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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine. Licence et mondanité
  • Auteur : Leplatre (Olivier)
  • Pages : 7 à 23
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 37
  • Série : Voix poétiques, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812451362
  • ISBN : 978-2-8124-5136-2
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5136-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/05/2016
  • Langue : Français
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Préface

Dans labondante littérature critique dédiée à La Fontaine, ne sont pas si fréquents les essais sur les Contes, tournés vers une observation de ce foisonnant corpus, tout à la fois ponctuelle (grâce à une mise au jour des logiques internes présidant à lœuvre) et globale (dans la perspective dune contextualisation minutieuse, indispensable pour prendre la mesure des enjeux et de la situation littéraire du texte)1. Lon connaît la part des Fables dans les travaux universitaires et savants : elle est écrasante. Dun écrivain qui, sa vie durant, a voulu préserver la part égale entre la rédaction de ses contes et celle de ses fables, la postérité, influencée par lÉcole, a préféré le charme délicieux des apologues, leur virtuosité narrative, leur pouvoir de suggestion poétique et leur anthropologie riante, quoique si pessimiste au fond, peuplée danimaux dotés de langage, parfois déloquence, et dhommes faits à leur image. Tout a concouru à la consécration des Fables, devenues sans conteste, par lempreinte notamment des récitations dans les souvenirs denfance, lun de nos plus émouvants lieux de mémoire.

Les Contes, de lecture moins aisée, moins adaptés au consensus moral et certainement à la transmission scolaire, nont pas trouvé si large public. Il y eut bien léloge de quelques écrivains et lhommage dillustrateurs de talent. À partir de 1770, le plus célèbre dentre eux, Fragonard, après la première édition illustrée confiée à Romain de Hooghe en 1685, accompagna lœuvre dune nuée de gravures subtilement gazées : des scènes aux frontières du rêve, baignées de lumières vaporeuses, serties dans des écrins de végétation diffuse et presque liquide ; au milieu des fumées, des nuages et des drapés cotonneux, des couples aussi évanescents que des fantômes seffleurent et se serrent comme sils étreignaient des silhouettes poudreuses. Malgré ces splendides réalisations artistiques, qui

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témoignent de limportance quont eue les Contes dans lhistoire du goût galant, cette partie de lœuvre de La Fontaine na jamais complètement séduit la critique qui, pour lessentiel, a exploré les sources et souligné ce que les Fables prouvent aussi, cest-à-dire le talent dadaptateur de La Fontaine et son sens de lappropriation ludique.

Parmi les études les plus récentes et les plus convaincantes, celles de Patrick Dandrey2 ont permis de comprendre et dexpliquer la nature et les intentions de ce va-et-vient, entre conte et fable ou entre fable et conte, que La Fontaine a préservé tout au long de sa carrière, à partir de 1664 du moins, date à laquelle commencent à paraître les Contes, quatre ans avant le premier recueil des Fables. Dun genre à lautre, le poète a puisé aux ressources des différences et des ressemblances. Tantôt il donne le sentiment de rapprocher ses deux formes élues, en mettant en valeur, selon les inflexions de chacune delles, lart de conter en vers, et de profiter de genres latéraux pour accomplir avec plus de liberté daudacieuses et toutes personnelles expériences de poésie. Tantôt, au contraire, il nous semble creuser leur écart, de façon à éloigner ses contes de tout investissement moral et à les faire dépendre du seul souci de plaire jusquà lemploi dune grivoiserie détournée, retenue en-deçà de lobscène, même si elle est parfois bien tendancieuse.

Le livre de Mathieu Bermann ne porte pas directement son intérêt sur le dialogue entre les deux genres dans lesquels La Fontaine sest essayé, séparément quoique en échos et quelquefois par entrecroisements, à être poète, ni dailleurs sur la part et le travail des hypotextes dans les processus de réécriture et dhommages qui reprennent les modèles de La Fontaine, Boccace en tête, et composent à partir de larchive des lectures son panthéon personnel (ou, comme le déclare La Servante justifiée, la « boutique » et le « vieux magasin » où se servir). Ne sont évidemment pas ignorés la place des influences et le rôle de la reprise ornée qui caractérisent la méthode du conteur soucieux en tout dy « mettre du sien » (La Servante justifiée) : de cette innutrition et de cette restitution, toujours infidèle, des sources, La Fontaine parle comme dune licence qui justifie son envie de raconter et participe de sa définition de lauteur. Cependant

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lenquête revient ici au point de départ des interrogations que suscitent les contes et les nouvelles. Elle se concentre sur la littérarité des textes.

Il sagit dabord dévaluer les conditions dans lesquelles lœuvre a été reçue et accueillie, ce qui amène Mathieu Bermann à développer en particulier le rôle rempli par les élites féminines, soucieuses dencourager et de diffuser une création authentiquement inédite et explicitement destinée à les toucher, voire à les émouvoir : « Je dois trop au beau sexe, il me fait trop dhonneur / De lire ces récits, si tant est quil les lise » (Les Oies de frère Philippe). Lanalyse dessine aussi les contours dun imaginaire que les contes déploient et varient. Elle sattache conjointement à dégager et à interpréter les principes esthétiques qui escortent linvention et elle montre – cest là un des points les plus originaux de la thèse défendue – ses implications éthiques. Car les contes façonnent un mode de vie alternatif proche dun épicurisme joyeux qui plaide, mais différemment de la préciosité, pour une réforme douce des relations entre hommes et femmes dont les corps puissent être vécus, acceptés et éprouvés plus librement.

