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Classiques Garnier

Introduction to the Special Issue Working for yourself : self-employment

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Socio-économie du travail
    2016, n° 1
    . Être entrepreneur de soi-même, l’auto-emploi
  • Authors: Aubert-Tarby (Clémence), Perez (Coralie)
  • Pages: 21 to 27
  • Journal: Social Economy of Labor
  • CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN: 9782406068594
  • ISBN: 978-2-406-06859-4
  • ISSN: 2555-039X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06859-4.p.0021
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-28-2017
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Introduction au NUMéRO spécial

Être entrepreneur de soi-même : lauto-emploi

Clémence Aubert-Tarby
et Coralie Perez

En 2014, 10,6 % des actifs occupés de 15 ans ou plus, tous secteurs confondus, sont qualifiés de « non salariés » (Insee). Cette catégorie de travailleurs usuellement qualifiée d« indépendants », est en réalité hétérogène et regroupe à la fois des agriculteurs (exploitants agricoles), des commerçants et artisans, des professions libérales et des chefs dentreprises (Chauchard, 2003). Par ailleurs, parmi les salariés, certains cumulent plusieurs statuts et peuvent représenter en ce sens des travailleurs « hybrides », aux frontières du salariat et de lindépendance. Dans ce numéro, laccent est mis sur les travailleurs individuels amenés à vendre des prestations quils exécutent eux-mêmes, à titre principal ou bien accessoire (à un statut de salarié ou de retraité par exemple). Lexpression « auto-emploi » employée par F. Gaudu (1998), désigne bien la situation de ces travailleurs « indépendants » dont la statistique publique a du mal à rendre compte des contours et des chevauchements éventuels avec dautres (CNIS, 2016). Elle a pu être utilisée par P-M. Menger (2003) pour désigner les formes dorganisation du travail dominantes dans les arts, distinctes du freelancing et du travail indépendant, ou encore par F. Darbus (2008) lorsquelle étudie lévolution des mesures publiques destinées à encourager la création dentreprise (i.e. la « promotion institutionnelle de lauto-emploi »).

Ainsi, depuis les années 80, les pouvoirs publics promeuvent lauto-emploi, particulièrement auprès des demandeurs demploi, à laide de plusieurs mécanismes tels que laide aux chômeurs créateurs dentreprise (ACCRE) en 1979, la création de lAgence nationale pour la création dentreprises, le dispositif EDEN (encouragement au développement 22dentreprises nouvelles) en 1999 et, en 2009, le dispositif NACRE (Nouvel Accompagnement pour la Création et la Reprise dEntreprise). Si ces mesures participent à stopper la baisse de la part des emplois non salariés dans lemploi total à partir de 2001, la création du statut dauto-entrepreneur impulse même une tendance à la hausse à partir de 2009.

Fin 2015, le nombre dauto-entrepreneurs inscrits est de 1 075 000 mais seule la moitié dentre eux (56 %) déclare un chiffre daffaires positif. Lauto-emploi nest plus seulement encouragé comme substitut à un emploi salarié – que les retournements de conjoncture rendent plus rare ou plus précaire – mais comme une « institutionnalisation du travail à côté » (S. Abdelnour dans ce numéro). Par ailleurs, la part dauto-entrepreneurs déclarant cette activité comme principale augmente pour atteindre 54 % des auto-entrepreneurs immatriculés en 2014 (Beziau et al., 2015). En plus de lencouragement par les pouvoirs publics, la dégradation de la conjoncture depuis 2008 a pu favoriser le développement de lauto-emploi et un « entrepreneuriat de nécessité » pour faire face à la raréfaction de lemploi, au développement de la précarité et à la baisse des revenus. Plus fondamentalement, on peut y voir une des manifestations de leffritement durable de la relation salariale « standard » et des protections associées (Weil, 2014). En écho aux politiques demploi et de formation de plus en plus individualisées et prétendant donner du pouvoir dagir aux travailleurs – Compte Personnel de Formation, Compte Personnel dActivité (qui, au contraire du premier, concernera aussi les indépendants) – la promotion de lauto-emploi est porteuse dune vision émancipatrice du travail, réalisé pour son propre compte, à son rythme, sans lien de subordination (juridique) à un employeur. Mais pour quels travailleurs et à quel prix ?

Face à lengouement que le régime dauto-entrepreneuriat semble susciter depuis sa création (Micheau, 2016), ce numéro vise à éclairer les formes et les usages économiques et sociaux de lauto-emploi. Ce faisant, il sinscrit dans une optique complémentaire au dossier de la Nouvelle Revue du Travail, paru en 2014, plus généralement consacré à la porosité des statuts entre indépendance et salariat (voir le compte-rendu rédigé par C. Aubert-Tarby). Il présente notamment les arbitrages rendus par les travailleurs entre les différents statuts dactivité sous la contrainte des donneurs dordre dune part, des protections et des obligations relatives à chacun deux dautre part ; les usages sectoriels spécifiques 23de lauto-emploi comme mode dexercice du travail ou comme voie dinsertion dans un champ professionnel donné ; les articulations entre auto-emploi, chômage et salariat dans les trajectoires professionnelles.

