Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Les Cahiers du dictionnaire
2022, n° 14. Dictionnaire et grammaire Dictionnaire et liberté - Auteurs : Dotoli (Giovanni), Jacquet-Pfau (Christine)
- Pages : 529 à 541
- Revue : Les Cahiers du dictionnaire
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782406145790
- ISBN : 978-2-406-14579-0
- ISSN : 2262-0419
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14579-0.p.0529
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/02/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Juliette Drigny, Aux limites de la langue. La langue littéraire de l’avant-garde (1965-1985), Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2022, 526 p.
Tout en étant un livre concernant la langue de la littérature, je préfère quand même en parler dans le contexte de cette revue purement linguistique.
L’auteure a soutenu une thèse de doctorat en littérature française en 2018 sous la direction de mon ami Michel Murat. Ses recherches portent sur les avant-gardes de la deuxième partie du xxe siècle.
On l’a affirmé : la poésie française contemporaine serait difficile à comprendre, parfois illisible. Je ne partage absolument pas cet avis. Pour la comprendre et pour en capter le message, il faut percevoir le sens de la révolution de sa langue.
Mallarmé conclut en observant que si on accuse le poète d’illisibilité, il faut « rétorquer que des contemporains ne savent pas lire1 ». Ils ne comprennent pas que la poésie « tend à couvrir l’indicible avec des mots, avec des images, des métaphores et quelque parfum acide », comme l’affirme Tahar Ben Jelloun, qui poursuit2 : « Le poète n’a pas le droit de négocier avec la langue. Il l’empoigne, la violente et la charge de volcans et de fleuves que rien ne peut contenir ».
Omer Massoumou est l’auteur d’un livre fondamental sur l’hermétisme dans la poésie contemporaine3. On y trouve l’analyse de la poésie hermétique chez Michel Deguy, Philippe Jaccottet, René Char et Yves Bonnefoy. Massoumou conclut4 : « L’esthétique de l’hermétisme dans la poésie française se construit autour de plusieurs notions dont celle de 530l’illisible, c’est-à-dire d’une poésie qu’on ne saurait lire. […]. L’illisible touche aux modes de représentation, aux questions d’investigation du sens (de la vie) et pose de nouveau et historiquement les rôles et fonctions de la poésie dans la société contemporaine ».
La parole est « rebelle5 ». À rappeler le personnage de Céleste, dans À la recherche du temps perdu. Elle lit quelques pages de Saint-John Perse, et s’exclame : « Mais vous êtes bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ne seraient pas plutôt des devinettes6 ? ».
La « dimension transgressive7 » semble être la lignée générale, avec ébranlement et effraction. On assiste à « une transmutation anthropologique8 ».
Juliette Drigny propose à juste titre de sortir du critère – d’après moi absurde – de l’« illisibilité » (p. 12). Elle propose la catégorie du « lisable » (ibid.). Je suis en total accord avec elle. C’est une nouvelle forme de « pratique de la langue » (ibid.). Déconstruction ne signifie pas manque de construction. C’est une construction autre, libre, aux limites de la théorie. La langue se déplace – elle cherche un autre lieu –, s’altère, évoque un espace autre, quitte la norme, refuse la différence saussurienne entre parole et langue. Elle dépasse les limites du discours.
En changeant sa langue, le poète veut « changer le monde » (p. 15).
Un livre très utile pour approcher une époque de changements et de révolutions linguistiques.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Adam Schaff, Traduzione e ideologia. Una discussione con Lucien Sève, a cura du Augusto Ponzio, Lecce, Pensa MultiMedia, « Humanities », 2022, 256 p.
Quand Augusto Ponzio m’a fait don de ce livre, j’en ai immédiatement compris l’importance, en feuilletant la table des matières. La traduction est l’un des grands thèmes de l’humanité. Elle est l’essence de la communication.
À l’unisson avec un autre ami, Fracesco Fistetti, on est là face à la narration de questions capitales concernant la traduction, l’idéologie, le leçon de Karl Marx – celui que j’aime, le philosophe, non pas le politique –, le dialogue entre Adam Schaff et Lucien Sève autour de la Sixième thèse de Marx sur Feuerbach.