Comme toujours chez le conteur, la frivolité des sujets est lapparence dune pensée profonde qui examine les hommes, en touchant au plus près leur nature tumultueuse, et qui tente, en toute lucidité mais avec espoir, de leur proposer quelques solutions pour rendre lexistence plus supportable et pour réenchanter les désirs. Il faut donc croire et ne pas croire La Fontaine quand il assure être uniquement guidé par lamusement : le conte ne serait, à lentendre, que « bagatelle » (Préface à la première partie des contes et nouvelles en vers). Largument espère désamorcer les objections afin que passe discrètement un programme poétique et moral pourtant en tous points subversif. Mais ne pas prendre garde aux contes et à ce quils nous font véritablement voir des émois du désir leur permet aussi de lever les censures et de sinsinuer dans lesprit des lecteurs, lair de rien. Cette manière de procéder, bien dans lesprit de la littérature mondaine qui sest forgé une règle de ne jamais peser pour mieux persuader, est la signature de La Fontaine : elle obéit au tempérament du poète, à ses stratégies dévitement du jugement au profit de la séduction que doit exercer lécriture ; elle assiste enfin une vision du monde volontiers provocatrice qui sexprime mieux sous couvert dêtre sans conséquence. On reconnaît par ces traits la préoccupation qua toujours eue La Fontaine – elle fait de lui lun des héritiers des libertins – de contourner les préjugés, de se défaire des carcans intellectuels, de refuser les conduites morales

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dictées et de mettre en doute les certitudes de la réflexion au point de la déstabiliser, pour le bénéfice de la lecture. Aussi la pensée souvre-t-elle plus largement et révise-t-elle ses assises prétendument inébranlables.

Dans son examen des Contes, lauteur a privilégié la « licence », concept cardinal quil expose comme la justification de lœuvre et le manifeste du poète. La Fontaine le reconnaît franchement et trouve ladjectif à-propos : « le livre est licencieux » (Préface à la première partie des contes et nouvelles en vers). Validée par lécrivain, qui déclare sy conformer puisque la nature du conte le veut ainsi, la notion est, à lévidence, dune fructueuse rentabilité critique pour sonder les recueils, dans la mesure où elle traverse les domaines linguistique, esthétique, moral voire social et politique que les Contes eux-mêmes entremêlent et problématisent au sein de la fiction. Mathieu Bermann ose une interprétation densemble, alors que la critique avait plutôt opté avant lui pour des prises ou des traversées relativement partielles de lœuvre. Grâce à la catégorie de la licence, une authentique lecture des Contes est avancée qui rend compte de la diversité et simultanément de lunité de ces récits en vers (contes et nouvelles), et qui les installe dans leur environnement culturel. Malgré leur émiettement, les contes apparaissent ainsi comme un prisme culturel au moyen duquel sexpriment le dessein littéraire de la Fontaine et son point de vue singulier sur un siècle quil aurait aimé plus souriant et plus confiant dans notre incarnation, malgré son fardeau.

Louvrage de Mathieu Bermann est à fonds multiples, ramifiant son parcours dans des textes constamment sollicités et nourris de commentaires. Il retrace en premier lieu lévolution du terme de licence et il constate son imprégnation à lépoque de La Fontaine. À ce titre, tout un aspect de lhistoire des mentalités est exploré, tant sur le plan de la langue que sur celui des mœurs. Il inclut bien entendu une approche historique et poétique du conte licencieux, et spécialement du conte licencieux en vers, forme oblique, protéiforme, lun de ces genres en tout cas dont la production fut la tendance du siècle, au moins dans sa seconde partie.

La Fontaine refonde le conte licencieux en vers et sans doute domine-t-il la postérité par lampleur et la hauteur de son entreprise quil présente néanmoins avec beaucoup de modestie, non sans prudence. Dautres recueils de conteurs pourtant existent, la plupart se revendiquant de lauteur de Joconde : Saint-Glas, Vergier, Baraton ou Grécourt figurent dans le panorama dun genre dont Mathieu Bermann marque, non comme de simples

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éléments de comparaison, les dominantes esthétiques et thématiques tout en permettant dévaluer loriginalité des contes écrits par La Fontaine.

Associée à la notion de « mondanité », la « licence » détermine une étude qui circonscrit avec précision la place des Contes dans laire littéraire de la mondanité et fixe en conséquence un double horizon : lhorizon dune écriture qui séquilibre en profitant de lénergie transgressive de la licence quelle veut néanmoins rendre supportable à un public, ou un certain public ; et lhorizon dune réception particulière que détermine Mathieu Bermann pour lisoler comme lun des territoires de la mondanité. Car à le lire, il faut comprendre quexistent bien des mondanités. La Fontaine se fraye une voie dans ces espaces aux caractéristiques spécifiques pour bénéficier dun milieu qui laide à promouvoir sa création auprès de lecteurs intéressés et fidèles.