Les quatre articles retenus pour ce dossier traitent de lauto-emploi sous le régime de lauto-entrepreneuriat, et contribuent ainsi à la connaissance de cette forme croissante de mobilisation du travail. Trois dentre eux sont principalement adossés à des enquêtes qualitatives originales (deux réalisées dans le cadre de thèse de doctorat en sociologie) tandis que le quatrième mobilise un corpus de décisions de justice relatives à des contentieux impliquant des auto-entrepreneurs. Ensemble, ils éclairent, de manière située et argumentée, lambivalence de lauto-emploi entre émancipation et position dominée, entre port dentrée ou de réinsertion vers lactivité salariée et maintien (souhaité ou redouté) dans une activité « indépendante » pérenne mais risquée.

Les différents usages sociaux du régime de lauto-entrepreneur sont au cœur de larticle de Sarah Abdelnour. Reposant sur une enquête ethnographique, il analyse les configurations dans lesquelles lauto-entrepreneuriat se substitue à du salariat. En 2014, plus dun auto-entrepreneur sur deux navait pas dautre activité professionnelle parallèle. Pour ces auto-entrepreneurs à titre principal ou exclusif, larticle vise à saisir les conditions dentrée dans lindépendance, configurations singulières de contraintes et daspirations, et les ressources mobilisées pour faire face à son coût. Lauteur identifie deux moments-clé du passage à lauto-entrepreneuriat. Dune part, et en écho à larticle dElsa Vivant, la phase dinsertion professionnelle où, selon les secteurs dactivité (larchitecture, la photographie…) et la nature privée ou publique de lemployeur, lauto-entrepreneuriat apparaît comme un facilitateur (si ce nest parfois la condition) de lexercice du métier. Dautre part, lauto-entrepreneuriat survient aux bifurcations de trajectoires, pour ceux qui quittent ou perdent un emploi salarié. Dans tous ces cas, le passage à lindépendance (dans des conditions qui sont différentes de celles des indépendants plus traditionnels) nest soutenable que sil trouve des appuis dans le système salarial (« travail à côté », allocation chômage…) et le soutien familial (parents ou conjoints), appuis mis aussi en évidence par Julie Landour dans son article (cf. supra).

Les différents usages sociaux du régime de lauto-entrepreneur sont aussi au cœur de larticle dElsa Vivant, « Devenir auto-entrepreneur : 24un travail de conversion ? Le cas des jeunes diplômés en urbanisme ». Il met en lumière la diversité des usages et significations du régime de lauto-entrepreneur en présentant les résultats dune enquête menée auprès de jeunes diplômés dans leur phase dinsertion professionnelle. Ils ont en commun daccéder à ce régime dactivité sur proposition dun employeur, régime quils envisagent comme une condition de leur entrée dans la vie active et dans ce champ professionnel. Cependant, face à linjonction à lentrepreneuriat, tous nadoptent pas la même attitude, entre rejet, adoption et conversion. Trois profils idéaux-typiques sont dégagés et étudiés dans cet article : « salarié indépendant », « chômeur entreprenant », « indépendant converti ». Ils se distinguent par des rapports au travail et à lemploi qui produisent des identités pour soi et pour autrui divergentes entre salariat, activité, indépendance et professionnalisme. Lexpérience est formatrice puisque lexercice de lactivité sous ce régime est loccasion dapprendre « le travail entrepreneurial ». Cela seffectue néanmoins « au prix de la soumission à une très forte précarité et au dessaisissement de ses droits ».

À lappui dune enquête mêlant données quantitatives et entretiens, larticle de Julie Landour propose dexaminer le régime de lauto-entrepreneur à travers un public particulier, celui des « Mompreneurs ». Réunies dans des réseaux professionnels dédiés, les Mompreneurs se définissent comme des femmes qui créent une activité indépendante à larrivée dun enfant ; pour cela, une part non négligeable dentre elles a recours à ce dispositif pour créer leur propre emploi. Lauteur sattache à explorer la manière dont les rapports sociaux de sexe éclairent ce recours a priori paradoxal à une activité économique risquée et peu génératrice de droits sociaux à loccasion dune maternité. En réponse à la question qui donne son titre à larticle, « Un auto-emploi pensé pour et par la famille ? », lauteur montre que, tout en ouvrant « une voie dengagement renouvelée dans le travail », lactivité professionnelle conduite sous le régime de lautoentrepreneur est le plus souvent unique (seulement 7 % dentre elles sont salariées par ailleurs), de peu denvergure (i.e. ayant nécessité peu de dépenses dinvestissement) et contingente à une vie familiale quil ne sagit pas de déstabiliser.

