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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Inspiré par le Pierrot hypnotiseur de Beer-Hofmann, Arthur Schnitzler entreprend dès 1892 la rédaction de la pantomime Le Voile de Pierrette, dont il donne lecture la même année à ses amis de la Jeune Vienne1. Il faut toutefois attendre 1910 pour quelle soit représentée et que le texte soit imprimé comme livret2. Le dessin de Robert Sedlacek qui orne la couverture montre Pierrette en longue robe nuptiale, une main dans celle du marié Arlequin, le visage tourné vers larrière-plan, vers la silhouette de Pierrot dont ne subsistent plus que les blancs contours, lautre main élancée vers le voile translucide que Pierrot, figure évanescente du passé, tient encore entre ses doigts. La Première du Voile de Pierrette a lieu le 22 janvier 1910 à lopéra de Dresde, sur une musique du compositeur hongrois Ernst von Dohnányi (1877-1960), gagné à cette idée dès le début de lannée 1904, après que Schnitzler lui a donné lecture de la pantomime. Cest dabord Reinhardt, très intéressé par cette pantomime, qui doit en livrer une mise en scène au Deutsches Theater, mais Schnitzler est déçu par son travail sur la pièce Le Jeune Médard en 1909, et cest finalement lopéra de Dresde qui décroche la Première. La dimension opératique est soulignée par la distribution : sous la direction du maître de ballet August Berger, les rôles sont tenus par des chanteurs dopéra qui ne sont pas rompus 128au mime, mais dont le jeu mimique est loué par la critique3. Tant la composition maîtrisée du texte schnitzlérien que la partition magistrale de Dohnányi et son interprétation sous la baguette du chef dorchestre Ernst von Schuch concourent à limmense succès des représentations. La musique, influencée par Berlioz, Wagner et Strauß, épouse manifestement au plus près les nuances psychologiques des personnages, leurs états dâme, en faisant évoluer les motifs qui leur correspondent, offrant ainsi un « substitut à la parole4 ».

Contrairement aux Métamorphoses de Pierrot, Le Voile de Pierrette est porté à la scène à maintes reprises : la pantomime tourne en Europe – Vienne, Londres, Copenhague, Berlin et Budapest – entre 1911 et 1913, certes avec moins de succès à lOpéra de Vienne et à lOpéra de Berlin-Charlottenburg. Cette œuvre de Schnitzler intéresse également les réformateurs russes, Meyerhold et Taïrov. Meyerhold ladapte en octobre 1910 à Saint-Pétersbourg, lui dont les expérimentations théâtrales accordent un rôle majeur au mime et au geste en général. À la recherche deffets grotesques susceptibles de créer lincongruité par le mélange des contraires, il divise le texte de Schnitzler en 14 bref épisodes contrastés dont la collision crée le grotesque recherché5. De même, dans ses débuts de metteur en scène, Taïrov met en scène la pantomime en 1913 au Théâtre libre de Moscou, refusant une gestuelle illustrative conventionnelle, recherchant au contraire une authenticité et une universalité dans lémotion transmise par le geste6. Cette mise en scène est reprise lors dune tournée du Théâtre de Chambre de Moscou à Vienne en 1925. Schnitzler lui-même y assiste et se déclare convaincu par 129Alice Koonen, lépouse de Taïrov, dans le rôle de Pierrette7. Le danseur Alexander Rumneff, en Pierrot, « enchante par la grâce morbide » de son jeu et sa légèreté aérienne, selon lécrivain et journaliste Alfred Polgar8.

Schnitzler envisage également une adaptation de sa pantomime pour le cinéma, en esquisse le scénario en modernisant laction et ses protagonistes, mais le projet ne se réalise pas9.

