le temps de l’urgence, Lormont, Le bord de l’eau.
Devetter F.X., 2006, « La disponibilité temporelle au travail des femmes : une disponibilité sans contrepartie ? », Temporalités [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 29 juin 2009, consulté le 13 novembre 2017. URL : http://temporalites.revues.org/366;DOI:10.4000/temporalites.366
Eurofound, 2016, Working time developments in the 21st century: Work duration and its regulation in the EU, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
Finchelstein G., 2011, La dictature de l’urgence, Paris, Fayard.
Rosa H., 2010, Accélération : Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
Rosa H., 2012, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte.
Royoux D., Vassalo P. (coord.), 2013, Urgences temporelles. L’action publique face au temps de vivre, Paris, Éditions Syllepse.
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La CFDT sociologie d’une conversion réformiste, Cécile Guillaume (dir.), PUR – 2013.
Jean-Marie Pernot
L’ouvrage dirigé par Cécile Guillaume constitue une nouvelle contribution à la connaissance de la CFDT, une centrale syndicale qui ne cesse depuis son origine d’intéresser les chercheurs et qui se trouve aujourd’hui au cœur du système de relations professionnelles français.
Ce livre collectif est constitué de quatorze chapitres réalisés par une quinzaine de sociologues et politistes, spécialistes des relations professionnelles. Disons tout de suite que l’ouvrage allie dans un juste équilibre une connaissance en profondeur, construite pour certains dans une familiarité de longue durée avec cette centrale et une distance critique qui ne tait ni les difficultés ni les contradictions auxquelles se heurtent la CFDT dans ses différentes tentatives. On apprend donc sur la CFDT mais aussi sur les conditions plus générales de l’action syndicale en France en éclairant la manière dont cette organisation apporte des réponses originales à des problèmes connus aussi par d’autres centrales.
Le livre est découpé en trois parties : la première « Redéfinir les frontières de l’organisation » s’intéresse au nouveau périmètre idéologique (ou la nouvelle vision du monde si on n’aime pas ce terme) qui accompagne ou qui a rendu nécessaire la reformulation de la stratégie de la CFDT, la fameuse « conversion réformiste » qui avait déjà fait l’objet d’une enquête et d’un ouvrage récent du Cevipof en 2012 (Barthélémy et alii, Le réformisme assumé de la CFDT, Presses de sciences po). Dans le chapitre d’ouverture, N. Defaud reprend la substance de sa thèse et de l’ouvrage qui en est issu pour montrer le déplacement sociologique du groupe dirigeant de la CFDT au cours du processus de « conversion », une « conversion sans convertis », affirme-t-il. Les deux chapitres suivants sont consacrés au rapport à la sphère mouvementiste, l’un relatif aux mobilisations altermondialistes (M. Ancelovici), l’autre aux mobilisations féministes (P. Le Brouster). Les auteurs montrent la distance prise par 211la CFDT à l’égard de ces mouvements, en rupture avec les choix de la période antérieure qui la voyait plutôt s’épanouir dans le soutien aux « nouveaux mouvements sociaux », creuset de la société civile.
La deuxième partie met les mains dans la machine, elle montre, parfois dans le détail, le travail de la CFDT sur elle-même, la recherche des adhérents (C. Guillaume, S. Pochic), les tentatives d’implantations dans les PME (F. Rey), l’évolution des structures professionnelles et, notamment les difficultés à « bouger » les lignes tracées par les fédérations, ici l’échec de la fusion entre les fédérations de l’énergie et de la chimie (A. Thomas) ; la professionnalisation des militants de terrain (S. Nicourd) ; la formation et la reconversion de ses responsables (réussites et échecs) avec une interrogation sur la singularité de la « carrière » de permanent (C. Guillaume) et un examen attentif et périodisé de la reconversion des dits permanents (S. Pochic).
