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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Les Métamorphoses de Pierrot, « pantomime en un prologue et six tableaux » publiée pour la première fois dans le journal viennois Die Zeit en avril 19081, est lune des deux pantomimes écrites par Schnitzler. Contrairement au Voile de Pierrette, qui connut un grand succès, Les Métamorphoses de Pierrot ne fut jamais portée à la scène du vivant de lauteur, malgré ses efforts pour convaincre le compositeur Oscar Straus den livrer une partition2. Schnitzler en esquisse le projet, alors défini comme une « pièce en un acte », dès 1904, mais il faut attendre 1907 pour quil en avance substantiellement la rédaction. Il ajoute le prologue en mars de lannée suivante et remanie la pièce en un acte pour la structurer en six tableaux.

Dans ce jeu de transformations et didentités brouillés, Schnitzler traite de lamour et du mensonge dans la bourgeoisie viennoise, posant ainsi une continuité avec la première pantomime, mais aussi avec ses premiers textes dramatiques : le cycle de pièces en un acte Anatole (1893), Liebelei (1895), La Ronde (1900) ou encore Le Chemin solitaire (1904)3. Pierrot est à nouveau dans le rôle dArlequin, séducteur conquérant qui vient troubler le couple en train de se former entre Katharina et Eduard, jeune homme de bonne famille, fade et ennuyeux. En opposition à léternel perdant quincarne traditionnellement Pierrot, le personnage est ici un manipulateur4.

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De même que Schnitzler démasque, dans son théâtre parlé, les manipulations de la langue dans le jeu de la conversation5, ses aphorismes, partiellement traduits sous le titre La transparence impossible, reflètent une conscience aiguë du mensonge inhérent à la communication entre les individus. La défiance envers les mots en est un aspect, mais Schnitzler nest pas dupe non plus de la critique du langage et pousse la réflexion plus avant : « Quand la dialectique capitule, on entend parfois cet ultime argument : Mais que sont les mots ? Celui qui parle ainsi ne devrait jamais avoir le droit de commencer une discussion. Certes les mots ne sont pas tout, il y a toujours quelque chose entre les mots, derrière les mots – mais tout ce quil y a dindicible ne prend son sens que par lexistence des mots, et par la distance, le rapport différents quil entretient avec les mots justement6. » Le recours à la pantomime nest donc pas, pour Schnitzler, un désaveu du langage verbal, mais une autre façon den explorer les enjeux, comme en témoigne aussi son maintien de dialogues entre les personnages.

Les « métamorphoses » de Pierrot invitent à une réflexion sur lillusion : celle dune identité stable – Katharina ne parvient pas à savoir « qui est véritablement » Pierrot, artiste feignant une noble extraction, dont la couronne à onze pointes, parodie dun symbole héraldique, serait la preuve ; celle qui sous-tend les relations amoureuses, les rapports humains en société, mais aussi lillusion théâtrale. Dans le texte original, le terme Verwandlung unit ces différents plans, dans la mesure où il désigne à la fois les métamorphoses successives du séducteur Pierrot, ses différents accoutrements et les changements de décor à la fin de chaque tableau.

Laspect réflexif de la pantomime apparaît dès le premier tableau, où Pierrot joue dans une pantomime inspirée de la commedia dellarte. 305Alors que le séducteur de Katharina est un Arlequin dans le triangle amoureux, rappelant également le personnage de Casanova, cher à Schnitzler, le rôle quil joue dans lauberge est un miroir inversé : cest celui dun Pierrot, auquel le clown vient disputer sa fiancée Colombine. Censé retrouver sa promise à la fin de laction et varier ainsi le canevas dune « Colombine pardonnée », Pierrot improvise une autre fin, qui est à la fois une allusion métadramatique aux improvisations de la comédie italienne et une prolepse de laction dans la pantomime-cadre : en effet, ayant reconnu Katharina dans le public, le comédien repousse subitement Colombine, jouée par sa propre fiancée Anna et senfuit sous les applaudissements. Le changement de morceau dans laccompagnement musical, au moment où la famille de Katharina prend place dans le jardin de lauberge, matérialise cette mise en abyme de la pantomime-cadre7. Elle lui confère une épaisseur supplémentaire et vient offrir une sorte de raccourci visuel de lhistoire de la pantomime en mélangeant les types italiens, le clown, témoin de linfluence britannique, lappropriation de la tradition italienne par la comédie populaire viennoise et le nouvel essor de la pantomime sous linfluence du Pierrot décadent. Lévocation dun numéro dacrobate et du « cirque vélocipédique » complètent ce tableau dune fin de siècle qui consacre lessor des arts « mineurs ».

