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Classiques Garnier

Prologue Les fantômes de la translatio studii vernaculaire

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Choix du vulgaire. Espagne, France, Italie (xiiie-xvie siècle)
  • Auteur : Galderisi (Claudio)
  • Résumé : Une histoire de la traduction doit aussi considérer le corpus de ces textes qui n’ont pu être translatés et sont restés confinés dans les limites de leur culture. Le corpus de textes de Transmédie permet de dessiner les contours de la « traduction empêchée », de s’interroger sur ses causes et de poser les jalons de son histoire.
  • Pages : 21 à 39
  • Collection : Rencontres, n° 255
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 86
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812434372
  • ISBN : 978-2-8124-3437-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3437-2.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/10/2015
  • Langue : Français
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Prologue

Les fantômes de la translatio studii vernaculaire1

Cependant, il me semble que traduire dune langue dans une autre, à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la grecque et la latine, cest comme quand on regarde les tapisseries de Flandre à lenvers, on voit bien les figures, mais elles sont pleines de fils qui les obscurcissent, et ne paraissent point avec luni et la couleur de lendroit. Dailleurs, traduire dune langue facile et presque semblable, cela ne prouve pas plus de lesprit et du style, que copier et transcrire dun papier sur lautre.

Miguel de Cervantès, Don Quichotte, t. II, chap. 62

[] Il y a vingt ans que je moccupe à faire des traductions. – Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ?

Montesquieu, Lettres persanes, cxxviii

« Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même lénergie essentielle de la traduction2 ».

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Parfois avec le corps le traducteur décide de laisser tomber aussi le texte, qui reste alors de lautre côté du monolinguisme du lecteur.

Lhistoire de la traduction est faite autant de lettres transportées que dœuvres ancrées à leur langue dorigine, amarrées à leur involucro littéral. Ces récits, ces histoires, ces poèmes qui restent confinés au cœur de la langue maternelle dans lesquels ils ont été composés éclairent comme dans un jeu dombres chinoises le sens et lorigine de cette énergie propre à la traduction dont parle Derrida.

Une histoire du traduire est aussi une histoire des lettres qui nont pas été translatées, sans quelles aient été pour autant ignorées ou absentes dans la formation et lélaboration de cultures et de savoirs nouveaux. Les phénomènes de la traduction et de ce que jappellerai désormais, en paraphrasant Freud, la « traduction empêchée » sont profondément liés : ils déterminent différemment mais conjointement le degré de perméabilité réciproque de deux diasystèmes linguistiques. Car dans la traduction il est autant question de la porosité du système de la langue-source que de celui de la langue-cible.

Or si la traduction est un corps à corps entre deux lettres, lhistoire de la translatio studii3 est principalement affaire de communautés intellectuelles : dun face-à-face entre deux civilisations biunivoquement liées, en loccurrence, par la parentèle de leurs langues4.

Ce nest pas à lun ou à lautre des traducteurs médiévaux que lon peut « reprocher » la translatio empêchée de certaines auctoritates de lAntiquité. Ce travail doccultation, doubli, de méconnaissance, de refus dans certains cas – lexemple de la traduction empêchée des deux épopées dHomère est dans ce sens éclairant – est une œuvre, pour ainsi dire, collective.

La polyphonie des traductions médiévales nest pas seulement dans ce chant amoebée qui sinstalle souvent entre la voix de lauctoritas et celle du traducteur qui le surplombe dans toute son humilité ; elle est aussi dans lappartenance du traducteur à une clergie possédant une conscience, une culture, une vision collectives, qui sinscrivent au Moyen Âge dans lempire millénaire du signe latin et dans labsolu de la Vérité révélée. Le traducteur médiéval a besoin des autres : du commanditaire très

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souvent, qui est parfois son seul destinataire, du copiste, qui est presque toujours son editor, des lecteurs évidemment, même si ces derniers sont parfois dautres clercs qui interagissent avec le traducteur. Il a besoin surtout des autres traducteurs, des autres « nains » sans lesquels il se sentirait seul face aux « géants » qui ont construit lédifice de la littera et le monument du Livre, plus impressionnants aux yeux de lhomme médiéval que la tour de Babel. Certes, les conditions matérielles de production et de transmission du texte, ses difficultés de circulation, ainsi que la période pluriséculaire de lhistoire de la traduction médiévale nous font douter par moments de la conscience dune translatio studii partagée. Non seulement laccès aux traductions préexistantes est problématique5, mais le clerc médiéval peut en ignorer jusquà lexistence.

Nous savons par ailleurs quun certain nombre de réécritures ou dactualisations de traductions, en particulier dans le domaine hagiographique6, est dû moins aux traducteurs quà linfluence des destinataires sur les copistes, ou de Dieu sur le Siècle.