Si ce rôle correspond au masque traditionnel de Colombine, sa proximité lexicale avec le nom de Pierrot attire lattention sur linversion du traditionnel triangle amoureux, dans la mesure où Pierrot est ici lamant, que Pierrette court rejoindre le jour même de ses noces avec Arlequin. Schnitzler joue avec les types de la commedia dellarte, les met à distance et les donne à voir, à limage du portrait de Pierrette posé sur un chevalet. Cette constellation primitive, matrice dinnombrables œuvres théâtrales, fournit à Schnitzler la matière de sa pièce historique Der Schleier der Beatrice [Le Voile de Béatrice], entreprise en 1898, donc postérieure au manuscrit de 1892, aux premières versions de la pantomime, contrairement à ce qui a été souvent affirmé10. Le soir de ses noces avec le duc de Bologne, Béatrice rejoint son amant, le poète Filippo Loschi, dans lintention de mourir avec lui, mais il est le seul à boire le poison.

Le recours à la pantomime peut surprendre chez ce maître de la « pièce de conversation » quest Schnitzler. Tout comme son intérêt pour les marionnettes, il marque pour lui « une étape expérimentale 130et circonscrite, dans sa reconquête de lécriture dramatique11 ». Dans la genèse de cette étape, linfluence parisienne nest pas prépondérante. Certes, le séjour de lécrivain à Paris en 1897 lui permet dapprécier le jeu des acteurs, mais beaucoup moins le milieu théâtral, auquel il reproche son nombrilisme. Il connaît par ailleurs très bien les dramaturges français de lépoque, joués sur les scènes de Vienne ou de Prague, mais il ne sen considère pas tributaire. Si Schnitzler a revendiqué son originalité par rapport à la littérature française, se défendant de toute ressemblance, contrairement à la « filiation parfaitement assumée dun Hofmannsthal12 », les influences majeures sur son écriture sont davantage à chercher dans lhéritage viennois. Lécrivain recourt en effet, comme cela a été montré, à des modèles hérités de la tradition, y compris dans les pantomimes ou dans les pièces qui mettent à lhonneur des marionnettes, telles Cassian le Téméraire, « pièce de marionnettes en un acte », et Au Grand Guignol, « farce burlesque en un acte » incluant des personnages dun théâtre de marionnettes13 :

En effet, ces pièces pourtant très courtes constituent un réseau intertextuel dune extrême densité qui les rattache à des œuvres identifiables du répertoire. Cassian le Téméraire renvoie constamment au Faust de Goethe mais, significativement, aussi à ses sources, des pièces pour marionnettes. La proximité avec le genre historique du Singspiel est également soulignée par un grand nombre déléments convergents. Le prologue du Grand Guignol fait écho au Prologue au théâtre du Faust. Le Voile de Pierrette renvoie à des scènes de Don Giovanni et de La Flûte Enchantée, elle-même rattachée au Singspiel et, partant, au théâtre populaire viennois. La rupture avec la tradition dramatique a priori décelée dans les pantomimes et pièces pour marionnettes est donc toute relative14.

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Même au sein de ces expériences où le spectacle visuel prime sur le texte, la littérarité et lintertextualité sont indéniables. LorsquAlumette cherche à réveiller Pierrot dun baiser et quAnnette la retient, le public se remémore les trois dames saffairant autour du prince Tamino évanoui, au tout début de La Flûte Enchantée. En outre, le cadre du Voile de Pierrette, « Vienne au début du siècle dernier », inscrit la pantomime dans lépoque florissante du théâtre populaire viennois, lui-même jeu satirique avec des formes théâtrales plus nobles, mais avec une noirceur affirmée. Cest en effet lune des rares pantomimes macabres de lespace germanophone – on songe au Pierrot sceptique, de Hennique et Huysmans, ou au Pierrot assassin de sa femme, de Margueritte –, peut-être sous linfluence de lesthétique Grand-Guignol, auquel Schnitzler fait allusion dans sa pièce éponyme, satire de linstitution théâtrale. La mort par empoisonnement rappelle également la fin tragique du Pierrot hypnotiseur de Beer-Hofmann, tant admiré par Schnitzler, mais lune et lautre pantomimes sachèvent dans la promesse dune aube ensoleillée.