De fait, le lien entre traduction et idéologie concerne pleinement le langage verbal. Chaque signe se relie avec un autre signe, dans la chaîne du langage. Le signe n’est jamais seul. Le signe seul n’existe même pas.
Il y a toujours un interprétant, un autre, un sujet B, dans la traduction, la plus haute forme de dialogue. Je est un autre, proclame le grand Rimbaud. Ainsi, cela ne regarde pas uniquement la traduction entre deux langues, mais aussi une langue quelconque elle-même.
Nous vivons en effet de traduction dans chaque acte linguistique et de signe, de traduction endolinguistique et intersémiotique.
Ce livre a une introduction d’Augusto Ponzio et une postface de Francesco Fistetti, lesquelles sont des livres dans le livre. On apprend tout sur les faux-amis, la traduction interlingue, les théories de Schaff, l’essence humaine de Sève, l’existentialisme de Sartre, l’anthropologie marxienne, le lien entre marxisme et humanisme.
Marx-Schaff-Sève-Ponzio-Fistetti, en une chaîne de philosophie, de linguistique, d’humanisme. Le rôle d’Antonio Gramsci résulte encore une fois comme fondamental.
C’est un livre à conseiller dans les écoles secondaires, pour vraiment avoir des chances de comprendre la philosophie, souvent chose morte dans l’enseignement, avec de graves conséquences pour d’autres disciplines elles aussi.
532Le langage verbal assume toute son importance. Bachtin et Steiner sont avec nous, et avec les auteurs de ce livre, pour nous rappeler le rôle central du langage et le sens du plurilinguisme.
Au centre de la scène, la grande théorie de Roman Jakobson, qui parle de trois sortes de traductions : au-dedans d’une langue, entre deux langues, de transmutation ou intersémiotique, concernant aussi la traduction verbale de systèmes de signes qui ne sont pas des langages.
Giovanni Dotoli
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Svetlana Krylososa, Lexique et corps humain, « Cahiers de lexicologie », 2021, n. 119, Paris, Classiques Garnier, 290 p.
Cette revue est un monument de la linguistique internationale. Actuellement dirigée par Christine Jacquet-Pfau et Alain Polguère, de grands spécialistes, elle constitue un point de repère pour la recherche dans le domaine de la linguistique concernant toute sorte de langue.
Font partie du comité éditorial et du comité scientifique des personnalités universellement reconnues comme de grands chercheurs, tels Salah Mejri, Philippe Martin, Christophe Rey, Jean-François Sablayrolles.
Ce numéro est consacré à un sujet qui est une mine de points de départ pour d’autres recherches : le lien entre lexique et corps humain.
La direction du numéro est confiée à Svetlana Krylosova, spécialiste de ce sujet passionnant.
La présentation de Svetlana Krylosova elle-même est un très solide point de départ pour comprendre l’axe général du numéro, concernant en principe toute langue du monde.
Pour le soi-disant vocabulaire somatique, on peut en effet affirmer : « Il s’agit de lexies ayant rapport au corps humain dans tous ses états tel que 533le représente la langue : éléments et microéléments du corps (foie, front, nombril, tête ; spermatozoïde ; cardiaque), éléments du corps (cuticule, iris, lobe, plante des pieds, pupille), couverture du corps (peau, ongles ; calvitie ; poil, poilu), substances corporelles (crotte de nez, larmes, salive ; menstruation ; sanguin ; transpirer, uriner), marques corporelles (bouton, grain de beauté, tache de rousseur ; se rider), etc. ».
On découvre qu’« à travers le prisme du vocabulaire somatique, on est à même d’aborder des problèmes linguistiques qui peuvent concerner le lexique dans sa globalité » (ibid.).
Ainsi, l’axe de ce numéro est celui du lexique du corps lui-même. On est face à des problèmes de lexicalisation, de grammaticalisation, de polysémie, de combinatoire lexicale, de synonymie, de description lexicographique.
On le voit, on est au centre de la linguistique, au cœur de la recherche la plus avancée. 119 numéro de cette revue sont la photographie des immenses progrès de l’étude des langues est de leurs secrets.
Giovanni Dotoli
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Jean Pruvost, Les dictionnaires français outils d’une langue et d’une culture, nouvelle édition actualisée, Paris, Éditions Ophrys, 2021, 226 p.
