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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Simone Weil, réception et transposition
  • Auteur : Chenavier (Robert)
  • Résumé : La pensée de Simone Weil offre les entrées les plus riches à partir de notions qui paraissent d’abord discrètes. Il en est ainsi de celle de transposition, féconde dans tous les domaines de la réflexion. Elle éclaire le franchissement par la philosophe, à plusieurs reprises, d’un « seuil », au cours de sa progression philosophique et spirituelle. Le colloque a dévoilé également le bénéfice qu’on peut tirer de la notion weilienne de dimensions, essentielle pour percevoir une pensée dans sa réalité.
  • Pages : 15 à 33
  • Collection : Colloques de Cerisy - Philosophie, n° 3
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082484
  • ISBN : 978-2-406-08248-4
  • ISSN : 2606-5983
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08248-4.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/11/2019
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Transposition, traduction, transfert, dimensions, perception, perspective, peinture
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Avant-propos

On dégrade linexprimable à vouloir lexprimer.

S. Weil, Lettre à Albertine Thévenon, 1935, CO3, p. 52.

Linexprimable a plus que toute autre chose besoin dêtre exprimé. [] Pour cela il faut quil soit transposé.

S. Weil, Fragment, 1943, OC V 2, p. 398.

Un colloque consacré à « Rigueur de Simone Weil1 » sest tenu à Cerisy-la-Salle du 25 juillet au 1er août 1974. André A. Devaux ouvrait le compte rendu quil en a donné2 en rappelant la présence à cette rencontre damis de Simone Weil, parmi lesquels Gilbert Kahn, qui dirigea le colloque, Maurice Schumann, le père Joseph-Marie Perrin et Marie-Magdeleine Davy. Leurs témoignages accompagnaient les débats. Quarante-trois ans après, du 1er au 8 août 2017, a eu lieu, dans le même Centre culturel, le colloque consacré à « Simone Weil, réception et transposition ». Les récits de témoins manquaient, mais lhistoire nabolit pas la mémoire qui sest seulement déplacée. Simone Weil était vivante dans les souvenirs de ses amis, en 1974 ; sa pensée est aujourdhui reçue plus largement, plus universellement. Elle sen serait réjouie, elle qui demandait que notre attention soit orientée sur ses idées, quelle aille aux pensées qui « se sont posées » en elle plutôt que sur sa personne. 16Elle regrettait, dans une des dernières lettres à ses parents, que lon fasse léloge de son intelligence au lieu de demander « dit-elle vrai ou non ? » (OC VII 1, p. 303).

Le 18 juillet 1943 – elle mourra le 24 août – Simone Weil écrivait à ses parents, en sadressant plus particulièrement à sa mère :

Darling M[ime3],

Tu crois que jai quelque chose à donner. Cest mal formulé. Mais jai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante quil se trouve en moi un dépôt dor pur qui est à transmettre. Seulement lexpérience et lobservation de mes contemporains me persuadent de plus en plus quil ny a personne pour le recevoir4.

Cest un bloc massif. Ce qui sy ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croît, il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.

Pour le recevoir, il faudrait un effort. Et un effort, cest tellement fatigant !

Certains sentent confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit démettre quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout à fait satisfaite. Après quoi, quand on mécoute ou me lit, cest avec la même attention hâtive quon accorde à tout, en décidant intérieurement dune manière définitive, pour chaque petit bout didée à mesure quil apparaît : « Je suis daccord avec ceci », « je ne suis pas daccord avec cela », « ceci est épatant », « cela est complètement fou » []. On conclut : « Cest très intéressant », et on passe à autre chose. On ne sest pas fatigué.

Quattendre dautre ? []

Quant à la postérité, dici quil y ait une génération avec muscles et pensée, les imprimés et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.

Cela ne me fait aucune peine. La mine dor est inépuisable. (Ibid., p. 296-297)

Penser et écrire constituent pour Simone Weil un travail, cest-à-dire un effort qui rencontre une matière. André Weil écrivait à sa sœur, le 29 février 1940 : 

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La mathématique [] nest pas autre chose quun art ; une espèce de sculpture dans une matière extrêmement dure et résistante []. Michel-Ange a exprimé, au premier quatrain dun sonnet admirable, cette idée [] que le bloc de marbre contient, au sortir de la carrière, lœuvre sculptée, et que le travail de lartiste consiste à enlever ce qui est de trop. (Ibid., p. 532)

Simone Weil contestait la valeur de la comparaison établie entre sculpture et mathématique : « La matière de lart mathématique est une métaphore5 », répondit-elle à son frère. Cependant lobservation selon laquelle le « travail de lartiste consiste à enlever ce qui est de trop » correspond exactement à sa façon décrire et de penser : « Écrire – comme traduire – négatifécarter ceux des mots qui voilent le modèle, la chose muette qui doit être exprimée. » (K3, OC VI 1, p. 302. Je souligne) Penser, cest également épurer. Tel est le rôle de lattention : « suspendre sa pensée, la laisser disponible, vide et pénétrable à lobjet. » (Ibid., p. 92-93) À cette condition pourra être mis au jour le « dépôt dor pur qui est à transmettre ». Sagissant de ce problème de la transmission, Simone Weil a défini la méthode qui convenait comme l« art de transposer les vérités » (LEnracinement, OC V 2, p. 165). Elle le tenait pour essentiel, nous le verrons.