Mais ces contraintes matérielles, qui expliquent entre autres quune traduction seconde puisse être dans lesprit de son auteur qui nen connaît pas dautres une première traduction, ne modifient pas la substance de linterdépendance intellectuelle des traducteurs médiévaux. Le clerc, aussi bien au xiie quau xve siècle, inscrit son opus dans une œuvre de réécriture plus vaste, qui inclut la source, ou plutôt les sources, ses gloses, ses commentaires, ses adaptations, ses citations et dune certaine manière ses versions futures. La traduction ne possède pas toujours lautonomie esthétique, morale et anthropologique que sont prêts à lui reconnaître les critiques modernes.

Les clercs médiévaux ont été les premiers à faire de la traduction une liturgie de la secondarité et une éthique de la subjectivité7. Ils ont

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été également les acteurs dune sélection intellectuelle et littéraire, qui pour être moins visible, et moins étudiée, nen constitue pas moins la trace dune certaine imperméabilité du monde médiéval. Cette résistance qui naît dune absence se situe, on laura compris, à mi-chemin entre le choix de lindividu et lidéologie esthétique et religieuse dune clergie. Et cest pour cette raison quil peut nous révéler en creux, et donc sans doute plus objectivement, les goûts, les valeurs, les idiosyncrasies, les mythologies et les croyances dune élite intellectuelle, et au-delà du diasystème quelle forme avec les destinataires de son opus.

À côté de la formidable entreprise de forgerie du présent à travers la réécriture du passé qua été la translatio studii, dune écriture toute entière pensée et pratiquée non seulement « comme travail de la citation8 » , mais comme travail par la citation, ces admirateurs des auctoritates en ont délaissé plus dune. Ces absences sont dautant plus frappantes, que la traduction, ladaptation, la citation, y compris non créditée et donc pouvant faire transiter dans la culture vernaculaire aussi des seniores théoriquement incompatibles avec lhorizon chrétien, apparaissent comme consubstantielles à lœuvre du clerc médiéval.

Les milliers de traductions que recensent le Corpus Transmédie et qui révèlent la fertilité de cette civilisation de la lettre ne peuvent pas cacher à notre regard les trous noirs de la translatio studii. La traduction empêchée peut être alors interprétée comme la preuve dun continuum intellectuel in absentia, qui constitue aux yeux du médiéviste le rayonnement fossile de la civilisation médiévale.

Précautions et cautions

Nous ne pourrons ici que poser quelques jalons typologiques, car la reconnaissance des trous noirs de la translatio studii est bien plus aventureuse que celle déjà périlleuse de la traduction médiévale. Il

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faut faire preuve dhumilité et reconnaître que certains vides ne sont dus en réalité quà laveuglement des chercheurs modernes. Lorsquon sapprête à interroger les silences de lhistoire il faut savoir que lon risque dentendre les échos de sa propre ignorance.

Et pourtant. Une fois prises les précautions qui simposent et sêtre juchés sur ces échafaudages instables que constituent les différents index du corpus Transmédie, il est difficile de ne pas constater que des pans entiers de lhorizon culturel et littéraire de lAntiquité semblent plongés dans le noir. Dune constellation de traductions à lautre, des Belles Lettres grecques à lantiquité latine, des premiers siècles dune translatio encore balbutiante à ce xive siècle qui marque le triomphe de la traduction savante, les espaces blancs semblent bien plus étendus et plus nombreux que les pages des codicas noircies par la lettre seconde.

Malgré les oublis que lon peut supposer dans le corpus Transmédie, comment ne pas remarquer que seule une soixantaine dœuvres latines semble avoir été translatée dans les langues gallo-romanes ? Comment ne pas sétonner que moins dune quarantaine de textes grecs sont venus éclairer lhorizon vernaculaire français, et que cette lumière est doublement seconde, puisquelle passe dans un premier temps à travers la médiation des traducteurs arabes, et dans un deuxième temps à travers celle des humanistes italiens ?

