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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue européenne de recherches sur la poésie
    2019, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Dotoli (Giovanni), Duclos (Michèle), Silva Almeida (João da), Emorine (Denis), Tomas (Ilda), Lafargue (France Henriette), Annese (Venanzia), Cavallini (Concetta), Devincenzo (Giovanna), Leopizzi (Marcella), Selvaggio (Mario)
  • Pages : 167 à 207
  • Revue : Revue européenne de recherches sur la poésie
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406100669
  • ISBN : 978-2-406-10066-9
  • ISSN : 2555-0241
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10066-9.p.0167
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/01/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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LivanePinet-Thélot, Yves Bonnefoy ou lexpérience de lÉtranger, Paris, Classiques Garnier, 2017, réimpression de lédition de 1998, « Archives des lettres modernes », n. 271.

Les Éditions Classiques Garnier ont bien fait de réimprimer à lidentique ce livre daté de 1998. Livre capital, dont la critique bonnefoyenne na pas tenu compte comme il le faudrait. Moi non plus, je nai peut-être pas donné limportance quil mérite à ce livre.

Un petit livre, 144 pages, dense comme la matière de la poésie dYves Bonnefoy. À partir dun passage de Limprobable et autres essais, sur létranger, lauteur fait une lecture totale et passionnante de lœuvre de notre poète : « LÉtranger se tient immobile, sur le seuil. Parle-t-il ? Mais non, cest moi, dans le temps où il ouvre, où je glisse, où ma parole devient, toute vacuité quelle soit et sans origine, mon seul espoir, mon seul être » (p. 323 de lédition Gallimard, 1983, collection « Idées »).

Aveu capital et éclairant du poète. En parlant de Giacometti, un artiste quil adore, il parle de lui-même, de son expérience, de lidentification de la parole avec lespoir et avec lêtre. La parole est à lorigine une scission : cest à la poésie de faire la recomposition.

Le sujet-poète a sa parole. Il parle par parole. Une parole qui se dissimule et qui va au cœur des questions, dont lessentielle est celle du constat de notre finitude.

« Une expérience de lunité est la vocation la plus haute de cette poésie : cest quà lorigine les mots ont un sol, les mots ont un centre, ils sont une terre » (p. 3). Lœuvre se fait au jour le jour, se construit, sélabore, en luttant contre le néant, et létrangeté.

La poésie ne triche pas. Elle ne peut pas tricher. Le rapport au lieu, à la langue et à la mère, le confirme. À la poésie de vaincre la route détrangeté, via le sens qui tend à se dérober. Cest à la poésie de lutter contre le non-sens. « LÉtranger recule et le monde se repeuple » (p. 137).

La parole du texte nest jamais morte. Elle « souvre à ce qui est – à limprobable –, ce qui veut dire aussi bien quelle se risque dans lextériorité qui la menace dinanité » (ibid.).

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Lutte inlassable, pour dire la force de la poésie en ce monde qui est en déroute. « LÉtranger est lexigence intime de lœuvre, son allié autant que son ennemi, sa faveur autant que son obligation, et en somme – recherche constante et constant étonnement –, sa vérité » (ibid.).

Giovanni Dotoli

Université de Bari Aldo Moro

Cours de Civilisation française

de la Sorbonne

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Marie-ChristineNatta, Baudelaire, Paris, Perrin, 2017, « Biographie ».

Cette biographie monumentale part dun constat important, un peu délaissé par la critique – par moi-même aussi : Baudelaire voudrait être un comédien. Ainsi accorde-t-il une importance capitale à lartifice. Doù son dandysme, son amour pour le théâtre, sa philosophie du mouvement.

Il sagit dune biographie vraiment novatrice, qui utilise toute sorte de source : lœuvre totale, y compris la correspondance, les témoignages directs, les notes autobiographiques – cest la méthode que je propose et que japplique moi aussi dans mon livre, La douleur de Baudelaire, Paris, Hermann, 2018.

Lentourage de Baudelaire prend une importance énorme, ce qui est fort juste, en particulier les rapports avec son éditeur Poulet-Malassis. Marie-Christine Natta nous présente un Baudelaire pluriel, doué en poésie, bien sûr, en traduction, en critique littéraire et en critique dart.

Le poème en prose Les Vocations assume une importance cruciale dès la première page : le petit garçon qui adore le théâtre et la vie en comédie est Charles Baudelaire lui-même. Portrait avant la lettre révélant 169lhomme de la fascination de lartifice, du changement, du spectacle du maquillage – à lire lÉloge du maquillage.

Baudelaire se transfigure en dandy. Ses manières étranges qui frappent tout le monde sont des choix, des façons pour montrer son talent, face à la « canaille littéraire ».

« Sa seule conviction, cest la quête du Beau. Et sa seule ambition, cest de la mener le plus haut quil peut, en dépit de tout » (p. 13). Ainsi le déchirement de la double postulation trouve-t-il son issue, avec lexpérience douloureuse du poète, qui voudrait ainsi se réfugier « nimporte où hors du monde » (Anywhere out of the World).

La poésie de Charles Baudelaire est lœuvre du bohémianisme. Le poète est multiple à linfini. Son humour lui-même est une arme pour sortir de la carapace de son corps et aller vers le Nouveau.

Lauteur de cette biographie nous restitue un Charles Baudelaire « vrai » : à lire dun souffle, critiques et lecteurs communs.

Giovanni Dotoli

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André Guyaux, Le Paris de Baudelaire, Paris, Éditions Alexandrines, 2017, « Le Paris des Écrivains ».

Un petit livret de 112 pages, en petit format, à peine 10,50 x 15,2 cm. Moins quun livre soi-disant de poche. Et toutefois, cest un livre-clef, une somme du Paris de Charles Baudelaire. On repère limportance de la ville moderne dans son œuvre, ce qui est certifié par la section Tableaux parisiens des Fleurs du Mal.

On a compté trente-trois domiciles de Baudelaire, pour fuir le monde, ses créanciers, Jeanne et surtout lui-même. Nomadisme du spleen, de la 170douleur, de la nostalgie, de la mélancolie. « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme » (Anywhere out of the World).

À Paris, Charles Baudelaire est nulle part et chez lui, dans son corps de la douleur. Son « honorabilité spirituelle » contraste avec le nomadisme des logis, la recherche dun lieu idéal, qui est aussi le lieu de la poésie. Ainsi, de la rue Hautefeuille où il naît en 1821 à la clinique où il va mourir le 31 août 1867, sauf la parenthèse belge, voilà le poète traverser rues et boulevards, places et petits coins, à la recherche de la vie libre quil pense navoir goûtée que tout jeune, lors de la fréquence du collège au Quartier Latin.

Un Charles Baudelaire nomade comme son âme, étant ici et nulle part, un peu la photo de sa poésie et de ses recherches littéraires et artistiques. La vérité est nomade comme la vie. On essaie de séchapper, daller, de changer de lieu, mais le seul lieu valable, son propre cœur, est déchiré par la réalité qui change plus rapidement que lui.

En 1848, le Paris révolutionnaire des barricades fascine le poètes des Fleurs du Mal : cest enfin le changement, la nouvelle vie, lazur, mais quelle déception. Le « vieux Paris » nest plus. Lâme du poète non plus. Elle se cherche partout, dans les mansardes, par les toits, par tours, tourelles et cafés.

Le poète devient le plus grand flâneur – Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars vont recueillir ce message baudelairien –, et le grand observateur du monde.

Les salles de spectacle, les boulevards, les cafés, les opéras, les rues, les quais, les restaurants, tout va devenir le théâtre de la multitude et de la modernité qui avance à grands pas.

Dans cette belle collection qui nous aide à comprendre les secrets dun écrivain, voilà un Charles Baudelaire à nous, marcheur et crieur, flâneur et rêveur. Merci André Guyaux de ce tableau passionnant.

Giovanni Dotoli

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Julien Zanetta, Baudelaire, la mémoire des arts, Paris, Classiques Garnier, 2019, « Baudelaire ».

Cest un livre de première importance, pour essayer de comprendre Charles Baudelaire critique dart, ou plutôt Baudelaire et la peinture.

Tout se passe via la mémoire, chez notre grand poète. Il devance tous les chercheurs du rôle de la mémoire, y compris Sigmund Freud. Une mémoire « à géométrie variable » guidée par limagination.

Et derrière toute réflexion, toujours ce que Baudelaire appelle le « culte des images », qui a tant fasciné Yves Bonnefoy.

On comprend ce que Baudelaire définit comme le poncif, cette régularité qui na pas dâme et qui ne suscite aucune émotion. Pour Baudelaire, la peinture est premièrement émotion, surprise, attirance totale, à partir de limage, cette grande peinture de notre âme : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion » (Mon cœur mis à nu, in Œuvres complètes, par Claude Pichois, « Pléiade », I, p. 701).

La figure de Mnémosyne, la mère des Muses, assume un rôle central. « Le culte des images ne saurait exister sans la faculté pouvant les recueillir » (p. 12). Cest à la mémoire de les recueillir, de les garder, de leur donner de la valeur.

La peinture devient un « palais de mémoire » (p. 14), et une archive de la « forme immortelle » (p. 17). Et nous comprenons pourquoi Charles Baudelaire écrit : « Toute forme créée, même par lhomme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme » (Mon cœur mis à nu, cit., I, p. 705).

La mémoire de Charles Baudelaire devient un palimpseste. Elle est de trois types : celle de la tradition, celle du spectateur-critique, celle de lartiste. Mais ces trois types travaillent à lunisson. Malgré les changements évidents, dans le cours de la vie du poète, la mémoire gardera le « culte des images », ce qui fait apparaître la beauté universelle, via le sens de létonnement et du rêve, comme larchive des souvenirs, les fantômes de limagination, le sens de léternel non-finito.