Lautre problème est celui de la réception. Encore faut-il que le trésor soit reçu, en effet. Or, de ce point de vue, sagissant de la vérité quil sagit de léguer, Simone Weil ne pouvait quexprimer sa crainte quil ny ait « personne pour [la] recevoir » parmi ses contemporains. Au sujet de ce quelle appelle un « bloc massif », retenons que pour le recevoir « il faudrait un effort ». Cet effort est, lui aussi, un travail. En quoi consiste-t-il ? En matière de philosophie comme en matière de religion, on ne peut percevoir une vérité que si « on se transporte pour un temps » au cœur de la pensée quon étudie (« Formes de lamour implicite de Dieu », OC IV 1, p. 316). Une philosophie se connaît « de lintérieur » (ibid.). Comme une religion, chaque philosophie est « seule vraie, cest-à-dire quau moment quon la pense, il faut y porter autant dattention que sil ny avait rien dautre » (K6, OC VI 2, p. 326). Cest 18en cela que consiste leffort demandé par Simone Weil relativement à la compréhension de sa pensée. Il faut lui accorder « toute son attention », sinon, en la débitant en « bouts didées » avec lesquels on décide, au fur et à mesure quon les rencontre, quon est « daccord avec ceci » mais « pas daccord avec cela », on accorde à cette pensée autant dintérêt quon accorderait à des « coquillages de forme étrange » quon garde ou quon jette ; ou bien on se croit capable d« impartialité » parce quon a pour la philosophie un vague penchant quon « tourne indifféremment nimporte où » (« Formes de lamour implicite… », op. cit., p. 316). Or, un « bloc massif » de vérité pure ne se dévoile quà ceux qui sorientent vers lui « avec lâme tout entière », selon une formule de Platon6 souvent reprise par Simone Weil.

Une fois reçue, la pensée étudiée doit être transposée, « passer de génération en génération sans se rouiller, chaque génération sen servant pour définir le monde où il vit » (variante de « Perspectives », OC II 2, p. 117). Cette tâche rencontre la même difficulté que la réception : « Lart de transposer les vérités est un des plus essentiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile cest que pour le pratiquer il faut sêtre placé au centre dune vérité, lavoir possédée dans sa nudité, derrière la forme particulière sous laquelle elle se trouve par hasard exposée. » (LEnracinement, op. cit., p. 165) Cest en accordant « toute son attention [] à une religion particulière » (« Formes de lamour implicite… », op. cit., p. 316) quon reçoit ce quil y a duniversel en elle ; cest du cœur dune pensée, qui se trouve « derrière la forme particulière » sous laquelle elle est exposée, quon peut en transposer la vérité. Lart de transposer les vérités ne concerne pas un domaine particulier de la connaissance ou de la foi, il concerne la totalité de la pensée et de lexpérience : philosophie, science, religion, et même action.

Sagissant de la philosophie, Simone Weil pensait quelle était « une, éternelle et non susceptible de progrès », capable de renouvellement dans un seul domaine, « celui de lexpression », lorsque ce renouvellement est formulé par un philosophe « en des termes qui ont rapport avec les conditions de lépoque, de la civilisation, du milieu où il vit » (« Quelques réflexions autour de la notion de valeur », ibid., p. 58). En quoi consiste ce « renouvellement » de lexpression de la pensée ? En une « transposition [qui] sopère dâge en âge ». Par exemple, les problèmes 19que posait Platon, tels quil les a exprimés, sont transposables dans une expression toujours nouvelle, accessible à des esprits qui nont pas été formés à sa culture7. La transposition est même un « critérium pour une vérité » (LEnracinement, op. cit., p. 165). Que serait en effet une vérité d« actualité » ou « pour une époque », non transposable dans une autre culture ou un autre temps ? Ce serait une pensée éphémère, située et datée, appelée au mieux à devenir fossile ; intéressante peut-être pour lhistorien ou le « naturaliste » des idées, mais une pensée morte, à préserver comme témoignage dun passé révolu. La connaissance dune telle « vérité » ne nous transformerait pas, puisque nous ne pourrions pas y mettre nos pensées.

Pourquoi lisons-nous Simone Weil ou tout autre philosophe, quil soit ou non contemporain ? Pour cette raison que le simple « accent nouveau imprimé à une pensée [] éternelle en droit » est dun « prix infini », car cette nouveauté nest « produite que par la longue méditation dun grand esprit » (« LAvenir de la science », OC IV 1, p. 194). Simone Weil ne méprise pas la nouveauté, ni en philosophie, ni dans la science ou dans lart, car, écrit-elle encore, « rien na tant dintérêt en philosophie » – et dans dautres domaines, pourrait-on ajouter – que l« invention récente dune idée éternelle » (ibid., p. 193-194). Elle parle bien dune « invention », faite dinterprétation et de liberté telles quelle les pratique, ce qui na rien à voir avec une improvisation. Telle est la richesse de la notion de transposition : elle nous évite à la fois la répétition – ou la récitation – du passé et limprovisation qui nest quune forme dun « présent perpétuellement déraciné de son passé8 », déracinement exprimé par linjonction d« être de son temps ». Une pensée qui cherche à imprimer un « accent nouveau » à une « pensée éternelle » ne cède pas au désir de « faire du nouveau », ou à la « mode daujourdhui [qui] est de progresser, dévoluer » (ibid., p. 194). En un temps – le nôtre – plus obsédé que jamais par lobligation de « bouger », d« évoluer », d« avancer » sans poursuivre une fin autre que le mouvement lui-même – toute 20autre attitude passant pour conservatrice et rétrograde –, la pensée de Simone Weil est tout bonnement salutaire.

