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Classiques Garnier

Devenir auto-entrepreneur, un travail de conversion ? Le cas des jeunes diplômés en urbanisme

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2016, n° 1
    . Être entrepreneur de soi-même, l’auto-emploi
  • Auteur : Vivant (Elsa)
  • Résumé : Cet article met en lumière la diversité des usages et significations du régime de l’auto-entrepreneur en présentant les résultats d’une enquête menée auprès de jeunes diplômés en insertion professionnelle. Les conditions d’entrée dans le régime, l’organisation du travail, les conditions d’exercice, les projets professionnels, permettent d’identifier différentes significations du régime. Trois profils idéaux-typiques sont dégagés : salarié indépendant, chômeur entreprenant, indépendant converti.
  • Pages : 61 à 93
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406068594
  • ISBN : 978-2-406-06859-4
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06859-4.p.0061
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/04/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Auto-entrepreneur, jeune diplômé, travail indépendant, salariat
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Devenir auto-entrepreneur,
un travail de conversion ?

Le cas des jeunes diplômés en urbanisme

Elsa Vivant1

Latts (UMR 8134 CNRS)
UPEM, CNRS,
École des Ponts – Paris-Tech

Les régimes dactivité (travail intérimaire, salarié, pigiste, …) sont les cadres qui servent habituellement à distinguer salariat et indépendance. Toutefois, ces formes objectives de la relation demploi ne sont pas suffisantes pour saisir la subjectivité des travailleurs concernés, le contenu de leur activité ni ses conditions matérielles et organisationnelles. Le sens que les individus donnent à leur travail nest pas réductible à un régime dactivité, quils nont pas toujours choisi. Nombreuses sont les situations où le recours à un régime dactivité non salarié sapparente à de loptimisation juridique ou financière, sans réelle indépendance. Le régime de lauto-entrepreneur, par ses ambigüités, ses conditions dusage et daccès interroge à nouveau la porosité entre relation de subordination et indépendance.

La philosophie dinspiration libérale de ce régime est de lever les obstacles, essentiellement bureaucratiques et fiscaux, à la création dentreprise pour encourager lentrepreneuriat et favoriser le travail indépendant, le cumul dactivité et le retour à lauto-emploi des chômeurs (Levratto et Serverin, 2009). Il a été conçu et présenté comme une démarche simplifiée de création dentreprise2. Il est lobjet de 62multiples controverses (voir notamment Stevens, 2012 ; Abdelnour, 2012). Il est accusé par les uns dêtre linstrument dune concurrence déloyale par des agents économiques privilégiés, dun accès frauduleux au régime social des travailleurs indépendants, ou de contournement du droit du travail. Il contribue, pour les autres, au soutien à la création dentreprise, au déploiement des comportements entrepreneuriaux, et, de ce fait, à la croissance économique. Un récent rapport modère critiques et enthousiastes, rappelant la faiblesse des chiffres daffaires générés par les auto-entrepreneurs, précisant leur faible part de marché dans léconomie et soulignant le rôle de ce régime dans la déclaration dactivités préalablement informelles (Deprost, Laffon et al. 2013). Dès sa création, certains auteurs avaient par ailleurs pointé les dangers dun dispositif dincitation à la création dentreprise, tendant à promouvoir un entrepreneuriat de nécessité (ou auto-emploi), usant comme principal argument la facilité des procédures administratives et comptables, tout en omettant les difficultés, tâches et risques inhérents à la démarche de création dentreprise (Fayolle, Perreira, 2012). Or, la création dentreprise, loin de lidéal de lentrepreneur visionnaire, proposant une idée innovante et combinant des ressources pour la faire advenir par la seule force de sa volonté, implique en réalité la mise en œuvre dun travail dentreprendre3, minimisé dans les présentations officielles du dispositif. Dautres auteurs présageaient que la promotion de lauto-emploi et dun entrepreneuriat de nécessité limités par des effets de seuils contraignants, contribuerait davantage à compléter les revenus de travailleurs pauvres quà la création dactivités nouvelles (Levratto, Serverin, 2012). Des zones dombres subsistent dans ce débat, concernant le détournement du modèle salarial et le travail dissimulé, que les outils statistiques actuels ne peuvent éclairer. Derrière lunicité dun régime dactivité, se cache en réalité une multitude dusages de 63lauto-entrepreneuriat dont le nom, loin dêtre performatif ou signifiant dune réalité vécue, accentue les confusions sur sa perception et sa signification pour ses usagers. Est-il un outil pour créer son entreprise au service dun renouveau entrepreneurial ? Un mode dinsertion professionnelle ? Linstrument dun contournement du Code du travail ? Dit autrement, quest-ce quêtre auto-entrepreneur ?

Cet article présente les résultats dune enquête menée auprès de jeunes diplômés inscrits au régime de lauto-entrepreneur. Dans un contexte de fragilisation continue des relations demploi (Castel, 1995 ; Supiot, 1999), de resserrement du marché du travail et de crise économique, les jeunes diplômés en insertion professionnelle sont particulièrement exposés à la redéfinition des normes demploi (Fondeur, Minni, 2004 ; Calmand, Mora, 2011). Les enquêtés ont un niveau de formation élevé, dans le domaine des sciences sociales, principalement en urbanisme et aménagement ; formations dont les diplômés ont affronté, au moment de lenquête, une déstabilisation supplémentaire. Ils ont dû sadapter à la redéfinition des critères déligibilité de certains concours daccès à la Fonction publique territoriale, leur fermant laccès de droit à celui dingénieur territorial4. Alors que le travail salarié était jusqualors la norme quasi unique dinsertion professionnelle, certains dentre eux sinscrivent désormais au régime de lauto-entrepreneur au cours ou à la sortie de leurs études, le plus souvent sur proposition dun employeur. Lentrée dans la vie active se passe ici par un double apprentissage : celui dun métier (les connaissances acquises en formation sont mises à lépreuve du professionnalisme) et de celui dun travail dentreprendre (Giraudeau, 2007). Ce travail dentreprendre articule deux dimensions : un travail relationnel (consistant à mettre en adéquation son offre, quil faut formuler, avec une demande, quil faut identifier et évaluer, accéder à des ressources mobilisables, formaliser les relations avec les partenaires), et un travail de tarification (prendre 64connaissance des réalités économiques du marché, des capacités à payer des clients, anticiper des ajustements de prix et/ou de coût de revient pour assurer la viabilité de lactivité). Il implique diverses tâches dont lapprentissage sapparente à une série dépreuves (Vivant, 2014). Dans ce monde professionnel, la création dune agence indépendante se fait généralement après une expérience salariée et avec un bon carnet dadresses. Débuter sous ce régime est une nouveauté, en décalage avec le projet professionnel initial des enquêtés. Ils aspiraient, à deux exceptions près, à devenir salariés dune structure publique ou privée, au moins le temps de se constituer une expérience et un réseau professionnel avant déventuellement créer une entreprise. La situation est supportée tant quelle est perçue comme une étape de linsertion professionnelle, à la fois transitoire et formatrice. Lincertitude quant aux possibilités de sortie du régime pour accéder à lemploi salarié est par contre source dinquiétude et de rejet. Elle est rendue acceptable par la méconnaissance des règles habituelles5. Devenus auto-entrepreneurs sans anticipation, préparation, formation ou accompagnement6, les enquêtés acquièrent une expérience, pour lheure encore marginale, mais permettant de mettre au jour un processus de conversion à lentrepreneuriat.

Méthodologie

Une enquête par entretiens a été menée auprès détudiants et de jeunes diplômés (niveau master et doctorat) dans le domaine des sciences sociales (urbanisme, sciences politiques, communication…) inscrits au régime de lauto-entrepreneur. Ils exercent des activités de conseil (aux entreprises ou aux collectivités), dagent commercial, darchitecture, de prestations intellectuelles (bureau détudes) dans des domaines variés, mais principalement dans 65le champ de la production urbaine7. Au total, 27 entretiens semi directifs à caractère biographique ont été réalisés (en face à face ou par téléphone)8. Lenquête a été réalisée entre mars 2011 et mars 2012. Les personnes interrogées étaient inscrites depuis moins de 18 mois au régime. Cette inscription a eu lieu au cours des études, directement à la fin dun stage ou quelques mois après lobtention du diplôme. Les contacts avec les interviewés ont été pris via les réseaux danciens étudiants des formations universitaires en urbanisme. Par le jeu du bouche-à-oreille, dautres jeunes diplômés issus dautres formations, ont proposé dapporter leur témoignage. Il savère quhormis les compétences propres à leur métier, les épreuves, difficultés et ressentis face à la situation dauto-entrepreneur sont similaires. Les entretiens étaient organisés autour de plusieurs axes : itinéraire universitaire, entrée dans le régime, description des missions et des conditions de travail, opportunités et difficultés rencontrées du fait de la situation, projet professionnel, conception de la notion dentrepreneur. Ce corpus a été lobjet dune analyse de contenu pour reconstruire les trajectoires individuelles puis identifier des éléments de comparaison.