La troisième partie montre la déclinaison du répertoire réformiste en insistant sur la part prise par la négociation collective dans la démarche cédétiste avec ses corollaires : le centrage sur l’entreprise (E. Béthoux, A. Jobert), la nécessité d’équipement des équipes, donc les « outils », le recours à l’expertise par exemple (P. Cristofalo) ou les usages du droit (A.-S. Bruno et C. de Froment). A. Conchon souligne le relatif délaissement de la représentation des salariés au sein des conseils d’administration des grandes entreprises cependant que M. Gantois tente de restituer la généalogie de la référence à la négociation collective à travers la formation syndicale et l’apport des sociologues historiquement proches de la centrale.
Là où l’ouvrage de Barthélémy et alii s’intéressait aux représentations des adhérents, celui-ci s’attache davantage à ceux qui font fonctionner l’organisation au quotidien : dirigeants, militants, permanents, activités de secteur, etc. Appréhendées de manière horizontale, les contributions se situent entre deux paradigmes : celui de la conversion, c’est-à-dire une mue progressive entre deux périodes, la première étant celle des « années 68 », la seconde s’épanouissant dans la deuxième partie des années 80 jusqu’à aujourd’hui, et le paradigme de la continuité qui, pour se justifier, doit remonter plus loin, chercher avant même la transformation de 1964 (le passage de la CFTC en CFDT), ce qui éclaire un parcours certes un peu heurté mais où, finalement, l’invariant l’emporte sur le disruptif. Le processus historique résulte probablement d’une tension 212entre ces deux dimensions, comme le suggérait Martine Barthélémy dans l’ouvrage déjà cité du Cevipof. La coordinatrice de l’ouvrage a la sagesse de ne pas trancher mais de mettre dans une perspective prudente les parties de ce grand tout analysées par les contributeurs.
On ne décrira pas plus avant le contenu de chaque contribution invitant le lecteur à y puiser au fil de ses curiosités. Une remarque en passant, à propos de la fameuse conversion « réformiste ». Bien que figurant dans le titre, le terme n’est que rarement interrogé et les quelques définitions qu’en donnent certains auteurs, laissent un goût d’inachevé : syndicalisme de propositions, attachement à la négociation collective, acceptation du marché, reconnaissance de l’entreprise comme lieu prioritaire d’inscription de la négociation, mise en avant de l’individu, tout cela dessine un type de réformisme distinct, par exemple, de celui de Force ouvrière ou encore de la plupart des réformismes que la CFDT côtoie au sein de la Confédération européenne des syndicats. L’appellation générique de réformiste ne suffit donc pas à caractériser l’espace propre de la CFDT. Reconnaissons que ce n’est pas l’objet de l’ouvrage, bien défini dans l’introduction de Cécile Guillaume : « Entrer dans la boîte noire des processus organisationnels qui ont permis la rencontre entre une matrice organisationnelle et des militants et des adhérents » sans développer les lectures « par le haut » qui ont précédemment rendu compte de l’évolution stratégique de la centrale.
On ne saurait donc lui faire un reproche qui s’adresserait plutôt à d’autres, d’autant que l’ouvrage fournit de la matière pour une telle réflexion : les tentatives décrites tant dans les champs professionnels que territoriaux, voir par exemple l’échec de la fusion de deux fédérations dans le champ énergie-chimie, montrent très bien les risques pris (et à prendre) lorsque le syndicat privilégie sa raison d’être sur la préservation d’un être anhistorique. Si la CFDT apparaît parfois fragile dans sa détermination (voir par exemple le chapitre montrant comment ses militants d’entreprises reprennent sans beaucoup de distance les concepts et le vocabulaire managériaux), elle montre de l’audace et une grande capacité à faire lorsqu’il s’agit de s’adapter aux transformations du terrain de l’activité syndicale, audace qui n’est pas universellement partagée dans le champ syndical.
Un ouvrage à lire par tous ceux que la CFDT intéresse, bien sûr, mais aussi par ceux qui ne s’en font qu’une image rapide et tranchante.