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Ce livre est une brique capitale de larchitecture esthétique de Charles Baudelaire.

Giovanni Dotoli

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FayzaBenzina, La mélancolie Baudelaire. Passage vers la peinture : Delacroix et Corot, Louvain-La-Neuve, Éditions Académia, 2019, « Sefar ».

Voici un autre livre important sur Charles Baudelaire, le poète qui nen finit pas de nous étonner, par la multiformité de son œuvre et les mille facettes dinterprétation possibles.

Cette fois-ci, cest le chemin de la mélancolie – moi jai parlé de douleur, ce que je préfère, mais on est toujours dans le même champ daction – qui nous explique lhumeur noire, le guignon et le spleen du poète des Fleurs du Mali, et son état dâme de souffrance.

La lecture esthétique de Baudelaire se fait via le culte des images – on vient de le voir dans le livre de Julien Zanetta –, mais cette « primitive passion » marche solennellement par les lacs de mélancolie. Deux artistes très chers à Baudelaire le confirment, Eugène Delacroix et Jean-Baptiste Camille Corot.

La maladie de lâme de lartiste devient la maladie de la création, du non-finito, des personnages figurant le mal-être et la pulsion de mort. Les formes se tissent entre elles comme des signes de mélancolie.

Les quatre humeurs de la tradition ancienne, la bile noire, le flegme, la bile jaune et le sang, ont une influence totale « sur le caractère de lhomme » (p. 5).

Le grand artiste a un « tempérament atrabilaire » (p. 5), doù son héroïsme – Euripide lavait déjà compris ! Entre bile noire et génie il y a 173un lien direct (p. 6). Lacedia du Moyen Âge est létat de souffrance qui prend le créateur au moment de sa création la plus profonde, bien sûr.

Delacroix et Corot sont là pour nous communiquer le mal du siècle et de tout siècle. Baudelaire lui aussi, leur frère en mélancolie. Le grand œuvre se fait sous le signe de Saturne. Le texte est un journal de mélancolie. Les Curiosités esthétiques sont un texte de mélancolie créative. Charles Baudelaire est le fils dune longue tradition du rôle central de la mélancolie.

Giovanni Dotoli

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Jean-BaptisteBaronian, Baudelaire au pays des singes. Essai, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.

Jean-Baptiste Baronian est lauteur de magnifiques biographies – entre autres, ayant-il écrit une soixantaine de livres –, dont une de Charles Baudelaire – Gallimard, « Folio biographies » 2006. Il est aussi lauteur dun très utile Dictionnaire amoureux de la Belgique – Plon, 2015.

Baronian était donc lauteur juste pour écrire ce livre. Le titre nous dit tout : Baudelaire et la Belgique. On a tant écrit sur ce sujet, mais on est encore loin de la vérité, malgré la richesse des articles et des livres.

Jean-Baptiste Baronian se demande justement pourquoi Charles Baudelaire sest « enfui » en Belgique. Le 24 avril 2864, il arrive à Bruxelles. Il ne connaît rien de la ville et du jeune pays, qui vient dêtre créé en 1830. Il pense ny rester que deux-trois semaines.

Il veut donner des conférences et gagner un peu dargent, collaborer au plus grand journal belge, Lindépendance belge, avoir des liens avec les éditeurs des Misérables de Victor Hugo, enfin prendre des notes sur « les riches galeries particulières » de la Belgique.

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Tous les projets de notre « homme à projets » vont en déroute. Baudelaire est de plus en plus triste. Sa douleur se fait extrême. Il sennuie « mortellement ». Il prend des notes pour un livre sur ce pays « des singes », mais il ne finira jamais son livre. Une montagne de notes, de coupures de journaux, de petits et grands signes dun projet presque impossible, avec des crises, des cris, des hurlements, des chutes. Cest un texte imaginaire qui est le journal de la haine contre son temps, le bourgeois, la mauvaise poésie.

Est-ce le livre de la damnation ? Est-ce le livre de la préparation à la mort ? Cest un voyage à la folie, à la vraie Belgique qui est celle de son âme malade.

Tout séloigne, le succès, lamour, largent, le travail. Et Baudelaire de sacheminer inexorablement vers le moment final. On a sous-évalué le projet de Baudelaire sur la Belgique. Il faut peut-être relire et relire ses notes-journal, pour arriver à mettre à nu le cœur du poète.

Cest ce que fait Jean-Baptiste Baronian, dans ce petit livre, fondamental pour comprendre le Baudelaire final, par rapport à la totalité de son œuvre.

Giovanni Dotoli

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Gérard Pilot, La colère de Rimbaud. Le chagrin dArthur, Paris, Imago, 2018.

Il y a tant de biographies dArthur Rimbaud, presque toutes valables, parfois des chefs-dœuvre. On a même essayé de lire la vie de Rimbaud sur le plan psychologique et psychiatrique. Mais il fallait un grand psychanalyste, pédopsychiatre et professeur de psychopathologie à 175luniversité de Toulouse, membre de la Société Psychanalytique de Paris, expert en souffrance chez les adolescents, pour inventer et écrire un livre comme celui-ci.

Arthur Rimbaud est un génie précoce. Il le sait et se donne à son génie, en traversant en peu de temps des aventures impossibles, dans la vie et dans le rêve.

La précoce créativité ouvre les portes cadenassées du mystère. Rimbaud arrive où personne nest arrivé. Il est, à la lettre, un voyant. Tout se passe en un espace de temps très réduit, celui de la jeunesse et même de lenfance, temps de liberté, de folie, dinvention de limpossible à poursuivre coûte que coûte.

Ainsi Rimbaud devient-il un mythe, de son temps et du nôtre, et des temps à venir. Il accomplit tant de fugues. Il fuit le monde, la norme, la règle, la vie canaille de tous les jours, pour aller vers lidéal. On comprends alors pourquoi il soutient la Commune, a des relations tumultueuses avec Paul Verlaine, cherche la voyance par « le dérèglement de tous les sens ». Errance, drogue, alcool, tout va vers la recherche dun absolu qui nest nulle part.

Gérard Pilot souligne le rôle de labsence du père – il est en Algérie, où il appartient à larmée française –, pour essayer de définir les raisons de la colère du poète. Colère de jeune, de révolutionnaire, de poète conscient de ses moyens : « Je me suis reconnu poète ».

Lœuvre de Rimbaud est un « chaos émotionnel ». Sa vie postérieure aussi, jusquà sa mort tragique à Marseille. Il est « orbe dun destin » (p. 11). On lui a volé lenfance. Sa colère pubertaire est la colère du poète qui voit et qui séduit par sa parole.

Ainsi Rimbaud sévade-t-il et sexplique-t-il (p. 245), vers les silences dAfrique et dAden. Colère, chagrin et cancer le tuent : un livre sublime, qui nous narre Arthur Rimbaud par dedans, dans les méandres de son âme et de son cœur.

Giovanni Dotoli

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RenéGuitton, Arthur et Paul, la déchirure, Paris, Robert Laffont, 2018.

Il fallait un grand romancier et un grand essayiste tel René Guitton, pour écrire un livre comme celui-ci. Je le connais depuis des années. Je sais sa passion pour la parole et sa dévotion à légard dArthur Rimbaud et de Paul Verlaine et de leurs liens encore si mystérieux.

Et voilà quun génie de lécriture et de lérudition culturelle à la portée de tout le monde invente un roman, pas un roman quelconque, mais le roman de Rimbaud-Verlaine, dArthur et Paul, voués à la « déchirure », comme lannonce le titre.

Titre sublime qui dit tout et qui nous laisse rêver. On devine et puis on se lance dans des hypothèses. Sous-titre en police minuscule, « roman », avec un r qui nest pas en majuscule, parce que cest la vie des deux personnages qui continue, ligne après ligne, et qui nous fascine dès quon attaque les premiers mots.

Cest un livre absolument à lire et à aimer. Pas uniquement de la part des rimbaldiens comme moi, ou des verlainiens, mais de la part de ceux qui aiment la littérature, qui croient en elle par ces temps qui essaient de la dévaluer.

Tout se passe en peu de temps. Cest comme si René Guitton voulait respecter les trois unités classiques, de temps – peu dannées –, de lieu(x) – Paris, Bruxelles, Londres, Stuttgart –, daction – un amour fou, un idéal commun, une foi totale dans la parole de la littérature par quelques vers immortels.

De fait, ce livre a une unité unique. Il se lit dun souffle de la première page – nous sommes à Londres –, à la dernière – nous sommes bien sûr à Stuttgart. Un roman dans le roman, ou bien plusieurs romans dans un roman fleuve, qui passionne le lecteur comme un film dautrefois. La nature, les villes, le ciel participent à cette avancée de laction.

À la fin de la lecture, on aime Arthur et Paul plus quavant. On sait désormais quils sont « dans la mémoire des hommes », la nôtre et celle de ceux qui viendront. La toile de fond de la guerre de 1870 et de la Commune nous ouvre un monde richissime. On croise Karl Marx, 177Napoléon III et Charles Baudelaire, et on comprend la grandeur de cette période qui conduit rapidement à la modernité, à la vitesse, à un monde qui ne sera plus ce quil a été, à jamais.

La période des événements de ce roman prépare le xxe siècle et notre temps. Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont au fond aussi des prophètes, non seulement de poésie.

Le mérite immense de ce livre cest que nous croisons la vie réelle de ces deux génies, leurs rêves, leurs déceptions, leurs destins voués à dautres aventures, spirituelles et éternelles.

Merci de tout cœur, René, davoir tracé des chemins qui conduisent à notre errance.

Giovanni Dotoli

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Georges-EmmanuelClancier, Au service de la source et de la foudre. poèmes, Paris, Gallimard, 2018, « nrf ».