En sappliquant à comprendre comment ces jeunes diplômés sadaptent à cette situation nouvelle, lenquête révèle les sentiments ambivalents de ces jeunes auto-entrepreneurs, reflétant les ambigüités du régime. Au-delà dune qualification juridique de leurs conditions dactivité, quelle perception ont-ils de leur place dans la chaine de production de valeur ? Catherine Faure-Guichard a montré comment larticulation entre relation demploi et rapport au travail9 peut structurer différents usages sociaux de lintérim et le vécu des intérimaires. Dune manière 66analogue, en analysant les discours et accommodements que les enquêtés se construisent, cet article met en lumière la diversité des usages et significations de ce régime, selon les conditions (matérielles, relationnelles, financières, juridiques) dexercice, la nature des missions (intégrées et longues, ponctuelles et courtes), le contenu de lactivité (en lien ou non avec la qualification) et les projets professionnels (développer lentreprise ou devenir salarié). Leur rapport à lentrepreneuriat est plus ambigu que les intentions du régime le laissent supposer. Si tous les enquêtés sont en situation dinsertion professionnelle, officiellement indépendants mais en position dominée face à leurs donneurs dordre, chacun construit, à partir de son expérience et de processus différents de socialisation professionnelle et dapprentissage, ses propres accommodements face au travail, à lemploi et à lentrepreneuriat, qui produisent des identités pour soi et pour autrui10 articulant salariat, activité, indépendance et professionnalisme. Trois profils idéaux-typiques11 des différents usages sociaux du régime de lauto-entrepreneur par les jeunes diplômés sont dégagés et sont étudiés dans cet article : salarié indépendant, chômeur entreprenant, indépendant converti. Cette typologie permet de comprendre les dynamiques à lœuvre dans la construction dune carrière dauto-entrepreneur qui nécessite un travail de conversion à lentrepreneuriat. Elle met en lumière comment les jeunes diplômés résistent, sadaptent voire se convertissent à ces changements de règles du jeu, où le régime du travail entrepreneurial remplacerait progressivement le salariat. En quoi linscription au régime de lauto-entrepreneur participe-t-elle au développement dun éthos entrepreneurial chez les jeunes diplômés, par lequel ils devraient être autonomes, mobiles, 67responsables, capables de sadapter aux incertitudes du marché et à ses évolutions contre la promesse dun travail plus épanouissant et vecteur dun accomplissement de soi (Zalio, 2004) ?

I. Salarié indépendant

Les auto-entrepreneurs de ce premier groupe exercent leur activité pour un seul client en même temps, et réalisent des missions longues (plusieurs semaines voire plusieurs mois), même sils nont généralement pas de contrat ou de lettre de mission pour fixer à lavance les termes de lactivité. Ils ne cherchent pas de nouveaux clients ni à développer leur activité, plus stable et plus rémunératrice que la moyenne des enquêtés12. Ils travaillent au sein de la structure cliente. Leurs activités correspondent à leur qualification et contribuent à la construction de leur identité professionnelle. Les modalités dexercice de leur activité révèlent une situation de subordination salariale, et sont perçues comme telles.

Un début de carrière professionnelle valorisable

Comme la plupart des auto-entrepreneurs enquêtés, ils ont été invités à créer leur entreprise en lieu et place dun emploi salarié, soit à lissue dun stage, soit au cours dun entretien dembauche. À lissue dun stage, linscription au régime de lauto-entrepreneur permet de poursuivre une mission en contournant les limites de durée des stages, sans recourir à un statut salarié qui impliquerait une forte hausse du coût salarial pour lemployeur. Après la mise à lépreuve et la formation en interne du stagiaire, le prolongement de la mission exprime la satisfaction de lemployeur qui pourtant maintient le jeune diplômé dans une situation précaire, peu couteuse ni engageante.

Après six mois de stage cela se passait très bien au niveau professionnel ; après comme mon patron navait pas les moyens de prendre un salarié à plein temps, il ma proposé de partir en auto-entrepreneur. (Mathieu)

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Dans certaines entreprises, le recours à lauto-entrepreneur et autres formes atypiques demploi semble être une pratique intégrée à la politique de gestion des ressources humaines. Les donneurs dordres recourant à ces pratiques ne sont pas tous, loin sen faut, des petites entreprises menacées ou aux capacités de croissance incertaines : agences de grande renommée, établissements publics, ministères (Abdelnour, 2012). Gilles, Mireille et David ont vécu la même situation : en poste (stagiaire ou salarié) dans un établissement public, à lissue de leur contrat, ils ont été invités à devenir prestataires pour terminer leur mission. Pour cela, ils ont dabord rédigé le cahier des charges de lappel doffres auxquels ils devaient concourir, publié assez discrètement loffre et répondu à lappel. À la demande du client, David a rédigé deux autres réponses fictives sous des noms demprunt, pour maintenir lapparence de la mise en concurrence. Ces libertés avec le code des marchés publics ne sont pas de simples accommodements ou arrangements. Elles constituent des irrégularités passibles de poursuites. Lentrée dans la vie active se double ainsi dune entrée dans lirrégularité et dun apprentissage des détournements des règles. Les interviewés sont conscients que ces pratiques ne sont « pas forcément très légal[es] ». Ils qualifient la situation de « drôle », « marrante », « fantastique », énonçant ainsi un certain détachement par rapport à des pratiques auxquelles ils ont dû se soumettre sans pour autant les approuver.

Labsence dalternative et les besoins financiers ne suffisent pas à expliquer leur consentement. Aucun névoque clairement le choix de lauto-entrepreneur comme alternative au chômage, ni ne développe de discours de valorisation de soi par cette expérience (à linverse des deux autres groupes identifiés). La qualité dune relation de travail préalable les convainc de poursuivre la collaboration, malgré les aléas financiers et juridiques dune relation demploi dégradée. La conviction que cette expérience servira leur projet professionnel soit par lexpérience acquise soit par les réseaux qui pourront être développés, facilite ladhésion. Le prestige du client ainsi que lintérêt de la mission contribuent également à lacceptation de ces conditions de travail. Pour les convaincre, certains clients proposent des rémunérations légèrement plus élevées que le salaire net dun jeune débutant, léconomie réalisée par lemployeur se basant sur le différentiel des taux de cotisations sociales. Ainsi Mélanie qui avait, dès le début de lactivité, négocié de bonnes conditions de rémunération, 69a changé de régime (exercice en libéral) suite au dépassement des seuils. La perspective de la signature dun contrat de travail peut avoir été préalablement acquise, le recours à lauto-entrepreneuriat nétant quun entre-deux13. Enfin, les difficultés réelles ou supposées de lemployeur peuvent conduire à accepter des conditions de travail précaires. Ainsi, le client de Bertrand, agent commercial dans limmobilier, explique ses contraintes à ses collaborateurs pour les convaincre de travailler sous le régime de lauto-entrepreneur.

Il na pas la possibilité financière et matérielle. Je le sais très bien parce que, on est très proches et je connais ses comptes. Je sais quil na pas la possibilité financière davoir une masse salariale. [] Il est très transparent avec nous là-dessus parce quil a le coût de sa structure, son bail de location [] Franchement, je pourrais lui en vouloir si, à un moment, il avait une situation établie. (Bertrand)

Un état de subordination révélé
par les conditions matérielles

La nature des relations avec les donneurs dordre est ambigüe : identifiés comme de potentiels employeurs, ils sont juridiquement les clients des auto-entrepreneurs. Lambigüité des situations est ressentie par les enquêtés qui lexpriment par de nombreux lapsus (le client est appelé employeur, la relation de travail assimilée à une embauche…). Le recours au régime dissimule un rapport de subordination révélé par leurs conditions de travail : travailler à temps plein dans les locaux du client qui fournit le matériel informatique (et des licences coûteuses), respecter ses horaires et ses directives ; impossibilité de rechercher de nouveaux clients. Cette subordination est explicitement ressentie par les auto-entrepreneurs concernés.