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Dictionnaire des conventions. Autour des travaux d’Olivier Favereau, édité par Philippe Batifoulier, Franck Bessis, Ariane Ghirardello, Guillemette de Larquier, Delphine Remillon
Hervé Charmettant
Université Grenoble-Alpes ; Irepe
Le sous-titre, « Autour des travaux d’Olivier Favereau », rend mieux compte que son titre principal de l’intention éditoriale qui a présidé à l’écriture de cet ouvrage. Comme les auteurs de l’introduction le reconnaissent, la forme du dictionnaire est prétexte à revenir sur les travaux de cet « économiste10 ». Michael Waltzer explique que « les remerciements et les citations sont affaire de justice distributive : ils sont la monnaie dans laquelle nous payons nos dettes intellectuelles » (1997, p. 21). Cet ouvrage montre l’importance de la dette qu’ont contractée vis-à-vis d’Olivier Favereau un grand nombre d’économistes et de chercheurs issus de multiples disciplines. Cet hommage est adressé à l’universitaire qui a accompagné des générations de jeunes chercheurs, au scientifique dont les travaux ont été source de renouvellement théorique en France comme à l’étranger, mais aussi à l’homme dont les qualités humaines sont avérées. Au-delà de sa carrière académique, c’est à la constitution d’une œuvre qu’il s’est consacré, et si la première est terminée, la seconde s’enrichit toujours.
Cette œuvre a été associée à ce courant baptisé « économie des conventions » (EC) dont la petite histoire de la genèse est rappelée en préambule de l’ouvrage. Même si c’est un peu restrictif, c’est bien en tant que figure de proue d’un programme de recherche original et qui a marqué son époque que Favereau est d’abord connu. Il est aujourd’hui un de ceux qui restent les plus actifs dans la défense de ce projet des années 1980 parmi les « pères fondateurs », nom désignant les signataires de 214l’introduction programmatique du numéro spécial de 1989 de la Revue économique. Comme l’expliquent les éditeurs de l’ouvrage, la consigne donnée aux différents contributeurs était de mener une réflexion à partir des travaux de Favereau, et non pas de préciser les notions et développements de l’économie des conventions. Peut-être que le titre de « Dictionnaire critique » aurait été plus approprié car ce sont bien des regards critiques, positifs surtout mais parfois négatifs, qui se posent sur cette œuvre tout au long des notices. Pour rendre compte donc de ce pseudo-dictionnaire qui est plutôt une somme de contributions « à propos » des travaux d’Olivier Favereau, le plus éclairant, il nous semble, est de partir de la liste des 75 auteurs et de les regrouper en catégories signifiantes.
À tout seigneur tout honneur, les membres du petit cercle des « pères fondateurs » de l’EC sont tous présents, à l’exception de Robert Salais. François Eymard-Duvernay, qui a disparu il y a quelques mois seulement, clôt l’ouvrage avec une contribution sur « les pouvoirs de valorisation », un des concepts novateurs qu’il a apportés à l’EC. C’est le témoignage d’une pensée originale qui a ouvert des pistes fécondes de renouvellement de la théorie de l’entreprise dont porte trace son manuel, « L’économie politique de l’entreprise », qui ne s’est pas démodé depuis sa parution en 2004. Olivier Favereau (2017) lui a rendu hommage récemment et l’on réalise bien la grande proximité avec François Eymard-Duvernay, surtout depuis que le premier s’est lancé dans les travaux sur l’entreprise au sein du collège des Bernardins, donnant corps à certaines des pistes esquissées par le second. Laurent Thévenot, qui est l’auteur de l’entrée « pouvoir », revient sur les accusations d’irénisme à l’encontre de l’EC, résultant d’incompréhension et source de polémique avec certains courants critiques en économie et sociologie. André Orléan, avec Philippe Batifoulier, élargit la focale en replaçant l’EC dans le débat contemporain sur l’orthodoxie et en rappelant la remarque d’Olivier Favereau sur le fait que l’on reconnaît les orthodoxes par leur déni de l’existence même d’une orthodoxie en économie. Et Jean-Pierre Dupuy monte encore en généralité en étendant la critique à celle de l’économisme, source de menaces pour notre civilisation.