Cette revue a déjà célébré cet immense poète, Georges-Emmanuel Clancier, dans le numéro 4, lannée dernière. Le temps dira la grandeur de cet écrivain, romancier et poète, et aussi essayiste, enfin lauteur de la trilogie Ces ombres qui méclairent (Albin Michel 1984-1989), et dun ultime tome de ses mémoires, Le Temps dapprendre à vivre (Albin Michel, 2016), qui décrit ses années 1937-1947.

Arlette Brunel a voulu recueillir des poèmes éclos cinquante ans avant, dans un autre temps et dans un autre monde. Elle a bien fait. Ici on retrouve la parole simple et magique de Georges-Emmanuel Clancier, les traces de ses anciennes amours, Bernard de Ventadour, François Villon, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, et surtout une nostalgie profonde, du temps qui passe et de la vie qui nous quitte, jour après jour.

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Le soleil est toujours là, dans ces pages de bribes de merveilles. Souvenirs, émotions, déceptions, amours, tout est émerveillement et regard de poète. La vie est devant nous, dans sa beauté, il faut savoir la cueillir comme une rose, tous les matins.

Georges-Emmanuel Clancier la fait jusquà son dernier jour, en gardant intacts la fraîcheur des odeurs de la nature, la lumière de la lune, le vol dun papillon. La conclusion de la préface dit tout : « Ces éclats de vie ou moments déternité, il ma paru juste de les partager avec ceux qui, ayant goûté à la poésie de Georges-Emmanuel Clancier, éprouveraient le désir de venir à nouveau sy désaltérer ».

Je me suis désaltéré comme à la fontaine damour.

Tout lecteur de poésie vraie fera de même.

Giovanni Dotoli

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Régis Poulet, Planktos, postface de Kenneth White, Nancy, Isolato, 2018.

Régis Poulet assume depuis 2013 la Présidence de lInstitut International de Géopoétique fondé par Kenneth White en 1989. Géologue, docteur ès lettres, enseignant, connaisseur de la pensée asiatique tao-bouddhique, il publie aujourdhui en volume un premier long poème de 86 pages dont le titre emprunté au monde de la science du vivant signe dentrée lorientation géopoétique développée par White. Mais, comme tous les véritables esprits créateurs, il le fait à partir de sa propre personnalité et de sa formation tant scientifique que littéraire. À loccasion de longues marches sur les différentes îles des Hébrides habitées par de nombreux représentants de la gent animale de leau et de lair, puis en Islande vers le glacier Vatnajökull aux paysages plus 179rugueux mais toujours très animés, la parole donne à entendre et à voir le monde dans ses diverses et multiples manifestations. La troisième et dernière partie du volume qui donne son nom au livre mène une double expédition maritime et marine, du Rorqual bleu au krill, mais surtout mentale en traversant une pensée occidentale libérée de toute métaphysique, ouverte sur un chaosmos. De Platon au plancton en passant par Planck…

Mais avant même daborder plus longuement le contenu et la teneur du volume, deux caractéristiques de ce texte en vers libres très courts sautent aux yeux du lecteur : la première lapparente à une longue tradition musicale, à savoir une exubérance dallitérations et dassonances à la rime ou à lintérieur du vers, sans effet dartificialité, dune grande beauté, jointe à un rythme très net dalternance entre syllabes courtes et longues sans non plus dartificialité. Comme si louïe venait renforcer la volonté de rendre plus concrets les traits de paysages précis, nommés mais échappant à une représentation visuelle directe : « aujourdhui les Red Hills / sont léchées par la brume / le long du loch Slapin / » (on notera aussi ici comme ailleurs lemprunt au vocabulaire animé pour dire la non séparation davec le minéral). La deuxième caractéristique verbale est une grande diversité lexicale où se mêlent termes rares voire techniques, souvent dorigine scientifique liés aux paysages terrestres, marins et aériens qui sont le cadre et le sujet des trois parties du volume, à savoir laire dune mer multiplement poissonneuse avec ses vagues et ses roches que survolent les multiples oiseaux qui complètent un cosmos dynamique.

La première partie porte les pas du marcheur et du lecteur sur plusieurs Hébrides, imaginant la vie des « êtres rudes », Vikings qui ont pu sélancer sur ce même océan. Les couleurs sont rares et discrètes, plus fréquent le mouvement lent des roches déchiquetées par la brise et les glaciers, du vent sur le machair courbant toutes les fleurs sauvages, des ruisseaux et bien sûr celui des oiseaux …et des lapins. « Le bleu du ciel / miroite sur le sable / et lombre des nuages / file à grande vitesse ». Le lecteur découvre avec le marcheur ce monde qui sébroue, ce paysage qui respire.

Le second mouvement, scherzo, plus court mais plus agité, est formé de la visite dun lieu, Vatnajökull, le plus grand glacier dEurope, situé en Islande et localisé en exergue par sa latitude et sa longitude, et présenté 180dentrée comme « Mille mètres de glace étendus sur dix volcans », « noces / de la glace et des cendres » …À cette géologie bouleversée, répondent des couleurs violentes, particulièrement les bleus, et toute une langue toponymique et technique elle-même inhabituelle jusque dans la graphie et dans les sonorités, tout un vocabulaire vernaculaire rêche pour « donner voix aux saisissements », où les éléments eux-mêmes sagressent, sérodent. « De leur poids les glaciers / accablent les volcans » Mais la vie se manifeste, violente : « (les eaux froides / accueillent / les eaux glaciales / la pêche est bonne pour les / becs et les mâchoires) ».

La troisième partie, éponyme, « Planktos », est de loin la plus ambitieuse dans son propos ; elle délaisse le seul champ géographique et géologique marin pour saventurer sur le sol plus abstrait de considérations mentales et reconstituer un monde « chaoticiste » qui va du monstrueux « Rorqual bleu » à linfinitésimal plancton source de toute vie. Mais elle revient de manière toujours concrète, illustrée dexemples, sans conclusion autre quune certaine évidence non évidence joyeuse, sur la relation entre la chose et les mots, entre tous ces habitants du monde marin et aérien qui sont le souci de la géopoétique dans leur dénomination multiple mais non identique. Une goélette de pêcheurs, au début du poème, quitte « le port de Husavik / ce matin daoût / mil-neuf-cent-vingt-et-sept » – et à la fin, un navire dexploration scientifique « quitte la baie de Baffin / en lété deux-mille-quatorze / et sengage / dans le passage du Nord-Ouest ».

À bord de ces bateaux, le lecteur aura accompli un périple océanique par la baie de Biscaye et les divers océans où rôdent les baleines mais surtout un périple culturel à travers Pline lAncien, Hésiode, Homère, Héraclite, Platon et Aristote et même Cézanne et Hokusai, aussi incidemment par plusieurs épistémologues post-quantiques et… dArcy Thompson, pour sengager en fin de volume sans plus de précision dans « linconnu du monde aval ».

De même que de la baleine monstrueuse on passe à linfinitésimal krill par toutes dimensions de poissons nommés joyeusement, du plancton on passe à Planck voire au moins sur le plan sonore à Platon. On aura aussi croisé (non nommé) Einstein dont les théories cosmiques se prêtent à une analogie ludique – « suivons Planck ! » – par des mesures en longueur, en masse et en temps de Plancton. Mais là, « il est prévu / quon tique / devant telle poétique // lobjectif / ô lecteur / ô mon homothétie ! / est 181que tu planques / ton arbitraire qui te place / en plein centre // pour juger le plancton ». Platon, nominé pour son Cratyle et ses théories sur linnéité ou le conventionnalisme du langage, se voit ostracisé pour sa métaphysique et son idéalisme, car « la gent planctonique / est un sacré foutoir / un beau système / chaotique ». Avec « – un salut / à Melville / nous plongeons / plus loin encore / et noyons la métaphysique / dans les masses mouvantes et panocéaniques ». Et à nouveau plus loin : « de Platon au plancton / passons gaiement / de la métaphysique / à nos métazoaires ». Car « le chaman [qui] / veille sur la mer (…) sassure que la tribu / a son monde / dans le seul monde » dun « océan planétaire / en constant mouvement ».

Joyce voulait « sortir du cauchemar de lhistoire » finalement en créant un nouveau langage à partir du démembrement de lactuel. Kenneth White, qui signe une belle postface, considère que la nouvelle poétique ne doit privilégier « ni le moi, ni le mot, mais le monde ». Pour Régis Poulet notre monde peut être revivifié aussi par une prise de conscience de limmense stock, aussi fourmillant que lunivers des mers, de vocables à notre disposition, de mots précisément liés à cet univers physique de plus en plus délaissé par notre culture citadine matérialiste. Il éprouve une joie à citer tous ces oiseaux, tous ces habitants des mers sans sembarrasser dun « savoir livresque » qui veut imposer la pensée au vécu. Comme le réel quil explore, son livre est dun abord parfois difficile et demande quon y revienne et sy attarde ; même alors tout le savoir quil aura utilisé ne nous sera pas ouvert (à commencer par le « tu es cela aussi » qui en quelques mots nous ouvre sans sy arrêter limmense réserve du savoir asiatique). Rimbaud avait pressenti douloureusement que « je est un autre » ; Planktos est une réponse possible à cette énigme, à ce « koan », en tout cas une ouverture dynamique et joyeuse propre au nomadisme intellectuel et à la géopoétique.

Michèle Duclos

Université de Bordeaux

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Peter Nahon, éd., trad. et intr., Cantigas Geographicas. Poésie populaire des régions du Portugal, préface de H. P. Salomon, Bassac (Charente), Plein Chant, coll. « Anciennetés », 2019.