La noirceur est accentuée par le contraste avec la puissance de vie qui soppose à la passion tragique, au désir de mort et à limplacable solitude. Lélan vital et la légèreté caractérisent les amis de Pierrot, jusque dans la consonnance de leurs noms : allitération fluide pour Fred et Florestan, échos dune vie parisienne légère pour Annette et Alumette. Pour ces jeunes gens, qui célèbrent la vie comme une fête, lamour nest pas une affaire sérieuse. Elle lest davantage pour Pierrette, dabord prête à mourir avec son amant, mais gagnée par la pulsion de vie au moment de passer à lacte15. La puissance de la libido, qui sous-tend toute lœuvre de Schnitzler, vient mettre bas les masques des conventions et signer la défaite de la morale. Cest elle qui fait courir Pierrette chez son amant et oublier dans son appartement son voile de mariée ; elle aussi qui le retient de porter le poison à ses lèvres. La 132pantomime est le medium adéquat de ce dévoilement : dépouillées du texte, des grandes phrases qui les dissimule, les pulsions primaires sy expriment sans frein, laissant le corps parler. La violence des affects est libérée : celle de la fureur dArlequin, détruisant tous les objets autour de lui lorsquil constate la disparation de Pierrette au beau milieu de la noce, et celle qui inspire au fiancé trompé une vengeance « diabolique », dune violence érotique macabre, lorsquil contraint Pierrette à porter un toast à Pierrot en présence de son cadavre – réminiscence de Don Giovanni – et la pousse à la folie.

Comme pour Meyerhold et Taïrov dans le domaine scénique, lexpérimentation de la pantomime chez Schnitzler est une étape importante pour lélaboration de son écriture dramatique et ne reste pas circonscrite au genre stricto sensu : les indications gestuelles ou mimiques, ou encore le recours à la pantomime dans certains passages, par exemple dans La Ronde, sont en effet employés de manière systématique pour caractériser les personnages, voire aider « à décrypter le message des mots qui mentent16 ».

1 Schnitzler écrit dans son journal, à la date du 27 octobre 1892, avoir commencé à rédiger la pantomime (« Pantomime begonnen ») : Arthur Schnitzler, Tagebuch. 1879-1892, hg. von Werner Welzig, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1987. Il la lit à ses amis Salten, Horn, Beer-Hofmann, Fels, Hofmannsthal et Lamberg le 15 novembre de la même année.

2 Arthur Schnitzler, Der Schleier der Pierrette. Pantomime in drei Bildern, Musik von Ernst von Dohnányi, Leipzig, Ludwig Doblinger (Bernhard Herzmansky), 1910. Ce livret a été republié en 2017 par les éditions Leopold Classic Library. La première diffusion en librairie eut lieu avec lédition Arthur Schnitzler, Die dramatischen Werke, Bd 1, Frankfurt a. M., Fischer, 1962, p. 1063-1078. Le texte figure également, dans une édition conforme au livret de 1910, dans lanthologie Literarische Pantomimen, op. cit., p. 58-73. La présente traduction se fonde sur cette édition.

3 Cf. Felix Adler, « Der Schleier der Pierrette », Die Schaubühne, 03/03/1910, p. 238-240.

4 Ibid., p. 240 : « So bietet die Musik in dieser Pantomime den Ersatz für das gesprochene Wort. »

5 Cf. Denis Bablet (éd.), Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, LÂge dhomme, 1978, p. 178. Ladaptation de Meyerhold porte en français le titre erroné LÉcharpe de Colombine.

6 Taïrov évoque cette mise en scène dans Le Théâtre libéré (1919) et définit la pantomime comme « une représentation où les mots meurent et où naît à leur place une action scénique authentique : une action scénique dans son état primaire, dont la forme, gorgée dune émotion créatrice intense, cherche une issue au dehors dans un geste qui lui répond. » (cité par Gilbert Ravy, « Pantomime, mime et expression non-verbale dans lœuvre dramatique dArthur Schnitzler », Arthur Schnitzler, Austriaca 39 (1994), p. 75-87, cit. p. 77). Nina Berberova évoque cette mise en scène comme lune de « [ses] impressions théâtrales les plus vives » (Nina Berberova, Cest moi qui souligne, trad. par Anne et René Misslin, Arles, Actes Sud, 1998).