D’autres grands économistes français profitent de l’occasion pour dialoguer avec la pensée d’Olivier Favereau. Pour ceux qui sont affiliés à la « théorie de la régulation » (TR), ce dialogue a été entamé depuis 215plusieurs décennies. Robert Boyer rappelle ainsi les points de divergence avec l’EC en espérant des jonctions futures, Thomas Lamarche renchérissant sur cette possible réunion des deux courants. On peut penser que c’est un enjeu un peu daté compte tenu de leur statut différent, l’EC ayant vocation à construire un « cadre d’analyse » alors que la TR se conçoit plutôt comme une « théorie », si l’on reprend la terminologie d’Ostrom (2012, p. 25). Il est intéressant par ailleurs de voir précisément comment les prémisses de ce cadre conventionnaliste auquel a tant contribué Olivier Favereau, rentrent en résonnance avec des travaux thématiques variés, ceux de Florence Jany-Catrice sur les indicateurs ou ceux de Bernard Gazier sur les « marchés internes » entre autres…
La présence d’auteurs étrangers témoigne de la diffusion au-delà des frontières de la France de ce courant, diffusion assez récente car conditionnée à la traduction en anglais d’ouvrages conventionnalistes réalisée seulement depuis les années 2000. L’allemand Rainer Diaz-Bone, un des plus actifs diffuseurs de l’EC à l’étranger, centre sa contribution sur les facteurs de freinage de cette diffusion. Le Japon, un des pays où l’EC a reçu un bon accueil, est également représenté avec une contribution originale qui reprend les travaux de géographie spatiale de Marc Lefèvre à travers les concepts conventionnalistes. Il ne faut pas manquer non plus la notice de Michael Piore qui explique comment l’EC peut être une voie pour contrer la pensée néo-libérale dominante aux États-Unis.
La (plus ou moins jeune) génération de chercheurs qui a poursuivi les travaux conventionnalistes fournit le bataillon le plus représenté parmi les auteurs de ce dictionnaire. Ils témoignent de l’activité de formateur d’Olivier Favereau et de son rôle dans la communauté scientifique. Sa capacité à traduire des idées complexes de façon parfaitement claire explique l’attraction qu’il a pu exercer et qu’il exerce toujours. Depuis les années 1980, ce sont plusieurs générations qui ont été impliquées dans l’EC, en réalisant d’abord un « travail de nettoyage », au sens de Kuhn (1983, p. 46s.), essentiel pour la formation d’un corpus solide. Guillemette de Larquier revient ainsi sur la notion de « mauvaise convention », Franck Bessis et Christian Bessy explicitent les apports conventionnalistes concernant l’intégration des règles de droit à l’analyse, en termes de « réflexivité » pour le premier et d’« interprétation » pour le second. D’autres notices de conventionnalistes plus ou moins revendiqués correspondent plutôt à des travaux appliqués sur différents objets 216montrant la polyvalence de l’EC. Citons les contributions sur l’art de Bénédicte Martin, sur les avocats de Sophie Harnay, sur l’hôpital de Jean-Paul Domin ou la famille d’Olivier Thévenon. Toutes ces explorations de champs variés à la lumière de l’EC évitent un écueil que l’on retrouve parfois dans des tentatives maladroites de placage de notions conventionnalistes – souvent les Cités de Boltanski et Thévenot (1991) –, sur divers phénomènes. L’EC ne fournit pas un kit de concepts prêts à servir pour l’analyse et les écrits d’Olivier Favereau rendent bien compte de la profondeur de l’approche de l’EC et de la nécessité d’en comprendre la philosophie d’ensemble pour l’utiliser judicieusement.
