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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Les Cahiers du dictionnaire
    2022, n° 14
    . Dictionnaire et grammaire Dictionnaire et liberté
  • Auteurs : Dotoli (Giovanni), Jacquet-Pfau (Christine)
  • Pages : 529 à 541
  • Revue : Les Cahiers du dictionnaire
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406145790
  • ISBN : 978-2-406-14579-0
  • ISSN : 2262-0419
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14579-0.p.0529
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/02/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Juliette Drigny, Aux limites de la langue. La langue littéraire de lavant-garde (1965-1985), Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2022, 526 p.

Tout en étant un livre concernant la langue de la littérature, je préfère quand même en parler dans le contexte de cette revue purement linguistique.

Lauteure a soutenu une thèse de doctorat en littérature française en 2018 sous la direction de mon ami Michel Murat. Ses recherches portent sur les avant-gardes de la deuxième partie du xxe siècle.

On la affirmé : la poésie française contemporaine serait difficile à comprendre, parfois illisible. Je ne partage absolument pas cet avis. Pour la comprendre et pour en capter le message, il faut percevoir le sens de la révolution de sa langue.

Mallarmé conclut en observant que si on accuse le poète dillisibilité, il faut « rétorquer que des contemporains ne savent pas lire1 ». Ils ne comprennent pas que la poésie « tend à couvrir lindicible avec des mots, avec des images, des métaphores et quelque parfum acide », comme laffirme Tahar Ben Jelloun, qui poursuit2 : « Le poète na pas le droit de négocier avec la langue. Il lempoigne, la violente et la charge de volcans et de fleuves que rien ne peut contenir ».

Omer Massoumou est lauteur dun livre fondamental sur lhermétisme dans la poésie contemporaine3. On y trouve lanalyse de la poésie hermétique chez Michel Deguy, Philippe Jaccottet, René Char et Yves Bonnefoy. Massoumou conclut4 : « Lesthétique de lhermétisme dans la poésie française se construit autour de plusieurs notions dont celle de 530lillisible, cest-à-dire dune poésie quon ne saurait lire. []. Lillisible touche aux modes de représentation, aux questions dinvestigation du sens (de la vie) et pose de nouveau et historiquement les rôles et fonctions de la poésie dans la société contemporaine ».

La parole est « rebelle5 ». À rappeler le personnage de Céleste, dans À la recherche du temps perdu. Elle lit quelques pages de Saint-John Perse, et sexclame : « Mais vous êtes bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ne seraient pas plutôt des devinettes6 ? ».

La « dimension transgressive7 » semble être la lignée générale, avec ébranlement et effraction. On assiste à « une transmutation anthropologique8 ».

Juliette Drigny propose à juste titre de sortir du critère – daprès moi absurde – de l« illisibilité » (p. 12). Elle propose la catégorie du « lisable » (ibid.). Je suis en total accord avec elle. Cest une nouvelle forme de « pratique de la langue » (ibid.). Déconstruction ne signifie pas manque de construction. Cest une construction autre, libre, aux limites de la théorie. La langue se déplace – elle cherche un autre lieu –, saltère, évoque un espace autre, quitte la norme, refuse la différence saussurienne entre parole et langue. Elle dépasse les limites du discours.

En changeant sa langue, le poète veut « changer le monde » (p. 15).

Un livre très utile pour approcher une époque de changements et de révolutions linguistiques.

Giovanni Dotoli

Université de Bari Aldo Moro

Cours de Civilisation française

de la Sorbonne

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Adam Schaff, Traduzione e ideologia. Una discussione con Lucien Sève, a cura du Augusto Ponzio, Lecce, Pensa MultiMedia, « Humanities », 2022, 256 p.

Quand Augusto Ponzio ma fait don de ce livre, jen ai immédiatement compris limportance, en feuilletant la table des matières. La traduction est lun des grands thèmes de lhumanité. Elle est lessence de la communication.

À lunisson avec un autre ami, Fracesco Fistetti, on est là face à la narration de questions capitales concernant la traduction, lidéologie, le leçon de Karl Marx – celui que jaime, le philosophe, non pas le politique –, le dialogue entre Adam Schaff et Lucien Sève autour de la Sixième thèse de Marx sur Feuerbach.