La maison dédition Plein Chant, qui, depuis près de cinquante ans, met à disposition de ses lecteurs de nombreux textes rares de littérature française et dailleurs, vient dajouter à son catalogue une édition bilingue, la toute première en date, de poèmes populaires portugais accompagnés de leur traduction en français. On ne dira jamais assez à quel point la connaissance de la poésie populaire dune nation est un préalable indispensable à létude de la poésie savante ; a fortiori dans le cas du Portugal, dont les poètes ont abondamment puisé aux sources de cette inspiration. On nous rappelle ici que Fernando Pessoa tenait cette littérature pour « le pot de fleurs que le Peuple met à la fenêtre de son âme » et sen est abondamment inspiré. Les comparatistes français peuvent désormais avoir connaissance de cette poésie à travers une édition de fort bonne tenue.

Les 350 poèmes présentés dans cette édition forment un choix représentatif du genre des trovas, quatrains populaires rimés, composés entre le xviiie et le xixe siècle. La trova est par excellence la forme dans laquelle sexprime traditionnellement la muse populaire portugaise, et ce depuis le Moyen Âge, comme le rappelle lintroduction fournie par le traducteur. Ces poèmes étaient, pour une part dentre eux, chantés (doù leur nom de cantigas) : léditeur fournit même un échantillon de partition dans lintroduction. Les quatrains présentés ici, dits « géographiques » en vertu du fait quils évoquent tous une localité ou une région, évoquent les realia de la vie rurale et le fond de sentiments populaires dans lequel puise toute poésie populaire, avec ici une emphase sur la saudade, le sentiment de nostalgie mélancolique récurrent dans la littérature lusitanienne.

La traduction en français, en vers libres, est très correcte et une lecture scrupuleuse na pas permis dy déceler de corrigenda majeurs. Elle sacrifie parfois lélégance à la littérarité, mais demeure pleinement lisible. On 183est même surpris parfois par des trouvailles de fort bon aloi, qui, eu égard à la nature délicate du texte source, souvent plein didiosyncrasies difficilement restituables, témoignent de lhabileté du traducteur, qui connaît aussi bien le portugais que le français. On ne sera pas étonné dapprendre que celui-ci, qui nen est pas à ses premières traductions de poèmes, est également lauteur de versions dApollinaire et de Nerval en vers latins.

Enfin, la présentation typographique et la fabrication de louvrage sont faites avec un soin remarquable. La disposition des notes, en marge des textes poétiques, est particulièrement heureuse. Le choix de léditeur de maintenir la graphie ancienne de ses textes, malgré les réformes orthographiques aujourdhui appliquées en portugais, peut paraître déroutant au premier abord, mais participe en fin de compte du charme un peu suranné de cette édition, qui prendra une place bien méritée aux côtés de toutes les grandes anthologies de poèmes populaires des nations dEurope.

João Almeida

Sorbonne Université

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Giovanni Dotoli, Éclats, poèmes, collages Patrick Navaï, Alberobello – Paris, Aga – LHarmattan, 2018, « LOrizzonte ».

Point nest besoin dêtre érudit pour sadonner et se donner à la poésie… Et linverse ? Lérudition se nourrit-elle de poésie ? Giovanni Dotoli pourrait certainement nous éclairer à ce sujet. Que dire dun homme qui sadresse à LIMMENSITÉ (en lettres capitales dans tous les sens du terme) comme un troubadour à la Dame de ses pensées ? La poésie de Giovanni Dotoli a le goût de la vie ; comme la nature selon 184Aristote, elle a horreur du vide. Dans ces conditions comment sétonner que Giovanni parvienne à le métamorphoser ? « Jembrasais/le/VIDE » proclame--t-il à la face de lunivers. Dans dautres poèmes, Dotoli célèbre cet univers que son verbe sefforce détreindre :

Je buvais l eau de l univers

Elle sentait le sang d innocence

pour retrouver la pureté originelle qui est aussi celle du poème.

Cette inspiration est tellurique puisque le poète célèbre une « fenêtre ouverte sur le monde », « dOccident en Orient » mais il ne saurait sen contenter, sa poésie est également cosmogonique puisquil sélance à lassaut de lunivers en cherchant une entrée : « Où était la porte ? » qui lui indiquera la voie à suivre.

Peut-être est-il temps de sintéresser à la typographie de ce recueil. Dotoli sait varier la graphie de ses poèmes comme un scribe subtil : lettres capitales, pour mieux définir ces « éclats de poésie » ou faire senvoler des calligrammes lumineux ; reproduction de son écriture manuscrite, pour des aphorismes…Voici lhomme salué par les étoiles, nouveau Cyrano ou Lorenzaccio dont le « regard parlait à la lune ».

« Elle était là la poésie », nous confie-t-il – celle-ci étant souvent associée à la vie. Pour le poète en effet, lécriture permet de retrouver lorigine de tout : lorigine de la poésie certes et certainement la poésie des origines. Il convient donc de parcourir « un chemin de lumière » construit par ceux quil nomme les ancêtres, chemin que nous avons perdu voire qui a été « dévasté » sans que lon sache vraiment par qui. Ce symbole dun éden à jamais disparu dont la nostalgie demeure dans la mémoire collective est prégnant dans ce recueil.

Pour Dotoli, lécriture est donc un acte de foi, une façon de célébrer cette « poésie-lumière » dont léclat est synonyme damour. Il lui restitue cette dimension unique qui fait de lHomme un élu en quête du Sacré :

J entendais l univers

Transcendance d essence

Flamme du féminin

On pourrait parler de théophanie avec ce rayonnement de la divinité au cœur de lunivers. Tout au long de ce recueil, les collages de Patrick 185Navaï forment une liturgie de couleurs et dempreintes qui accompagne la poésie de Dotoli, en la sublimant. En refermant ce bréviaire, on ressent une sorte daccomplissement et même dapaisement suprême. À linstar du poète, le lecteur pourrait sexclamer : « j'y étais » et cest un privilège.

Denis Emorine

Écrivain

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Béatrice Bonhomme, Deux passages pour, entre les deux, dormir, Halifax, Nova Scotia, 2018.

Il semble difficile de lire des poèmes sans verser dans la dialectique figée du plus et du moins, du vide et du plein, du manifeste et du latent, ou dune « absence-présence ». Dans cette appréhension spéculative, on théorise, on accumule les contradictions irréductibles pour chercher à saisir linsaisissable. Alors, dans cette lecture de lincertitude ontologique, comment ne pas séloigner du poète, comment interroger sa voix, le propre rapport à soi du créateur ? Certes, ambiguë est la parole lyrique qui savance et se dérobe simultanément ; paradoxales lintimité qui rend compte dun dehors, lindividualité qui notifie limpersonnel, le particulier qui signifie luniversel.

Deux paysages pour, entre les deux, dormir, le dernier recueil de Béatrice Bonhomme refuse, comme les précédents, la grandiloquence, la complexité rhétorique, la salve hermétique et nous fait sentir, au-delà des analyses, lintensité et la densité dun moi, la présence pudique et impudente dune sensibilité et dun désir : « Te le tenir pour dit une bonne fois pour toutes, avec tes cheveux un peu noirs ou rouges suivant le rayon dun soleil, tes cheveux en broussaille derrière lesquels tu te caches, avec 186ton émotivité à fleur de cœur, avec ta sensibilité décorchée, écorchée aux lèvres, au sexe et au cœur » (« Les lèvres de sang »).

Textes de saveur et de lumière, de couleurs et de substances où vibrent le charnel et laffectif impossibles à contenir ! Images de lenfance, ce moment où le langage nest pas encore dégradé par la conceptualisation ! La tension se porte continument sur les êtres, les choses, les circonstances les plus modestes de lenvironnement familier, éléments prosaïques du quotidien : vasistas aux petites ardoises, champignon qui ronge les gouttières, vaches aux gros pis, poules et grenouilles, mouette qui fait les poubelles, terre rousse sur les chaussures. Dominent une physiologie heureuse, une énergie qui sépanche à partir dune relation privilégiée avec la mer, le monde, la vie. Sous un flot déferlant de sensations, démotions, dimages retentit la même exclusive affirmation de lexistence. Bouffées dair marin, dalgues et de sable, parfum des roses trémières, des hortensias violines, des « fleurs de sel, des salicornes grillées de soleil, des fougères et des fenouils » (« Aller par le vent ») ; sensualité des fruits qui mûrissent, dune bouche et de tous « les grains et les lisses » de la peau (« Faire naître la lumière ») !

Béatrice Bonhomme sattache au flamboiement et à lincandescence, et se montre habile à « recueillir de la chaleur », à « ramasser du soleil » (« Les contours de ta main »), et à retrouver « lor des matins » sur de la simple paille (« La maison des champs »). Elle saisit dans la matière minérale, en particulier dans les pierres, « vieilles » et « pleines », leur compacité vitale et leur frémissement. Leitmotiv de la pierre « moussue et chaude » que lon palpe et qui palpite, qui retrouve et relève la tiédeur de la main, autre motif récurrent, et module le mouvement de lattouchement. Les deux disent la caresse dans lappétence insatiable du toucher, du contact, dans une liaison vivante et organique, étrange passage de la communication à la communion, dans le tendre et bouleversant vertige qui découvre que le communicable est aussi corruptible et périssable.

Le sens de la finitude ne peut que hanter le poète ; constante est la faille creusée dans la solidité apparente des choses ; accablante lantinomie tragique entre « vie absolue et non-existence, entre brûlure et néant » (« Faire naître la lumière ») ; profond le désarroi que suscitent la solitude, le silence, la souffrance… Pourtant, il y a présence euphorique au monde qui irradie par ses dramatiques et dynamiques oppositions 187et se traduit par des émois qui exhibent la fragilité, le changement, la caducité, le ténu des choses ; ou encore par une respiration qui joue sur le passage, le glissement presque insensible dun moment mortel à lautre, la terreur de labsence, de la rupture, de la disparition, toutes ces atteintes durables aux sentiments dunité et de continuité du moi.