Un autre groupe important est composé de chercheurs et d’auteurs issus d’autres disciplines qui montrent qu’Olivier Favereau a été le promoteur, tout au long de sa carrière, de l’ouverture de l’économie à l’interdisciplinarité. Ainsi, des philosophes, des sociologues, des juristes, des gestionnaires, etc. – et pas des moindres –, peuvent interagir avec les écrits d’Olivier Favereau à propos de thèmes aussi variés et centraux que la rationalité procédurale pour Jean De Munck, la sociologie de Durkheim pour François Vatin, le droit pour Antoine Lyon-Caen, la morale pour Arnaud Berthoud, etc. Ce qui est intéressant à noter, c’est que les disciplines non-économiques sont profondément interpelées par l’approche conventionnaliste de telle façon que l’on peut bien parler de fertilisation croisée. Ainsi, dans l’article « Prix » écrit par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, les deux sociologues examinent les conséquences de la variation des prix relatifs – liée à la segmentation des marchés ou aux délocalisations industrielles parmi d’autres facteurs-, sur l’appréhension de la « réalité » économique. La structure des prix relatifs peut être vue comme un « dispositif cognitif collectif » assis sur des jugements, soit une convention2 reposant sur une convention1, selon la terminologie élaborée initialement par Olivier Favereau (1986). Le sentiment d’un « désordre des prix » est propice selon les deux auteurs à une montée de la « critique » et à l’émergence d’« une sorte d’indignation diffuse ». Ou comment l’analyse sociologique des mouvements populistes actuels peut être éclairée par l’EC grâce à la façon dont celle-ci aborde les dispositifs de coordination économique…
Il ne faudrait pas oublier parmi ces contributeurs, ceux qui forment avec Olivier Favereau le groupe du collège des Bernardins, marqué justement par une composition pluridisciplinaire dont Armand Hatchuel 217souligne l’importance dans sa contribution. Ils montrent à travers des notices sur l’« intérêt social » (Blanche Segrestin), les actionnaires (Jean-Philippe Robé), la « création collective » (Baudoin Roger), etc. l’apport considérable de ce groupe animé par Olivier Favereau dans l’élaboration d’une théorie nouvelle de l’entreprise. Ce chantier en cours devrait donner encore des productions originales et prometteuses pour nourrir et orienter le débat sur la réforme nécessaire de l’entreprise. Nicolas Postel explique d’ailleurs que c’est dans la logique du cheminement intellectuel d’Olivier Favereau que celui-ci a été amené à se centrer sur ce qui est devenu l’institution cardinale de notre société.
Pour finir, ce sont aussi les proches d’Olivier Favereau, sa nièce et ses deux filles, qui se joignent à tous ses collègues pour lui envoyer un message d’affection et de grande estime à travers leurs contributions, ce qui montre en passant combien est communicative sa curiosité intellectuelle.
On le voit, la variété des auteurs et leur nombre garantissent que les lecteurs de cet ouvrage y trouvent leur compte à travers la diversité des points de vue sur l’EC abordée par le prisme de l’œuvre riche d’Olivier Favereau. Cet ouvrage a aussi le grand intérêt de citer ses multiples publications et donne ainsi l’occasion et l’envie de retourner à la source même de cette œuvre. C’est d’autant plus recommandable que c’est un auteur qui n’a pas été formé à la sécheresse de l’exposition des travaux modélisés et qui n’a pas été déformé non plus par le style anglo-saxon sommaire des revues scientifiques. Il faut donc aller lire cet auteur, et c’est le grand mérite de ce Dictionnaire que de donner l’occasion de découvrir les multiples facettes de son œuvre. Regrettons simplement qu’il n’ait pas donné lieu à la réalisation d’une bibliographie complète, ce qui en aurait encore accru l’intérêt.