Certes, lhistoire de la traduction est aussi une histoire de catastrophes, et il serait prétentieux et dangereux de vouloir inférer une quelconque théorie de loubli à partir des lacunes que nous constatons aujourdhui, car les argumenta ex silentio sont souvent fallacieux et réversibles. Nous devons admettre que par-delà les cimetières de livres, dont nous ignorons non seulement la localisation mais jusquà lexistence, il y a des pertes avérées, dont les catalogues des bibliothèques médiévales nous offrent des témoignages que les chercheurs nont pas encore entièrement recueillis, ou si lon préfère des fantômes aussi précieux pour une généalogie des transferts culturels que les manuscrits conservés. Et puis, la traduction nest pas le seul moyen de transmission de la littera, car les textes grecs et latins circulent dabord auprès des litterati dans leur langue dorigine ou dans leur version latine, et que de ce fait ils contribuent parfois plus que des traductions destinées à une éducation princière ou à une vulgarisation universitaire à lédification et à la diffusion dun savoir partagé. Une étude globale de la circulation des auteurs classiques, qui mette en regard tradition manuscrite latine,

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diffusion et localisation des codicas et translatio vernaculaire nous en dirait sans doute plus quune analyse purement quantitative sur limpact réel de ces auctoritates et sur les raisons et les contraintes de certaines traductions, mais également de quelques oublis9. Il est indéniable, cependant, que le Moyen Âge vernaculaire français ignore une large part de la littérature grecque, ne traduit pas tout un pan des lettres latines et passe sous silence lensemble ou presque des littératures européennes, romanes et anglo-saxonnes. Par-delà les absences absolues, il y a aussi dautres silences dont on saperçoit moins, soit parce quils sont relatifs, lorsquun texte a été traduit mais que sa circulation semble avoir été limitée à une région circonscrite et/ou à des destinataires marginaux – ce qui est le cas de plus de la moitié des traductions médiévales, qui nous sont parvenues à travers un manuscrit unique (1 450 sur 2 677) ou une seule version (611 œuvres-source sur 1 089) – soit parce que les échos de quelques traductions tardives ne nous permettent pas de les reconnaître. Nous y reviendrons.

Jalons pour une histoire
de la traduction empêchée

On peut aujourdhui poser la question de la traduction empêchée10 en privilégiant le prisme typologique par rapport au recensement systématique des éventuelles lacunes. Il ne sagit pas de se livrer ici au jeu des absents illustres et de recenser systématiquement les auctoritates oubliées ou ignorées. Ce que je me propose est de réfléchir sur les raisons dun oubli collectif, dune translatio empêchée, qui sinscrivent dans la durée des cinq siècles de traductions vernaculaires françaises. Une telle approche qui se veut plus synthétique quanalytique nentend pas minimiser le rôle

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quont pu jouer le goût et la sensibilité de chaque traducteur médiéval – même si lanonymat, qui concerne environ la moitié des traductions, rend problématique et fragmentaire une histoire prosopographique du traduire – son incompétence linguistique (en particulier pour le grec et lhébreu), sa sensibilité esthétique dans certains cas. Elle est de surcroît moins sujette aux aléas dune autre sélection : celle opérée par les catastrophes.

Nous ne trouvons aucune trace dans le corpus Transmédie des œuvres dHomère11 ou dHésiode, mais aussi de Catulle, Tibulle ou Lucrèce12, sans parler des poèmes de Dante13, mais également de celui que son époque couronne comme le prince des poètes, ce Pétrarque dont les œuvres latines sont pourtant plusieurs fois traduites. Certes les Trionfi sont translatés à plusieurs reprises – sans doute à partir dun intermédiaire latin –, mais ces traductions sont soit partielles, soit en prose (deux versions, dont une fragmentaire, exécutées par Georges de La Forge). La seule traduction complète est celle en sizains de Jean Molinet, mais elle date aussi comme les autres de la seconde moitié du xve siècle. Par-delà déventuelles catastrophes, et indépendamment de la question de la traduction horizontale – on ne relève que cent douze œuvres-source autres que grecques ou latines traduites et à peine cent soixante-quatre traductions sur les 2 670 quenregistre le Répertoire – ce premier relevé jette une ombre sur la réalité de la translatio studii et imperii, sur ce transfert des sources de la culture antique vers lOccident médiéval, en général, et vers lhorizon français en particulier.

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La taille des géants…

La translatio studii est donc avant tout une histoire de transfert du même au même médiéval, dans le domaine de la pastorale et surtout des textes hagiographiques, qui concernent plus de la moitié des traductions recensées dans le corpus Transmédie et dune certaine manière du même au même roman. Mais ce qui frappe le plus est le grand écart entre le faible nombre dauteurs et dœuvres de lAntiquité traduits dans les langues de la France médiévale (moins dune centaine) et la moyenne de leurs traductions qui est pratiquement supérieure de 50 % à la moyenne générale (97 œuvres-source et 333 traductions, soit une moyenne de 3,44). Les traductions des seniores constituent donc des best-sellers et souvent des long-sellers, comme le confirme également le nombre de manuscrits et dincunables qui nous sont parvenus. Mais lassiette de ce succès est étroite.