Ce qui nous est demandé, cest un effort analogue à celui quelle fit, quand elle considérait que son époque, qui traversait une crise comparable à celle du ve siècle avant notre ère, avait le devoir évident de « refaire un effort de pensée analogue à celui dEudoxe » (Lettre à J. Posternak, été 1937, Œ, p. 655). Il sagissait déjà de résoudre le problème de la démesure, celui de la « perte déquilibre » et de « tout rapport perceptible », qui caractérisaient les années trente comme ils caractérisent, en suivant une progression géométrique, notre temps. Faire un effort analogue, cest faire leffort dinvention dont nous parlions. Cest, pour ne prendre quun exemple, à cet effort quappelle Simone Weil dans ses écrits de Londres, notamment dans LEnracinement, à propos des institutions que nous devrions élever au-dessus de la « région moyenne » du droit, des libertés démocratiques, de la personne, pour les fonder dans un absolu, celui de lobligation. En cherchant dans les conditions quimposait lépoque de quoi témoigner à lhomme, ici bas, le respect qui est dû à ce qui le rattache à autre chose quà des intérêts, à la force et aux nécessités de ce monde, cest au domaine spirituel, celui de labsolu que le lecteur est introduit. Cest une spiritualité qui ne demande « aucune affiliation particulière » (LEnracinement, op. cit., p. 190) ; cest un absolu quon peut aussi bien interpréter en termes philosophiques platoniciens quen termes religieux9.

Ainsi devient possible lart de la transposition, car les domaines parcourus ou les niveaux atteints ne sont pas séparés par des frontières infranchissables, ils ne sont pas fermés sur eux-mêmes. Il faut apprendre à pratiquer des « lectures superposées » (K5, OC VI 2, p. 206) et simultanées, sur des plans multiples. Le « bloc massif » de vérité dégagé par une telle lecture, sil est pur, nest pas un amas sans composition. Il devient « plus compact » à mesure quil croît, ce qui sy ajoute « fait bloc avec le reste », mais cela signifie que lensemble formé est solide parce que les parties forment une structure qui ne peut quêtre déformée et détruite si on isole ou si on arrache des éléments. Séparés, ces éléments 21perdent la signification quils tiennent de leur composition dans un tout. Cest pourquoi la pensée de Simone Weil nest pas interprétable par morceaux, par découpage de significations locales.

Cest aussi la raison pour laquelle il est difficile de se transporter au centre de la pensée de Simone Weil, de la prolonger, de la « dépasser de lintérieur10 » ou de la transposer. On ne tire pas un fil sans faire venir un entrelacs, on najoute pas un élément sil ne fait pas « bloc avec le reste ». Il faut, comme elle sy est elle-même efforcée, se déplacer au sein despaces montés selon des perspectives multiples, complexes, voire inversées, jusquà la perte de la perspective dans la non-lecture, dans labsence de point de vue qui définit le plus haut niveau, celui de la perception la plus pure et la plus ample. Les rares passages de lœuvre sur lexpérience mystique vécue par Simone Weil suggèrent cette intensité qui ne doit plus rien à lexpérience vécue dans une existence humaine ici-bas. Les références au surnaturel pourraient gêner certains lecteurs, mais elles ne doivent pas faire perdre le bénéfice de la méthode de réception et de traduction des vérités à lœuvre dans tous les domaines, à tous les niveaux. Se rendre compte de lintérêt dune méthode de transposition suppose que lon reconnaisse, à côté de lexercice par chacun de sa raison – exercice qui permet de comprendre des vérités que nous navons pas découvertes –, des vérités et des expériences qui demandent un acte de croyance, une confiance en ce que dautres – Simone Weil en loccurrence – ont pensé et éprouvé, et que chacun nest pas en mesure de reprendre pour son compte.

Ce qui reste clair et certain, cest que lapprentissage dune méthode consiste toujours en une appropriation par chacun de la manière dont la méthode a été inventée. Par quel procédé peut-on apprendre à manier ainsi la méthode de Simone Weil ? À la question « que reste-t-il de Marx, cinquante ans après sa mort ? » (variante de « Perspectives », OC II 2, p. 117), elle répondait que sa « doctrine nest pas destructible », mais quil ne fallait pas procéder comme ces marxistes qui se contentent de transposer au monde dans lequel nous vivons la méthode appliquée par Marx aux phénomènes de son temps. Cette forme de transposition ne peut que tuer la méthode danalyse, car celle-ci nest vivante que 22si elle est appliquée à un sujet lui-même vivant. Nous ne devons pas nous contenter de transporter dans le monde au sein duquel nous vivons la méthode appliquée par Simone Weil aux réalités de son temps. Nous ne pouvons pas plus nous contenter dexposer sa pensée comme une synthèse de résultats quelle aurait atteints. Si sa philosophie est capable de nous transformer, cest que la philosophie est un « travail sur soi », une « transformation de lêtre » (Ki1, OC VI 1, p. 174). Aussi, pour paraphraser ce quécrit Nicolas Grimaldi au sujet de Platon et de Descartes, nous pouvons dire que Simone Weil ne revivra dans notre pensée quautant quelle la vivifiera. Une authentique réception et une transposition réussie constituent la « vie de la tradition ». Elles ne craignent ni laudace quand elle est la « forme historique du respect », ni la liberté qui veut être le « véritable signe de la fidélité11 ».

La lecture des articles recueillis dans le présent volume exige des déplacements transversaux que nous essayons de suggérer – dautres seraient possibles, laissés à linitiative du lecteur – pour donner une représentation de lunité et de la diversité dans lappréhension de la pensée de Simone Weil.

Une première partie illustre différentes approches de la transposition.

Fernando Rey Puente sattache aux différentes significations revêtues par le terme « transposition », à ses dimensions, lune objective et lautre subjective. La réflexion sur ces dimensions permet de montrer que Simone Weil fait usage de la même conceptualisation quand elle réfléchit au phénomène de la transposition et à lexemple du cube considéré comme paradigme de la perception. Quant à la capacité de faire une bonne transposition, sur son versant subjectif Rey Puente note une proximité évidente entre la transposition et lanalogie. Aussi, pour mieux comprendre lidée de transposition, il convient de souligner sa présence dans la structure des plus importantes analyses que Simone Weil consacre à la philosophie, à la science, à lart, à la religion, à la politique ou à la psychologie. Cest la notion de transposition qui permet, finalement, de faire dialoguer, la tradition grecque avec la philosophie, la science, les arts et les religions dautres civilisations.