Cette heureuse initiative montre en tous cas que l’EC, en tant que courant constitué, continue à vivre, essaimant à l’étranger et toujours animé par ses promoteurs (voir l’initiative récente d’un blog sur la plate-forme « Hypothèses11 »). Olivier Favereau devrait y prendre une part encore active avec la sortie d’un « Repères », attendu depuis longtemps, si l’on se fie aux annonces récentes. Mais, il faut prendre au sérieux ce qu’il écrivait lui-même, pour les 10 ans de la parution du numéro spécial de la Revue Économique, à savoir que l’EC aurait vraiment réussi si personne ne devait s’en réclamer explicitement (1999a). Lors d’un entretien 218en 2004 où ses propos lui étaient rappelés, Olivier Favereau précisait sa pensée en répondant que « notre objectif n’est pas tant d’offrir une théorie meilleure que de rouvrir le langage de la théorie économique. Mais, il faut être conscient que ce genre d’entreprise, on ne peut le mener tout seul, dans son coin » (Bensaid, 2004, p. 143). De ce point de vue, c’est bien en auteur institutionnaliste, plus qu’en « pur conventionnaliste » qu’il faut lire les travaux d’Olivier Favereau. Il partage d’ailleurs, avec une longue lignée d’auteurs issus de l’institutionnalisme, le souci de faire de l’économie une « science morale » centrée sur la « question socratique du “comment doit-on vivre ?” » (Sen, 1987, p. 5). L’EC s’inscrit bien dans « la tradition éthique » (ibid.) de l’économie avec la particularité que l’exigence éthique à laquelle se soumettent ses auteurs est la même que celle dont ils dotent les agents dans leur théorie. Les notices de ce dictionnaire rendent bien compte de cet engagement progressiste des écrits d’Olivier Favereau qui concerne l’économie selon les deux sens amalgamés en français et que l’anglais, pour une fois, distingue mieux : au sens economics d’abord, quand il a désigné les camps en présence, à l’instar de Keynes. Sa carte des courants contemporains de la pensée économique (Favereau, 1989) a aidé à prendre conscience des clivages théoriques et de leurs enjeux à partir d’une caractérisation de la Théorie Standard (TS) ; au sens economy ensuite, à travers les travaux menés sur la relation d’emploi et sur l’entreprise. Le contenu du dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, « Penser le travail pour penser l’entreprise » (Favereau, 2016), en est très révélateur à travers les directions de réforme de l’entreprise qu’il expose afin d’en faire un lieu émancipateur et non pas aliénant pour les travailleurs.
À la lecture des différentes notices de ce dictionnaire, c’est donc un portrait éclaté d’Olivier Favereau qui se dessine, à la Picasso, avec ses différentes facettes qui se présentent tour à tour. C’est l’intérêt de cet ouvrage, mais ce qui rend sa lecture difficile aussi. Même si l’introduction fournit un guide de lecture de ce portrait éclaté, on n’y retrouve pas une remise à plat plus « figurative » qui aurait été utile, en particulier pour les découvreurs de cet auteur. Pour finir, laissez-moi exprimer un souhait, celui qu’Olivier Favereau dessine un jour son autoportrait, un « Myself12 », qui permette de rassembler sa pensée et de laisser entrevoir une part de lui-même. Mais, ce n’est sans doute pas le moment encore 219pour lui de jeter un œil rétrospectif sur cette œuvre qu’il continue de bâtir activement aujourd’hui. En attendant ce témoignage personnel qui viendra peut-être un jour, saluons l’heureuse initiative de ce dictionnaire par lequel la place singulière d’Olivier Favereau dans notre communauté scientifique est reconnue.
Et pour montrer toute l’actualité de sa pensée, laissons-lui le mot de la fin, datant de presque 20 ans, mais qui semble avoir été écrit tout exprès pour aujourd’hui : « L’idéal régulateur du plein emploi (…) peut-il retrouver la valeur d’un fondement réfléchi du lien social dans une société rajeunie où l’incertitude de l’avenir, au lieu de susciter l’inquiétude, exciterait la curiosité et l’imagination ? » (1999b, p. 20). C’est une belle leçon d’optimisme et d’humilité, invitant à renoncer aux certitudes, auxquelles Olivier Favereau a toujours opposé un esprit de découverte, celui du savant qui « pose les vraies questions » comme l’a défini Claude Levi-Strauss (1964).