Impossible de ne pas se laisser happer par ce battement de cœur, par la lucidité de ce laconisme et le don dinflammation du poète, par ces phrases gourmandes, engorgées et mûries, où saffiche la plénitude lovée au plus creux dun vide, « [d]evant cette vie dénigme qui ne livre que des paroles sans réponses comme des éclats de lumière » (« La nuit absentée »). Permanente est la maturation sensorielle et passionnelle dans cet ouvrage ; opiniâtre la folle approbation du corps, de la terre et de leau ; immuable la fièvre qui sourd de ces blessures toujours ouvertes, dont triomphe cependant « un cri offert à la joie et à lhumilité, ces rivages recouverts par la mer et que personne jamais ne sait quune simple trace ».

Ilda Tomas

Université de Grenade

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Giovanni Dotoli, Reviennent mes pas, Paris, Éditions du cygne, 2019, « Poésie francophone ».

Chaque fois que je joue puisquil est revenu dans mes doigts après cinquante ans de sommeil, ladagio du « Clair de lune » de Ludwig Van Beethoven, qui doit lêtre senza sordino, comme indiqué sur ma partition, soit « avec la pédale », je fais lassociation entre le mot et la note, me disant chaque fois : cest une lune de veillée funèbre, ce nest 188pas lastre enchanté, enchanteur et enchantant de Giovanni ! Et lon doit le titre de cette sonate à un poète et critique musical allemand, Ludwig Rellstab qui voit dans ce morceau une barque voguant sur un lac. Celle dans laquelle tu te glisses dans « Sur les pas du temps » avance fougueusement sur le fleuve de la vie.

Lauteur de la « septième » symphonie exprimait dans ce morceau le refus du père de la jeune fille dont il était amoureux, de lépouser. Frédéric Chopin essuya le même affront et avec brutalité Robert Schumann qui dut attendre cinq ans Clara, fille de son professeur de piano.

Les musiciens et les poètes romantiques tiraient leur souffle créateur de la douleur de leurs amours contrariées ou blessées. Ils lépanchaient sur les portées de partitions ou comme Alfred de Musset, sur la page blanche. Ces feuilles étaient leur confident, leur planche de salut, le divan du psychanalyste sur lequel ils couchaient leurs maux à lintention des auditeurs et des lecteurs quils émouvaient et émeuvent toujours, notamment ceux des générations auxquels les professeurs de lettres et de musique se plaisaient à faire apprendre ces morceaux mélancoliques à leurs élèves incapables de les comprendre puisquils ne pouvaient savoir ce que cétait que lamour dautant que les écoles nétaient pas mixtes.

Comme jai bu un philtre extraordinaire, tes poèmes mapprennent à dire si je pastiche Alfred tout en respectant le nombre de pieds et la rime : « les plus jubilatoires sont les chants les plus beaux et jen sais dimmortels qui sont de vifs flambeaux » terme que tu emploies dans ce vers « Jadmire le flambeau » !

Ton « Dictionnaire poétique et thématique de lintuition » – un chef-dœuvre – entre les mains, je me rends à lentrée « musique ». Puis jouvre ton splendide recueil, aux sens propre figuré « Reviennent mes pas », qui est une exhortation musicale, à la première page du chapitre « Le pont de la vie » qui coule, et qui fait songer à Friedrich Nietzsche qui était poète et pianiste à ses heures. À peine ai-je lu Jentends mes pas / Loin très loin que je fonds en larmes. Le lendemain, déchiffrant « Le poète Parle » – à nous et en nous – de Robert Schumann, le dernier morceau de ses « Scènes denfant », je tape sur les touches de mon autre clavier le titre et y ajoute, instinctivement, « par Alfred Cortot ». Le maître alors âgé de 84 printemps apparaît, les bras croisés sur son Pleyel disant à son élève : on se trouve en présence dun rêve et il se met à sa place. Dès la sonorité de la deuxième note, une blanche comme la première qui donne 189le temps de simprimer dans lâme, mes joues se couvrent de larmes. Et il précise : il faut rêver, pas jouerne pas relier ces deux phrasesici, cest comme une sorte dinterrogationtendrementinterroger lavenirà partir dici, on sinscrit dans limmortalité. Ces réflexions concrétisées dynamiquement par Je vis limage tendre / Des vallons du rêve, sappliquent à lensemble de tes poèmes. Les mots évoquant des images, tes interrogations Où est mon ciel ? Où est mon chemin ?, renvoient au doigt pointé vers le ciel du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci, le plus maître de lintuition.

La poésie étant une alliance de sons comme la musique, il faut la déclamer. La récitation extériorise lintériorité enserrée dans les vers et fait du lecteur le continuateur de lauteur. Et sil se produit devant un auditoire il continuera la chaîne qui sagrandira à linfini avec le temps, les maillons étant représentés par ses successeurs.

Le titre même de ta composition suprême « Reviennent mes pas » évoque des notes de musique que corrobore ces vers sublimes : Ce sont des notes bleues qui évoque la célèbre quEugène Delacroix et George Sand entendaient chez Frédéric Chopin, et Jen bois des syllabes bleues. Un accord magique qui allie le charnel au spirituel !

Le mot pas du titre résonne à loreille comme à celle de François-René de Châteaubriand, ceux de son père, mais en mode majeur : « loreille nétait plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent » dans ses Mémoires dOutre-tombe. Et tes pas battent la mesure. Ils vontsept par sept sur la/les routes et les rues. Ils laissent des traces sur le chemin. Ils rythment lamarche, la traversée, le voyage …

Je vois dans la partie qui reprend le titre général, vingt et une (soit trois fois sept) ballades, les deux premiers vers commençant par « Dans le champ »…. composant un refrain. En les déclamant, on entend le mot « chant ». Ces images qui sont des interprétations des champs de la nature (dédiés à Cérès pour les trois premières ballades !) vivante, éternelle, passagère, sonore, endormie, spirituelle, artistique, sont de toute beauté.

Dans le chapitre « Sur les pas du temps », tu lances dans le deuxième poème quatorze (deux fois sept) exclamations, traduisant ton amour intense passé, présent et en devenir – si les verbes sont majoritairement au présent, certains sont à limparfait et dautres au futur – de toutes les composantes profondément vues, vécues, goûtées, senties et 190ressenties corps et âme de lunivers terrestre, sidéral et sacré dans ses aspects les plus remarquables Cest une recréation intemporelle. On peut intituler ce morceau Ma vie qui est emplie de ces interjections et qui les résumant est détachée de la liste. Tu es tout particulièrement ici quatorze fois admirable, si je reprends la formule dArthur (Rimbaud) à ladresse dAlfred de Musset en prenant tout lopposé de sa chute (le mot « exécrable »).

Les vers de plusieurs strophes sont rimés comme à lépoque dite « classique ».

Ton Envol qui atteint en sept coups daile le paroxysme du beau embrume mes yeux.

Gloria in excelsis Divino poeta !

France Lafargue

Lexicographe

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SergeLinarès et Susanne Winter, sous la direction de, Jean Cocteau. Création et Intermédialité, « La Revue des lettres modernes », Paris, Lettres Modernes Minard, n. 8, 2018.

Jean Cocteau revient à la une de plus en plus, par la force de son œuvre. Ce volume recueille les actes du colloque « Jean Cocteau à la croisées des langages artistiques. Jean Cocteau und die Sprachen der Kunst », 2-4 mai 2013, par luniversité de Salzbourg et le Centre dhistoire culturelle des sociétés contemporaines de luniversité de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines. Un colloque mémorable, qui a mis laccent sur lart total de Cocteau, son langage cubiste, son écriture en peintre et en cinéaste, « à la croisée des arts » (p. 191).

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Jean Cocteau est lun des exemples les plus importants du croisement des arts au début du xxe siècle, jusquà la deuxième moitié du siècle. Il traverse tous les arts avec la même énergie. En ce sens, il est en avant de plusieurs décennies, sur lart de la voix et de limage et des enjeux « inter. et multimédiaux » (p. 185).

Tout un groupe de jeunes chercheurs vient de choisir lœuvre coctalienne, pour prouver la grande créativité du xxe siècle. Cest un modèle à suivre pour interpréter une immense quantité dartistes et décrivains qui se donnent tous la main, sur la lignée du même projet. Lart avant toute chose. Celui de Cocteau nous réserve encore de fantastiques surprises, dans une actualité parfois étonnante.

Ce volume en est une belle confirmation. Il prouve que Cocteau nest pas un dilettante. On la trop accusé damateurisme. Sa multimédialité est un regard sur lavant, à la rencontre des arts. Cocteau est un écrivain pluridisciplinaire, au synchronisme permanent. Cest pourquoi chez lui la poésie na pas de limites.

Venanzia Annese

Université du Salente – Lecce

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Constellation Cendrars, n. 2, 2018, Paris, Classiques Garnier.

On vient de célébrer un colloque mémorable sur lœuvre de Blaise Cendrars, en Sorbonne, organisé par lAssociation internationale des Études Françaises, que jai eu lhonneur de présider au même moment, sous la direction du grand spécialiste Claude Leroy, auteur de la Pléiade Cendrars en deux volumes, les Œuvres autobiographiques en 2013, et les Œuvres poétiques et romanesques en 2017.

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Ce numéro de la revue « Constellation Cendrars » – quel beau titre pour dire la connotation multiforme de cet écrivain – est une perle. Il nous ouvre des perspectives inédites et nous confirme « la formidable énergie de Blaise Cendras » (p. 11). On y va de Cendrars le brésilien jusquà des dossiers inédits, avec la parole donnée aux jeunes chercheurs, qui régiront lavenir de la littérature française.