7 Arthur Schnitzler, Tagebuch. 1923-1926, hg. von Werner Welzig u. a., Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1995, p. 257.

8 Alfred Polgar, « Der Schleier der Pierrette », Die Weltbühne, 21, II (1925), p. 138-139 ; cit. p. 139 : « Herrn Rumneffs Pierrot, leichter als Luft, bezaubert durch die morbide Anmut, durch das Fliehende, kaum den Boden Streifende seines Spiels. »

9 Sur le manuscrit de cette adaptation et les intentions de Schnitzler, cf. Claudia Wolf, Arthur Schnitzler und der Film. Bedeutung, Wahrnehmung, Beziehung, Umsetzung, Erfahrung, Karlsruhe, Universitätsverlag Karlsruhe, 2006, p. 123-126.

10 En raison de la date tardive de publication pour Le Voile de Pierrette, la critique a souvent pensé que la pièce Der Schleier der Beatrice lui était antérieure. Dans son journal, lauteur évoque lécriture de la pièce « à partir de la pantomime dalors ». Cf. Arthur Schnitzler, Tagebuch. 1893-1902, hg. von Werner Welzig u. a., Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1989, p. 275 : « Setzte die einstige Pantomime als Stück auf. » Schnitzler a encore modifié la pantomime originelle après avoir achevé Der Schleier der Beatrice, renonçant notamment à une fin joyeuse. Sur cette genèse complexe, les variantes entre le manuscrit de 1892, conservé dans le fonds Schnitzler, et la version publiée en 1910 – objet de la présente traduction –, en comparaison avec le drame historique, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 78-97.

11 Patricia Vidal-Oberlé, « Limitation dans le théâtre précoce dArthur Schnitzler », art. cité, p. 144.

12 Martine Sforzin, « Lempreinte de la France chez Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal », art. cité, p. 50. Ce jugement est toutefois à nuancer, linfluence intellectuelle de Stendhal sur Schnitzler étant indéniable et sensible, notamment, dans La Ronde : cf. Jeanne Benay, « Schnitzler en France – Schnitzler et la France. Repères bibliographiques », Austriaca 39 (1994) : Arthur Schnitzler, études réunies par Jacques Le Rider, Gilbert Ravy et Sigurd Scheichl, p. 125-155.

13 Ces deux pièces sont publiées dans : Arthur Schnitzler, Marionnettes. Trois pièces en un acte, trad. Henri Christophe, Arles, Actes Sud – Papiers, 1992.

14 Cécile Vidal-Oberlé, « Limitation dans le théâtre précoce dArthur Schnitzler », art. cité, p. 143-144. Cf. Id., « Pantomime, Marionettentheater und Singspiel im Theater Arthur Schnitzlers – Eine Auseinandersetzung mit den höheren Gattungen », Hohe und niedere Literatur. Tendenzen zur Ausgrenzung, Vereinnahmung und Mischung im deutschsprachigen Raum, Annie Bourguignon, Konrad Harrer, Franz Hintereder-Emde (éd.), Berlin, Frank & Timme, 2015, p. 187-201.

15 Cest également la pulsion de vie qui triomphe dans le manuscrit de 1892 : le corps de Pierrot inanimé est en effet ramené à la vie par un baiser fougueux dAnnette, dans les bras de laquelle Pierrot va se consoler (cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 95). À cette victoire de linsouciante gaieté, Schnitzler a préféré le tragique de lamour passionnel dans sa tension antagoniste avec lélan vital, jusque dans la danse de Pierrette, où sunissent la vie et la mort. La danse, la ronde ou le carrousel sont des métaphores de la vie récurrentes dans lœuvre de Schnitzler.

16 Cf. Gilbert Ravy, « Pantomime, mime et expression non-verbale dans lœuvre dramatique dArthur Schnitzler », art. cité, p. 84.