La mise en abyme rejoint la satire sociale : la frontière entre Pierrot amoureux de Katharina et son rôle de Pierrot sur scène, entre le personnage et le masque, est parfois flottante, suscitant chez le lecteur/spectateur, comme chez Katharina, une incertitude quant à ce quil faut croire ou comprendre, une confusion qui caractérise précisément le jeu des apparences et de la dissimulation en société. Pareille incertitude naît ainsi lorsque le masque Pierrot « joue » la rage de lamoureux trahi, quil « se jette à terre dans un accès de rage feinte8 » et que le comédien Pierrot, apercevant Katharina, feint de ne lavoir point reconnue, puis « joue » la surprise, avant de lintégrer au jeu pantomimique scénique par 306le regard, de lagréger ainsi au grand théâtre du monde, et de bouleverser le dénouement de sa scène. À linverse, Anna-Colombine redevient la comédienne Anna au moment où elle est repoussée par Pierrot hors du jeu. Un renversement des valeurs sopère ainsi jusque dans le champ lexical : celui du « jeu » est appliqué au domaine des sentiments, censés relever de la sincérité, tandis quà lopposé, le registre de la connaissance et de la prise de conscience est convoqué lorsque le comédien Pierrot change le dénouement de la pantomime, quil intervient dans son canevas et « fait comprendre par un signe » au public quil a une idée ingénieuse.

Le principe même des métamorphoses met laccent sur la comédie sociale. De même que le diseur de bonne aventure nest voyant que par la vertu de ses accessoires « magiques », Pierrot ne cesse de se cacher derrière une multiplicité de masques, qualifiés explicitement de « rôles » : celui du pousseur de balançoire, du photographe qui immortalise les différents types de la société dans des poses figées, bousculées par le geste érotique du jeune artiste glissant une plume dans le nez de la cuisinière, etc. Pierrot, faux dandy en costume dété, joue au jeune homme amoureux alors quil ne rêve que de promotion sociale ; Katharina « joue les indignées », alors quelle ne rêve que de succomber. Lillusion culmine dans le dernier tableau, parodie danagnorisis, où Pierrot joue les amoureux romantiques à seule fin de persuader Katharina quelle est sous lemprise magique de lamour naissant : les explications quil lui fournit ne sont quun nouveau jeu de dupes. Dans le clair de lune qui baigne les rives du Danube, il semble une parodie du Pierrot décadent. Finalement, Pierrot est rappelé à sa condition dacteur par le directeur qui lui tend son « costume » de Pierrot, dernière métamorphose et clin dœil ironique du dramaturge Schnitzler : retrouver sa « véritable » identité, ce nest pas se mettre à nu, cest endosser le costume qui revient à chacun. Katharina et Pierrot se quittent « pour un éternel adieu », lordre social les fige dans leurs rôles respectifs. Et lorsque Pierrot semble ôter le dernier masque, cest pour en révéler un autre : celui du comédien. Quant à Katharina, lorsquelle prie Edouard de croire que « tout est rentré dans lordre », quelle est bien sa « fiancée » – rôle social qui ne dit rien sur la sincérité de ses sentiments –, le jeune homme ne demande pas mieux que dy « croire ». Par là-même, Schnitzler suggère que linstitution du mariage ne se préoccupe en rien des sentiments : lessentiel est de faire semblant et dy croire.

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Les tableaux de la pantomime, et tout particulièrement les poses chez le photographe, offrent ainsi une transposition visuelle des « poses » sociales que Schnitzler na eu de cesse de démasquer dans son théâtre : bourgeoisie, petites gens, artistes, tous sont avides de paraître, tous nourrissement en secret le désir dêtre autre chose que ce quils sont ou croient être.

Aux antipodes du « geste individuel » qui sera glorifié par Hofmannsthal dans son essai de 1911 sur la pantomime, le langage gestuel nest ici ni gage dauthenticité ni expression de lâme ; il est une autre forme du mensonge, revêtant ainsi une dimension générique. Sa vérité ne réside pas dans les sentiments exprimés, mais dans le dévoilement de la comédie humaine et des aspirations cachées. Selon Schnitzler, « ce que nous appelons la sincérité sans bornes et sans fard est la forme la plus perfide ou la plus naïve du mensonge9 ». En expérimentant les possibilités théâtrales de la pantomime, lécrivain ne trouve pas un dépassement du mot mensonger, mais une nouvelle preuve de la « transparence impossible ».