Voilà donc « les territoires et les vertiges de la perception cendrarsienne », son « extase » et son « foudroiement », sa « légende », son altérité par rapport à la « primitivité » (p. 11). Laurence Campa et Christine Le Quellec Cottier ont raison : lœuvre de Blaise Cendrars constitue « un investissement commun » (p. 12). À retenir le bel hommage de Claude Leroy à Myriam Cendrars laquelle a quitté ce monde, en ouverture de ce numéro.

Maurice Nadeau a plein tort : Blaise Cendrars nest absolument pas l« homme à plume plutôt quun véritable écrivain ». Il est lécrivain complet par antonomase du xxe siècle, quil représente pleinement.

Venanzia Annese

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Stéphane Mallarmé, Œuvres, Édition dYves-Alain Favre, Paris, Classiques Garnier, 2019 [Réimpression de lédition de Paris, 1992].

Cette réimpression de louvrage dYves-Alain Favre, dans lédition de 1992, propose à nouveau au public un texte qui avait remporté le Prix de lAcadémie française en 1985. Comme la note liminaire lexplique, lauteur a utilisé, pour les différents ouvrages présentés, lédition qui respectait les dernières volontés du poète ; pour Les Poésies, par exemple, lédition reproduite est lédition Demain (1899), parue six mois après 193la mort du poète, que ce dernier avait longuement préparée, comme le témoigne le manuscrit annoté possédé par la bibliothèque Jacques Doucet. Lédition exclut (« à mon grand regret », comme lavoue Favre, p. xi), les poèmes de jeunesse, les Vers de circonstance, les traductions de Poe et les divers écrits en prose.

Les textes sont précédés par une « Chronologie » (p. xv-xxxiii) et par une « Introduction » générale suivie dune bibliographie (p. xxxv-lxiv). Chaque ensemble de poèmes (Les Poésies, Autres poésies, Divagations, Igitur ou La Folie dElbehnon, Un coup de dés jamais nabolira le hasard) est aussi précédé dune brève introduction de Favre. Les textes sont présentés dans une mise en page très claire et sont suivis par lensemble des « Notes » (p. 449 et suiv.) et des « Variantes » (p. 583 et suiv.). La richesse documentaire des notes et la précision philologique du travail sur les variantes font de lédition de Favre un point de repère pour toute recherche sur Mallarmé.

Les textes introductifs révèlent une finesse de lecture de léditeur qui fut le premier à comprendre la grandeur de Mallarmé poète et de Mallarmé théoricien de la poésie. Mallarmé, surtout pour ce qui est du langage, a été lun des premiers à ratifier lexistence dune langue de la simple information (qui na dautre ambition que celle de raconter) et dune langue de la poésie, une langue sacrée qui sefforce de revenir à son origine pour échapper à la banalité et pour parvenir à exprimer les essences, la vérité des choses. Ces idées, ces théories, fondent en réalité toute la poésie moderne et établissent la cassure linguistique qui hantera tant de poètes et dauteurs à partir du début du xxe siècle. Comme Mallarmé le disait dans une lettre à Léo dOrfer du 27 juin 1884 (cit. p. xlvii) « la Poésie est lexpression, par le langage humain amené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de lexistence ».

Concetta Cavallini

Université de Bari Aldo Moro

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Agnès Passot-Mannooretonil, Poètes et pédagogues de la Réforme catholique, Paris, Classiques Garnier, 2019.

Limposant volume dAgnès Passot-Mannooretonil, qui repose sur une bibliographie très riche (p. 583-635), présente une série de traits courageux qui sont à la base de lintérêt de lanalyse, menée avec rigueur, convaincante et rédigée dans un français fluide et plaisant à lire. En premier lieu, comme le prouve la bibliographie, lanalyse se fonde sur un corpus de sources manuscrites et de sources imprimées, ce qui la rend extrêmement fiable et précise (« Bibliographie. Sources manuscrites », p. 583-585 et « Bibliographie. Sources imprimées », p. 585-601). Deuxièmement, dans lanalyse, différentes approches sont utilisées. Si la base reste linguistico-littéraire, lauteur na pas peur de rendre compte de certains traits culturels et de mœurs concernant le phénomènes analysés. Donc la naissance des ordres monastiques, linfluence de la prédication, le rôle des cours, mais aussi la place de la femme dans le domaine de la dévotion, comme cible du culte (la figure emblématique de Marie Madeleine) mais aussi comme femme-mécène (la figure de Marguerite de Navarre) sont des éléments pris en compte dans lanalyse.

Troisièmement, le volume place la langue de la littérature de dévotion en premier plan, car ce qui importe est le passage des genres dévotionnels de la fin du Moyen Age (jardins, vergers, chapelets, miroirs, Noëls…) à la poésie dexpression lyrique du xvie siècle (dialogues, rondeaux, prières et Heures, etc.) réunie souvent dans des recueils. Charles Fontaine, Jean Bouchet, Marguerite de Naverre, Guillaume Crétin sont autant dauteurs qui visent à convaincre et à séduire le lecteur mondain et les dames. Ce que lauteur appelle le « style mystique » devient central au début du xvie siècle dans la pédagogie de la foi et dans lexhortation à la pénitence.

Dernier élément dintérêt est la lecture raisonnée de la production de certains écrivains, dont des femmes, comme Marguerite de Navarre. Cette production serait « moins liée quon ne la dit à la question de lévangélisme et aux doctrines religieuses quelle ne paraît résulter de 195la rencontre entre les pratiques authentiquement littéraires, la poésie mariale des rhétoriqueurs, mais aussi la poésie amoureuse de cour, et des pratiques religieuses » (p. 22). Linclusion de Margurite parmi les poètes de la Réforme catholique est frappante ; cependant, la lecture proposée est convaincante car elle permet de nuancer certaines positions trop extrêmes sur des personnages qui jouaient souvent un rôle institutionnel et qui avaient reçu une formation basée sur un sens de mesure, déquilibre et de tradition.

Lanalyse de ce volume frappe donc le lecteur par sa rigueur, mais aussi par la subtile finesse de ses lectures et de ses interprétations, donnant un cadre densemble dun grand intérêt sur ce moment de passage de la poésie de la fin du Moyen Age à celle du xvie siècle. Ce passage littéraire, qui est aussi culturel, social et religieux, est pris en compte dans toute sa complexité.

Concetta Cavallini

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Arts de poésie et traités du vers français (fin xvi e - xvii e siècles). Langue, poème, société, sous la direction de Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux, Paris, Classiques Garnier, 2019.

Les études rassemblées dans ce volume suivent le renouvellement des textes dart poétique entre xvie et xviie siècle. Pendant cette période, lintérêt croissant pour la poésie et pour la versification favorise la parution douvrages de réflexion ainsi que douvrages techniques sur la langue qui visaient à « légiférer », selon des perspectives nationales sinscrivant dans une longue durée, dans un cadre qui nétait pas seulement linguistique. Il est vrai que la pratique des arts poétiques dans certains domaines 196reste encore liée aux habitudes locales et aux traditions. La section la plus approfondie du volume, à savoir la quatrième partie consacrée aux « Théories et pratiques de la rime », contient deux études assez longues sur la rime normande et sur la rime au Poitou (par Yves Charles Morin et Dominique Billy) qui prouvent que les habitudes dans la pratique suivent encore les traditions régionales, chaque auteur écrivant en fonction de ses appartenances locales, sociales ou institutionnelles.

Le parcours des études suit les « Continuités/Discontinuités » (première partie) des théorisations des arts poétiques entre xvie et xviie siècle, arrivant jusquà LAcadémie de lart poetique de Pierre de Deimier (1610). Plusieurs cas spécifiques sont pris en compte dans la deuxième partie, comme la théorie des épigrammes et de la satire (deuxième partie, « Héritages revisités ») mais toujours dans la tentation dune régulation linguisitique et poétique pour tous, dune opération sadressant à de « nouveaux publics » (p. 13), comme par exemple celui des femmes. Lévolution des imaginaires linguistiques avance vers une plus forte conscience grammaticale, surtout au xviie siècle ; cependant, cette conscience sarticule autour dun souci métrique (troisième partie, « Art poétique et pensée de la langue »).

La cinquième partie(« Penser lactualité avec les arts poétiques ») analyse des textes de la seconde moitié du xviie siècle, de Boileau à Colletet. Ces travaux, redevables à la tradition du xvie siècle, repoussent les limites du genre pour sinscrire dans des limites bien plus riches que celles dun traité du vers. Le cas de Colletet, à qui on a attribué le traité LEscole des Muses (1652), traité complètement différent de LArt poëtique (1658), dont il est lauteur, est soumis à lanalyse par Sabine Biedma, qui arrive à la même conclusion que Joséphine de Boer (1925), à savoir que louvrage LÉcole des Muses na pas été rédigé par Colletet ou par son fils (p. 307, et suiv.). La très riche bibliographie générale (p. 371-396) placée à la fin du volume constitue une référence pour les chercheurs, ainsi que les deux index, celui des noms propres (p. 415-414) et surtout, celui des notions (p. 397-403), qui aide à repérer les différents sujets à lintérieur des articles.

Le parcours danalyse de ce volume, dont nous sommes redevables aux éditeurs, Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux, prouve bien que la tradition de « lart poétique français » est repérable très clairement au cours du xvie et xviie siècle ; cependant, la notion de genre est plus difficile à cerner car les ouvrages semblent 197sous-entendre des intérêts de régulation linguistique et de politique de la rédaction des textes qui va bien au-delà de la dimension normative quon leur attribue normalement. Le domaine des arts poétiques mérite donc encore quon sy attarde pour révéler sa complexité et sa richesse.