Enfin, Nadine Levratto et Évelyne Serverin, respectivement économiste et juriste, invitent le lecteur à interroger le régime de lauto-entrepreneur 25au prisme des risques pris par les affiliés et la manière dont ils sont couverts ou non par ce régime. En effet, la création et la popularité du régime de lauto-entrepreneur reposent sur labsence de risque associée à ce régime. En conditionnant le paiement des cotisations sociales à la réalisation dun chiffre daffaires, le législateur a pensé éliminer tout risque de déficit. Ce principe liant rentabilité et risque est interrogé du point de vue de lauto-entrepreneur. Sur la base dune approche sociologique du droit, les auteures sattèlent à une « observation contentieuse des risques » en analysant un corpus de 104 décisions de justice impliquant des auto-entrepreneurs et rendues sur une période de huit mois en 2014. Leurs résultats mettent en lumière trois familles de risques qui peuvent se combiner. La première est engendrée par lactivité elle-même et concerne toutes les entreprises quel que soit leur statut juridique (dettes et créances professionnelles, risques de concurrence). La deuxième famille de risques, la plus importante en volume de cas, découle de la confrontation de la condition dauto-entrepreneur à celle de salarié (demande de requalification en salarié, risques liés au cumul demplois salariés et indépendants…). La troisième famille résulte de la complexité des règles du régime dauto-entrepreneur lui-même. Au total, ne bénéficiant pas de la protection ni de la personnalité morale, ni de la responsabilité limitée, les auto-entrepreneurs savèrent être confrontés à des risques importants et cumulatifs que le plafonnement de leur revenu ne parvient finalement pas à compenser. Adossées à lanalyse des risques pris par les auto-entrepreneurs, les auteures concluent que « ce régime apparaît inadapté au développement dune entreprise viable (…) » (rejoignant ainsi la conclusion quelles avaient tirée dune précédente analyse au prisme du critère dindépendance ; Levratto, Serverin, 2012). La lecture de ce dernier article met en relief le caractère probablement transitoire et précaire de ces formes dauto-emploi, révélé par les trois contributions précédentes, particulièrement lorsquelles constituent lactivité principale des intéressé-e-s.

Ainsi, lauto-entrepreneuriat savère être un bon analyseur de lauto-emploi dans un contexte de transformations structurelles du travail et de lemploi. Ce dossier ne prétend évidemment pas traiter toutes les questions ouvertes par lauto-emploi dans ses évolutions, usages et régimes dactivité. Outre la dimension comparative qui serait riche denseignements (par exemple avec les self-employed et dependent contractors 26aux États-Unis, ou le travail parasubordonné en Italie et en Grèce), lattention pourrait être utilement portée sur les formes dorganisation visant à accompagner la création de ces micro-entreprises, à mutualiser les protections face aux risques et à favoriser la pérennité de lactivité : couveuses, pépinières, hôtels dentreprises, SCOP dindépendants, coopératives dactivité… La nature et le rôle effectif de ces structures dune part, les usages que les auto-entrepreneurs peuvent en faire et leurs attentes vis-à-vis de ces formes dorganisation (formation par exemple) dautre part, pourraient faire lobjet danalyses ultérieures.

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Références

Abdelnour Sarah, [2014], « Lauto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi », in La nouvelle revue du travail, [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 08 novembre 2014, consulté le 16 juillet 2015. URL : http://nrt.revues.org/1879

Barruel Frédéric, Thomas Stéphane, Filatriu Olivier, Mariotte Henri, [2014], « Créateurs dentreprises : avec lauto-entrepreneuriat, de nouveaux profils », Insee Première, no 1487, Février.

Beziau Jocelyn, Rousseau Sylvie, Mariotte Henri, [2016], « Auto-entrepreneurs immatriculés en 2014 : 54 % en font leur activité principale », Insee Première, no 1615, septembre.

Chauchard Jean-Pierre, [2003], « Entre travail salarié et travail indépendant : lémergence du travail autonome », in Du travail salarié au travail indépendant : permanences et mutations, Cacucci Editore, p. 1-20.

CNIS [Conseil National de lInformation Statistique], [2016], « La diversité des formes demploi », Rapport du groupe de travail présidé par B. Gazier, mars.

Darbus Fanny, [2008], « Laccompagnement à la création dentreprise. Auto-emploi et recomposition de la condition salariale », in Actes de la recherche en sciences sociales, volume 5, numéro 175, p. 18-33.

Gaudu François, [1998], « Flexibilisation de la vie du travail. Potentialités et défis pour le droit du travail », in Revue internationale de droit comparé, volume 5, numéro 2, Avril-juin 1998. Étude de droit contemporain [Contributions françaises au 15e Congrès international de droit comparé (Bristol, 26 juillet-1er août 1988)] p. 513-526

Levratto Nadine, Serverin Évelyne, [2012], « Lauto-entrepreneur, instrument de compétitivité ou adoucissant de la rigueur ? Bilan de trois années de fonctionnement du régime », Revue de la régulation [en ligne], 12, 2e semestre/ Autumn 2012.

Menger Pierre-Michel, [2003], « Les intermittents du spectacle », in Espaces Temps, 82-83, Continu/Discontinu. Puissances et impuissances dun couple. p. 51-66.

Micheau Frédéric, [2016], La reconversion professionnelle, lentrepreneuriat et le travail indépendant ? Étude réalisée par lUnion des Auto-entrepreneurs en partenariat avec Opinion Way, janvier, 34 p.

Weil David, [2014], The Fissured Workplace. Why Work Became So Bad for So Many and What Can Be Done to Improve It, Harvard University Press.