Objectivement, jai un fonctionnement quasi salarial, à travailler tous les jours à lagence, avec des horaires [] cest une forme de salariat, disons sans contrat, qui permet de ne pas payer de charges à mon patron. (Mathieu)

Dun côté, les conditions de travail de ces auto-entrepreneurs sont proches de celles des salariés, par la subordination de fait dans laquelle 70ils se trouvent et par le contrôle quexerce le client sur eux et leur travail. De lautre, la dilution des responsabilités, lincertitude sur la durée et la rémunération de la mission, et la perte des droits sociaux attachés au salariat les rapprochent dune situation dindépendant. Malgré la grande similitude des conditions dexercice, la cohabitation chez le client avec des salariés révèle des différences entre salarié et indépendant. Ainsi, dans lagence P. où Mélanie travaille, rien ne distingue au quotidien, dans la répartition des tâches et les relations de travail, les salariés des indépendants. Le flou quant à la désignation de sa position (et de son identité professionnelle) se traduit par des questions très matérielles : qui va payer ses cartes de visite ? Quindique-t-elle dessus ? Comment peut-elle être identifiée par les clients finaux (les clients de son client) comme travaillant pour lagence P. tout en étant indépendante ? Comment peut-elle obtenir une adresse électronique @agenceP.com ? Lambigüité au sein de lagence est entretenue par le client-employeur lui-même qui a convoqué les indépendants travaillant dans lagence (ils sont nombreux, avec différents statuts juridiques) pour un entretien dévaluation de fin dannée, au même titre que les salariés, entretien auquel les indépendants ont refusé de se soumettre. Gilles, exerçant la même activité que pendant son stage, ressent une confusion que ni lui, ni son supérieur, ni ses interlocuteurs ne dissipent : est-il stagiaire, prestataire, entrepreneur ? De part son expérience déjà longue dans la structure et lapprobation de son travail et de ses compétences signifiée par le renouvellement de sa mission en tant que prestataire, il souhaite ne plus être considéré comme un stagiaire. Pourtant, il ne se sent pas en droit de se présenter comme un bureau détudes, au même titre que ceux avec lesquels il collabore et qui ont déjà un large portefeuille dactivités. Il rejette également lidentité dentrepreneur que sous-entendrait le nom du régime. Il ne fait pas de nécessité vertu et ne cherche pas à valoriser cette expérience pour se mettre en scène comme un individu entreprenant. Lui qui nest « pas très fan de ce truc dauto-entrepreneur » et na jamais été « trop séduit par le mythe entrepreneurial », plaisante avec ses amis en se moquant de sa position de patron qui aurait « viré de bord ». Autant de confusions qui lont « foutu mal à laise ».

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Résister à lauto-entrepreneuriat imposé

Plus quune situation dentreprenariat de nécessité, ils expriment un sentiment dauto-entreprenariat imposé. Contrairement aux autres auto-entrepreneurs que lidée avait parfois effleurés, ils navaient jamais imaginé créer une entreprise un jour. Le salariat était non seulement leur projet pour lentrée dans la vie professionnelle, mais aussi pour la suite. Leur réticence fait écho à leurs convictions personnelles dans le salariat comme cadre de travail protecteur. Loin dêtre résignés, ils ont, vis-à-vis de leur situation, une position critique et politique plus affirmée que les autres, quillustrent les propos de Mathieu, urbaniste au sein de lagence où il avait réalisé son stage de fin détudes. Au cours de lentretien, son discours devient plus critique et si, à titre personnel, il peut se satisfaire de sa situation, il analyse les enjeux politiques sous-jacents au déploiement de nouvelles normes de relation de travail. La perte des droits sociaux, en particulier labsence dassurance chômage, renforce sa vulnérabilité face aux exigences du client car il ne peut pas assumer une perte dactivité.

Il ny a pas le chômage, il ny a pas de garantie, il ny a pas de droit à la formation, il ny a pas de garantie de durée à la fin du contrat, cela peut sarrêter du jour au lendemain, oui sincèrement cest inférieur au salariat. [] la perspective de ne pas avoir de chômage fait quon veut absolument avoir des sous à la fin du mois suivant et quon est moins regardant sur la menace de démissionner ou daller chercher ailleurs. 

En labsence de contrôle et dencadrement plus strict de lusage du régime, il lui semble inexorable que de tels détournements se généralisent.

Comment vous voulez, un patron de PME [] qui a la possibilité de le prendre en auto-entrepreneur sachant que cela lui coûte presque deux fois moins quun salarié, comment vous voulez que le patron ne le fasse pas ? Du point de vue du patron, cest complètement rationnel de le faire.

Il compare la situation des jeunes auto-entrepreneurs à celle des stagiaires, contraints de cumuler les stages pour avoir suffisamment dexpériences et accéder à un emploi. Étre auto-entrepreneur est perçu comme une mise à lépreuve supplémentaire du long parcours de combattant que constitue lentrée sur le marché du travail des jeunes diplômés.

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Moi ça me fait penser au statut des stagiaires, jai toujours été révolté par le statut des stagiaires [] Il y a quand même une arnaque aux jeunes, une espèce de période initiatique, de bizutage de lemploi pendant laquelle on est soit mal payé, soit précaire, pour après accéder à un emploi stable. [] Lauto-entrepreneur, cest la même logique pensée dune façon différente, cest aussi moins de charges.

De même que laccumulation de stages enferme les jeunes diplômés dans une situation précaire (Glaymann, Grima, 2010), il craint davoir enclenché un cercle vicieux, dentraver son évolution de carrière et de ne plus pouvoir accéder in fine à un emploi salarié.

Une fois quon a dit oui, on a mis le doigt dedans, en fait, on est condamné à rester auto-entrepreneur jusquà avoir acquis suffisamment dexpérience, ou en avoir suffisamment marre pour se vendre ailleurs sur le marché du travail [] je pense quen général cest quand même plutôt néfaste comme fonctionnement, parce quune fois quon a dit oui à un employeur donné, cest nettement plus difficile de se faire valoriser un contrat quand on le demande. [] Moi si je changeais demploi je ne voudrais surtout pas que ça se sache, par rapport à un autre employeur. [] le statut, ça me parait pénalisant pour une trajectoire de carrière.

Pour lui, le régime nest pas un dispositif de soutien à la création dentreprise. Son expérience atteste dune finalité tout-autre : le contournement du droit du travail. Le détournement de la fonction originelle du régime véhicule des enjeux politiques et idéologiques qui le dépassent, dans un contexte plus général de dégradation des conditions de travail et de précarisation.

Cest très libéral comme façon de fonctionner, cest pas de protection. Cest clair que cest rude et sans protection []. Cest une précarité quand même, je nai pas encore prononcé le mot, mais cest quand même très clair comme statut. [] cest de la flexibilisation du marché du travail, cest assez évident. (Mathieu)

Cette conscience politique se traduit par différentes formes de résistance et par un désintérêt porté au régime, à ses spécificités et ses contraintes. Forme de résistance passive, ils font davantage derreurs que les autres, disent ne pas comprendre leurs droits, se désintéresser des contraintes de gestion quimplique lexercice en indépendant ; comme Mireille, victime de plusieurs arnaques par défaut dinvestissement dans la gestion de lentreprise : « je ny mets pas du mien. Il faudrait que je me pose 73et que je lise correctement les documents au lieu de faire ça par-dessus lépaule ». Pourtant, aucun enquêté nenvisage de se lancer dans des négociations de requalification de la relation14.

Pour ces auto-entrepreneurs, le régime nest pas un dispositif de soutien à la création dentreprise. Leur expérience atteste dune finalité tout-autre : ils le vivent en effet comme un contournement du droit du travail. Ils sont très critiques vis-à-vis de cette relation demploi quils jugent dégradée (par rapport au salariat) et irrégulière. Ils lacceptent néanmoins car leur travail, cest-à-dire les missions et conditions dexercices, contribue à leur socialisation professionnelle, à lapprentissage de leur métier, et à la construction de leur identité professionnelle. Rejetant la qualification dentrepreneur, leur identité pour soi est celle dun salarié, mais la relation demploi entretient une confusion entre identité de salarié et dindépendant. Émerge alors une identité pour autrui hybride : le salarié indépendant.