De fait, le lien entre traduction et idéologie concerne pleinement le langage verbal. Chaque signe se relie avec un autre signe, dans la chaîne du langage. Le signe nest jamais seul. Le signe seul nexiste même pas.

Il y a toujours un interprétant, un autre, un sujet B, dans la traduction, la plus haute forme de dialogue. Je est un autre, proclame le grand Rimbaud. Ainsi, cela ne regarde pas uniquement la traduction entre deux langues, mais aussi une langue quelconque elle-même.

Nous vivons en effet de traduction dans chaque acte linguistique et de signe, de traduction endolinguistique et intersémiotique.

Ce livre a une introduction dAugusto Ponzio et une postface de Francesco Fistetti, lesquelles sont des livres dans le livre. On apprend tout sur les faux-amis, la traduction interlingue, les théories de Schaff, lessence humaine de Sève, lexistentialisme de Sartre, lanthropologie marxienne, le lien entre marxisme et humanisme.

Marx-Schaff-Sève-Ponzio-Fistetti, en une chaîne de philosophie, de linguistique, dhumanisme. Le rôle dAntonio Gramsci résulte encore une fois comme fondamental.

Cest un livre à conseiller dans les écoles secondaires, pour vraiment avoir des chances de comprendre la philosophie, souvent chose morte dans lenseignement, avec de graves conséquences pour dautres disciplines elles aussi.

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Le langage verbal assume toute son importance. Bachtin et Steiner sont avec nous, et avec les auteurs de ce livre, pour nous rappeler le rôle central du langage et le sens du plurilinguisme.

Au centre de la scène, la grande théorie de Roman Jakobson, qui parle de trois sortes de traductions : au-dedans dune langue, entre deux langues, de transmutation ou intersémiotique, concernant aussi la traduction verbale de systèmes de signes qui ne sont pas des langages.

Giovanni Dotoli

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Svetlana Krylososa, Lexique et corps humain, « Cahiers de lexicologie », 2021, n. 119, Paris, Classiques Garnier, 290 p.

Cette revue est un monument de la linguistique internationale. Actuellement dirigée par Christine Jacquet-Pfau et Alain Polguère, de grands spécialistes, elle constitue un point de repère pour la recherche dans le domaine de la linguistique concernant toute sorte de langue.

Font partie du comité éditorial et du comité scientifique des personnalités universellement reconnues comme de grands chercheurs, tels Salah Mejri, Philippe Martin, Christophe Rey, Jean-François Sablayrolles.

Ce numéro est consacré à un sujet qui est une mine de points de départ pour dautres recherches : le lien entre lexique et corps humain.

La direction du numéro est confiée à Svetlana Krylosova, spécialiste de ce sujet passionnant.

La présentation de Svetlana Krylosova elle-même est un très solide point de départ pour comprendre laxe général du numéro, concernant en principe toute langue du monde.

Pour le soi-disant vocabulaire somatique, on peut en effet affirmer : « Il sagit de lexies ayant rapport au corps humain dans tous ses états tel que 533le représente la langue : éléments et microéléments du corps (foie, front, nombril, tête ; spermatozoïde ; cardiaque), éléments du corps (cuticule, iris, lobe, plante des pieds, pupille), couverture du corps (peau, ongles ; calvitie ; poil, poilu), substances corporelles (crotte de nez, larmes, salive ; menstruation ; sanguin ; transpirer, uriner), marques corporelles (bouton, grain de beauté, tache de rousseur ; se rider), etc. ».

On découvre qu« à travers le prisme du vocabulaire somatique, on est à même daborder des problèmes linguistiques qui peuvent concerner le lexique dans sa globalité » (ibid.).

Ainsi, laxe de ce numéro est celui du lexique du corps lui-même. On est face à des problèmes de lexicalisation, de grammaticalisation, de polysémie, de combinatoire lexicale, de synonymie, de description lexicographique.

On le voit, on est au centre de la linguistique, au cœur de la recherche la plus avancée. 119 numéro de cette revue sont la photographie des immenses progrès de létude des langues est de leurs secrets.