Mon ami Jean Pruvost est un peu le symbole de la recherche en dictionnaires. Depuis que je le connais, nous ne parlons que dictionnaires, langue, histoire et avenir du livre du monde, le seul qui mérite cette appellation.
Ses journées des dictionnaires sont mémorables. J’ai eu la chance de pouvoir participer aux plus importantes, depuis une vingtaine d’années. Chaque fois, c’est une découverte, un envol, de nouvelles perspectives, 534une nouvelle joie d’aimer la langue et de la vivre par dedans, mot sur mot, expression sur expression.
Jean Pruvost a reçu tant de prix pour son activité de recherche en dictionnaires. Il les mérite tous, de l’Académie française au prix Émile Littré, aux médailles qu’il a reçues.
Cette nouvelle édition de ce livre-clef de la recherche de Jean Pruvost s’enrichit d’une seconde vie. Mise à jour avec aisance et précision, elle nous achemine encore plus en liberté dans le monde des mots de la langue française.
Du mot du livre on est passé en peu de temps à l’électronique. Et c’est Jean Pruvost qui en annonce en prophète la vie, dans un livre mémorable publié par les PUF.
Pruvost est capable de voyages par la forêt des dictionnaires comme un oiseau libre, un rouge-gorge. Il chante et il dit les mots en solo et en orchestre, en nous faisant aimer le livre-trésor.
Il radiographie, lit, interprète, donne un nouvel essor à chaque mot, de sa célèbre collection de plus de dix-mille dictionnaires aux recherches les plus lointaines qu’il possède – je l’ai constaté de visu !
Dans ce livre stimulant, on capte toute l’histoire merveilleuse des dictionnaires de la langue française, des origines à nos jours. On assiste aux renouvellements d’une science, aux débats, aux projets, aux grandes et petites réalisations.
Mais on ne perd jamais la voie juste, celle de l’amour pour la langue. On est toujours sur les rails, sous l’étoile sublime de la langue française, vieille de plus de mille ans, et l’une des langues les plus jeunes au monde.
Lire et relire ce livre, pour aimer la plus belle des aventures de la langue : son dictionnaire, le livre pat excellence qui fait rêver, comme le perçoivent de façon divine Roland Barthes et Alain Rey.
Merci Jean de ce chef-d’œuvre, simple et profond comme le plus beau tableau de la peinture des grands, à la Picasso ou à la Chagall. Oui, il y a un peu de bleu Chagall en ce livre. Et aussi un peu des lignes libres de Picasso. Je m’y envole comme les personnages chagalliens et comme les lancements avant-gardistes de l’auteur de Guernica.
Giovanni Dotoli
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Neologismi. Parole nuove dai giornali, direzione di Giovanni Adamo e Valeria Dalla Valle, Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 2009, 718 p.
C’est un dictionnaire qui est un modèle, dans son domaine, pour la langue italienne, mais aussi pour d’autres langues. Toute langue devrait en avoir un, les grandes – soi-disant – et les petites, les langues mondiales et celles des petites communautés.
C’est la preuve que la langue n’est jamais stable, qu’elle bouge comme un poisson dans l’eau, qu’elle nage, se cache, réapparaît, s’habille de mille façons.
L’introduction des deux directeurs de l’ouvrage est fondamentale. On y définit le néologisme et la néologie. On y propose l’étude des nouveaux mots, l’innovation lexicale, l’histoire des nouveautés dans la langue. Les répertoires des néologismes italiens sont là, avec leurs sources et leurs rapports avec la presse.
Les journaux se révèlent comme des lieux de grande production linguistique et d’inventions, et même de compétence, dans la formation des mots nouveaux.
On aura plusieurs typologies de formation : hybrides, de dérivation, suffixation, altération, préfixation, formation parasynthétique, abréviation, réduction, adaptation, composition, ellipses, acronymes, sigles, mots-macédoine, métonymie, néologismes sémantiques, dialectalismes, mots étrangers, calques…
On est face à une richesse inouïe. La presse se révèle comme peut-être le plus grand réservoir d’invention de la langue, sur le champ.