Concetta Cavallini

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Laurent Fourcaut, LŒuvre poétique de Dominique Fourcade. Un lyrisme lessivé à mort du réel, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Tout amateur de lœuvre de Dominique Fourcade accueillera avec plaisir cette étude de Laurent Fourcaut proposant une analyse ponctuelle de la quasi totalité de la production de ce poète contemporain afin den faire ressortir « sa profonde originalité » (p. 13).

Cette œuvre poétique a donné lieu à peu de travaux critiques, mais elle a connu récemment un regain dintérêt dans le domaine de la poésie contemporaine. Preuve en est le premier colloque international qui lui a été consacré tout récemment à lUniversité Paris-Sorbonne.

Dans ce livre, L. Fourcaut recueille des réflexions mûries sur près de vingt ans autour de ce poète singulier. Et cest dailleurs de cette « lenteur » dans la réalisation que son projet a pu tirer profit et concerner lensemble de lœuvre de D. Fourcade. Chacun des livres du poète fait ainsi lobjet dun chapitre de ce volume, jusquau tout dernier, intitulé deuil, élégie écrite suite à la mort accidentelle, le 2 janvier 2018, de son ami et éditeur Paul Otchakovsky-Laurens.

Outre la riche bibliographie, mise à jour et raisonnée, les trois index – des noms, des thèmes et des notions – figurant en conclusion du volume, savèrent très utiles.

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Pour terminer, en noubliant pas que Dominique Fourcade a été un éminent spécialiste de lart moderne et contemporain et notamment dHenri Matisse, dans la certitude que ce pan de son travail sera tôt ou tard au centre de recherches spécifiques, cette étude offre en annexe une Chronologie des expositions de peinture et de sculpture auxquelles le critique et historien dart a collaboré depuis 1966.

Giovanna Devincenzo

Université de Bari Aldo Moro

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Michel Collot, Sujet, monde et langage dans la poésie moderne. De Baudelaire à Ponge, Paris, Classiques Garnier, 2018.

« À mes yeux enseignement et recherche sont deux activités complémentaires, qui se fécondent mutuellement » (p. 8-9). Par ces mots, dans son « Introduction » à ce volume, Michel Collot nous révèle lesprit qui la guidé dans ce projet. Il a décidé de rassembler ici quelques-unes de ses études comme témoignage du dialogue constant entre dun côté son travail denseignant et de lautre son activité de chercheur. Un échange mutuel a animé ces deux occupations et cest ainsi que presque naturellement certains de ses cours et séminaires ont donné lieu à des articles, des communications, des conférences.

Les études réunies ici portent sur des classiques des xixe et xxe siècles particulièrement chers à M. Collot : les fondements de la modernité poétique le long dun parcours à travers la poésie française de 1850 à 1960. Selon la conviction de notre enseignant-chercheur, la poésie daujourdhui peut trouver des sources dinspiration chez ces classiques de la modernité, de Baudelaire à Ponge, comme lannonce le sous-titre. 199Et il suggère à cet effet de tourner un regard renouvelé vers la tradition, un regard où les trois instances capitales dans toute expérience poétique – sujet, monde et langage – doivent garder une place privilégiée et interagir entre elles de façon harmonieuse.

Sur la base de ces prémisses, par ce livre, M. Collot nous offre un tour dhorizon de la poésie moderne, toujours fidèle aux points dancrage de sa méthode, à cet entrelacs du sujet, du monde et du langage, toujours fier davoir pu consacrer sa vie à ce quil a placé au plus haut : « la poésie, laltérité, la réalité » (p. 264).

La Postface de Antonio Rodriguez, Professeur à lUniversité de Lausanne et ancien élève de M. Collot, complète et enrichit ce livre-bilan de souvenirs personnels, réflexions, témoignages qui contribuent à éclaircir la pensée de ce spécialiste de la poésie moderne qui a fait de son « beau métier » (p. 7) lâme de son existence.

Giovanna Devincenzo

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Jacques Prévert, détonations poétiques, sous la direction de Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa, Paris, Classiques Garnier, 2019.

À loccasion des quarante ans de la mort de Jacques Prévert, du 11 au 18 août 2017, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle a consacré à ce poète un colloque intitulé « Jacques Prévert, détonations poétiques » visant à renouveler le regard porté sur ce personnage.

Sous la direction de Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa, ces rencontres étalées sur une semaine ont été un moment fructueux de confrontation collective autour dune œuvre qui jouit dune immense popularité, mais qui sous nombre daspects doit encore être découverte.

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Dans les classements des poètes préférés des Français, Jacques Prévert est en tête. Paroles reste son recueil poétique le plus traduit et le plus vendu. Mais il y a des failles à combler. Cet auteur demeure en effet méconnu sous plusieurs points de vue. « Un profond décalage existe entre son œuvre réelle, et limage que la postérité en garde » (p. 12). Sur la base de ces constats, ce collectif se veut éclectique et entend esquisser un portrait de Prévert plus complet et plus juste, tenant compte de la multiplicité de ses intérêts.

Des spécialistes provenant de divers pays et travaillant dans divers domaines, non seulement universitaires, abordent dans les contributions rassemblées dans cette publication, les différentes facettes dune œuvre protéiforme : le cinéma (les scénarios de Prévert sont de plus en plus connus grâce aux travaux de Carole Aurouet), la chanson, la photographie, les collages, le livre dart, les collaborations artistiques et la poésie bien évidemment. Dans une optique transdisciplinaire et avec lambition de rendre une vision densemble, ces réflexions contribuent à dévoiler des aspects de lœuvre de cet auteur qui sont passés sous silence et qui pourtant, dans le monde où nous vivons, gardent une force criante. À côté des textes doux et rêveurs, on trouve chez Prévert une « poésie-action », une écriture engagée qui a une puissance singulière et dont la prise en compte peut apporter des éclaircissements précieux à la relecture dun corpus littéraire et artistique dune richesse inouïe. Cette opération est entamée néanmoins sans prétendre à lexhaustivité et dans la pleine conscience que ce volume na fait quouvrir la voie à la nécessité dun renouvellement de l« appréhension » de lœuvre de Prévert de la part du public.

Giovanna Devincenzo

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Seiji Marukawa, Poésie, savoir, pensée : huit études. Essai, Paris, Librairie Éditions tituli, 2015.

Comme le déclare lauteur lui-même en donnant la liste des références, les articles réunis dans ce volume ont paru sous une forme légèrement différente dans des revues ou mélanges, exception faite pour létude sur Michel Deguy (p. 157) ainsi que pour la partie concernant Giovanni Bellini dans lessai sur Yves Bonnefoy (p. 253).

Seiji Marukawa se propose danalyser un corpus de cinq poètes : Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Jacques Dupin, Michel Deguy et Yves Bonnefoy. Et il esquisse dans lintroduction ponctuelle qui ouvre le volume non seulement le parcours quil va suivre, mais aussi les principes qui lont guidé.

Rappelant ce que Marcel Raymond déclarait en 1939, au début de son De Baudelaire au surréalisme, à légard de la poésie, la définissant comme « je ne sais quel moyen irrégulier de connaissance métaphysique » (Paris, Corti, 1985, p. 11), lauteur explique le choix du titre de ce volume. La poésie « peut avoir affaire au fond, mais moins au vieux fond métaphysique quau fond du cœur » (p. 12), ce qui en justifie le lien avec le savoir à la foi philosophique, religieux ou mystique.

Sur la base de ces prémisses, la réflexion de S. Marukawa ségrène au fil des huit études dont se compose louvrage et se développe à lenseigne de « linvalidation de léchelle métaphysique » (p. 17). Il est temps que la poésie se mette en question et quelle dépasse les entraves de leffusion lyrique, par le biais dun pont vers lextérieur. Les trois séquences de cette analyse sarrêtent chacune sur un aspect spécifique : de la conception du langage poétique aux rapports avec les arts plastiques, jusquà la rencontre avec la culture japonaise dans les cas de Philippe Jaccottet et de Jacques Dupin.

Louvrage fournit aussi un cahier central où sont reproduites des œuvres de Alberto Giacometti, Eduardo Chillida, Piero della Francesca et Giovanni Bellini.

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Riche en suggestions, ce volume peut contribuer de manière significative à replacer la poésie dans le cadre controversé de la culture mondialisée.

Giovanna Devincenzo

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Philippe Jaccottet : poésie et altérité, sous la direction de Michèle Finck et Patrick Werly, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2018.

Composé de quatre parties (Approches de laltérité ; Paysages et lieux, accès à une altérité ; Interlocuteurs : poètes français et étrangers ; Interlocuteurs : peintres et musiciens), louvrage commence par une Ouverture de Michèle Finck qui envisage la poésie de Jaccottet en termes d« obstination dun ton tendu vers lautre ».

Les interventions contenues dans cet ouvrage soulignent toutes en effet la disposition empathique du sujet écrivant : elles démontrent louverture à autrui si ce nest laccueil de laltérité et, dans cette optique, concluent que lAutre habite et abrite la poésie de Jaccottet. Auteur, lecteur et traducteur à lécoute du monde, Jaccottet « parle lautre » : le mouvement de tension vers lautre (principe daltérité) lemportant toujours sur le mouvement de repli sur soi (principe de solitude). Tout comme les poètes de sa génération, Jaccottet considère la poésie comme « sortie de soi », « ouverture à lautre » (cf. Eugène Guillevic, Yves Bonnefoy, Michel Deguy pour nen citer que trois). Il écrit par et pour lautre, pratiquant ainsi une sorte de « poétique du miroitement » tout comme la exprimé le poète russe Ossip Mandelstam dans sa formule : « pas de lyrisme sans dialogue ».