Giovanni Dotoli

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Jean Pruvost, Les dictionnaires français outils dune langue et dune culture, nouvelle édition actualisée, Paris, Éditions Ophrys, 2021, 226 p.

Mon ami Jean Pruvost est un peu le symbole de la recherche en dictionnaires. Depuis que je le connais, nous ne parlons que dictionnaires, langue, histoire et avenir du livre du monde, le seul qui mérite cette appellation.

Ses journées des dictionnaires sont mémorables. Jai eu la chance de pouvoir participer aux plus importantes, depuis une vingtaine dannées. Chaque fois, cest une découverte, un envol, de nouvelles perspectives, 534une nouvelle joie daimer la langue et de la vivre par dedans, mot sur mot, expression sur expression.

Jean Pruvost a reçu tant de prix pour son activité de recherche en dictionnaires. Il les mérite tous, de lAcadémie française au prix Émile Littré, aux médailles quil a reçues.

Cette nouvelle édition de ce livre-clef de la recherche de Jean Pruvost senrichit dune seconde vie. Mise à jour avec aisance et précision, elle nous achemine encore plus en liberté dans le monde des mots de la langue française.

Du mot du livre on est passé en peu de temps à lélectronique. Et cest Jean Pruvost qui en annonce en prophète la vie, dans un livre mémorable publié par les PUF.

Pruvost est capable de voyages par la forêt des dictionnaires comme un oiseau libre, un rouge-gorge. Il chante et il dit les mots en solo et en orchestre, en nous faisant aimer le livre-trésor.

Il radiographie, lit, interprète, donne un nouvel essor à chaque mot, de sa célèbre collection de plus de dix-mille dictionnaires aux recherches les plus lointaines quil possède – je lai constaté de visu !

Dans ce livre stimulant, on capte toute lhistoire merveilleuse des dictionnaires de la langue française, des origines à nos jours. On assiste aux renouvellements dune science, aux débats, aux projets, aux grandes et petites réalisations.

Mais on ne perd jamais la voie juste, celle de lamour pour la langue. On est toujours sur les rails, sous létoile sublime de la langue française, vieille de plus de mille ans, et lune des langues les plus jeunes au monde.

Lire et relire ce livre, pour aimer la plus belle des aventures de la langue : son dictionnaire, le livre pat excellence qui fait rêver, comme le perçoivent de façon divine Roland Barthes et Alain Rey.

Merci Jean de ce chef-dœuvre, simple et profond comme le plus beau tableau de la peinture des grands, à la Picasso ou à la Chagall. Oui, il y a un peu de bleu Chagall en ce livre. Et aussi un peu des lignes libres de Picasso. Je my envole comme les personnages chagalliens et comme les lancements avant-gardistes de lauteur de Guernica.

Giovanni Dotoli

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Neologismi. Parole nuove dai giornali, direzione di Giovanni Adamo e Valeria Dalla Valle, Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 2009, 718 p.

Cest un dictionnaire qui est un modèle, dans son domaine, pour la langue italienne, mais aussi pour dautres langues. Toute langue devrait en avoir un, les grandes – soi-disant – et les petites, les langues mondiales et celles des petites communautés.

Cest la preuve que la langue nest jamais stable, quelle bouge comme un poisson dans leau, quelle nage, se cache, réapparaît, shabille de mille façons.

Lintroduction des deux directeurs de louvrage est fondamentale. On y définit le néologisme et la néologie. On y propose létude des nouveaux mots, linnovation lexicale, lhistoire des nouveautés dans la langue. Les répertoires des néologismes italiens sont là, avec leurs sources et leurs rapports avec la presse.

Les journaux se révèlent comme des lieux de grande production linguistique et dinventions, et même de compétence, dans la formation des mots nouveaux.

On aura plusieurs typologies de formation : hybrides, de dérivation, suffixation, altération, préfixation, formation parasynthétique, abréviation, réduction, adaptation, composition, ellipses, acronymes, sigles, mots-macédoine, métonymie, néologismes sémantiques, dialectalismes, mots étrangers, calques…

On est face à une richesse inouïe. La presse se révèle comme peut-être le plus grand réservoir dinvention de la langue, sur le champ.