II. Chômeur entreprenant

À la recherche dun emploi depuis plusieurs mois, les auto-entrepreneurs de ce deuxième groupe sinscrivent au régime, soit à la suite dune sollicitation, soit par calcul personnel, dans lespoir que laffichage « auto-entrepreneur » sera un moyen efficace de sinsérer sur le marché du travail. Ils acceptent de rares missions en sous-traitance, pour un ou plusieurs clients. Ils réalisent des tâches ponctuelles (cartographie, rédaction), sans avoir été associés à lensemble de la réflexion ou du projet. Les quelques missions effectuées ne génèrent pas suffisamment de revenus pour vivre de cette activité, les contraignant à la pluriactivité. Le chiffre daffaires mensuel moyen est faible (900 euros), et la médiane (500 euros) révèle les très fortes disparités entre une majorité qui dégage un très faible chiffre daffaires, et quelques exceptions dont lactivité se pérennise, permettant de générer un chiffre daffaires conséquent (jusquà 3000 euros mensuels).

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Une alternative au chômage

Davantage que pour les autres enquêtés, sinscrire au régime de lauto-entrepreneur leur paraît être la condition nécessaire pour « pouvoir travailler ». Ils acceptent de se rendre plus employables en sinscrivant au régime de lauto-entrepreneur, pour sadapter aux contraintes financières et administratives qui pèse(raie)nt sur les employeurs-clients. En se montrant plus dociles et flexibles, ils assument eux-mêmes les risques du marché : flexibilité et incertitude des commandes, des revenus et des engagements. En un sens, ils se constituent en variable dajustement dans lorganisation de la production. Ainsi, Sylvain, après plusieurs mois de recherche demploi infructueuse, envisage de sinscrire au régime de lauto-entrepreneur pour accéder à un marché du travail qui lui semble fermé. Il espère ainsi faire ses preuves et acquérir de lexpérience afin de convaincre un potentiel employeur de le recruter. Comme dautres, plutôt que de proposer un service nouveau ou des compétences spécifiques sur un marché, il offre sa force de travail dans un cadre réglementaire peu contraignant. Pour lui, lexpérience projetée dauto-entrepreneur est identifiée comme un mode dinsertion professionnelle pour se construire une identité dactif, qui conduirait progressivement à une relation demploi stable. Malgré les incertitudes quand à la réussite de son projet, cette initiative lui parait préférable à la poursuite infructueuse de recherche demploi.

Je préfère tenter le coup que continuer à rencontrer des portes fermées. Je préfère faire quelque chose [] je nai rien à perdre. (Sylvain)

Ils travaillent seuls, de chez eux, et doivent par eux-mêmes trouver les ressources pour réaliser les missions quon leur confie. Les tâches fragmentées quils sont amenés à accomplir ne contribuent pas à construire leur identité professionnelle. Ils ressentent le besoin dun accompagnement pour valider leur production, révélant ainsi une contradiction majeure à la création dentreprise en sortie détudes. Quelles sont les compétences spécifiques dun jeune diplômé ? La création dentreprise est ici envisagée comme un moyen daccéder à lemploi, alors que créer une entreprise sopère généralement après sêtre forgé une expérience et un réseau au sein dune entreprise pour ensuite créer sa propre structure. Or labsence de réseaux professionnels, de confiance en soi et en ses compétences, la création sous contrainte, sans financement et isolée, sont 75des entraves à la survie des entreprises (Girard, 2007 ; Hernandez, 2006). La simplicité apparente des démarches occulte la réalité des épreuves et des obstacles auxquels lapprenti entrepreneur doit faire face. Pour les enquêtés, la faiblesse des revenus et leur manque dassurance accentuent les rapports de domination avec les clients. Ils minimisent la faiblesse de leur activité, comme Marie (qui na effectué quune mission de deux jours depuis son inscription, huit mois plus tôt) qui dit navoir « pas énormément de contrats ». En dépit de leur irrégularité, la situation des auto-entrepreneurs précédents parait relativement plus stabilisée. Financièrement, leur situation est plus favorable et lexpérience quils acquièrent par des missions plus longues et mieux intégrées dans des équipes, sera davantage valorisable dans leur champ professionnel. En revanche, ceux de ce second groupe sont non seulement maintenus dans une grande fragilité financière mais restent aussi éloignés des modes de valorisation et de reconnaissance de leurs compétences professionnelles par la réalisation de missions de sous-traitance sur des tâches précises. Leur offre de service savère davantage être une offre de force de travail à bas coût et souvent informelle quune expertise singulière.

Ce mode daccès à lemploi révèle ses limites par limpossibilité de se projeter et les confusions quil entretient : développer lentreprise ou chercher un emploi ? Cet entreprenariat de nécessité utilisé comme une stratégie dentrée sur le marché du travail semble, au fil des déconvenues, un leurre. Contrairement à lintérim ou au cumul de stage, le nom du régime laisse entrevoir un usage positif du régime (être entrepreneur), peu à peu dépassé par un sentiment de déclassement. Après une première phase denthousiasme, Lucie réalise, derrière lattrait et lillusion de lindépendance et de la liberté, la précarité de sa situation et se demande, in fine, si elle a fait le bon choix.

Au début en fait, je me suis vraiment dit : oh, cest un peu ce quil me faut parce que je suis plutôt quelquun dindépendant, qui a besoin de pouvoir accepter, refuser une mission selon le besoin financier du moment, plutôt dans une démarche de création de projets, daller à la rencontre, enfin, jai un peu cette idée que cétait une dynamique qui me correspondait bien. Après, jai assez vite déchanté en me rendant compte que cétait juste hyper précaire [] jai limpression que cela institutionnalisait plus une précarité quautre chose [] ces derniers temps, je me demandais si le profil dauto-entrepreneuse naurait pas existé, on aurait été obligé de me faire un contrat aidé, je pense, et du coup jai limpression que cela autorise à précariser. [] le bilan nest 76pas hyper positif dans le sens où, en fait, dans le fond, jai un peu limpression quand même pas de mêtre fait avoir, mais davoir rendu possible, je ne sais pas, ma précarisation. (Lucie)

La figure du chômeur entreprenant

Dune manière similaire aux jeunes intérimaires en insertion (Faure-Guichard, 1999), linscription au régime est vécue comme une modalité de construction dune identité dactif, un moyen de sinsérer dans le marché du travail, de prouver son activité malgré des relations demploi très instables et une activité souvent limitée.

Quand on me demandait ce que je faisais et que je disais que jétais devenue une auto-entrepreneuse, pour faire [des études urbaines], javais limpression que pour les gens, tout de suite, cétait un truc un peu plus concret, ils disaient, « ah daccord ». (Lucie)

Vis-à-vis demployeurs potentiels et de soi-même, laffichage de la situation dauto-entrepreneur est un moyen de dissimuler labsence dactivité. Pour Julie, même si elle na réalisé quune mission de deux jours sur une période de huit mois, se présenter comme auto-entrepreneur est un moyen discursif de contourner la situation de chômage vécue comme stigmatisante15.

Je trouve cela plus positif de ne pas dire je suis chômeuse, je ne suis pas demandeur demploi, je ne suis pas en veille active, ou nimporte quel contournement de communication pour cacher mon statut de chômeuse. Je suis auto-entrepreneur. (Julie)

Contorsion de langage qui a une valeur performative : le fait même dêtre inscrite au régime de lauto-entrepreneur redonne à Sandrine une confiance en soi que lexpérience du chômage avait érodée.

Je trouvais ça plus cool que la recherche demploi, parce que lauto entreprise, cest déjà un statut pour se lancer vers les gens. Il y a une petite honte à dire : je suis au chômage []. Alors que là, me dire : non, jai déjà fait quatre petites missions, elles se sont bien passées en tant quauto entrepreneur. [] ça ma redonné confiance en moi parce que je suis déclassée. En tous cas, ça me dit : je suis capable de le faire [des études urbaines]. (Sandrine)

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Leurs discours traduisent lintériorisation de linjonction à la responsabilisation et la mise au travail de soi des chômeurs. Se présenter comme auto-entrepreneur serait un gage de bonne volonté et une preuve de volontarisme dans la recherche demploi. Cest aussi une manière de présenter une plus grande disponibilité et flexibilité à un employeur-client potentiel. Il sagit de ne pas être passif dans sa recherche demploi, mais dêtre un chômeur entreprenant, responsable de son employabilité. Serge Ebersold a mis en évidence les modalités discursives de cette mise au travail du chômeur et leur traduction opérationnelle dans des dispositifs institutionnels (Ebersold, 2004). Le chômeur légitime serait celui qui travaille à maintenir son employabilité, un « entrepreneur de son devenir » qui doit « sapproprier la figure de lentrepreneur dont le “métier” est de conquérir un marché de plus en plus fluctuant et exigeant » (p. 96). Les auto-entrepreneurs rencontrés réalisent au sens propre cette injonction à être capable de prendre des risques, de sadapter aux exigences du marché, et de développer un discours sur soi. En tant quauto-entreprise, ils doivent apprendre à démarcher des clients pour leur entreprise. À ce titre, lusage important de lexpression « se vendre » est révélatrice de cette injonction à la mise en scène de soi et au déploiement dune démarche auto-commerciale pour laquelle ils ne sont ni formés ni préparés.