C’est un livre-symbole, pour continuer la recherche en ce domaine-là.
Giovanni Dotoli
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Jean-Paul Bronckart et Ecaterina Bulea Bronckart, Ferdinand de Saussure. Une science du langage pour une science de l’humain, Paris, Classiques Garnier, « Domaines linguistiques », 2022, 590 p.
J’affirme immédiatement qu’il s’agit d’un livre qui fera époque. C’est la somme attendue de la pensée de Ferdinand de Saussure, une somme difficile, profonde, à la limite de l’impossible. Mais, dans ce livre, elle est totale, générale, claire, en un langage juste et qui fait finalement comprendre le tout Saussure, de A à Z. Les deux auteurs avaient tout le nécessaire pour parvenir à ce résultat capital pour la linguistique.
Jean-Paul Bronckart est professeur honoraire de l’Université de Genève et est l’auteur de : Activité langagière, texte et discours, Bakhtine démasqué ? et Théories du langage, nouvelle introduction critique.
Ecaterina Bulea Bronckart est professeure de didactique du français à la même université et est l’auteure de Linguistique saussurienne et paradigme thermodynamique, interprétation de l’agir et développement.
L’œuvre saussurienne est l’objet de nombreux livres et articles depuis plus d’un siècle, mais on n’avait jamais atteint ce sens de l’unité et cette capacité de relire le linguiste genevois dans sa totalité.
Enfin, il n’y a plus deux ou plusieurs Saussure, mais un seul, dans sa fascinante complexité. Les deux auteurs de ce livre réajustent la linguistique et les théories saussuriennes en le conduisant, justement, vers les sciences de l’humain.
On découvre alors que Saussure a un lien absolu avec les sciences sociales aussi bien qu’avec les sciences psychologiques.
Et alors comment l’interpréter ? Premièrement en partant de son corpus en entier, selon un plan précis, qui mette en relief les aspects cruciaux épistémologiques et méthodologiques, les théories, les réalisations, les hypothèses.
Ainsi les derniers chapitres peuvent-ils s’intituler Au-delà de Saussure. Il en résulte un Saussure vivant, de plus en plus moderne.
Et alors Pourquoi Saussure encore ? Parce qu’il est le centre moteur de la nouvelle linguistique, entre tradition et innovation. Il aborde l’ensemble 537des faits linguistiques, avec une lucidité et un sens prophétique qui se révèlent de plus en plus à la hauteur de nouvelles frontières.
Bloomfield, avec ses théories du comportement, et Chomsky, avec sa grammaire générative – pour moi de dérivation xviiie siècle – ne dépassent pas Saussure. Ils s’en servent, pour essayer d’aller au-delà, en restant dans la limite du manque de vision générale.
Conclusion : on ne peut pas être linguiste sans tenir compte à tout moment de la pensée de Ferdinand de Saussure, actuelle et immortelle. Ce livre, complété par la bibliographie la plus complète de et sur Saussure, est un trésor.
Giovanni Dotoli
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André Girard, Dictionnaire de l’anarchie, réuni et présenté par François Gaudin et Françoise Guerard, Paris, Honoré Champion, 2022, 378 p.
Étrange dictionnaire que celui-ci, qui ne semble avoir reçu ce titre que pour sa présentation par ordre alphabétique de trente-neuf notices d’André Girard (1860-1942), que beaucoup découvriront à l’occasion de cette publication, extraites du Dictionnaire-Journal de Maurice Lâchatre, et donc publiées de 1894 à 1899.
François Gaudin, spécialiste notamment de l’histoire culturelle des dictionnaires – et plus particulièrement de celle de la lexicographie militante du xixe siècle – et Françoise Guerard, éditrice, traductrice et lexicographe, ont réalisé ici un ouvrage passionnant qui réunit les « bonnes pages » d’André Girard, le « bras droit » de Maurice Lachâtre, éditeur (Librairie du Progrès) des Mystères du peuple d’Eugène Sue, premier éditeur du Capital de Karl Marx en France et lexicographe, connu 538grâce à François Gaudin qui lui a consacré plusieurs ouvrages dont une biographie de 470 pages publiée en 2014 chez Lambert-Lucas sous le titre Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900).