Cest un livre-symbole, pour continuer la recherche en ce domaine-là.

Giovanni Dotoli

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Jean-Paul Bronckart et Ecaterina Bulea Bronckart, Ferdinand de Saussure. Une science du langage pour une science de lhumain, Paris, Classiques Garnier, « Domaines linguistiques », 2022, 590 p.

Jaffirme immédiatement quil sagit dun livre qui fera époque. Cest la somme attendue de la pensée de Ferdinand de Saussure, une somme difficile, profonde, à la limite de limpossible. Mais, dans ce livre, elle est totale, générale, claire, en un langage juste et qui fait finalement comprendre le tout Saussure, de A à Z. Les deux auteurs avaient tout le nécessaire pour parvenir à ce résultat capital pour la linguistique.

Jean-Paul Bronckart est professeur honoraire de lUniversité de Genève et est lauteur de : Activité langagière, texte et discours, Bakhtine démasqué ? et Théories du langage, nouvelle introduction critique.

Ecaterina Bulea Bronckart est professeure de didactique du français à la même université et est lauteure de Linguistique saussurienne et paradigme thermodynamique, interprétation de lagir et développement.

Lœuvre saussurienne est lobjet de nombreux livres et articles depuis plus dun siècle, mais on navait jamais atteint ce sens de lunité et cette capacité de relire le linguiste genevois dans sa totalité.

Enfin, il ny a plus deux ou plusieurs Saussure, mais un seul, dans sa fascinante complexité. Les deux auteurs de ce livre réajustent la linguistique et les théories saussuriennes en le conduisant, justement, vers les sciences de lhumain.

On découvre alors que Saussure a un lien absolu avec les sciences sociales aussi bien quavec les sciences psychologiques.

Et alors comment linterpréter ? Premièrement en partant de son corpus en entier, selon un plan précis, qui mette en relief les aspects cruciaux épistémologiques et méthodologiques, les théories, les réalisations, les hypothèses.

Ainsi les derniers chapitres peuvent-ils sintituler Au-delà de Saussure. Il en résulte un Saussure vivant, de plus en plus moderne.

Et alors Pourquoi Saussure encore ? Parce quil est le centre moteur de la nouvelle linguistique, entre tradition et innovation. Il aborde lensemble 537des faits linguistiques, avec une lucidité et un sens prophétique qui se révèlent de plus en plus à la hauteur de nouvelles frontières.

Bloomfield, avec ses théories du comportement, et Chomsky, avec sa grammaire générative – pour moi de dérivation xviiie siècle – ne dépassent pas Saussure. Ils sen servent, pour essayer daller au-delà, en restant dans la limite du manque de vision générale.

Conclusion : on ne peut pas être linguiste sans tenir compte à tout moment de la pensée de Ferdinand de Saussure, actuelle et immortelle. Ce livre, complété par la bibliographie la plus complète de et sur Saussure, est un trésor.

Giovanni Dotoli

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André Girard, Dictionnaire de lanarchie, réuni et présenté par François Gaudin et Françoise Guerard, Paris, Honoré Champion, 2022, 378 p.

Étrange dictionnaire que celui-ci, qui ne semble avoir reçu ce titre que pour sa présentation par ordre alphabétique de trente-neuf notices dAndré Girard (1860-1942), que beaucoup découvriront à loccasion de cette publication, extraites du Dictionnaire-Journal de Maurice Lâchatre, et donc publiées de 1894 à 1899.

François Gaudin, spécialiste notamment de lhistoire culturelle des dictionnaires – et plus particulièrement de celle de la lexicographie militante du xixe siècle – et Françoise Guerard, éditrice, traductrice et lexicographe, ont réalisé ici un ouvrage passionnant qui réunit les « bonnes pages » dAndré Girard, le « bras droit » de Maurice Lachâtre, éditeur (Librairie du Progrès) des Mystères du peuple dEugène Sue, premier éditeur du Capital de Karl Marx en France et lexicographe, connu 538grâce à François Gaudin qui lui a consacré plusieurs ouvrages dont une biographie de 470 pages publiée en 2014 chez Lambert-Lucas sous le titre Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900).