Dans le même temps, on cherche un emploi, on peut toujours dire : si vous pouvez pas me salarier, je peux aussi vous faire des petites missions. Cest cool pour se vendre. (Sandrine)

Alors que linscription au régime ne requiert aucun investissement préalable et nest finalement quune formalité administrative, ils ont le sentiment davoir été courageux, davoir pris les risques de « se lancer ».

Cest pas évident de se dire : je vais créer mon entreprise. Ça cétait un grand mot. [] Quand on arrive en entretien : « vous faites quoi en ce moment ? » « Ben, jai mon entreprise ». Je lai pas encore fait moi-même, mais rien que dans lidée, ça fait, ça fait très : « moi je suis chef dentreprise quand même ! » [ça montre] quon na pas peur dentreprendre quelque chose. (Sandrine)

Ils reprennent le vocabulaire et le discours propre aux représentations de lentrepreneur qui mène une action hasardeuse et risquée (Vérin, 1982), alors que la seule action véritablement entreprise consiste en une 78inscription sur un site internet. Mais ils ne sont pas dupes. Lappropriation dun discours valorisant de lentrepreneur (responsable et aventureux) ne dissimule pas la réalité de la situation : lacceptation de conditions de travail dégradées afin daccéder à lactivité désirée.

Jespère que cela incarne un certain dynamisme, une volonté de travailler et daccepter des missions malgré linsécurité, la précarité. (Julie)

Ils acceptent de (ou se résignent à) travailler dans des relations demploi très défavorables pour se faire une réputation, une expérience, des réseaux, mettre un pied dans le système pour accéder au travail. Pour eux, lexpérience dauto-entrepreneur est avant tout un moyen de se construire une identité dactif, pour eux-mêmes (par peur du chômage et doute sur leurs propres capacités) et pour autrui (être actif est perçu comme un critère déterminant de laccès à lemploi).

III. Converti à lindépendance

Lentrée dans le régime des auto-entrepreneurs du troisième groupe présente deux cas de figure. Dans certains cas, le projet entrepreneurial prend forme par linscription au régime. Les motivations recouvrent les objectifs originels de la création du régime : tester une idée dentreprise avant de basculer sur un autre statut. Le plus souvent, linscription au régime a devancé puis suscité le projet entrepreneurial. Elle ne correspondait pas à une démarche volontaire de création dentreprise mais à une stratégie alternative de recherche demploi. Alors quils nimaginaient pas créer une entreprise dès la sortie des études, petit à petit, lidée fait son chemin, et la tentation du salariat séloigne.

On a pris goût, on a pris vraiment goût à… à… lentrepreneuriat. (Olivier)

Pour cela, ils ne se contentent plus de proposer leurs services comme sous-traitants mais structurent leur offre, initient des stratégies de développement et diversifient leur marché. Contrairement aux autres, ils expriment une grande satisfaction quant à leur situation, vécue comme 79une aventure valorisante et épanouissante, dont ils tirent fierté. En un sens, ils se convertissent au travail en indépendant.

Je suis vraiment persuadée que cest un tremplin vraiment génial. Cest une façon daccrocher avec le milieu du travail qui est absolument passionnant. Moi, je méclate. (Sylvie)

Deux éléments semblent déterminants dans ce processus de conversion : un parcours de formation décrit comme atypique (développement dune capacité à lautodidaxie et à lautonomie par les mobilités disciplinaires ou géographiques) et laccompagnement par un mentor ou un groupe de pairs.

Ne plus être auto-entrepreneur,
devenir entrepreneur

Le déploiement dun comportement entrepreneurial nest pas quune affaire de revenu. On constate en effet une très grande disparité des chiffres daffaires, entre deux jeunes aux débuts prometteurs et les autres aux chiffres daffaires faibles voire inexistants16. Linstabilité financière et les incertitudes sont à la fois une épée de Damoclès et une motivation qui les poussent à travailler davantage pour concrétiser et réussir leur projet dentreprise. Toutefois, la nécessité et la réalité les rattrapent et ils se fixent des limites temporelles au-delà desquelles lincertitude et linstabilité ne seraient plus soutenables. Contrairement aux autres auto-entrepreneurs, ils connaissent assez bien leurs droits. Ils ont souvent fait des démarches préalables avant de choisir le régime en raison de sa simplicité administrative et comptable. Ils acceptent volontiers de se consacrer aux obligations de la gestion dentreprise, quils découvrent. L« auto-entreprise » prend une place de plus en plus grande dans leur vie, transformant progressivement leur comportement au quotidien, faisant deux des entrepreneurs cherchant à saisir toutes les opportunités possibles, à entretenir des réseaux professionnels, à mobiliser des réseaux amicaux pour développer de nouveaux projets.

On est devenus plus entrepreneurs, beaucoup plus dynamiques et on va beaucoup plus de lavant. On développe dautres projets à côté. [] on a un esprit de développement dentreprise. Et du coup, dès quon est face à une situation, 80on essaie de voir comment on bénéficie de cette situation pour faire un projet. Cest un peu une déformation professionnelle, si vous voulez. (Olivier)

Leur identité professionnelle se renforce et se rapproche de la figure de lindépendant. Ils espèrent que cette expérience les entrainera vers la création dune vraie entreprise, dont linscription au régime de lauto-entrepreneur nest quune étape ou une esquisse. Changer de régime (S.A., Sarl, Scop17…) devient alors lobjectif signifiant la réussite du pari entrepreneurial. A contrario, le maintien dans ce régime serait le signe de léchec du projet entrepreneurial.

Le truc, cest que dici un an, si je suis encore auto-entrepreneur, cest que, quelque part, jai raté le coche. [] Lauto-entrepreneuriat, cest vraiment une étape. [] Donc si on est encore auto-entrepreneur, cest que, quelque part, on ne sest pas développé comme il le fallait et ce nest pas bon. (Michel)

Changer de régime est aussi la condition du développement de lentreprise : limposition sur le chiffre daffaires ne permettant pas de déduire les frais et investissements, une montée en puissance de lactivité implique un changement de statut pour y faire face. Les effets de seuils restreignent les capacités de déploiement de leurs activités et interdisent de répondre à des marchés publics en leur nom propre. Plutôt quun obstacle à la croissance, les seuils sont perçus comme des objectifs à atteindre et à dépasser. Le changement de régime participe aussi dun besoin de gagner en légitimité face aux donneurs dordres : safficher comme auto-entrepreneur renverrait une image dinstabilité et de fragilité financière de lentreprise. Le régime dauto-entrepreneur produit une image contradictoire : il est à la fois un indicateur de volontarisme et un révélateur de la vulnérabilité du jeune diplômé, disposé à accepter des situations de sous-traitance pour sassurer un revenu minimum.

Vis-à-vis de nous, vis-à-vis de mes amis, vis-à-vis de mes parents, cest valorisant. Après, vis-à-vis des pros, quand vous dites : « je suis auto-entrepreneur », cest un peu pffuiiit ! [] quand on veut faire plus sérieux, on dit free lance. Ça fait in. [] Ça fait plus indépendant. Free, vous avez la liberté. Auto-entrepreneur, ça fait un peu : « bon, il a bénéficié dun régime spécial. Cest facile, etc. ». Ce nest pas pareil. (François)