L’ouvrage s’ouvre sur une présentation très documentée de François Gaudin (p. 7-16) suivie par les reproductions de quatre photos dont un beau portrait d’André Louis Gabriel Girard (1941, un an avant sa disparition). Peu connu, compositeur de musique et correcteur typographe dans la presse anarchiste, il fut donc le principal rédacteur du Dictionnaire-Journal et secrétaire de rédaction du Dictionnaire La Châtre (1899-1910). Il publia également quelques brochures dans un esprit essentiellement éducationnel et participa à deux journaux destinés à la jeunesse.
Le fil directeur de ce volume est de rassembler les notices ayant trait à l’anarchie. Nous reprendrons ici l’introduction au Dictionnaire biographique des militants libertaires francophones, publié par Jean Maitron, pour exprimer tout l’intérêt de mettre au jour les différentes manifestations, notamment écrites, de ce courant de pensée : « Depuis un siècle et demi, des prémices de l’anarchie en 1840 aux années 2000, le mouvement libertaire nourrit l’imaginaire collectif et tient un rôle à part au sein du mouvement social. Ses différents courants, de l’anarchisme communiste à l’individualisme, en passant par le syndicalisme révolutionnaire et les “milieux libres”, témoignent de sa diversité. Car le mouvement libertaire ne se limite ni à une doctrine, ni à une forme particulière d’engagement, et l’on a vu se réclamer de l’anarchisme aussi bien des “propagandistes par le fait” que des théoriciens, des artistes ou des ouvriers, autant de militants d’origines diverses et aux parcours singuliers. »
L’ouvrage publié par Gaudin et Guerard reprend sous le titre de dictionnaire un ensemble, qui a tout de la forme d’une encyclopédie, de notices significatives parues dans le Dictionnaire-Journal de Maurice Lachâtre. Dans ce volume elles comprennent de 3,25 pages (musique antique), 3,5 pages (patrie) ou 4 pages (commerce, salariat), 5 pages (liberté) à 32 pages (pour l’article anarchie qui, comme on pouvait s’en douter, fait l’objet d’une véritable monographie), en passant par des longueurs intermédiaires, par exemple 12,5 pages (religion) et 18 pages (enseignement), mais seulement 7 pages pour communisme. Elles concernent aussi bien les théories de l’anarchie (par exemple, en tête du 539volume anarchie, communisme, éducation, enseignement, justice, morale, production) que des évènements marquants de cette fin de siècle mouvementée (en général de manière dispersée dans les différents articles et, plus rarement, constituant l’entrée de la notice : Verrerie ouvrière (La) ou encore vieillards assistés).
Si les articles ne sont pas à proprement parler de ceux que la tradition lexicographique regroupe sous le nom de « dictionnaires », il convient cependant de noter la volonté de Girard de définir le plus précisément possible, dès les premières lignes, les notions développées des points de vue historique, sociologique et militant, chaque fois que cela s’avère nécessaire. Ainsi, sous l’entrée individualisme : « Comme bon nombre d’autres vocables de notre langue, le mot a été fréquemment détourné de son sens véritable et, dans le langage courant, il est communément devenu synonyme d’égoïsme. Cependant, si l’on s’en tient à l’étymologie elle-même du terme, individualisme signifie, à proprement parler : système philosophique, politique ou social, qui pose comme principal objectif l’individu » (p. 153), ou encore, sous l’entrée morale : « Qu’est-ce que la morale ? D’après son étymologie, le mot morale signifie : science des mœurs. Mais comment définir les mœurs ? Une définition exacte nous paraît être celle-ci : modes usuels et généralisés de penser et d’agir. » (p. 211). Ces définitions permettent d’introduire un texte construit et argumenté, s’appuyant notamment sur l’histoire et la science (voir par exemple évolution sociale, p. 139, ou morale, p. 219) mais aussi sur des cas concrets dans l’optique d’une présentation militante et éducationnelle. L’auteur ne renonce à aucune précision, multipliant ainsi croisements et redondances d’un article à l’autre, caractéristique parfaitement cohérente avec le principe encyclopédique : ainsi la Verrerie ouvrière ne fait-elle pas seulement l’objet d’un article à part entière (article repris d’ailleurs dans le Dictionnaire La Châtre, tome 4, comme