HOMMAGE À Alain Rey

Alain Rey nous a quittés le 28 octobre 2020, âgé de 92 ans.

Il y a un demi-siècle, j’ai la chance de le rencontrer, tout jeune professeur qui admirait le nouveau chef-d’œuvre de la science du dictionnaire : Le Petit Robert. On ne se quittera plus. Une amitié-modèle, sous le signe de la langue française, de la linguistique, des dictionnaires, et surtout de la fraternité. Au fur et à mesure, j’ai découvert l’homme, le chercheur, le créateur, l’architecte du dictionnaire, l’artisan qui travaille comme un artiste de la Renaissance, dans l’atelier de la langue française.

Une vie consacrée au dictionnaire de la langue française : c’est la meilleure synthèse de l’aventure d’Alain Rey, le Furetière et le Littré de notre temps. Depuis soixante-dix ans, personne n’a si profondément marqué la réflexion sur la langue française, sans aucune pesanteur, toujours avec le sourire qui était le sien, et du mot, son camarade, ce symbole de liberté.

Alain Rey poursuit toutes les étapes des merveilles de la lexicographie, en dirigeant nombre de dictionnaires qui sont désormais des monuments de l’histoire de la langue française, et en écrivant des livres-romans de la langue écrite et orale.

Pour lui, le français est un amour, une pratique d’humanisme, un art et une construction permanente. La linguistique, la sémantique et le sens deviennent à la portée de tout le monde : la langue est à tous. C’est l’une de ses grandes leçons. Pour Alain Rey, le dictionnaire est un livre en évolution continue, se fondant sur une véritable science du mot.

En ne se souciant pas trop des mots à la mode, dictionnairique, lexicographie et métalexicographie, il travaille in rebus, dans les choses dites par les mots, avec et pour les mots, en restant au-dedans de la langue, en artisan de sémiotique qui a sa philosophie du langage.

Il adapte au fur et à mesure son artisanat et sa science aux nouvelles approches et aux nouveaux modèles, attentif à toute ressource lexicale, à toute recherche innovante, aux progrès de la linguistique, en théorie et en pratique.

Alain Rey nous rappelle et nous enseigne que la langue française évolue sans cesse, dans le lexique, la syntaxe, la prononciation, l’orthographe. Le dictionnaire a le devoir d’enregistrer tout cela. Livre du monde et livre du sens, il est une garantie contre l’anarchie de la langue.

Dans un dictionnaire d’Alain Rey, nous n’avons jamais l’impression de nous trouver dans un labyrinthe. Nous nous sentons toujours chez nous, dans l’histoire, dans le présent et dans l’avenir de la langue.

D’après lui, le dictionnaire est un véritable texte, à tous les effets, et une œuvre d’art. Et même une partition musicale, où les répliques se suivent comme dans un film, monté image après image. Lecteurs, rédacteurs et collaborateurs l’exécutent à chaque consultation. Le dictionnaire marche constamment vers la littérature et de pair avec elle.

Ainsi que pour mon ami le regretté Henri Meschonnic, son dictionnaire est « le roman de la langue ». En effet, pour Alain Rey, le dictionnaire est un trésor de mots, tel un poème, un roman, une épopée. Pour lui, comme pour Roland Barthes, le dictionnaire a « une fonction poétique ».

Je retrouve le même parcours d’Apollinaire, voyageant entre l’ordre et l’aventure, la raison et la fantaisie, le « cosmos » qui en grec signifie « ordre », et l’élégance du mot, qu’Alain Rey présente dans ses illuminations les plus secrètes, comme si chaque mot était un diamant.

Le dictionnaire de l’artisan et savant Alain Rey est à cheval entre cinq siècles de pratique et de théorie de cet instrument indispensable de notre savoir et l’ouverture sur l’avenir qui, nous rassure-t-il, sera de lumière, entre artisanat, sapience et architecture du sens.

Alain Rey est un homme de la Renaissance entre xxe et xxie siècles. Grand humaniste, prophète et voyant de la langue française, il aurait pu naître à l’époque de Michel-Ange et de Léonard de Vinci. Ne veut-il pas réaliser « toute l’épopée des mots », d’après le mot de Littré ? Il a écrit une méta-œuvre littéraire.

Je l’affirme : Alain Rey est le plus grand linguiste français de la seconde moitié du xxe siècle et de cette ouverture du xxie.

Je le considère comme un monument de la France qui regarde en avant, qui fait de sa langue la charpente de son action, de ses visions, de son futur. Un monument, à admirer comme le David de Michel-Ange ou un tableau de Pablo Picasso.

Je résume en quelques mots son aventure extraordinaire : perfection et modestie ; poésie et amour ; engagement et regard sur l’avenir ; 17ouverture sur le monde et fleuve linguistique qui vient de loin ; signes porteurs de rêve ; lien constant du mot avec la société.

Liberté, tolérance, analogie, créativité : ce sont les quatre mots-phares de l’action linguistique et humaine d’Alain Rey.

Les dictionnaires dirigés ou réalisés par lui sont des symboles, des étoiles, des points lumineux dans le ciel de la langue. Il faut les lire à la Roland Barthes : ce sont des poèmes qui font rêver. Alain Rey a le sens de la poésie de la langue, contre tout purisme, tout conformisme, sous le signe d’une identité ouverte, qui dialogue avec l’autre.

Ses dictionnaires de la langue française resteront à jamais, surtout : Le Grand Robert, Le Petit Robert, le Dictionnaire historique de la langue française,le Dictionnaire culturel en langue française, le Dictionnaire amoureux des dictionnaires, le Dictionnaire amoureux du diable.

Merci Alain de ce que tu nous as donné et de ce que tu nous donneras toujours1.

Giovanni Dotoli

Université de Bari Aldo Moro

Cours de civilisation française
de la Sorbonne

Photographie d’Alain Rey.