Adrienne Janus trouve dans l« écoute du monde » par Simone Weil divers échos qui conduisent à une transposition de(s) sens – sensation, 23signification, orientation –, grâce à laquelle lattention est orientée vers des résonances imperceptibles. Lauteur commence par létude de deux « dispositions opératives », « manger-voir » et écouter, entre lesquelles elle tisse une analogie qui révèle que le « regard juste », loin de « fixer » (à) un objet, peut devenir semblable à lécoute musicale et orienter vers linvisible comme lécoute oriente, par lharmonie, vers le silence. Ce tuilage dopérations fournit un modèle de relation éthique entre soi et lautre. Lasymétrie entre lexpérience esthétique (occasionnelle et limitée) et lorientation éthique (disposition continue) oblige toutefois à aller vers une troisième disposition : lamour, qui ouvre à lâme la possibilité de se transporter dans tout lunivers. La place faite par cette étude à la dimension esthétique de la transposition permet de comprendre leffort weilien de transformation de(s) sens dans une perspective éthique.

Robert Chenavier traite du problème de la figuration de la pensée lorsque celle-ci embrasse simultanément « plusieurs rapports verticalement superposés ». Dans la pensée vraie, comme dans la perception pure en peinture, il sagit de sélever par la « composition des perspectives » à la « troisième dimension ». À chaque étape, dans sa progression philosophique et spirituelle, Simone Weil fait appel, pour parvenir à une telle figuration, à une constellation de notions : la métaphore, la traduction, le transfert et la transposition notamment. Cest ce qui est examiné, en partant du transfert de sensibilité, pour aller jusquau domaine spirituel, en passant par les domaines de la connaissance et de laction, afin dy relever les vertus de la méthode de transposition. Au terme du parcours est également soulignée la composante esthétique de la méthode weilienne, manifeste dans son admiration pour Giotto, dont la « composition sur plusieurs plans » est rapprochée des préoccupations chinoises de « perspective aérienne » en peinture. Cette figuration insurpassable dune perspective mystique dans les images constitue un modèle de figuration transposable à dautres domaines.

La lecture que propose Frédéric Worms de « LAmour de Dieu et le malheur » est une leçon de transposition audacieuse, opérée de lintérieur même de la pensée de Simone Weil. Il sagit de penser le malheur sans lamour de Dieu, mais toujours « à travers ce texte » et le défi quil lance. Il faut poser les conditions dune telle transposition. Lauteur en distingue trois, la dernière étant dordre métaphysique. Le malheur brise lâme, mais il lui révèle quelle est « en relation », et de quelle 24relation elle dépend. Il faut alors oser une question « scandaleuse » : pourquoi lamour révélé dans les épreuves, l« amour trahi », serait-il nécessairement lamour « de Dieu » ? Pourquoi ne serait-il pas lamour humain ou lamour entre les humains ? Frédéric Worms risque une réponse, présentée comme une lecture de Simone Weil à « reprendre et [à] continuer sans cesse ».

Alejandro Del Río Herrmann place au centre de son exposé la notion weilienne de « lecture », et la met en œuvre à propos de la conception dune « politique de la culture ». Le travail de la culture est un effort permanent pour se détacher des lectures univoques, pour lire plusieurs plans superposés, pour développer une capacité de « lecture des lectures ». Cette conception tend à la limite vers la notion de « non-lecture », celle du « vrai texte » que nous ne lisons pas, qui aurait Dieu comme lecteur. Doù la mise en relation de la notion de (non-)lecture avec celle de « décréation » conçue comme opération de « déraciner les lectures » pour aboutir à la non-lecture. Lauteur propose, sous le nom de « lecture décréative12 », une conception du travail de la culture comme « lecture des lectures », nous conduisant ainsi au cœur de la méthode et à la tâche qui nous incombe : mettre à lépreuve notre capacité de réception et de transposition du sens de la pensée et de laction de Simone Weil.

Pascal David établit que la notion de transposition ne joue pas seulement entre domaines du réel. Elle a une dimension subjective lorsquelle opère dans lactivité philosophique comme transformation de soi, travail nécessaire pour que la vérité puisse advenir. Simone Weil est donc très attentive au mode décriture comme transposition la plus fidèle possible de la pensée. Cest au contact du réel que se forge lécriture weilienne, mais le contenu des Cahiers est « intime ». En partant des « Notes intimes » consignées dans le premier cahier, Pascal David nous fait suivre une progression vers la vérité qui engage lêtre du sujet. Ainsi est noué le lien entre vérité et subjectivité. Le sujet comme substance éthique – et pas seulement le sujet de connaissance – est concerné par 25cette transformation de soi. La transformation de soi, lorientation nouvelle de lâme, le détachement et lattente ouvrent laccès à la vérité.

Ces différentes mises au point à propos de la notion de transposition conduisent naturellement à se demander quelles sont, plus précisément, les implications contemporaines de la pensée de Simone Weil propres à susciter les multiples modes de sa réception ? Les études suivantes, qui forment la deuxième partie, peuvent être inscrites dans deux perspectives, celle du temporel et de lici-bas dune part, lautre étant la dimension de léternel.

Lorsquon aborde le domaine de ce monde, limportance philosophique et politique de la question du travail ne peut quapparaître en priorité. Cristina Basili et Emilia Bea, en partant dune analyse de la conception weilienne du travail, se concentrent sur ses implications dans une théorie politique contemporaine, notamment celles qui surgissent du projet dune civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les auteures insistent sur la dernière étape de la pensée weilienne, qui marque une rénovation du langage traditionnel de la pensée politique. Lexpérience de la vie dusine est alors relue comme une expérience fondamentale, vue par certains commentateurs comme la racine dune conversion. La vie dusine a changé « toute [la] perspective » de Simone Weil et lexpression de ce changement implique ladoption dun « autre langage ». Cest alors quelle transporte le langage et la conceptualité de lAntiquité classique, de la religion et des textes dautres civilisations pour exprimer les problèmes de son temps.