81

Développer sa petite entreprise

Que la démarche dinscription au régime soit volontaire ou non, lactivité plus ou moins rémunératrice, ce qui caractérise le plus ces auto-entrepreneurs, cest leur conversion à lindépendance et à lentrepreneuriat, qui se traduit par le développement dune stratégie dentreprise : communiquer sur lentreprise, se positionner sur le marché et réfléchir en termes doffres de services, chercher de nouveaux clients, répondre à des appels doffres, … Ils déploient un travail de communication aux multiples formes. Certains donnent un nom à lentreprise permettant didentifier clairement les compétences et spécificités de la structure, souvent en référence à leur formation antérieure. Ce nom peut être associé à un logo, lui-même apposé sur une carte de visite. La rédaction dun CV et dun book de références peut aller jusquà la création dun site internet ou dun blog pour lequel il faut définir une charte graphique, une identité visuelle qui renforce lidentification de lentreprise. Rejoindre des associations professionnelles est une manière de construire une légitimité non acquise par lexpérience, daffirmer une identité professionnelle et de sinscrire dans des réseaux professionnels. La stabilisation des relations avec certains clients et la diversification des donneurs dordre permettent de limiter les effets de dépendance. Ce travail relationnel (Giraudeau, 2007) dencastrement de lentreprise dans des réseaux relationnels différents est primordial pour son développement. Développer un projet dentreprise nécessite de formaliser une offre de service : la définir, lexpliquer aux clients potentiels, communiquer, évaluer son coût, négocier. Ainsi, Anne qui sest lancée volontairement dans une démarche de création dentreprise pour allier sa passion artistique et sa formation professionnelle, se consacre désormais à la préparation dune offre de services et dune méthodologie, tâche qui lui prend beaucoup de temps, au détriment de la création. Cest à ce prix que son projet initial (vivre de son art) devient progressivement une entreprise. Une autre stratégie de développement de lentreprise est de sortir de lisolement en se constituant en collectif avec dautres auto-entrepreneurs afin de diviser les tâches, de gagner en efficacité, de jouer sur les complémentarités de compétences ; ou en entretenant un compagnonnage avec un senior pour profiter ainsi de son expérience, de sa réputation et de son carnet dadresses. Ce senior ou mentor joue 82le rôle dautrui significatif qui guide le jeune diplômé sur les voies de lindépendance.

Avec X en particulier, qui a vraiment beaucoup pratiqué le relais vers les jeunes, de transmettre, parce quil est à la fin de sa carrière et parce quil a ça : lavenir, cest les jeunes. Et dans la relation, cest vraiment génial. Du coup, il ma un peu chapeauté. [] moi japprends de lui, de ses propres apprentissages, japprends de sa façon de faire, de sa façon de travailler, de façon dêtre avec les gens, et puis de la façon dont on crée des relations de confiance avec les gens qui travaillent dans ces milieux, par rapport aux autres métiers. (Sylvie)

Les tâches quils réalisent contribuent à la construction de leur identité professionnelle, ce qui les autorise à prendre de la distance vis-à-vis des premiers clients, considérés davantage comme des partenaires que comme des employeurs. Ils mettent en acte leur aspiration à lindépendance en cherchant à accéder à la commande de manière autonome, par exemple par des réponses à des appels doffres, quitte à être en concurrence avec leurs premiers clients ou à développer dautres formes de partenariat plus équilibrées.

Ils produisent un discours de mise en scène de soi, qui, en plus de mettre en avant des qualités personnelles, valorise lactivité de lentreprise en jouant sur les références et les partenariats. Ce qui compte dans le portefeuille dactivités, cest autant la tâche réalisée que la réputation du projet ou du client. Pour maintenir son employabilité, il est essentiel de travailler pour ou avec des professionnels réputés et de le faire savoir. La réputation du jeune auto-entrepreneur se construit en mobilisant la réputation des autres (formation, client, projet), par la valorisation des appariements dans une recherche deffet de labellisation. À cette fin, ils négocient en amont le respect de la propriété intellectuelle en apposant leur signature sur leurs productions. Cette signature ne sert pas tant à revendiquer le travail réalisé quà montrer des collaborations et se mettre en scène comme partie prenante dun réseau professionnel.

Après quun maître douvrage lambda sache que cest [moi] qui ai fait cette carte ou qui ai rédigé ses commentaires dans le diagnostic, ça ne nous intéresse pas. Nous, cest plutôt vraiment dans le book, on va dire quon a bossé dans la commune de machin pour ce projet-là. Ou alors quon a bossé pour ce bureau détude-là, qui est reconnu dans la région et ça, pour nous, cest ça le plus important. Cest vraiment ce réseau, en fait. (Michel)

83

Lautonomie à lépreuve de la responsabilisation

Malgré leur volontarisme, ces démarches de prospection ne sont pas toujours fructueuses. Leur jeunesse parait être un frein pour les éventuels clients qui doutent de leur capacité à réaliser un travail de qualité dans des contraintes de temps fortes. Comment pallier le manque dexpérience et de réseaux pour conquérir des marchés ? Pour se démarquer, ils cherchent à renverser le stigmate de la jeunesse et de linexpérience pour en faire une vertu : avoir une capacité de travail importante, ne pas être formaté dans des pratiques et des méthodes préexistantes, faire preuve de volontarisme, être plus efficace ou compétent dans la maîtrise des outils et technologies sans cesse en évolution. Obtenir quelques missions et renforcer son book de références est un moyen de rassurer les clients potentiels sur ses qualités, ses compétences et sa fiabilité. Labsence de hiérarchie procure un sentiment de liberté et dautonomie, exprimé à travers les remarques sur la liberté des horaires, des méthodes, du choix des missions et des collaborateurs.

On nest pas dépendants. On est dépendants de clients, mais on nest pas dépendants dun patron et des horaires fixés et machin. On est un peu libres. (Olivier)

Ils ont le sentiment dexprimer leurs propres conceptions du métier, de proposer des idées nouvelles. Plusieurs enquêtés partagent cette vision de lentrepreneur : celui qui propose une démarche personnelle, qui défend ses idées, au-delà de la seule identification dune niche de marché de sous-traitance.

On est porteur de son propre message et de ses propres convictions. [] je suis porteuse des choses que je crois importantes dans lurbanisme, dans un projet. Je me forge cette conviction au fur et à mesure du temps et des rencontres. Et ça, cest vraiment une chance de pouvoir porter son propre discours, vraiment génial. (Sylvie)

Cette sensation dautonomie dans le travail sexprime dans un parallèle avec la condition salariale, qui se construit ici en (quasi) absence dexpérience salariée préalable. Derrière limage du salariat, cest la routine, lennui, la hiérarchie, les ordres qui sont rejetés, et dautres envies qui sont formulées comme lautonomie et le contrôle des finalités 84du travail. Accomplir la mission qui leur a été confiée, en leur nom propre, avec leur propre signature, conforte un sentiment dappropriation du travail et de responsabilité sur la qualité de la prestation, qui, selon eux, ne se retrouve pas dans une situation salariée où la prestation est identifiée à lentreprise et non pas à lindividu qui la concrètement réalisée. Assumer ces responsabilités signale et conforte leur professionnalisme. Ils vivent avec fierté le fait que des professionnels expérimentés leur fassent confiance. Le sentiment de responsabilisation a pour corolaire un sentiment de reconnaissance qui les oblige. Ils se doivent de répondre avec dautant plus denthousiasme et de sérieux, tout mettre en œuvre pour satisfaire leur client, quitte à sacrifier week-end et soirées.

Notre but, cest de vraiment satisfaire cette demande et satisfaire cette confiance quon nous confie en fait. Donc, cest cette confiance-là qui nous stimule et qui nous pousse à nous donner à fond et à sapproprier le travail. Du moment quon sapproprie le travail, après, on est capable de travailler jusquà 4h du matin pour boucler une tâche. (Olivier)

Cette liberté et cette autonomie demeurent, au moment de lentretien, très relatives et fortement contraintes (par le faible nombre de mission et la difficulté den trouver de nouvelles). La disponibilité permanente face aux contraintes des donneurs dordres, qui les sollicitent souvent à la dernière minute, nest pas, au moment de lenquête, un objet de plainte, mais plutôt une compétence à acquérir. Cette astreinte est vécue comme la contrepartie de la confiance quon leur fait. Leur enthousiasme de néophytes nest pas entaché de critiques, contrairement aux travailleurs indépendants plus expérimentés, enquêtés dans dautres cadres, pour qui cette disponibilité permanente est vécue, avec anxiété, comme le coût à payer pour une autonomie et une liberté très relatives (Storey, Salaman et al., 2005 ; Tasset, Amossé et al. 2012 ; Hesmondhalgh, Baker, 2010). Selon ces auteurs, la conformité à des normes implicites de comportement conditionne lemployabilité ou laccès à lemploi. Se montrer sous un jour peu favorable, être de mauvaise humeur, rechigner à la tâche, revendiquer des conditions de travail et de rémunération, sont autant de comportements qui, rappelant linégalité des rapports de force entre prestataire et donneur dordre, renvoie le travailleur indépendant à la fragilité de son autonomie et lambivalence de sa liberté.

85

Satisfaits dune relation demploi quils ont appris à apprécier, les auto-entrepreneurs réalisent des tâches qui contribuent à la construction de leur identité professionnelle, ce qui les autorise à prendre de la distance vis-à-vis des premiers clients, considérés davantage comme des partenaires que comme des employeurs. Leur volonté de répondre à des appels doffres en leur nom propre et dentrer en relation directe avec les donneurs dordre est un moyen de signifier leur conversion à lindépendance. Leur expérience leur permet de produire une identité pour autrui de professionnel en aspirant à lindépendance.