Tout au long de ce collectif, la question de laltérité est abordée sous plusieurs points de vue, dans le sens large : ce-qui-est-« autre », voire 203lautre dun « même ». Et ce dans des situations de lexistence telles que lamour, le deuil, le voyage, la promenade, lexpérience esthétique de lart, lexpérience mystique, la relation au cosmos, au lieu, au paysage, à lhomme, à lanimal, au monde végétal, aux couleurs, aux objets. Des études très ponctuelles y figurant mettent en évidence que la structure fragmentaire de la production de Jaccottet relève de la relation à lautre et se caractérise par des bribes, des micro-récits, des ébauches dessais, des fulgurances, des révélations, des intuitions, des rêveries, des réflexions metapoétiques qui vont de la quête dune définition de la poésie à linterrogation sur la valeur du mot et sur le sens de la nomination (p. 65). Dautres analyses très intéressantes sont consacrées au dialogue entre Jaccottet et Pétrarque, Baudelaire, Mallarmé, Hölderlin et Rilke, ainsi quau dialogue entre Jaccottet et les peintres et musiciens ; le regard et lécoute y sont présentés comme une ouverture vers laltérité voire comme outils dinterrelation. Dans cette perspective, une très belle étude est consacrée à la riche correspondance entre Jaccottet et Ungaretti et tout précisément à lécoute de la « recherche du chant » commune aux deux poètes. Louvrage est enrichi par un précieux fac-similé de lun des états de travail, daté de 1969, dun poème paru dans Leçons en 1977 et dont le tapuscrit raturé par lauteur appartient au Fonds Philippe Jaccottet de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

À une époque où lhomme risque de vivre de plus en plus comme une monade sans fenêtres, ce collectif démontre limportance de louverture et promeut laccueil.

Pas de poésie « après Auschwitz » (cf. Adorno) et après le 11 septembre ? Au contraire, cet ouvrage invite à plus de poésie que jamais pour peu que celle-ci soit avant tout « obstination dun ton tendu vers lautre ».

Le poème va vers lautre et a besoin de cet autre : il le recherche et se promet à lui. Le poème, suggère Jaccottet, est une bouteille jetée à la mer et abandonnée à lespoir qui pourra être recueillie sur la plage du cœur.

Marcella Leopizzi

Université du Salente – Lecce

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Cahiers de l Association Les Amis de Milosz, n. 55, Paris, LHarmattan, 2016.

Introduit par une présentation dOlivier Piveteau et divisé en deux parties, Oscar Milosz, source dinspiration et Chroniques, ce cinquante-cinquième numéro des Cahiers de lAssociation Les Amis de Milosz est consacré à la réception actuelle de lœuvre dOscar Milosz.

Ce numéro offre, entre autres, un intéressant entretien avec Pranas Gailius, une importante étude inédite de Jean-Luc Moreau sur la relation entre mysticisme et scepticisme chez Milosz, un riche compte rendu dun entretien de Janine Kohler (publié à Vilnius à titre posthume par Giedrė Pranaitytė) et plusieurs chroniques concernant les événements auxquels se sont associés les Amis de Milosz pendant ces dernières années – y compris les festivités qui ont marqué en 2016 lannée du cinquantenaire de lassociation des Amis de Milosz.

Cette livraison prouve que Milosz continue dêtre une prodigieuse source dinspiration pour les artistes et les écrivains. Des poètes (Arturo Cambours Ocampo, Gérard Engelbach, Delphine Durand), des romanciers-nouvellistes-essayistes (Antonio Costa Gómez, Jean-Luc Moreau, Georges-Olivier Châteaureynaud, Hubert Haddad, François Saintonge), le peintre Pranas Gailius et le sculpteur Klaudijus Púdymas reconnaissent en Milosz une source féconde voire un modèle.

Les contributions recueillies dans cette publication suggèrent de « goûter la poésie de Milosz comme une liqueur jamais distillée » (p. 35). Auteur humble et discret, inlassable artisan du vers, dont lécriture fulgurante et contemplative se rapproche parfois du mysticisme, Milosz travaille, en effet, dans et par son œuvre à une incessante exploration de soi, la poésie étant pour lui un « râle ontologique de lêtre étrangement libérateur » (p. 84). Sa réflexion de type métaphysique développée entre relativisme et scepticisme souvre ainsi sur une poésie de lexil qui cherche à réconcilier nature, culture et foi via lespérance et la grâce.

Poésie démotion, de nostalgie (nostalgie de lenfance et du temps enfui) et de méditation, la poésie de Milosz ne sera pas ignorée par le lecteur et la communauté scientifique. Immense poète francophone, qui 205dans sa carrière décrivain a mis en valeur la culture lituanienne et a marqué la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle à linstar de Paul Claudel, de Patrice de la Tour du Pin et de Jean El Mouhoub Amrouche, Milosz trouvera progressivement laudience qui lui est due.

Il faut savoir gré aux Amis de Milosz pour leur travail, pour leurs publications, pour ces cahiers qui favorisent le rayonnement de lœuvre de Milosz et en perpétuent la mémoire, ainsi que pour leur éminente contribution à une meilleure connaissance de la Lituanie en France.

Marcella Leopizzi

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Jean-PaulGiraud, Y a-t-il des mots pour parler poésie ? Essais, préface de Jean Joubert, Paris, Édinter, 2013, « Essais ».

Un livre que tout le monde devrait lire, ou au moins utiliser dans ses lectures et ses recherches : enseignants, étudiants, amateurs de poésie et de littérature, large public aimant la culture soi-disant générale.

Cest la somme darticles publiés dans des revues, mais toujours avec le même chemin à suivre : défense et illustration de la poésie, ainsi que jintitule mon livre qui vient de paraître chez LHarmattan, dans la collection « LOrizzonte », que je codirige avec Encarnación Medina Arjona et Giovanni Dotoli.

Cest un texte-bilan et un livre de théorie et desthétique poétiques : vingt années de lectures, « sous des angles divers » (p. 7). Doù le portrait dun large groupe de poètes de notre temps et presque une situation de la poésie française aujourdhui. Théorie et pratique se marient. Écriture et lecture, invention de la parole et amour pour elle.

Comme autrefois, lessayiste sidentifie avec lécrivain et le lecteur. La poésie apparaît lénième fois comme indéfinissable. Cest pourquoi 206lauteur parle de lorigine du poème, des étapes de la création, du rôle de lémotion, de limage, de lautobiographie, de la relation avec le monde, et bien sûr de celle de la critique.

De temps à autre, la linguistique apparaît, mais jamais avec ses règles trop strictes qui ne font pas respirer, mais avec ses ouvertures sur les secrets du vers ou de la ligne. La véritable linguistique ne dissèque pas, mais enrichit la lecture critique.

Nous sommes face à un livre concret et vivant, qui suit toujours le juste équilibre de la lecture. Le langage garde son importance, sans jamais opprimer la poésie. En plus, avec un humour rare dans ce type douvrage. Tout se tient : les mots du poème, le sens et le non-sens, grammaire et poésie, la description, la citation, lintertexte, la modernité, limage, le fragment, le poème en prose, lengagement du poète, la lecture.

Cest un livre que toutes les bibliothèques devraient acheter (préface, p. 10).

Mario Selvaggio

Université de Cagliari

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Arnaud Bernadet, La phrase continuée. Variations sur un trope théorique, Paris, Classiques Garnier, 2019, « Théorie de la littérature ».

Ce livre ne traite pas de la phrase traditionnelle, malgré son titre. En effet, ce titre revient dune citation fondamentale de Stéphane Mallarmé, qui dans sa préface à Un Coup de Dés jamais nabolira le Hasard, parle d« une phrase capitale introduite dès le titre et continuée », qui sorganise par « arrêts fragmentaires », selon « la mobilité de lécrit » (Œuvres complètes, par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1998, p. 391).

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Ce sont des affirmations capitales, qui ouvrent toute lhistoire de la poésie française de lavenir. La syntaxe nest plus la même – à partir de 1909, on dira ouvertement quil faut la détruire. Ce sont les motifs, les directions, lintonation et lémission qui comptent.

Loralité et la visualité auront leur fonction immense, grâce au nouveau rôle des blancs et du rythme – à lire Henri Meschonnic. La phrase sinvente au fur et à mesure. Sa continuité est dans le changement et dans le fragment.

Ce nest plus uniquement un problème de construction et dextension, mais de nouvelle catégorie de la poésie. Lexpérimentation est la connotation de la phrase de la poésie.

Ainsi, cest le sujet, le poète, le créateur, qui assument toute lénergie du texte. Le processus de la phrase dépend de lindividu. À chaque poète sa phrase. Question de phénomène artistique. Plus que de phrase, comme dans la musique, il faut parler de phrasé.

Nous sommes face à une « catégorie particulière dune poétique et non seulement [à une] une catégorie de la langue ». Cest en somme une phrase temporelle, momentanée, individuelle, autre, faisant partie de lart et non pas de la grammaire.

Pour analyser la poésie des deux derniers siècles, il faut partir du phrasé de chaque écrivain. Ce livre exceptionnel le prouve par lanalyse de la phrase dans la poésie de Laforgue, Corbière, Verlaine, Péguy, Saint-John Perse et Supervielle. Deux cents ans de création littéraire, qui vont marquer à jamais la poésie. Lunité syntaxique perd sa valeur. Marc Wilmet se demande justement : « Dans le continuum quest la langue et sur le plan horizontal, où commence et où finit la phrase ? » (Grammaire critique du français, Paris/Louvain-La-Neuve, Hachette supérieur/Duculot, 1998, 2e édition, p. 443).

« Le phrasé est le lieu dune signature en train de sinventer » (p. 155). La poésie va sinventer au fur et à mesure. Émile Benveniste est lun des premiers à le découvrir. « Lidentité du sujet » (p. 17) joue le rôle principal de la nouvelle poésie.

Cest un livre qui ouvre de grandes perspectives de recherches. Absolument à étudier, avant dentreprendre une étude sur la poésie de notre temps.

Mario Selvaggio