La question posée est déterminante pour appréhender le xviie siècle. Elle est celle de la réception des œuvres et des conditions socio-esthétiques de leur existence ainsi que des stratégies énonciatives par lesquelles elles parviennent à saffirmer et à safficher. Car le problème des contes, textes au contenu audacieux, potentiellement obscène, est bien celui de leur lisibilité. Comment les faire accepter et finalement les légitimer ? Au prix de quels compromis, de quelle complaisance peut-être et assurément de quelle médiatisation ? Comment, en se déclarant son auteur, garantir une telle œuvre (et déjà la constituer comme une œuvre) sans courir le risque de linterdiction ou du mépris ?

La Fontaine ny a pas toujours réussi. Ses contes furent utilisés par ses détracteurs, Furetière en particulier, au moment de la candidature à lAcadémie française en 1684. Il vit dans le conteur un « Arétin mitigé » : la critique serait presque un compliment si lon pense que La Fontaine na cessé délaborer, selon des différences de degrés en fonction des recueils, un accommodement de la matière gaillarde ; mais Furetière lentend comme une marque dhypocrisie ou de médiocrité. Lhistoire des Contes est donc aussi celle des résistances et des attaques quils ont subies ; elle est spectaculairement marquée par la saisie de louvrage le 5 avril 1675 sur lordre de Gabriel Nicolas de la Reynie (avec interdiction de vente) ; sy ajoute le reniement de La Fontaine cédant, deux ans avant sa mort, à linsistance de son confesseur, le Père Pouget3.

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Pourtant les contes sont bien parvenus à rencontrer leur public. La Fontaine a, dans sa vie, fréquenté une mondanité un peu excentrée, irrégulière, davantage repliée sur la sphère intime et proche de la galanterie licencieuse. Ce sont ces cercles, souvent anticonformistes et disposés à accepter des formes davant-garde, qui ont accueilli la gaieté un peu leste des contes, assortie des audaces dun style qui mêlait le vieux langage, dinspiration marotique, aux innovations poétiques les plus modernes. La Fontaine a écrit pour eux et avec leur encouragement une œuvre en apparence humble mais qui, en réalité, complétant leffort dinsubordination stylistique et morale des Fables, se défend avec insolence et ironie contre lordre littéraire et la raideur idéologique dune monarchie regardée de loin par un poète décidé à ne pas se taire.

Pour mener son cheminement dans lœuvre (ne saurait-on travailler sur La Fontaine autrement quen se promenant ?), Mathieu Bermann a procédé selon une série dapproches dirigées par de grands axes méthodologiques. Ils traduisent lexigence dappréhender le texte pour en exhausser le raffinement et la malice, rapportés continûment aux contraintes et aux possibilités quimposait le contexte culturel. Un premier temps, adossé à une double perspective sémantique et sociologique, détermine les conditions de réception et démergence des Contes. Une deuxième partie traite de lesthétique de La Fontaine et montre quelle sappuie sur des principes formels dune grande convergence deffets et régie par des processus de parasitage et des constructions narratives ressemblant à la mosaïque et à la marqueterie, par leur recours à des insertions déléments repris et à des dissonances assumées. Ces deux premiers volets débouchent sur un troisième moment. Il sorganise autour dune lecture anthropologique des Contes gouvernée par le paradigme économique. Apparaît alors chez La Fontaine ce quil convient de nommer avec Michel Foucault un bon « usage des plaisirs ».

En premier lieu, louvrage recense les paramètres dune poétique de la licence. Il part des acceptions sémantiques du mot « licence » ; il met laccent, quel que soit le sens, positif ou négatif, du terme, sur lidée décart, transgressif ou normé. Sensuit un tableau nuancé de la pratique et même de la théorie littéraires au xviie siècle. La Fontaine est fidèle à une application souple des règles de la période classique ; quelque puissantes quelles soient, ces lois, moins tyranniques quil

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ny paraît, comprennent souvent des marges de liberté. Demeure en elles de la place, au nom de linvention littéraire, pour des licences, y compris des licences jugées régulières si elles ne contreviennent pas outrageusement aux demandes de la bienséance esthétique et morale. Linfléchissement des notions doctrinaires dépend encore des formes littéraires pour lesquels elles se révèlent bien différentes : plus lon descend dans léchelle générique, plus les licences sont autorisées, les imperfections devenant alors consubstantielles aux petits genres et finalement pleinement justifiables et éventuellement appréciables. Se comprend ainsi le choix récurrent chez La Fontaine de types de textes (fables, contes, nouvelles…) peu assujettis aux impératifs poétiques et donc plus libres daccueillir des accommodements, des déplacements qui toutefois visent moins à heurter le goût quà manipuler ses attentes et dissoudre ses codes.