l’indique la note 66), mais cette grève célèbre et le processus « d’entente, de solidarité et d’union des petits contre la rapacité des grands » dont Girard appelle les prolétaires à « méditer » l’exemple (p. 355) sont-ils évoqués également dans l’article grève générale (p. 149). Cependant ne nous y trompons pas : le militant n’est jamais très loin, ni sa plume parfois acerbe, qui glisse par-ci par-là dans le développement de son argumentation quelque définition cinglante : « Administration se définit : collectivité 540de rapaces de tous plumages et d’égale et incommensurable voracité, unis d’étroite solidarité pour piller, pressurer, tracasser le pacifique troupeau de leurs administrés. » (vieillards assistés, p. 358)
Un répertoire et index des personnalités citées retraçant en quelques lignes les faits marquants de leurs parcours (on regrettera toutefois l’oubli de Jules Guesde, anarchiste ayant évolué vers le marxisme) complète bien utilement le volume et permet d’alléger les notes de ces 378 pages (76 au total). Les informations qui y sont données proviennent essentiellement du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (connu plus généralement sous le nom Le Maitron) et du Dictionnaire biographique des militants libertaires francophones (éditions de l’Atelier, 2014 pour la première édition).
Ce recueil de notices d’André Girard retrace une pensée engagée et militante qu’il serait illusoire de vouloir détailler en quelques lignes, voire en quelques pages tant ses analyses sont denses et précises. L’objectif de l’anarchie telle qu’elle est prônée par l’auteur est « l’abolition de l’autorité parce que celle-ci est attentatoire au développement de l’être » (anarchie, p. 27). « La conception anarchiste, c’est-à-dire la conception d’un état social où tout s’organise sans l’intervention d’une autorité, par le moyen de la libre entente entre les membres de la société, n’a rien de commun avec des manifestations de révolte contre l’état social présent. » (ibid., p. 23).
Les textes ici rassemblés présentent un large panorama réhabilitant ce qu’ont pu être les fondements de l’anarchie en sa forme nettement distincte des pratiques qui ont pu en dériver, voire en faire oublier la cohérence et les visées sociales, économiques, sociologiques n’ayant comme seul objectif que le bonheur de l’être humain dans une société juste et libre où chacun et chacune trouverait sa place hors toute domination. L’ouvrage permettra sans aucun doute de redonner sa juste portée à une théorie trop souvent dévoyée, aussi bien du côté des « pratiquants » que des « observateurs ». Encyclopédie originale, reconstituée à partir d’un seul auteur, plutôt que dictionnaire, l’ouvrage constitue également un formidable document raisonné et argumenté sur l’anarchie. Et, last but not least, le lecteur pourra être étonnamment surpris de rapprochements évidents entre cette fin du xixe siècle et notre xxie siècle : il lui suffira de lire dans ses détails l’article vieillards assistés pour voir surgir par analogie, notamment dans l’exemple de l’hospice d’Ivry, quelques 541scandales récents touchant de manière honteuse les faibles, les « sans protection », les « sans défense » ou les salaires et conditions de travail indignes des infirmiers.
Christine Jacquet-Pfau
Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D)
CY Cergy Paris Université
1 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1998-2003, 2 vol, II, p. 234, « Le mystère dans les lettres ».
2 Cf. Giovanni Dotoli, Langage et langue de la poésie française contemporaine, Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2015, p. 204, Tahar Ben Jelloun.
3 Omer Massoumou, Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy, Paris, L’Harmattan, 2013, passim.
4 Ibid., p. 135.
5 Ibid., p. 143.
6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Pléiade », 4 vol., 1987-2019, III, 1988, p. 243.
7 Évelyne Lloze, Poésie et question. De la poésie comme pensée critique, avant-propos d’Antoine Emaz, Bruxelles, Éditions de la Lettre voilée, 2013, p. 58.
8 Grand écart : vers une agence_d ’ écritures, in Zigzag poésie : formes et mouvements : l’effervescence, dossier dirigé par Franck Smith et Christophe Fauchon, « Mutations », revue mensuelle, n. 203, avril 2001, entretien avec Charles Sadin, p. 161.