Louvrage souvre sur une présentation très documentée de François Gaudin (p. 7-16) suivie par les reproductions de quatre photos dont un beau portrait dAndré Louis Gabriel Girard (1941, un an avant sa disparition). Peu connu, compositeur de musique et correcteur typographe dans la presse anarchiste, il fut donc le principal rédacteur du Dictionnaire-Journal et secrétaire de rédaction du Dictionnaire La Châtre (1899-1910). Il publia également quelques brochures dans un esprit essentiellement éducationnel et participa à deux journaux destinés à la jeunesse.

Le fil directeur de ce volume est de rassembler les notices ayant trait à lanarchie. Nous reprendrons ici lintroduction au Dictionnaire biographique des militants libertaires francophones, publié par Jean Maitron, pour exprimer tout lintérêt de mettre au jour les différentes manifestations, notamment écrites, de ce courant de pensée : « Depuis un siècle et demi, des prémices de lanarchie en 1840 aux années 2000, le mouvement libertaire nourrit limaginaire collectif et tient un rôle à part au sein du mouvement social. Ses différents courants, de lanarchisme communiste à lindividualisme, en passant par le syndicalisme révolutionnaire et les “milieux libres”, témoignent de sa diversité. Car le mouvement libertaire ne se limite ni à une doctrine, ni à une forme particulière dengagement, et lon a vu se réclamer de lanarchisme aussi bien des “propagandistes par le fait” que des théoriciens, des artistes ou des ouvriers, autant de militants dorigines diverses et aux parcours singuliers. »

Louvrage publié par Gaudin et Guerard reprend sous le titre de dictionnaire un ensemble, qui a tout de la forme dune encyclopédie, de notices significatives parues dans le Dictionnaire-Journal de Maurice Lachâtre. Dans ce volume elles comprennent de 3,25 pages (musique antique), 3,5 pages (patrie) ou 4 pages (commerce, salariat), 5 pages (liberté) à 32 pages (pour larticle anarchie qui, comme on pouvait sen douter, fait lobjet dune véritable monographie), en passant par des longueurs intermédiaires, par exemple 12,5 pages (religion) et 18 pages (enseignement), mais seulement 7 pages pour communisme. Elles concernent aussi bien les théories de lanarchie (par exemple, en tête du 539volume anarchie, communisme, éducation, enseignement, justice, morale, production) que des évènements marquants de cette fin de siècle mouvementée (en général de manière dispersée dans les différents articles et, plus rarement, constituant lentrée de la notice : Verrerie ouvrière (La) ou encore vieillards assistés).

Si les articles ne sont pas à proprement parler de ceux que la tradition lexicographique regroupe sous le nom de « dictionnaires », il convient cependant de noter la volonté de Girard de définir le plus précisément possible, dès les premières lignes, les notions développées des points de vue historique, sociologique et militant, chaque fois que cela savère nécessaire. Ainsi, sous lentrée individualisme : « Comme bon nombre dautres vocables de notre langue, le mot a été fréquemment détourné de son sens véritable et, dans le langage courant, il est communément devenu synonyme dégoïsme. Cependant, si lon sen tient à létymologie elle-même du terme, individualisme signifie, à proprement parler : système philosophique, politique ou social, qui pose comme principal objectif lindividu » (p. 153), ou encore, sous lentrée morale : « Quest-ce que la morale ? Daprès son étymologie, le mot morale signifie : science des mœurs. Mais comment définir les mœurs ? Une définition exacte nous paraît être celle-ci : modes usuels et généralisés de penser et dagir. » (p. 211). Ces définitions permettent dintroduire un texte construit et argumenté, sappuyant notamment sur lhistoire et la science (voir par exemple évolution sociale, p. 139, ou morale, p. 219) mais aussi sur des cas concrets dans loptique dune présentation militante et éducationnelle. Lauteur ne renonce à aucune précision, multipliant ainsi croisements et redondances dun article à lautre, caractéristique parfaitement cohérente avec le principe encyclopédique : ainsi la Verrerie ouvrière ne fait-elle pas seulement lobjet dun article à part entière (article repris dailleurs dans le Dictionnaire La Châtre, tome 4, comme lindique la note 66), mais cette grève célèbre et le processus « dentente, de solidarité et dunion des petits contre la rapacité des grands » dont Girard appelle les prolétaires à « méditer » lexemple (p. 355) sont-ils évoqués également dans larticle grève générale (p. 149). Cependant ne nous y trompons pas : le militant nest jamais très loin, ni sa plume parfois acerbe, qui glisse par-ci par-là dans le développement de son argumentation quelque définition cinglante : « Administration se définit : collectivité 540de rapaces de tous plumages et dégale et incommensurable voracité, unis détroite solidarité pour piller, pressurer, tracasser le pacifique troupeau de leurs administrés. » (vieillards assistés, p. 358)