Le genre du conte licencieux en vers autorise finalement la conversion des diktats littéraires en licences bienséantes. Tel est du moins lenjeu, calculé, que poursuit La Fontaine en revendiquant le lien du conte, depuis Boccace au moins, et de la licence. La licence, justifie lécrivain, est ce qui convient au conte, elle lui est naturelle ; sans elle, que vaut-il ? Mais de même quil arrache la fable à sa tradition scolaire et lélève jusquà la poésie la plus élaborée, La Fontaine, soucieux de participer au processus actif dune civilisation du plaisir, entend extraire du conte la grossièreté et la trivialité. Dans les deux cas, fable ou conte, lécrivain se livre à une ré-esthétisation de genres que rien ne destinait a priori à entrer dans les préférences de la mondanité, sauf précisément leur capacité à être remodelés, reconfigurés sans que soient changées complètement leur nature et leur finalité. Sur ce plan, le projet de La Fontaine relève entièrement dune défense de laptum (à chaque genre, son régime moral et esthétique).

Puis Mathieu Bermann sintéresse aux licences textuelles du conteur. De fait, La Fontaine réaménage un genre quil destine au divertissement, ou à la « diversion » au sens de Montaigne. Il soutient un type de plaisir qui refuse tout formalisme et qui, sous le signe permanent de la gaieté nuancée de « douce mélancolie » (Préface à la première partie des contes et nouvelles en vers), allie matière et manière en un tout harmonieux, sans égards pour le vrai et le vraisemblable dont le conte se moque. Le soin de se conformer à son sujet ou plutôt à ses sujets est le principe que respecte

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le conteur (encore laptum) ; il correspond en somme à une constante dinconstance. Par exemple, si le conte lexige, lécrivain lui donnera le temps de rebondir de péripéties en péripéties, de se compliquer de tours et de recommencements ; mais il sera court, aussi vif et saillant quune plaisanterie, quand sa matière, plus petite, nen demande pas davantage. La Fontaine persiste à croire aux vertus littéraires de la brièveté (qui est qualité décriture et non quantité de mots), à celles du rythme qui confère au récit son allant et permet de le rapprocher de la poésie. Car il existe une poésie du récit, comme le savaient bien les classiques déjà sensibles à lidée de poème en prose, qui nest pas seulement affaire de vers mais de cadence des événements, de tempo des enchaînements…

Mais le principal défi poétique du conteur, auquel contribuent les choix de son art, consiste à « érotiser lécriture » pour soutenir le libertinage des récits. Voilà pourquoi dans toutes ses pratiques littéraires, et le conte ne fait pas exception, La Fontaine promeut le « tour ». Il le comprend comme une façon singulière denvelopper le récit, de biaiser les règles sans rompre avec elles ni les brutaliser. Le terme induit aussi une référence étymologique à la fiction, faite au moule de lécrivain. Le conte est une forme ouverte, accueillante. Chez La Fontaine, il profite explicitement de lapport dautres genres ou dautres sortes dénoncés comme lépigramme et le bon mot (imités des jeux mondains et de leurs exercices spirituels), ainsi que des contacts et des différences que le conte entretient par exemple avec la nouvelle que La Fontaine retient concurremment pour narrer ses histoires facétieuses.

On peut apprécier les pages, soutenues par des commentaires subtils et stimulants (lintelligence textuelle de La Fontaine suggère naturellement la technique de la micro-lecture et de lexplication), que Mathieu Bermann consacre aux rapports spéculaires ou anamorphotiques entre contes et fables. À la suite de Roger Duchêne qui se demandait autrefois si les fables nétaient pas parfois des contes4 (et la présence dans le Livre XII dune série de grands contes en est un indice certain), on peut relever lintérêt quil y a à lire simultanément, comme des pendants dialogiques, les deux genres dont La Fontaine a mené lécriture parallèle ou alternée.

Chaussant les lunettes des contes, le lecteur trouvera à la laitière chargée de son pot au lait un air de petite paysanne accorte, délicieusement habillée

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à la mode légère et surveillée, comme il se doit, par un mari jaloux (est-il mal plus cruel et plus propice au récit, se demande La Coupe enchantée ?). Le même lecteur averti découvrira encore dans les mœurs animales des conduites un peu lestes et dans les récits les mettant en scène quelques allusions scabreuses. Outre une réflexion sur la sottise du voyage et sur lintempérance de la jeunesse, le lecteur des Contes se surprendra à considérer dans Le Rat et lHuître (VIII, 9) lhistoire dune éducation sexuelle qui tourne mal par la faute dune huître fatale et cruelle, insensible au point de refermer ses écailles sur un pauvre rat après lui avoir promis son intimité.

Inversement, le bestiaire qui accompagne les récits ou illustre les comportements mis en action (le mari nest-il pas par nature une bête à cornes ?), les personnages imités de la diversité de la réalité sociale, les décors souvent champêtres (avec parfois des incursions au sein des Cours), limportance, nodale dans la trame des histoires, de la ruse et singulièrement des leurres de parole, tous ces éléments, familiers aux lecteurs de La Fontaine, rapprochent les contes et les nouvelles des fables. Lesprit est le même, et les hommes ny sont guère dissemblables, bien que leur préoccupation (jouir dans les contes, manger dans les fables), ne se situent pas exactement au même niveau, à moins de les considérer comme des métaphores lune de lautre. Certains contes semblent manquer aux recueils dapologues : Le Petit Chien qui secoue de largent et des pierreries est par exemple de ceux-là.