IV. Lauto-entrepreneur

Un dispositif de formation
au travail en régime entrepreneurial ?

Sil est difficile dévaluer le rôle joué par lexpérience de lauto-entrepreneur dans leur insertion professionnelle18, il apparait que celle-ci contribue à leur entrée dans le champ de lurbanisme, première étape du parcours dinsertion. On peut toutefois sinterroger sur les effets à moyen terme de ce mode dentrée dans le monde professionnel, qui implique des modalités nouvelles de socialisation et dapprentissage, sur les pratiques et valeurs professionnelles de ces jeunes urbanistes. En effet, loin de lindépendance que le nom du régime laisse supposer, dans la plupart des situations rencontrées, les enquêtés sont dans une position de forte dépendance à légard dun (ou de quelques) clients. Ils nexercent que rarement leurs activités de manière indépendante et sont le plus souvent en situation de sous-traitance ou de travail dissimulé. Ils occupent une position dominée dans leur champ professionnel, position caractérisée par des manques dexpérience professionnelle, de moyens financiers, de reconnaissance, de protection sociale, et de marges de manœuvre. Ils se heurtent à plusieurs limites pour déployer leur activité indépendante durbaniste. Certaines sont liées à la nature des tâches 86qui leur sont confiées, souvent subalternes, qui ne concourent pas au déploiement de leurs compétences durbanistes. Dautres limites sont relatives à la nature du marché du conseil en urbanisme soumis aux procédures de marché public. Répondre aux appels doffres est le pivot des activités dune agence et requiert des compétences particulières, notamment en ce qui concerne la rédaction de loffre (la méthodologie), la tarification, et lanticipation de la concurrence. Les critères de stabilité de lentreprise et le jeu des références sont dautres obstacles à laccès à la commande publique pour les jeunes auto-entrepreneurs. Sassocier à un professionnel expérimenté est alors un moyen pour contourner cette contrainte et devient une ressource quand le mandataire joue le rôle de mentor sur la voie de lindépendance. Ceux qui se convertissent progressivement à lentrepreneuriat mettent également en avant un parcours universitaire quils qualifient et revendiquent comme atypique ou tortueux. Les tâtonnements, remises en question, mobilités disciplinaires ou géographiques auraient permis lapprentissage de capacités à lautodidaxie et à lautonomie pour surmonter des situations imprévues. Si les données recueillies ne sont pas suffisamment précises pour laffirmer, les trajectoires familiales de ces jeunes peuvent aussi influencer leurs perceptions et capacités daction.

Plus quun dispositif en faveur de la création dentreprise, le régime de lauto-entrepreneur apparait pour ces jeunes urbanistes comme un dispositif dapprentissage de ce quest une entreprise, de sa gestion et de ses contraintes. Utilisé par les employeurs comme un instrument de flexibilisation de lorganisation du travail, dallégement des coûts salariaux et dexternalisation de la gestion des ressources humaines, le régime de lauto-entrepreneur savère être aussi un instrument dapprentissage de normes de comportements qui font du travailleur lentrepreneur de sa force de travail. Alors que le travail intérimaire favorise lintériorisation par les jeunes diplômés des normes de la subordination salariale (comme lobéissance et la ponctualité) [Papinot (2006)], lentrée dans la vie active par linscription au régime de lauto-entrepreneur favorise lapprentissage et lintériorisation dautres normes, celles du travail entrepreneurial (mise en scène de soi, disponibilité, auto-formation, adaptation aux contraintes du marché, autonomie, responsabilisation, …) au prix de la soumission à une très forte précarité et au dessaisissement de ses droits. Face à cette injonction à lentrepreneuriat, tous les enquêtés nadoptent pas la même 87attitude, entre rejet, adoption et conversion. Malgré des conditions matérielles précaires, les adaptations et ajustements de ces jeunes diplômés au travail sous le régime de lauto-entrepreneur semblent plus complexes que dans dautres situations demploi atypique, grâce aux promesses du nom du régime « auto-entrepreneur » qui autorise à se projeter et à sidentifier à une autre position sociale que celles, déclassées, dintérimaires ou de stagiaires. La précarité revêt ici les atours de lentrepreneur, porteur dune vision émancipatrice du travail. Les difficultés daccès au marché du travail les incitent à accepter des conditions difficiles mais transitoires et à adopter une attitude de chômeur entreprenant pour maintenir leur employabilité, dans lespoir daccéder au salariat. Quelques uns se détournent du modèle salarial et aspirent à une indépendance réelle. Ils se convertissent à lentrepreneuriat et déploient des stratégies de développement de leur auto-entreprise. Seuls les auto-entrepreneurs du premier groupe, les « salariés indépendants », ont un discours critique car leurs conditions de travail leur laissent percevoir en quoi leur situation est dégradée par rapport au salariat dont ils subissent les contraintes (la subordination) sans bénéficier des droits et protections associés, tout en faisant face aux difficultés du travail indépendant (insécurité, flexibilité) sans pour autant accéder à une quelconque autonomie.

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89

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90

Annexe

Tableau de présentation synthétique des enquêtés

Pseudonyme

Parcours
de formation

Inscription au régime

Description des activités

Un an après,
quelle insertion ? i

Salarié indépendant

Bertrand

Licence AES

M1 ressources humaines

M2 développement des entreprises (non achevé)

Suite à la suggestion dun employeur

Agent commercial rémunéré à la commission. Travail pour un seul client

Ø

Catherine

M2 architecture

M2 urbanisme

Suite à la suggestion dun employeur

Travaille à temps plein au sein dune agence darchitecture et durbanisme

EDI

David

M1-2 urbanisme aménagement

À la fin dun stage

Réalisation détude urbaine pour un client public

Après un CDD, continue des missions sous le régime de lAE pour la même structure. En recherche demploi

Denis

M2 Sciences Politiques

Suite à la suggestion dun employeur

Management dune équipe de stagiaire. Réalisation détudes

Situation inchangée

Gilles

M2 sociologie

début de doctorat mais abandon

M2 urbanisme et aménagement

À la fin dun stage

Préparation de cycles de conférences et de missions détudes

EDI

Mathieu

maitrise de communication politique

M2 urbanisme

À la fin dun stage

Travail à temps partiel au sein dune agence darchitecture et durbanisme

Semble toujours travailler pour le même client-employeur, mais pas dinformation sur le statut

91

Mélanie

M2 architecture

M2 Urbanisme

Suite à la suggestion dun employeur

Travaille à temps plein au sein dune agence darchitecture et durbanisme

Passée en libérale mais travaille toujours chez le même client

Mireille

L3 Géographie

M2 Urbanisme

Doctorat urbanisme

Démarche volontaire pour gérer le cumul dactivités

Secrétariat scientifique dun projet de recherche

EDI

Richard

M1-2 Urbanisme et aménagement

Doctorat Urbanisme

Démarche volontaire pour gérer le cumul dactivités

Deux missions de recherche en urbanisme + vacations denseignement + activités au sein dun collectif dartistes

EDI

Chômeur entreprenant

Charles

M2 Architecture

Doctorat en cours

Donner un cadre légal à des activités exercées au noir

A réalisé plusieurs missions darchitecture pour plusieurs clients

Doctorat en cours

Julie

Master en sciences politiques

Séjour à létranger

M2 urbanisme et aménagement

Suite à la suggestion dun employeur

Représentation du client lors dune réunion

Salariée en CDD

Laure

L3 géographie aménagement

M1-2 Urbanisme et aménagement

Démarche volontaire comme alternative à la recherche demploi

Au moment de lentretien, na pas encore la réponse de lappel doffres et na pas commencé lactivité

Ø

Lucie

Master
géographie humaine
et culturelle

Donner un cadre légal à des activités exercées au noir

Plusieurs missions pour le même client : traduction, captation vidéo

Ø

92

Magali

M1-2 et doctorat Urbanisme et aménagement

Suite à la suggestion dun employeur

Rédaction darticles pour un site internet

En poste (CDD ?) dans le champ

Sandrine

Licence Droit et Langues

séjour à létranger

M1-2 Urbanisme et aménagement

Suite à la suggestion dun employeur

A réalisé plusieurs missions pour deux clients différents : rédaction détudes de faisabilité, détudes urbaines

Après deux expériences de travail en indépendant à létranger, a obtenu un CDD dans la FPT

Sophie

L3 géographie

L3 sc politique

prépa journalisme

M1-2 urbanisme et aménagement

Suite à la suggestion dun employeur

Rédaction dun rapport sur la base dun plan fait par le client

Ø

Sylvain

L3 Géo aménagement

M2 urbanisme et aménagement

Démarche volontaire comme alternative à la recherche demploi

Au moment de lentretien, inscription en projet

Ø

Indépendant converti

Anne

Licence Géographie

M1-2 urbanisme aménagement

Démarche volontaire de création dentreprise

Prospecte des clients en proposant une méthode personnelle de travail. Pas de mission au moment de lenquête

En poste dans le champ. Nature de la relation demploi inconnue

François

L3 Urbanisme

M1 urbanisme et aménagement

À la fin dun stage

Encore étudiant. Une seule mission de création dune plateforme internet

Démarche de création dune nouvelle entreprise

Joseph

1re année médecine

L3 biologie environnement

L3 M1 urbanisme aménagement.