Un répertoire et index des personnalités citées retraçant en quelques lignes les faits marquants de leurs parcours (on regrettera toutefois loubli de Jules Guesde, anarchiste ayant évolué vers le marxisme) complète bien utilement le volume et permet dalléger les notes de ces 378 pages (76 au total). Les informations qui y sont données proviennent essentiellement du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (connu plus généralement sous le nom Le Maitron) et du Dictionnaire biographique des militants libertaires francophones (éditions de lAtelier, 2014 pour la première édition).

Ce recueil de notices dAndré Girard retrace une pensée engagée et militante quil serait illusoire de vouloir détailler en quelques lignes, voire en quelques pages tant ses analyses sont denses et précises. Lobjectif de lanarchie telle quelle est prônée par lauteur est « labolition de lautorité parce que celle-ci est attentatoire au développement de lêtre » (anarchie, p. 27). « La conception anarchiste, cest-à-dire la conception dun état social où tout sorganise sans lintervention dune autorité, par le moyen de la libre entente entre les membres de la société, na rien de commun avec des manifestations de révolte contre létat social présent. » (ibid., p. 23).

Les textes ici rassemblés présentent un large panorama réhabilitant ce quont pu être les fondements de lanarchie en sa forme nettement distincte des pratiques qui ont pu en dériver, voire en faire oublier la cohérence et les visées sociales, économiques, sociologiques nayant comme seul objectif que le bonheur de lêtre humain dans une société juste et libre où chacun et chacune trouverait sa place hors toute domination. Louvrage permettra sans aucun doute de redonner sa juste portée à une théorie trop souvent dévoyée, aussi bien du côté des « pratiquants » que des « observateurs ». Encyclopédie originale, reconstituée à partir dun seul auteur, plutôt que dictionnaire, louvrage constitue également un formidable document raisonné et argumenté sur lanarchie. Et, last but not least, le lecteur pourra être étonnamment surpris de rapprochements évidents entre cette fin du xixe siècle et notre xxie siècle : il lui suffira de lire dans ses détails larticle vieillards assistés pour voir surgir par analogie, notamment dans lexemple de lhospice dIvry, quelques 541scandales récents touchant de manière honteuse les faibles, les « sans protection », les « sans défense » ou les salaires et conditions de travail indignes des infirmiers.

Christine Jacquet-Pfau

Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D)

CY Cergy Paris Université

1 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1998-2003, 2 vol, II, p. 234, « Le mystère dans les lettres ».

2 Cf. Giovanni Dotoli, Langage et langue de la poésie française contemporaine, Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2015, p. 204, Tahar Ben Jelloun.

3 Omer Massoumou, Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy, Paris, LHarmattan, 2013, passim.

4 Ibid., p. 135.

5 Ibid., p. 143.

6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Pléiade », 4 vol., 1987-2019, III, 1988, p. 243.

7 Évelyne Lloze, Poésie et question. De la poésie comme pensée critique, avant-propos dAntoine Emaz, Bruxelles, Éditions de la Lettre voilée, 2013, p. 58.

8 Grand écart : vers une agence_d écritures, in Zigzag poésie : formes et mouvements : leffervescence, dossier dirigé par Franck Smith et Christophe Fauchon, « Mutations », revue mensuelle, n. 203, avril 2001, entretien avec Charles Sadin, p. 161.