Au service des « hardiesses » des contes et des nouvelles (Préface à la deuxième partie des contes et des nouvelles en vers), devaient être trouvés et exploités une langue singulière, un dire inédit. Il en va ainsi des genres que La Fontaine a revisités. Sans relâche, il a relu et donc réécrit la tradition littéraire de façon à rafraîchir par le langage ses topiques et à retisser ses canevas. Tout écrivain, par nécessité autant que par désir, sengage pour une langue neuve ou à tout le moins rénovée, oblique, signée de sa voix unique, une langue qui, comme lécrit Roland Barthes dans Le Degré zéro de lécriture au sujet du style, plonge dans la « mythologie personnelle et secrète de lauteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où sinstallent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence5 ». La Fontaine ne conçoit pas autrement sa vocation de poète quel que soit le genre quil aborde et quil entraîne dans son projet général.

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Pour le conte, comme pour la fable dailleurs, La Fontaine sest employé à assouplir la versification. Il a surtout plaidé pour un langage « incarné et bigarré », selon les adjectifs de Mathieu Bermann. Sa tournure décriture respecte le naturel, privilégié, à linstar des fables encore, sous laspect de la négligence. Au nom de la nécessité que chaque histoire découvre son style (presque, selon le vœu de Francis Ponge, une rhétorique par objet), La Fontaine aménage le conte de façon à ce quil puisse être enrichi par lécriture, pour autant quelle sert son sujet. Accorder toute sa saveur à la parole et conférer à lexpression une profondeur riche de sous-entendus motivent une démarche qui confine à une véritable érotique (elle est accordée aux jeux damour auxquels sabandonnent les galants dans leurs histoires) : un sens de la mise en scène où prévaut la volonté de donner à lautre et aussi à soi-même le maximum de plaisir ; un art de la caresse verbale qui évite la crudité et préfère lorner ou la nimber ; une façon encore de retenir la nomination pour accroître la suggestion et laisser toujours à désirer, à lexemple de la fable dans laquelle La Fontaine entend laisser à penser6 (mais cette pensée de lapologue, loin dêtre une abstraction sèche, est elle-même inséparable de la sensation).

Écrire, lire ne sont donc pas distincts de jouir, sans que jamais il ne soit question de sabandonner à labîme de la perte puisque, au contraire, lécrivain obéit au bonheur de conter. Ce sont mille ruses pour dire sans dire, ou du moins pour dire sans tout à fait dire si le tour du récit consiste justement à tourner, presque à linfini (car lun de ses buts est de paraître inépuisable), autour de son objet, comme les galants autour des femmes. La Fontaine rappelle ainsi que la chose est affaire de mots, de mots qui justement ne la nomment pas mais lapprochent, leffleurent, brodent. Le quasi silence sur le sexe est le paradoxe du conte qui cependant ne parle que de lui et ne cesse de le raconter sous tous les angles possibles, faute de parvenir, bien volontairement, à exactement le désigner. Car le nommer, ce serait le manquer et contracter le texte jusquau point où il naurait plus rien à dire.

Lanalyse de lécriture licencieuse de La Fontaine, en quête de la variété, de lagrément et de ladéquation à ses histoires, fait apparaître la présence de stylèmes que Mathieu Bermann na pas regroupés en un répertoire mais qui affleurent çà et là au fil de sa lecture : lenjambement

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qui théâtralise la voix et prépare souvent la surprise de léquivoque ; lellipse qui évoque lintensité éphémère du désir en passant par les saccades de la parataxe ou les échappées de la digression. Telles sont quelques-unes des figures de la licence.

Le pacte énonciatif mis en place par le conteur, ou dans le vocabulaire de Dominique Maingueneau, sa « scénographie », détermine une sociabilité voluptueuse qui rend le lecteur complice des petites exactions du texte et qui lamène agréablement sur le terrain mouvant de léquivocité. Le charme, lenjouement esquivent les dangers de lobscène ; leuphorie de la narration en vers, rythmée, oralisée à la manière dont Paul Zumthor parle de « performance » pour la littérature médiévale, fait retentir le corps de la langue en conjuguant la licence avec le dessein daccroître le sens : en dire moins, et parfois jusquau silence, pour en dire plus, sans se priver néanmoins des traits piquants qui épicent de sel le texte. Le plaisant du conte tient bien plutôt aux dispositifs de gazage (et lon comprend pourquoi La Fontaine fut tellement apprécié du xviiie siècle). Les plis de ces voiles font le texte et la lecture doit moins les lever quapprécier leurs innombrables ondoiements.

