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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: « Le Sentier de l’exemple ». Morales des histoires tragiques (1559-1630)
  • Pages: 413 to 415
  • Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 82
  • Series: Romans, contes et nouvelles, n° 13
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406151111
  • ISBN: 978-2-406-15111-1
  • ISSN: 2257-915X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15111-1.p.0413
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-11-2023
  • Language: French
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Après avoir replacé lexemplarité de lhistoire tragique dans lhistoire de lexemple et après lavoir examinée sous langle générique – lhistoire comme modèle du récit exemplaire et la tragédie comme recherche dune représentation au vif et dramatique de la morale –, cette troisième et dernière partie visera à aborder la question de lexemplarité dans les histoires tragiques dun point de vue rhétorique et éthique. Lexemplaire renvoie à la fois à un fonctionnement rhétorico-logique (induction, preuve ou illustration) et à une visée morale (inculquer un savoir moral ou modeler un comportement éthique). Ces deux aspects sont inséparables : la rhétorique exemplaire est au service dune morale et la morale passe par lexemple.

Il sagira de porter notre attention sur la pluralité des usages de lexemplarité traditionnelle et sur les réaménagements quen proposent les histoires tragiques. Lexemple se décline en plusieurs types : exemple didactique, délibératif, ornemental, judiciaire, probatoire. À ces divisions, il nous semble nécessaire dajouter quelques distinctions qui vaudront pour lensemble de la partie. Il faut différencier les récits comme exemples (exemples macrostructuraux) des exemples dans le récit (exemples microstructuraux). Sils obéissent généralement au même type de logique (preuve et illustration), leur taille respective les prédispose à des emplois différents : la fonction ornementale est ainsi plus adaptée à lexemple microstructural, quand la visée modélisante saccommode mieux de létendue de lexemple macrostructural. Enfin, on prendra garde à ne pas confondre morale et moralité. La moralité népuise pas la morale dun récit. La morale du texte se veut la somme des diverses réflexions morales de la nouvelle (exprimées dans le sommaire, la moralité, les discours des personnages) qui peuvent converger tout comme se contredire.

Si les outils rhétoriques sont suffisants pour rendre compte des exemples ponctuels, il semble, quand on analyse le récit pris en son entier, quil faille les compléter par une approche narrativiste (plutôt que narratologique1). La narration exemplaire répond certes à des exi414gences rhétoriques évidentes puisquelle vise à persuader le lecteur afin de le gagner à une cause. Cependant, le récit excède cette simple portée persuasive pour devenir linstrument dune pragmatique éthique. Les théories narrativistes peuvent aider à formaliser cet apport. Nous entendons par narrativisme, dans un sens large, la théorie qui considère le récit comme le lieu de léthique parce que léthique relèverait fondamentalement dune narration2.

Les travaux de Paul Ricœur sont évidemment centraux sur le sujet. Dans la perspective qui nous occupe, il sagira moins de solliciter le concept d« identité narrative » (qui permet au sujet, « ipse » et non plus « idem », de se saisir dans le changement) que de mettre en avant les pouvoirs dexemplification du récit (et de lhistoire en particulier) qui permettent de reconfigurer lexpérience du passé pour lui donner un sens. Le récit permet un échange dexpériences3 grâce auquel le lecteur peut exercer son sens éthique :

Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de limaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. Transvaluer, voire dévaluer, cest encore évaluer. Le jugement moral 415nest pas aboli, il est plutôt soumis aux variations imaginatives propres à la fiction4.

Le cas immoral, celui quon dévalue, dispose également dune capacité éthique. À la différence des exemples de récits pris par Ricœur (souvent empruntés au roman moderne qui suspend les injonctions modélisantes), le narrativisme des histoires tragiques vise un effet dentraînement du lecteur qui passe par lexemplarité des modèles.

La conception, post-moderne, du récit comme lieu de léthique entretient quelques liens avec les expressions anti-spéculatives de la morale à la Renaissance. Si la morale spéculative nest pas tout à fait délaissée – comme lattestent certains sommaires de Belleforest ou développements dYver –, la morale de lhistoire tragique est avant tout portée et développée par un récit : lacte éthique, dans les histoires tragiques, est indissociable de la perspective psychologique dans lequel il sinsère. Or, seul le récit peut prendre en charge ce for interne : la morale psychologique – au sens où la psychologie est larrière fond sur lequel lacte prend son sens définitif – appelle un narrativisme.

1 Si nous empruntons des concepts à la narratologie, les structures de récit ne seront pas pour autant langle dapproche de notre analyse, dune part parce que S. Poli et L. Sozzi ont déjà largement déblayé la question (voir S. Poli, Histoire(s) tragique(s). Anthologie/Typologie dun genre littéraire, op. cit. et L. Sozzi, L“histoire tragique” nella seconda metà del Cinquecento francese, op. cit.). Dautre part car lidée de structure, très large, sadapte mal à la variété des dispositifs exemplaires. Nous ne prétendons pas non plus reconstituer des structures de recueil à limage de ce que M. Bideaux avait fait dans sa thèse sur Marguerite de Navarre, Bonaventure des Périers, Noël du Fail (Recherches sur la structure du récit et du recueil chez les conteurs français du xvie siècle, op. cit.). En appliquant la notion de structure aux recueils dhistoires tragiques, on est conduit aux mêmes apories rencontrées par Bideaux au sujet de Du Fail dont les Contes dEutrapel nont pas lhomogénéité du recueil de Marguerite de Navarre, ni même celui de Des Périers, pour soutenir une analyse structurale satisfaisante. Selon M. Bideaux la faiblesse de la structure chez Du Fail dérive de labsorption de la narration dans le commentaire (ibid., p. 835).

2 Le narrativisme est en réalité une théorie littéraire loin dêtre unifiée. Pour un aperçu des différentes conceptions qui le sous-tendent, on peut consulter A. Gefen, « Léthique est-elle un récit ? le récit est-il une éthique ? retour sur la querelle du “narrativisme” », Fabula / Les colloques, Les moralistes modernes, [en ligne], http://www.fabula.org/colloques/document1352.php, consulté le 05/09/2016. À la suite de Gloria Orrigi, le critique distingue le narrativisme de Ricœur « pour qui la narration est la façon la plus élémentaire de connaître et dexpliquer le monde », celui de Daniel Dennett pour qui le Moi est construit sur une strate de récits et un narrativisme plus radical pour lequel on ne peut faire dexpérience morale de soi quen passant par une narration de son existence.

3 Cest une idée que Ricœur reprend clairement à Walter Benjamin, qui lavait développée dans son célèbre article « Le conteur », art. cité.

4 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 194.