Christina Vogel estime quil nest point paradoxal davoir recours à une philosophe qui accorde à la notion de travail une place de première importance, alors que, selon André Gorz par exemple, nous sortons de la « civilisation du travail ». On peut notamment se concentrer sur les analyses weiliennes du rapport entre lexpérience du temps et le travail, en tenant compte des mutations provoquées par les innovations techniques dans les formes de la production. Confrontés à la « crise du travail », ne devons-nous pas refondre notre conception de cette activité, alors que la relation du monde du travail au temps libre change radicalement ? Simone Weil, dont les thèses sont ici confrontées à celles de Gorz, est en mesure déclairer lavenir de nos sociétés marquées par ces changements. Cest à cet exercice de lecture comme « art de transposer » que se livre Christina Vogel.

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Cest un exercice analogue que propose Pascale Devette en sinterrogeant sur les conditions auxquelles le travail actualise ou entrave les capacités perceptives de lêtre humain. Elle sarrête aux conséquences de limpératif de la vitesse, associées au temps de lhorloge, pour mieux distinguer ce qui relève de la nécessité dans le travail et ce qui résulte de la mesure abstraite dune temporalité, destinée seulement à coordonner les actions à partir dune source extérieure à lactivité et à la pensée. Dans le prolongement de la réflexion weilienne sur limportance des facteurs du temps et de la perception dans lactivité laborieuse, Pascale Devette se demande ce quil en est des nouvelles conditions de perception dans le travail depuis lavènement du nouveau management, selon lequel il faut apprendre à ne pas « perdre son temps ». Elle le fait en montrant quil est possible de continuer Simone Weil, en sappuyant sur les travaux les plus actuels.

Françoise Meltzer observe chez Simone Weil un décalage entre sa façon de considérer la souffrance comme nécessaire à sa propre vie, alors quelle la refuse et la combat chez les autres. Parallèlement, alors quun effort dattention, pendant ses violentes migraines, la libère de sa « misérable chair », la souffrance et lattention la conduisent, à lusine, à la compassion envers ceux que le travail asservit. Lépreuve douloureuse du travail manuel la transporte de lintériorité à la réalité extérieure, en lui faisant vivre le malheur des autres. Il nest pas surprenant que cette dialectique entre lextérieur et lintérieur sappuie sur le travail manuel. En effet, Françoise Meltzer trouve initialement cette même relation dans le rôle de la main qui engage la dialectique entre lesprit et son intervention extérieure sur la nécessité réelle. Cest cette relation entre lesprit et le corps – et par conséquent la « spiritualité du travail » – que détruit la division contemporaine du travail.

Thomas Pavel confronte Simone Weil et Gabriel Marcel. Ils déplorent la perte des racines et de la capacité de faire attention aux aspects concrets de lexistence, et fournissent les instruments dune restauration du milieu de vie. Simone Weil pose le principe selon lequel lobligation prime le droit, mais demande de se consacrer à l« obligation réelle » envers des choses « limitées et imparfaites », dont le « milieu vital » de lenracinement. Gabriel Marcel, qui emploie peu la terminologie de lenracinement/déracinement, observe que nous avons besoin dune d« une réfection intérieure ». La domination de la technique, de la 27bureaucratie, du rendement, de labstraction, empêche déprouver cette nécessité de la reprise de soi ; elle nous fait devenir plus « terrestres », mais pas pour autant mieux insérés dans notre chez-nous. Pour terminer, Thomas Pavel se demande si, ayant fait léloge de lenracinement, de lamour et de la méditation, les deux philosophes ont assez réfléchi à lautre face de lexistence humaine, celle de lévasion, voire de la fuite.

Quant à Olivier Rey, cest Simone Weil et Günther Anders quil rapproche, de façon plus inattendue. Il ny a certes pas redondance entre eux, mais il y a complémentarité. Comme la première, le second observe le monde, mais on peinerait à reconnaître chez lui un signe de ce quil pourrait rester dans son âme du « souvenir des réalités divines ». La réflexion dAnders croise pourtant celle de Simone Weil sur la question de lattention. Günther Anders mesure les effets nocifs du conditionnement à linattention dans les sociétés contemporaines, et Simone Weil voit dans lattention la plus importante des vertus, celle qui permet décarter le mal. Si la conception quils se font de limagination paraît opposer les deux penseurs, il nen reste pas moins que léloge de la métaphore chez Anders fait comprendre combien lusage de cette figure témoigne de louverture possible des frontières entre les régions de lexpérience. Cette défense de la métaphore, utile à lexpression dune réalité qui se dérobe, est un « écho » à ce que Simone Weil appelle la transposition.

Sagissant des implications contemporaines de la réflexion de Simone Weil propres à déterminer les modes de sa réception, un second domaine révèle toute son importance dans les exposés qui composent la troisième partie. Cest celui du surnaturel.

Dans la dimension abordée, celle de léternel, la théorie weilienne des religions occupe la place centrale. Selon Ghislain Waterlot le problème posé par Simone Weil, dans les écrits des dernières années, est celui du « pluralisme religieux », ce qui renvoie à un débat philosophique et théologique contemporain (chez John Hick et Jacques Dupuis notamment). Chaque religion naissant dun contact de lâme et de Dieu, chacune est absolue par ce contact avec la vérité. Seuls les « schèmes » surgis chez celui qui consent à léveil de la faculté damour surnaturel constituent des interprétations différentes de ce contact. Simone Weil est pleinement autorisée à sefforcer de retrouver ces schèmes particuliers dans différentes traditions par le contact direct dont elle dit avoir elle-même fait lexpérience. Car les mystiques ont un privilège, dont Simone Weil 28est convaincue : entre eux il y a quasi-identité dune expérience transconfessionnelle. On trouve donc chez elle de quoi repenser la notion de vérité religieuse, écarter tout syncrétisme, mettre en valeur le caractère fécond de la comparaison, ce qui implique quon se transporte au centre de chaque religion.