Engagement associatif étudiant

À la fin dun stage

Encore étudiant. Une seule mission de création dune plateforme internet

Ø

93

Michel

L3 et M1 Aménagement

M2 Urbanisme

Démarche volontaire comme alternative à la recherche demploi

Quelques missions en sous-traitance dun ami. Vient de gagner un appel doffres

Toujours AE. Activité en développement. A comme objectif de changer de statut dici un an

Nathalie

DUT Environnement,

L3 aménagement.

M1-2 urbanisme et aménagement

M2 paysage

Démarche volontaire comme alternative à une recherche demploi

Réalisation dune mission courte. Vient de gagner un appel doffre

EDI

Olivier

L3 Géographie

M1 Géomatique

M2 Urbanisme et aménagement

Séjour à létranger

Démarche volontaire comme alternative à une recherche demploi

Plusieurs missions de cartographie, détudes urbaines, vient de gagner un appel doffres

Toujours AE. Activité en développement. A comme objectif de changer de statut dici un an

Rémi

M1-2 urbanisme et aménagement

Suite à la sollicitation dun client

Travaille à temps plein en CDI. Auto-entrepreneur pour réaliser des missions détudes et de cartographie en plus de lactivité salariée

Contractuel de la FPT

Sylvie

L3 Pro Communication

séjour à létranger

M1-2 urbanisme et aménagement.

Démarche volontaire comme alternative à une recherche demploi

Plusieurs missions danimation de réunion, études urbaines – stabilité des clients. Vient de gagner un appel doffre

A changé de statut pour sassocier avec un autre professionnel.

i.EDI : emploi à durée indéterminée (CDI ou fonctionnaire) dans le champ de formation initiale. Ø : non renseigné

1 Elsa Vivant est maître de conférences à lUniversité Paris Est et chercheuse associée au Centre détudes de lemploi. (Elsa.vivant@univ-paris-est.fr)

2 Les formalités et les modalités de paiement des cotisations sociales et de limpôt sur le revenu sont simplifiées, le taux de ces cotisations est allégé. Lauto-entrepreneur est aussi dispensé de certaines formalités (comme limmatriculation au registre du commerce), exonéré de la TVA et de la cotisation foncière des entreprises pendant les trois premières années dactivité. Les cotisations sociales sont calculées sur la base du chiffre daffaires de lauto-entreprise et ne sont payables que si un chiffre daffaires est généré. Linscription au régime se fait sans limite de durée, mais le maintien dans le régime est conditionné par un seuil de chiffre daffaires de 33 000 euros pour les prestations de services.

3 M. Giraudeau appelle cet ensemble de tâches « travail entrepreneurial » (Giraudeau, 2007) auquel il est préféré ici lexpression de « travail dentreprendre » pour ne pas induire de confusion avec les théories sur le travail entrepreneurial au sens de lintériorisation de logiques entrepreneuriales dans le travail ordinaire, dans lattitude du travailleur.

4 La Fonction publique territoriale est un débouché important pour ces formations universitaires, puisquun tiers des diplômés y exerce son premier emploi. Mais la fragilisation des statuts dactivité est déjà enclenchée depuis longtemps : 90 % dentre eux sont en CDD en 2010 (Collectif National des Jeunes Urbanistes, 2011). Près dun autre tiers travaille dans le secteur du conseil, avec des contrats plus stables : 68 % sont en CDI. Le dernier tiers des diplômés est recruté par des opérateurs publics, semi-publics ou privés daménagement, de transport, ou de logement. Tous secteurs et domaines dactivité confondus, 58 % des jeunes urbanistes sont en CDD, 35 % en CDI et moins de 3 % exercent en libéral.

5 Les relations de travail sont, par exemple, marquées par une très grande informalité. De nombreux enquêtés ne sont liés par aucun contrat à leur(s) client(s). Au mieux inventent-ils des formes relationnelles sans valeur juridique pour fixer les termes de leur collaboration.

6 La création dentreprise est souvent favorisée par un environnement domestique qui familiarise à lexercice indépendant (familles de commerçants ou dartisans), notamment chez les jeunes créateurs (Tabourin, Parent, 2002). Ce nest pas le cas des jeunes urbanistes qui sont pour beaucoup enfants demployés et de cadres de la Fonction publique.

7 Cette enquête sinscrit dans un programme de recherche sur lévolution de lorganisation du travail dans le secteur privé en urbanisme et son influence sur les pratiques et valeurs professionnelles. Les clients directs des enquêtés nont pas été rencontrés, afin de ne pas les mettre en difficulté (certaines situations pourraient être requalifiées en travail dissimulé). Mais au cours dune autre enquête auprès dagences durbanisme privées, la question de la sous-traitance, des opportunités de carrières et des modes daccès à la commande ont permis daffiner certaines hypothèses concernant la situation des jeunes auto-entrepreneurs.

8 Tous les entretiens ont été retranscrits. Ils ont été anonymisés par lusage de pseudonymes. Un tableau en annexe présente succinctement leurs trajectoires et activités. Les expressions entre guillemets non référencées pourraient être attribuées à plusieurs enquêtés utilisant le même vocabulaire pour décrire certaines situations (par exemple : « il faut se vendre, ce nest pas évident »).

9 C. Faure-Guichard défini le rapport au travail comme « position des individus par rapport au contenu de lactivité professionnelle exercée et par rapport au sens de cette activité professionnelle », et le rapport à lemploi comme « position des individus par rapport au fait dexercer une activité professionnelle et par rapport au type demploi occupé, cest-à-dire la condition juridique dexercice » (Faure-Guichard, 1999).

10 Daprès Claude Dubar, lidentité pour soi repose sur une construction subjective dune définition de soi (ce que je suis ou voudrais être), alors que lidentité pour autrui renvoie davantage à lidentification de lindividu dans lespace social (comment les autres me définissent) (Dubar, 1998).

11 Ces différentes situations sont réparties de manière quasiment homogène, par tiers, au sein de la population étudiée. De part létroitesse de léchantillon, il savère difficile didentifier ce qui, dans leurs trajectoires sociales, aurait permis lacquisition de dispositions permettant daffronter (ou non) la situation. Par contre, les difficultés financières (par défaut de soutien familial ou désir de sen émanciper) sont un facteur de stress important. Les déterminants de ces profils idéo-typiques semblent davantage liés au contexte de socialisation que permet la situation par laquelle ils sont devenus auto-entrepreneur : intégré dans une structure, isolé, ou en partenariat.

12 Chiffre daffaires mensuel moyen : 1733 euros ; médiane : 1375 euros ; minimum : 950 euros.

13 Le client de Denis lui a laissé espérer un contrat de travail à moyen terme. Un an plus tard, lassé dattendre ce contrat, Denis prépare les concours de la Fonction publique tout en poursuivant cette mission.

14 La difficulté à prouver la subordination et la rareté des contrôles protègent les employeurs des lourdes sanctions quils encourent pour travail dissimulé (exclusion des marchés publics, interdiction dexercice, voire peine demprisonnement).

15 La valeur performative de cette identité dactive a permis à Julie de faire valoir une année dancienneté comme consultante, pour changer déchelon salarial lorsquelle a obtenu un contrat de travail de deux ans.

16 Chiffre daffaires mensuel moyen : 995 euros ; médiane : 500 euros.

17 Pour, respectivement, Société anonyme, Société à responsabilité limitée et Société coopérative de production.

18 Un second entretien, réalisé un an plus tard, a permis de retracer la trajectoire dinsertion pour un tiers des enquêtés. Pour un second tiers, les réseaux sociaux professionnels ont pu pallier labsence de réponse. Le troisième tiers na pas été retrouvé.