Les Métamorphoses de Pierrot proposent une subversion parodique du langage corporel comme miroir de lâme, une métamorphose de la pantomime fin de siècle, à laquelle Schnitzler dénie une valeur de rédemption théâtrale. Certes, lécrivain manifeste une volonté dexplorer les ressources non-verbales propres à lart pantomimique : ses annotations dans le tapuscrit conservé aux archives de Marbach montrent une accentuation du contact visuel10. Mais le langage verbal reste implicitement présent : Katharina « se laisse enivrer par les paroles de Pierrot » dans ce qui doit rester un jeu muet, et lorsquelle comprend lillusion dont elle a été victime, la comédienne jouant ce rôle doit mimer ce qui est consigné comme une réplique : « Tu es Pierrot, que jai vu jouer la comédie à lauberge, et cest auprès de ces gens quest ta place. » La complexité de la démystification, ajoutée à la polysémie de laffirmation « Tu es Pierrot » et à la connotation métadramatique de lexpression « jouer la comédie11 », ne pourrait être rendue dans toutes ses nuances quà travers un recours au langage verbal. Cela pourrait expliquer pourquoi la pantomime na 308pas été représentée. Elle manifeste la fascination de son auteur pour un genre qui lui permet dexplorer par la négative les pièges du langage tels quil les illustre magistralement dans son théâtre parlé. Condensé non seulement de lhistoire de la pantomime, mais des préoccupations thématiques et formelles qui sont au cœur de lœuvre de Schnitzler, Les Métamorphoses de Pierrot laissent deviner un auteur qui ne croit sans doute plus au renouvellement de lart dramatique à travers le jeu muet, mais qui se plaît à en exploiter les potentialités dramaturgiques. Elle constitue ainsi une mise à distance de lesprit « décadent », qui porte elle-même lempreinte de la fin de siècle.

1 Arthur Schnitzler, Die Verwandlungen des Pierrot. Pantomime in einem Vorspiel und sechs Bildern, Die Zeit, 19 avril 1908, supplément de Pâques no 2002. Le fonds Schnitzler que détiennent les archives de Marbach (« Deutsches Literaturarchiv ») comprend un tapuscrit de cette pantomime annoté à la main par son auteur.

2 Cf. Arthur Schnitzler, Tagebuch 1909-1912, hg. von Werner Welzig, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1981, p. 50. Oscar Straus met en musique le Singspiel de Schnitzler, Cassian le Téméraire. Une mise en scène autrichienne des deux pantomimes de Schnitzler par Harald Seuter a été donnée à Graz en mars 1989 au Theater der Minoriten.

3 Toutes ces pièces ont été traduites par Henri Christophe pour les Éditions Acte Sud – Papiers.

4 Cf. G. J. Weinberger, « Marionette or Puppenspieler ? : Arthur Schnitzlers Pierrot », Neophilologus, vol. 86, 2 (2002), p. 265–272 et Catherine Mazellier, « La nostalgie de la transparence. La pantomime dans lAutriche fin-de-siècle (Richard Beer-Hofmann, Hugo von Hofmannsthal et Arthur Schnitzler) », art. cité.

5 Pour ne citer que deux exemples : Arthur Schnitzler, La comédie des mots [cycle de trois pièces], trad. Henri Christophe, Arles, Actes Sud – Papiers, 1992, et le fragment de tragicomédie Das Wort [Le Mot] : Arthur Schnitzler, Das Wort. Tragikomödie in Fünf Akten. Fragment, aus dem Nachlass hg. und eingeleitet von Kurt Bergel, Frankfurt a. M., S. Fischer, 1966.

6 Arthur Schnitzler, La Transparence impossible, trad. Pierre Deshusses, Marseille, Rivages poche, 1990, p. 105. Cf. Aussi Alfred Doppler, « Die Problematik der Sprache und des Sprechens in den Bühnenstücken Arthur Schnitzlers », Marginalien zur poetischen Welt, Alois Eder, Hellmuth Himmel, Alfred Kracher (Hg.), Berlin, Duncker und Humblot, 1971, p. 283-297.

7 On retrouve le même procédé de mise en abyme métadramatique dans le cycle Marionnettes de Schnitzler (op. cit.), ainsi que chez Freksa, dans la manipulation de la marionnette par le bossu au deuxième tableau de Sumurûn, ou encore dans son évanouissement, que la vieille pense être une mise en scène intégrée à son numéro de saltimbanque.

8 Ici, loriginal allemand – « Anfall von gespielter Raserei » – contient le verbe spielen, qui renvoie à la fois à la feinte et au jeu théâtral. De même, dans Le Voile de Pierrette, Arlequin « joue les amoureux » auprès de Pierrette dans la mise en scène macabre du troisième tableau.

9 Arthur Schnitzler, La Transparence impossible, op. cit., p. 14.

10 Lauteur ajoute ainsi que Pierrot regarde Katharina « dans les yeux » (« Pierrot sieht ihr mit vollkommener Harmlosigkeit in die Augen ») lorsquelle descend de la balançoire, renforçant le hiatus entre innocence apparente et manipulation réelle.

11 Le verbe komödiespielen (« jouer la comédie ») a été rajouté à la main par Schnitzler dans le tapuscrit de Marbach.