Laurent Mattiussi développe une idée parallèle, à savoir que lunité du religieux transparaît dans sa diversité, ce qui permet de rapprocher Simone Weil de Mircea Eliade, pour qui, à travers les différences entre les « innombrables hiérophanies », il y a permanence de leurs structures. Percevoir la similitude dans la différence appelle une lecture qui, en transportant au centre de chaque religion, en fasse saisir lessence spécifique qui est « une seule et même essence ». Laurent Mattiussi examine la formulation paradoxale devant laquelle Simone Weil ne recule pas : « Chaque religion est seule vraie13. » Chacune est une tentative originale et irremplaçable pour amener à lexpression un « au-delà spirituel », un réceptacle de vérités éternelles différemment réfractées. Le rapport de lun et du multiple nen devient pas pour autant saisissable, mais la diversité du multiple offre une voie pour sorienter vers lun, ce qui justifie létude comparée des religions.

Lexposé dEmmanuel Gabellieri peut être inscrit dans le prolongement du précédent par son projet de montrer que la « métaxologie » weilienne, qui élargit la métaphysique, pourrait aider à lapprofondissement dun christianisme qui refuserait de restreindre lidée dun dialogue entre Dieu et lhomme à la seule révélation « historique » judéo-chrétienne. Nayant pas développé une « métaphysique » comme discipline séparée de lexpérience du monde, l« élargissement » de la métaphysique concerne chez Simone Weil le dépassement de lantinomie entre immanence et transcendance. En témoigne limportance quelle accorde à la notion de metaxu, dont le premier enjeu est métaphysique. Dans ce terme, meta ne désigne pas l« au-delà », comme dans la tradition issue dAristote, mais exprime la médiation qui permet de sélever dun niveau à un autre. Doù la préférence quil faudrait accorder au terme de « métaxologie » plutôt quà celui de métaphysique, car le premier terme autorise aussi les transferts dans le domaine religieux.

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Cest une traduction singulière quoffre François Marxer sous la forme dun « palimpseste », dune réécriture, après grattages, sur le texte de Simone Weil. Apparaît alors une figure à qui on ne peut pas retirer la dignité dune philosophe de la religion, non en raison de sa pratique du comparatisme entre traditions religieuses, mais en raison du soin quelle met à penser lévénement de la Passion christique et de la Croix. Ce nest donc pas en parlant « de lextérieur » que Simone Weil élabore sa philosophie de la religion. Pour opérer un « nettoyage philosophique » du catholicisme, il faut être « dedans et dehors », position « au passage » très caractéristique de la situation transitionnelle recherchée par Simone Weil. François Marxer associe Henry Duméry et Stanislas Breton à la méditation weilienne de la théologie de la Croix, car ils élargissent lhorizon que la radicalité de la philosophe – son refus de considérer luniversalisme né de la singularité juive – rendait difficilement pensable.

Si lon excepte cette radicalité au sujet de lhébraïsme, la pensée de Simone Weil franchit aisément les frontières dans son étude des civilisations inspiratrices – la Grèce, lInde ou la Chine. Cest le fil conducteur suivi par Maria Villela-Petit. Simone Weil définissait ainsi la vertu de sa méthode de transport dans chaque pensée et dans chaque spiritualité étudiées : on ne perçoit les « perles de vérité » qui y sont contenues quen puisant « de lintérieur » de la « vie spirituelle dans les textes que lon étudie ». Cette méthode fait apparaître par exemple ce qui, chez les grands taoïstes, a retenu lattention de Simone Weil. Lexposé se tourne également vers les passages de philosophes, de poètes et de récits mythologiques appartenant à diverses cultures, relevés dans les Cahiers, passages auxquels Simone Weil accole, entre guillemets, le mot tao. La lecture du taoïsme mis en rapport avec des textes chrétiens, grecs et mystiques, illustre la conception weilienne des convergences spirituelles, qui se montre pertinente aujourdhui.

On connaît lapplication de Simone Weil dans la recherche des notions grâce auxquelles on peut « rester dans le principe ou sapprocher du détail concret exactement autant quon veut » (Fragment, OC V 2, p. 377). Toute notion employée pour poser un problème difficile doit être capable de fournir une « méthode pour chercher une réponse correcte » ; ce qui impose de trouver des formules qui soient « à la fois absolue[s] comme un principe et souple[s] comme la vie » (ibid.). Quelle meilleure expression fournir pour dire ce quexigent la transposition, 30le transfert ou la traduction lorsquon est confronté à la nécessité de déterminer les conditions qui permettraient au Bien descendre dans ce monde ? Comment procéder à des transferts descendants sans affaiblir et vulgariser ce quon transporte ? Autour des notions de justice, de relation à autrui, déthique du care, de la relation entre sacré et altérité, les études qui forment la quatrième partie tracent des chemins pour relier des points qui paraissent tellement éloignés.

Luigi Manfreda se consacre à lexamen de la liaison entre deux des fils qui composent le tissu de la pensée weilienne. Un fil est tiré entre lidée de nécessité et celle de décréation, tandis que lautre est tendu vers une éthique à la lumière du Bien, susceptible dêtre effective ici-bas, alors même que cela paraîtrait impossible dans un monde dominé par la force. Comment penser la composition de ces deux fibres ? Luigi Manfreda le fait à la lumière de la réélaboration weilienne de la question linguistique, qui manifeste que les deux lignes directrices renvoient lune à lautre, sans trouver une synthèse. Lorsquen affirmant une vérité sur un certain plan on la détruit, lorsque dès quelle est dite elle est vraie seulement « au dessus de laffirmation contraire », la vérité devient perceptible aux seuls esprits capables de lire simultanément « plusieurs étages superposés didées ». Cétait le problème central du colloque : comment traduire, transférer – selon quel art – lorsque le langage, à une ou à deux dimensions au plus, révèle ses limites ?