Toute lœuvre de La Fontaine aura décidément décliné, selon ses genres, la grâce, mise explicitement en tension avec la beauté. Car la grâce réside dans son inachèvement même, et dans son pouvoir dévocation tandis que la beauté consiste en une perfection qui se satisfait dun achèvement clair et dune raideur admirable, souveraine. Or la grâce dispense ce supplément de signification et démotion qui stimule et emporte limagination jusquen des zones insoupçonnables ou mal connues. La beauté fait appel à un acquiescement plus cérébral ; elle invite à reconnaître intellectuellement la forme accomplie, aux contours nets et à lunité impeccable qui impose son évidence. Dans une lettre à sa femme de 1663, La Fontaine évoque une sculpture de Michel Ange représentant deux esclaves ; il formule alors cette remarque : « Il y a un endroit qui nest quasi québauché. [] je nen estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que louvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que ce quil leur a donné pour accompli7 ». Dans létonnant récit que La Fontaine tire dApulée, Les Amours de Psyché, la poétique du

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conte licencieux y croisant lallégorie mythologique, cette conception antagoniste de la grâce et de la beauté est symbolisée par le couple des deux jeunes filles Myrtis et Megano : la seconde est dune beauté parfaite mais froide quand la première touche par le je-ne-sais-quoi dune discrète imperfection, dune irrégularité (elle est au cœur de la poétique des Contes) qui renforce son charme et ravit les sens.

Le conte transpose cette esthétique de la grâce qui, assure Le Tableau, fait « tout passer », dans son lieu propre : il ne saurait être question pour lui de prétendre à quelque beauté officielle et normée ; mais il peut être entièrement au service du charme, en profitant du refus nécessaire de lobscène pour lui préférer, avec une virtuosité revendiquée, une approche des corps par les saillies du mot desprit, les feintes jubilatoires du récit, les joies du verbe. Ainsi le désir de grâce, tout prêt de verser dans la licence en son sens plus sexuel, ne contredit pas chez La Fontaine la très forte incarnation sensible, et même sensuelle, de ses contes. Il sappuie sur elle, en tire des ressources nouvelles, parce que délicieusement risquées.

Quel est alors le lecteur modèle des Contes ? La Fontaine lenvisage à la fois comme un ingénu que lon étonne et comme un roué chez qui lon sollicite ingéniosité et culture. Ainsi se définit la littérarité chez La Fontaine, comme manifestation dune pluralité de désirs, venus de lécrivain, du lecteur et du texte : « Le texte est un espace séducteur » écrit Barthes dans son entretien avec Maurice Nadeau « Où/ou va la littérature8 ? ». Comment mieux dire le principe de composition et la revendication textuelle des Contes de La Fontaine ? Par ses formulations détournées ou ambivalentes, La Fontaine ne cherche pas à refouler le corps, dans un temps où sa représentation se heurte aux censures et aux tabous de toutes sortes. Il ajoute dautres rêveries possibles, des surcroîts, non explicitement énoncés, de grivoiserie qui sollicitent limagination intempestive.

Sous le titre « Le loisir érotique », la dernière partie de louvrage invite le lecteur à retrouver une transposition du loisir mondain dans la structure et la nature des plaisirs énoncés par les Contes ou plutôt à voir comment, dans les récits, saménage la promesse dun moment érotiquement partagé, hors des exigences de lintérêt selon lesprit

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aristocratique. Ses premiers contes furent écrits par La Fontaine quelques années après avoir perdu son protecteur et mécène, Nicolas Fouquet, et avec lui lidéal dune vie imprégnée par lart, au milieu dune cour raffinée qui avait façonné les contours dune esthétique galante pour faire dialoguer, en continuité les unes des autres, manières de se conduire et pratiques littéraires. Les contes portent la trace nostalgique de cette époque que le poète na plus jamais retrouvée et qui lui a paru réussir laccord entre une aspiration personnelle à la douceur de vivre et une conception plus large, promise aux hommes (du moins à certains dentre eux), dune existence éloignée de lavidité, recentrée sur lesprit, le goût et une certaine futilité dorée.

Parcourant les contes à la lumière dune éthique du désintérêt, enrichissant le tableau de mœurs, Mathieu Bermann met en valeur la double gestion par les amants du temps et de lespace : temps librement aménagé, joui dans lurgence mais intensifié par la volonté généreuse de soffrir à lautre ; espace pleinement investi, par toutes les voies daccès aux corps (portes, chambres, lits, ruelles…). Les maris, absorbés par leurs officia et les préoccupations qui en résultent, sont les modèles médiocres dun régime bourgeois du mariage et dune sexualité codifiée sinon absente ; les amants, eux, libèrent le désir, ils feintent avec le réel de toute leur imagination ; ils se dépensent sans compter en un joyeux potlatch et ainsi habitent fermement lexistence.

Une sagesse inspire ce fantasme, proche du mythe ou de lutopie. Sait-on dailleurs de quelle temporalité parlent les histoires : autrefois, naguère, « de tout temps » (La Courtisane amoureuse) ? Les récits entrecroisent réalité contemporaine et fables antiques, histoires du temps jadis et anecdotes dont le conteur semble avoir eu tout juste connaissance. Son personnel de moines gaillards, de sœurs enjouées, de chambrières riantes et de maris benêts est emprunté aux contes à rire de la Renaissance, eux-mêmes héritiers des fabliaux et autres fantaisies médiévales que La Fontaine aime transposer pour conférer à ses histoires un air ancien et glisser dans les bons tours de ses récits de légers anachronismes. La sagesse de cet univers sans date, mais au fort accent dItalie (Boccace, lArioste, Machiavel), est irrigué par un hédonisme questompe parfois un peu de tristesse, quoique sans aucune intention philosophique trop prononcée car elle nuirait au charme.

