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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Les Mondes de Jean-Benoît Puech
  • Auteurs : Lecœur (Pierre), Rabaté (Dominique)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Rencontres, n° 131
  • Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 20
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812438950
  • ISBN : 978-2-8124-3895-0
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3895-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/04/2016
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Avec la publication en 1979 de La Bibliothèque dun amateur1, le monde de Jean-Benoît Puech a pu paraître se cantonner dabord à celui des livres, selon un imaginaire métatextuel digne du Borges de Fictions. Mais un monde livresque plein denfants mutiques où la littérature incarnait peut-être essentiellement un vœu de silence impossible à tenir. Cest dans ce champ de la « littérature au second degré » que son œuvre a continué de se développer, à un rythme toujours plus soutenu. Mais elle sest échappée de la seule bibliothèque (même aux contours infinis) pour créer un personnage décrivain, dune manière qui fascine par ses dimensions hors normes. Puech a donc inventé un écrivain : Benjamin Jordane. Il lui a attribué une œuvre, dont une partie a été publiée réellement : il sagit pour lessentiel de nouvelles réunies dans des recueils que lon peut trouver chez son libraire. Et dun journal posthume retraçant son apprentissage de jeune homme fasciné par la Littérature. Lautre massif reste invisible encore : ce sont des textes dont on ne connaît que les titres, que lon pourrait se procurer, également, si lon pouvait vivre cette figure si chère à Jean-Benoît Puech, la métalepse, de façon à se trouver propulsé dans lespace-temps à géométrie variable, et aux possibles infinis, que constitue le monde de Jordane.

Linvention dun écrivain est chose assez courante. Mais le projet de Puech – qui a fait avec Gérard Genette une thèse sur les écrivains supposés, cest-à-dire les écrivains inventés dans des fictions littéraires – est plus ambitieux. Il a en effet enrichi la formule en débordant lœuvre de Jordane par des commentaires attribués à des critiques, dont les plus éminents sont Stéphane Prager et Puech lui-même. Ces critiques sont censés faciliter laccès à lœuvre, mais ils le compliquent car ils appartiennent à des écoles antagonistes… À ces critiques sest ajouté un

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biographe, Yves Savigny, auteur dune remarquable Biographie autorisée. Ne manque pas même à lédifice le livre dhommage, Benjamin Jordane, une vie littéraire. Pastichant les recueils consacrés aux grands écrivains, cet ouvrage est le plus à même de livrer une vision plurielle de lauteur dont lœuvre dialogue avec la vie. Il rassemble en effet, comme il se doit, des fragments de lœuvre, des textes de jeunesse, des lettres, des éléments péritextuels, des commentaires, et jusquà ces reflets de la vie de lauteur : photographies de personnes, de lieux, dobjets ayant trait au livre et à lécriture, réunis dans un indispensable cahier iconographique.

Ces objets, Puech leur a même récemment donné une existence matérielle en rassemblant dans le cadre dune exposition des manuscrits, lettres, livres enrichis denvois autographes prestigieux ayant appartenu à Jordane. Un catalogue dexposition soigné en témoigne2. On peut y voir parmi dautres merveilles, un exemplaire du Château de sable, de Jordane, revêtu de son bandeau Prix Bartlebooth. Que trouverait lamateur tenté den soulever la couverture ? Quelque chose comme le livre de sable de Borges, probablement… Ces dernières réalisations indiquent bien vers quoi tend lécriture romanesque de Jean-Benoît Puech, car il y a bien un romanesque de la littérature même. Au-delà de lauteur supposé et de ses comparses, il ne sagit de rien moins que de mettre en scène la littérature entière, interrogée sur tous les plans, du plus personnel au plus institutionnel, du plus essentiel au plus prosaïque, du témoignage apparemment le plus brut à la fiction critique la plus élaborée. Et de sinterroger au passage sur les limites de lœuvre, comme sur les relations piégées entre lhomme et lœuvre. Par cette visée, le projet se distingue nettement de celui de ses devanciers, dont Puech reste le débiteur : Larbaud, Fleuret ou Pessoa.