Rita Fulco illustre ce que pourrait-être une forme de réception et de prolongement de la pensée de Simone Weil en interrogeant les notions de légitimité et de justice. Elle sattache à la traduction du « précepte minimal négatif » concernant la justice – « ne pas faire de mal aux hommes » – en un « précepte hyperbolique positif », la justice comme un « excès damour ». Il ne peut être question de transposer sur le plan politique une relation éthique fondée sur l« excès damour » sans que se pose le problème de la souveraineté, à qui il revient de décider quelles idées de justice et de légitimité doivent dominer la sphère publique. Pour affirmer lidée de justice dans la politique, ni le droit, ni une certaine forme de gouvernement ne suffisent, pas même la forme démocratique dans la mesure où elle présuppose la possibilité de donner une légitimité à ce qui pourrait nêtre que légal. Comme à lépoque de Simone Weil, nous sommes tenus à l« effort dinvention » quelle souhaitait 31afin de créer des institutions susceptibles dapprocher, au moins, dune conformité à la justice.

Létude de Christine Ann Evans fournit opportunément un exemple historique du problème en examinant les appréhensions exprimées par Simone Weil au sujet de laprès-guerre, dans LEnracinement. À partir dune analyse critique des buts poursuivis lors de la mise en cause des dirigeants et des sympathisants du régime de Vichy – et cela bien avant la Libération –, elle annonçait les dangers dune justice mise au service de buts symboliques et politiques : tirer un trait sur la « justice » de Vichy, rétablir la constitution de 1875 ou présenter Vichy comme une « rupture » dans la continuité du récit historique français. Simone Weil redoutait les effets de lensevelissement précipité des années de la collaboration, par la simple désignation du « pur » et de l« impur », légitimant du même mouvement la reconstruction dune « identité collective » et lélimination des « mauvais Français ». Une telle anticipation des conséquences dune histoire immédiate trouvera sa confirmation dans lirruption du refoulé, plus tard, dans le « syndrome de Vichy ».

Martine Leibovici inscrit sa réflexion dans le thème du colloque en faisant reprendre vie, dans lœuvre de Simone Weil, à des possibilités « restées en attente de méditation ». Elle sollicite pour cela des problèmes daujourdhui qui incitent à réorienter notre lecture. La redécouverte de problématisations écartées, même si elles nous paraissent formulées dans un langage « daté », permet de mettre à distance des problématisations contemporaines et den révéler les faiblesses éventuelles. Ce faisant, Martine Leibovici propose une possibilité de « déplacer » la pensée de Simone Weil aujourdhui en explorant les éléments de rencontre entre les éthiques du care et la réflexion sur la vulnérabilité de lhumain telle quelle est exposée notamment dans « LIliade ou le poème de la force ». Cela permet, en retour, de constater que la pensée de Simone Weil déborde la perspective des éthiques du care et de repérer des insuffisances dans le courant actuel de pensée sur les conduites de soin.

Federica Negri ouvre son exposé en attirant notre attention sur lessentiel, au regard des raisons profondes de la tenue du colloque, à savoir que Simone Weil nous a faits ses héritiers du dépôt dor massif quest son œuvre. « Tout simplement transmis », il est « absolument impersonnel ». Aussi, lorsque nous proposons de re-lire Simone Weil il sagit de traduire sa pensée. Mieux, dit lauteure, nous devons effectuer 32une « fusion dhorizon » en vue déprouver la pertinence de ce quelle a écrit. À sa façon, Federica Negri relève le défi en se livrant, à son tour, à un exercice de « déplacement » de la pensée de Simone Weil quelle confronte à celle dEmmanuel Lévinas. Elle propose quelques points de comparaison entre la formulation du sacré par la première et la pensée sur laltérité chez le second, dans lespoir de faire apparaître, au-delà de différences marquées, des points de contact inattendus sur limpersonnel, laltérité et le sacré.

Lune des nombreuses leçons à retenir de ce colloque pourrait être que la pensée de Simone Weil est en mesure doffrir les entrées les plus riches à partir de notions qui paraissent discrètes à la première lecture. Il en est ainsi de celle de transposition qui sest révélée dune fécondité remarquable dans tous les domaines de la réflexion weilienne, et à tous ses niveaux de la lecture du réel. Le rôle de la poésie, de la philosophie, de lart comme de la spiritualité, est de donner une réalité à percevoir, avec laquelle entrer en contact, dans toutes ses dimensions. Cest la seule façon de confirmer que « tout ce qui est réel, assez réel pour enfermer des lectures superposées, est innocent ou bon » (K5, OC VI 2, p. 206). Cest également la notion dun transfert élargi qui éclaire le franchissement, « à plusieurs reprises », dun « seuil », au cours de la progression philosophique et spirituelle de Simone Weil14. Sur de nombreux points, une perspective dominante dans les derniers écrits, la perspective spirituelle, développe dans une nouvelle dimension ce quon rencontrait dans les premiers textes philosophiques.

Notre colloque a dévoilé également le bénéfice quon pourrait tirer de la notion de dimensions pour rencontrer la réalité de la pensée de Simone Weil et de son expression. Si « ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions » (ibid.), se libérer du rêve et de limagination « combleuse de vide » – qui mentent, précisément parce quils « excluent la troisième dimension » –, il faut admettre que la pensée a, elle aussi, ses représentations en « trompe lœil » qui créent un équivalent illusoire du réel, parce que la troisième dimension lui 33manque. On rencontre une réalité dans la pensée par la perception de ses dimensions, et la recherche de lexpression des dimensions est une des préoccupations majeures de Simone Weil. Cest même la raison de lintérêt quelle porte à la poésie : « Poésie, remède à la nécessité des deux dimensions qui limite le langage écrit, à celle de lunique dimension qui limite le langage parlé, à cause des liens multiples entre les mots. » (K4, OC VI 2, p. 114) Cette vertu, elle létend : « Musique, thèmes, voix, etc., de même ? Sûrement. » (Ibid.) Les références à la dimension esthétique de la méthode de transposition, qui reviennent dans plusieurs contributions, témoignent de cette capacité dextension. Il appartient à la philosophie – cest ce que tente Simone Weil – de trouver à sa façon un remède à lunique ou aux deux dimensions du langage.