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Mais on peut découvrir tout le profit quil y à lire les contes avec Marcel Mauss dans la mesure où le mode heureux du désir célèbre la vertu du don et du contre-don. Dans le sillage des travaux de Jean Rohou ou de Pierre Force à propos de Molière9, Mathieu Bermann reprend les contes dans loptique dune économie des désirs : dun côté, le plaisir improductif des amants, gratuit, joueur et parfois un peu fourbe, plaisir étayé sur la circulation libérale des corps, favorise le parasitage et accepte le régime des pertes ; de lautre, la contractualisation de la sexualité par les maris, le souci de gérer le désir comme un investissement, doù une vie inquiète, entièrement occupée à surveiller le capital. Les contes viennent compléter par les récits de la sexualité le discours sur lhomme dont sest constamment souciée lœuvre de La Fontaine. Cette lecture économique atteste encore dune cohérence des Contes malgré léclatement des histoires ; elle rend manifeste leur intégration dans le monde de La Fontaine en ce quelle montre que les topoï légués par la tradition des contes et par la veine comique sarticulent avec les thèmes qui hantent lécrivain et quil projette en fictions.

De cette pastorale corsée dont La Fontaine sest amusé à recueillir les saynètes, ressortent de menues leçons de vie (« ce conte nous apprend que ») qui ne sont jamais livrées sur le ton moralisateur : il entre trop de hasard dans les conduites amoureuses10. Mais cest de ce hasard dont il est loisible de tirer quelques instants soustraits à lhumeur chagrine, aux déceptions de la vie et à la trivialité dans laquelle se complaisent des maris arcboutés sur leurs possessions (financières ou matrimoniales). Car « de vieux maris, il en pleuvait » ; mais des galants, « peu sen trouvait » (Les Cordeliers de Catalogne). Sil veut survivre (comment ny aspirerait-il pas puisquil est la vie même ?), le désir devrait toujours avoir le sens de loccasion, le kaïros des Grecs qui, quand il est saisi, aide à illuminer lexistence mais qui, une fois disparu, nengendre plus que regrets et frustrations : « Mais ce que vaut loccasion, / Vous lignorez, allez lapprendre » (Nicaise). Que lhomme sache se contenter dun cœur à sa taille, ni « trop haut », ni « trop délicat » (Le Berceau) ! Les Contes rêvent dune humanité reconnaissante, contentée par les biens de lexistence

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(ils sont plus nombreux que ne le pensent les âmes maussades), modeste dans le choix de ses objets et les degrés de ses passions pour ne pas passer à côté de lexquise simplicité et ne pas se laisser emporter par le fonds douteux de notre nature : lamour-propre, lintérêt, la prétention, laveuglement stupide sont les ressorts principaux des déboires amoureux et conjugaux. Si les contes réussissaient à le faire un peu mieux comprendre, afin que les jeux damours en soient allégés (ce serait alors peut-être ne plus avoir rien à raconter), ils nauraient pas tout à fait échoué à nous « montrer à vivre » (La Coupe enchantée).

Je voudrais, en une rapide et dernière synthèse, insister sur quatre notions qui orientent la réflexion de cet essai ; elles éclairent aussi, je crois, lunité de sens des contes.

Dabord évidemment le plaisir. Presque synonyme de la licence, le plaisir est au centre des enjeux de cet essai et il correspond à la façon à la fois modeste et agréable qua Mathieu Bermann de mener sa pensée et de lexprimer, pour servir sa démonstration. Le texte des contes bâille : « lendroit le plus érotique dun corps », écrit Barthes dans une formulation bien connue du Plaisir du texte, « nest-il pas là où le vêtement bâille ? ». La Fontaine fait des contes un terrain de jeu, jeu du langage avec lui-même, érotisé par le récit damours intermittentes qui fragmentent le temps pour y prélever la fulgurance fragile dune jouissance, si nécessaire puisque le vie est courte et souvent teintée de mélancolie ou ternie par lennui : « Hâte-toi mon ami, tu nas pas tant à vivre. / Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre : / Jouis [] ». Lexhortation, venue du Loup et le Chasseur11, réclame « tout un livre » ; ce livre ressemble à celui des Contes et Nouvelles, comme si, prévoyant leur antidote, les apologues, plus que leur gai savoir, laissaient une impression damertume quavait pour vocation de dissiper ou damortir la célébration vénusienne, quoique symétriquement inquiète aussi, des corps, assumée par les facéties licencieuses. Les contes appartiennent, à nen pas douter, aux textes de plaisir, non peut-être exactement selon les catégories de Roland Barthes quand il oppose écriture de plaisir et écriture de jouissance, bien que le critique reconnaisse lui-même le vacillement conceptuel de sa distinction. Car La Fontaine défend le texte

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de plaisir « qui contente, emplit, donne de leuphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle12 » ; et cependant il noublie pas la jouissance qui met au bord de la perte (mais le conte ny cède pas) et fait entendre sa discordance.