Que faut-il lire dans cette construction vertigineuse et encore in progress ? Faut-il voir en Puech la conscience de la littérature sachevant ? Ou une incarnation de lécrivain post-moderne orchestrant une symphonie éclectique, ludique et parodique ? Ce jeu, où lhumour nentame pas le sérieux, est aussi une façon daccéder à lécriture dans son surgissement, cest-à-dire dans le retour incessant de quelques obsessions majeures qui signale, dans les mille plis de lœuvre, lintrouvable source autobiographique. Introuvable car ce qui nous point na peut-être pas dautre origine quune longue suite déchos. Que leur sont-ils, à Jordane, à Puech, le

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drame dun père trahi puis reconnu, lantagonisme social incarné par les parents, la conscience aiguë de la duplicité humaine et des déterminismes sociaux, les figures du silence dont la première fut sans doute celle du frère ? Un point de départ ? Un obstacle ? La matière même dune vie qui ne se libérera quen les reconnaissant, en leur faisant place ? La littérature selon Puech, cest alors peut-être lexacte conjonction de lorigine et du déplacement, de lénigme et de sa résolution, du tissu changeant des textes et de celui, impalpable et dense, de la vie.

On voit que la logique quon aurait pu croire formaliste souvre à un imaginaire plus vaste, où ce Grand Jeu se rend réel. Loin dopposer à la façon de tant décrivains modernes, les livres et la vie, le langage et limmédiat, Puech cherche leur insaisissable lien, leur coïncidence que doivent produire des dispositifs en miroirs. Cet imaginaire, en bonne logique puechienne, nest pas moins personnel dêtre emprunté aux histoires stéréotypées et merveilleuses qui enchantèrent lenfance, puis à celles que Puech et Jordane découvrirent dans les livres de leurs grands aînés. Roman daventures himalayennes, science-fiction souterraine ou extra-terrestre, errance modianesque dans une Suisse de carton-pâte… Le tourniquet des références (avec leur part intacte denfance) ninterdit pas de dire le plus vif de lintimité ; cest même lui qui lautorise. Le stéréotype nest pas le contraire du spontané.

Cest cette ouverture que ce premier volume collectif consacré à Jean-Benoît Puech voudrait souligner, en sortant dune approche trop uniquement textualiste. Car dans les opérations formelles, les jeux intertextuels, les réécritures incessantes, dans la multiplication des figures dintercesseur de la Littérature et de la Vie, cest aussi un ensemble de mondes qui se donnent à partager. Ce sont ces univers que lœuvre met en scène : monde bien réel des oppositions de classes sociales, géographie des ascendances familiales, mondes parallèles des amours trahies ou gardées. Derrière la Comédie des Lettres persiste toujours laspiration à une communication plus pleine que le mirage des mots nous promet.

Réunissant pour ce volume plusieurs écrivains et critiques, nous savons que nous sommes, à notre tour, guettés par le pastiche de genre auquel Puech et Jordane excellent. Nous voilà presque devenus des personnages de lœuvre aux ramifications tentaculaires ! Mais cest aussi bien pour entrer dans la ronde et collaborer consciemment à ce que lœuvre a de plus excitant et de plus actif. Encadrées par la parole de lauteur dont

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on lira dabord deux textes de fiction, puis pour finir un entretien qui a eu lieu à Nantes en 2009, plusieurs études invitent donc à explorer les facettes, miroitantes, joueuses ou tragiques, de ces mondes à double ou triple fond. Le lecteur – dont le roman na pas de fin – y retrouvera, pour son plus grand bonheur, la part denfance qui donne à tout jeu sa plus essentielle gravité.

Pierre Lecœur
et Dominique Rabaté

1 On trouvera toutes les références dans la bibliographie finale à laquelle nous renvoyons donc.

2 Jordane intime, Paris, Éditions Orchampt, 2011.