Pour conclure, nous ajouterions volontiers, à lintention de ceux qui en douteraient encore, quune telle rencontre a consacré la pensée de Simone Weil comme une philosophie, parmi les plus grandes. La mise en perspective des conférences quon va lire, selon des lignes dhorizon et des points de fuite divers – il doit en être ainsi dans la lecture weilienne –, forme un ensemble qui devrait aider à relativiser linterprétation selon laquelle la pensée et lécriture de Simone Weil seraient par « fragments ». Son art de composer na rien à envier aux philosophies les plus charpentées, même si larchitecture finale na rien dun système. Si le sujet de ce colloque pouvait a priori paraître formel, le résultat montre quil nen est rien et que la pénétration dune pensée par les voies des procédés quelle élabore et quelle suit fidèlement est indispensable à la compréhension de sa substance.

Nous remercions le Centre de Cerisy-la-Salle, sa directrice, Édith Heurgon, léquipe de direction et lensemble du personnel, pour leur hospitalité. Notre reconnaissance va au Committee on Social Thought de lUniversité de Chicago et à Robert Pippin, pour leur aide financière. Merci à Marie-Noëlle Chenavier-Jullien de sa lecture du volume et de sa participation à la confection de lIndex.

Robert Chenavier

1 Les actes ont été publiés sous le titre Simone Weil. Philosophe, historienne et mystique, Paris (dir. G. Kahn), Aubier Montaigne, 1978.

2 Publié dans La Croix du 25 août 1974, reproduit dans le Bulletin de liaison de lAssociation pour létude de la pensée de Simone Weil, no 2, mai 1975, p. 7.

3 La mère de Simone Weil naimait pas son prénom, Saloméa, quelle abrégeait en Selma. Son mari, ses enfants et se amis lappelaient « Mime ».

4 À rapprocher des dernières confidences adressées au père Perrin, le 26 mai 1942 : « Si personne ne consent à faire attention aux pensées qui, je ne sais comment, se sont posées dans un être aussi insuffisant que moi, elles seront ensevelies avec moi. [] Elles ne peuvent être destinées quà quelquun qui ait un peu damitié pour moi, et damitié véritable. Car pour les autres, en quelque sorte, je nexiste pas. Je suis couleur feuille morte, comme certains insectes. » (AD6, p. 89-90)

5 Lettre à André Weil, mars 1940, OC VII 1, p. 532. On trouve une allusion critique à cette comparaison dans LEnracinement : « Il y a un mathématicien qui compare volontiers la mathématique à une sculpture dans une pierre particulièrement dure. [] Mais si on a la vocation dêtre sculpteur, il vaut mieux être sculpteur que mathématicien. En lexaminant de près, cette comparaison, dans la conception actuelle de la science, na pas de sens. Cest un pressentiment très confus dune autre conception. » (OC V 2, p. 320-321)

6 Platon, République, VII, 518 c.

7 « Il existe une tradition philosophique qui est aussi ancienne probablement que lhumanité et qui, il faut lespérer, durera autant quelle. Platon en est le représentant sans doute le plus parfait. Il ne prétendait pas innover, mais au contraire… De ce quelle est toujours la même, il ne suit pas quil soit inutile de la répéter : au contraire, à chaque époque, dans chaque pays, il est souhaitable quelle soit transposée. » (Ki1, OC VI 1, p175)

8 N. Grimaldi, Aliénation et Liberté, Paris, Masson, 1972, p. 114.

9 Il ne faut pas oublier que dans la question du « respect inspiré par le lien de lhomme avec la réalité étrangère à ce monde », la notion de réalité est également définissable en termes philosophiques de bien, de vrai et de beau (« Étude pour une déclaration des obligations envers lêtre humain », OC V 2, p. 98).

10 S. Weil a retenu lavertissement dAlain : « Ce nest pas hors dune limite quon dépasse le maître, mais au-dedans de sa pensée. » (Entretiens au bord de la mer, in Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1359)

11 N. Grimaldi, Aliénation et Liberté, op. cit., p. 114.

12 On sait limportance que Rolf Kühn donne à cette notion, à laquelle il a consacré sa thèse : Lecture décréative. Une synthèse de lœuvre de Simone Weil, Thèse de doctorat en philosophie (29 novembre 1985, Université de Paris-Sorbonne. Dactylographiée). Lauteur en a tiré un ouvrage : Deuten als Entwerden. Eine Synthese des Werkes Simone Weils in hermeneutisch-religionsphilosophischer Sicht, Fribourg-en-Brisgau, Bâle, Vienne, Herder, Freiburger theologische Studien, vol. 136, 1989.

13 S. Weil, on la vu plus haut, précise ce quil faut entendre par là : « seule vraie » signifie qu« au moment quon la pense, il faut y porter autant dattention que sil ny avait rien dautre » (K6, OC VI 2, p. 326. Je souligne).

14 On trouve cette confidence, dans une lettre du 4 mai 1942 destinée au père Perrin (non envoyée. Le texte est barré en croix par S. Weil) : « Quoiquil me soit plusieurs fois arrivé de franchir un seuil, je ne me rappelle pas un moment où jaie changé de direction. » (Fonds Simone Weil, B.n.F., I, 242 vo)