Cette tension maintenue et dialectisée entre désir et jouissance correspond à ce que La Fontaine nomme lui-même, de façon générale, son « tempérament », autre principe essentiel qui résume les partis pris de lécrivain et de son écriture. Le tempérament chez La Fontaine nest pas seulement une solution de compromis pour ne pas brusquer les codes et obtenir ladhésion. Il ne se réduit pas à une stratégie. Le tempérament est bien plutôt le résultat dune conscience littéraire qui accommode la langue et laccorde avec les sujets quelle traite tout en préservant les forces dynamiques qui la travaillent, la menacent même mais quelle arrive à maîtriser. La licence est un tempérament qui réussit, tant au niveau de lécriture que de la vision des hommes et du monde, à concilier lécart et la règle, linfraction et lharmonie, le bonheur et la mélancolie, le plaisir et la jouissance.

Ce tempérament confère au texte toute sa plasticité. À femme avare galant escroc emploie pour qualifier les astuces et adresses des galants la belle expression de « tour de souplesse » ; nul doute quelle convient aussi à lart poétique de La Fontaine en désignant le double régime du style et de la narration. Les Contes sont lexpression de la dynamique des genres et des styles dont La Fontaine combine les virtualités : hybridations, parasitages, parodies, remontages, dénudations, emprunts ponctuels, superpositions… Tous les procédés sont acceptés bien quaucun ne fasse système puisquil faut que le texte reste mobile et vivant, que son sens ne se sclérose pas, quil surprenne le lecteur et vibre de lensemble de ses échos. Les récits de La Fontaine sont des exemples de ce dialogisme que Mickaël Bakhtine et les formalistes russes ont perçu et théorisé à partir de vastes courants de la littérature et qui, associé à la polyphonie, définit la faculté des textes à entrer en relation avec dautres, à capter et inclure des mots et des formes déjà habités et à créer alors un ample volume de voix.

Sil est en quête dune autre façon de dire, cest que La Fontaine entend que le conte fasse de leffet et même peut-être que le texte, avant

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toute autre chose, soit un effet. Cette dernière notion, que le xviie siècle nomme également « impression », réfère au comportement de lécriture sur la lecture. Leffet résulte de la volonté du conteur de donner corps aux récits, sans alourdir leur incarnation. Il comporte les moyens de toucher sensiblement le lecteur, de « faire impression sur les âmes » (Préface à la première partie des contes et nouvelles en vers). Il se rattache à une certaine conception, « effleurante », de la langue qui ne la prive pas de ses capacités de surprise et démancipation. Leffet est enfin la vérité du désir : désir fugace, vécu aux marges, éprouvé avec vigueur bien quavec la certitude de sa fugacité ; désir qui appelle la sagesse, rabelaisienne, de bien savoir passer son temps, pour lessentiel chez La Fontaine en amours de passage dans le moment suspendu du loisir.

Olivier Leplatre

1 Le présent ouvrage rejoint ainsi la toute récente somme de Tiphaine Rolland, LAtelier du conteur. Les Contes et nouvelles de La Fontaine. Ascendances, influences, confluences, Paris, Champion, 2014.

2 Patrick Dandrey, La Fabrique des fables. Poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991 ; et plus récemment : « Les fables, les contes et la Fable chez La Fontaine : le secret du livre XII », Féeries, no 7 (Études sur le conte merveilleux. xviie-xixe siècle / Le conte et la fable), 2010, p. 45-74.

3 Lon se servit de ce reniement pendant une bonne partie du siècle suivant pour discréditer le conte en vers. Si La Fontaine lui-même nen avait plus voulu… Voir Sylvain Menant, La Chute dIcare. La Crise de la Poésie française. 1700-1750, Genève, Droz, 1981.

4 Roger Duchêne, « Les fables de La Fontaine sont-elles des contes ? », dans Littératures classiques, supplément au numéro 16, 1992, p. 85-108.

5 Roland Barthes, Le Degré zéro de lécriture, Paris, Seuil, 1953, p. 19.

6 Discours à M. de La Rochefoucauld, Fables, X, 14.

7 La Fontaine, Relation dun voyage de Paris en Limousin, « À Madame de La Fontaine », lettre du 12 septembre 1663.

8 Roland Barthes, « Où/ou va la littérature ? », dans Œuvres complètes, édition établie par Eric Marty, Paris, Seuil, Tome 3, 1995, p. 69.

9 Pierre Force, Molière ou le prix des choses. Morale, économie, comédie, Paris, Nathan, 1994.

10 Jole Morgante parle ainsi, à propos des Contes, de « plaisir hasardeux » (« Lérotisme des Contes de La Fontaine. Un plaisir hasardeux », dans Revue dÉtudes Culturelles, no 1 : « Érotisme et ordre moral », 2005, p. 133-146).

11 Fables, VIII, 27.

12 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 25.