Bibliographie
Bensaïd M., 2004, « Économie des conventions : Entretien avec Olivier Favereau », Critique économique, no 12, Hiver-printemps, p. 127-152.
Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification, collection Nrf-essais, Éditions Gallimard, Paris.
Commons J. R., 1934, Myself, The MacMillan Company.
Eymard-Duvernay François, 2004, Économie politique de l’entreprise, Collection Repères, La Découverte, Paris.
Favereau O., 2017, « Hommage à François Eymard-Duvernay, révolutionnaire discret », Revue Française de Socio-économie, no 18, janvier, p. 163-194.
Favereau O. (dir.), 2016, Penser le travail pour penser l’entreprise, Collection Économie et Gestion, Presse des Mines, Paris.
Favereau O., 1999a, « L’économie des conventions et le constructivisme en économie », in GRASCE, Entre systémique et complexité, chemin faisant. Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Lemoigne, PUF, Paris, p. 47-61.
Favereau O., 1999b, « Salaire, emploi et économie des conventions », Cahiers d’économie politique, no 34, p. 163-194.
Favereau O., 1989, « Marchés internes, marchés externes », Revue économique, numéro spécial Économie des conventions, mars, p. 273-328.
Favereau O., 1986, « La formalisation du rôle des conventions dans l’allocation des ressources » in R. Salais, L. Thévenot (éd.), Le Travail ; marchés, règles, conventions, Insee-Économica, Paris, p. 249-268.
220Kuhn T., 1983, La structure des révolutions scientifiques, Collection Champs, Flammarion, Paris.
Levi-Strauss C., 1964, Le cru et le cuit, Plon, Paris.
Ostrom E., 2012, « Par-delà les marchés et les États. La gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes », Revue de l’OFCE, no 120, janvier, p. 15-72.
Sen A., 2001, Éthique et économie, Collection Quadrige, PUF, Paris.
Waltzer M., 1997, Sphères de justice, collection La couleur des idées, Seuil, Paris.
1 Christèle Meilland, François Sarfati, (dir.), Accompagner vers l’emploi. Quand les dispositifs publics se mettent en action, P.I.E. Petre Lang, Série « Travail et société », Vol. 82, 2016, 275 p.
2 Le choix des contributions citées par la suite ne traduit pas un jugement de valeur, mais le souci de retenir des apports bien contrastés.
3 Sandrine Nicoud, « Socialisations et engagements des professionnels des politiques éducatives territoriales », p. 27-39.
4 Amaury Grimand, Mathieu Malaquin, « La dynamique des accords de Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) et leurs effets structurants sur les trajectoires professionnelles des salariés », p. 143-156.
5 Julie Landour, « Le régime de l’auto-entrepreneur, une opportunité pour les Mompreneurs ? », p. 173-188.
6 Thibaut Menoux, « Dispositif d’agrément d’une formation professionnelle. Quels effets sur les projections dans le métier de concierge d’hôtel de luxe », p. 21-54.
7 Olivier Quéré, « Former des “professionnels” pour l’État. Unité du “corps” et diversité des trajectoires des attachés dans les Instituts régionaux d’administration », p. 83-96.
8 Simon Paye, « Instrument d’évaluation scientifique et redéfinition des tâches légitimes du travail universitaire au Royaume-Uni », p. 219-234.
9 Hygiène Qualité Sécurité Environnement.
10 Si tant est que l’on puisse ainsi lui attribuer cette « étiquette » académique. Comme le souligne J.-M. Le Gall dans sa notice, Olivier Favereau a constamment été attentif aux apports des autres sciences sociales.
11 https://conventions.hypotheses.org/1
12 En référence bien sûr au livre de Commons (1934)…