Si les géants ont des épaules solides, les clercs ne sollicitent quun faible nombre dentre eux et ne se juchent que sur quelques-uns. En face de la liste attendue des classiques grecs (Appien, Aristote, Hippocrate, Plutarque, Pseudo-Callisthène, Xénophon) et latins (César, Cicéron, Horace, Lucain, Ovide, Sénèque, Stace, Suétone, Térence, Tite-Live, Valère Maxime, Végèce ou Virgile), se dresse celle tout aussi impressionnante des exclus (probables) : Anacréon, Aristophane, Callimaque, Eschyle, Euripide, Hérodote, Hésiode, Homère, Pindare, Platon, Sappho, Sophocle, Théocrite, Théophraste, Thucydide (pour les Grecs) ; Apulée, Catulle, Ennius, Juvénal, Lucrèce, Pétrone, Plaute, Pline lAncien, Properce, Tibulle, Vitruve (pour les Latins). Sans oublier quun certain nombre dœuvres capitales dauteurs appartenant au camp des classiques traduits est également absent des traductions médiévales, à commencer par la Poétique dAristote, les Satires et les Odes dHorace ou encore les Bucoliques et les Géorgiques de Virgile.

Face à la petite centaine dœuvres grecques et latines traduites au Moyen Âge – dont une vingtaine nest traduite que dans la deuxième moitié du xve siècle – nous avons plus de cent cinquante grands textes classiques qui manquent à lappel de la translatio studii vernaculaire. Ce premier constat semble confirmé par une deuxième donnée quantitative.

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Lespace réservé aux traductions complètes de la Bible (Évangiles canoniques compris) correspond à 25 % de la section « Antiquité latine » et à 20 % environ des deux sections concernant les langues des Belles Lettres. La translatio religionis semble occuper lesprit et le temps des traducteurs médiévaux bien plus que celle des études et de lempire terrien.

Lauctoritas des seniores constitue souvent une caution épistémique qui cache le vrai visage de la traduction médiévale. Par-delà les valeurs dont se réclament les traducteurs médiévaux et les enjeux que les prologues mettent en scène, le principal enjeu de la traduction vernaculaire est sans doute celui de la pastorale chrétienne ; son objectif, souvent inconscient, est lédification dune culture, dune science en langue française14 – le faible nombre de traductions vers loc (une cinquantaine) ne fait que confirmer cette identité linguistique marquée.

Ce qui saute également aux yeux, par-delà les statistiques et les grandes tendances historiques, est la nature de ces traductions. Si le fonds commun de la culture historique occidentale15 est traduit en français, le fonds littéraire des lettres grecques et latines, mais également des lettres vernaculaires romanes, celtiques et germaniques est fondamentalement ignoré : la translatio studii est une translatio imperii, dans laquelle les grands textes épiques ont une place prééminente, fondatrice, à la fois dun point de vue chronologique et sur un plan mytho-poétique ; elle nest pas une translatio poesiae.

Poésie, mensonge
et lyrisme vernaculaire

Cet ostracisme est bien connu. Les poètes sont des menteurs, qui inventent des fables et qui nont pas connu la Vérité. Si Aristote avait déjà rappelé le caractère fictionnel de la poésie, nombreux sont les théologiens et philosophes médiévaux qui jouent sur le malentendu. La critique médiévale des

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poètes ne sinspire pas à vrai dire de la Poétique dAristote, qui fait partie de la longue liste des translations empêchées16. Le Stagirite en faisant du poétique le locus amœnus de lépopée et de la tragédie et en réduisant la poésie lyrique à la fiction, en définissant ainsi une assimilation entre mimésis et mythos17 , fait de la poésie pure un divertissement consubstantiel à la langue, à linvention par la lettre. Le jugement médiéval sinscrit, on le sait, dans un horizon chrétien. On retrouve par exemple une condamnation sans réserves des poètes lyriques sous la plume dEvrat, traducteur de la Genèse :

Nafiert pas ici granz prologues :

Nest servantois ne dïalogues,

Anchois sunt hÿstoires veraies

Senz menchonges et senz charaies18.

Pourtant, le « système moniste du vers19 » semble dominer les enfances de la littérature française et établir ainsi une continuité avec la tradition antique, selon laquelle la poésie nest autre quun discours en vers. Mais cest le mot poète qui embarrasse les clercs médiévaux. Même lorsquils affirment que lart de rimer témoigne de la sagesse du conteur ou lorsquils mettent en avant la dignité artistique quil y a à « trouver des vers », même alors, ils font bien attention à ne pas se revendiquer de la lignée dHomère et de ses descendants. Il faudra ainsi attendre la fin du xive siècle pour quen France le mot poète soit enfin réservé à un « versificateur » français, lorsque Eustache Deschamps peut enfin attribuer sans craintes lépithète poète pour la première fois à son maître Guillaume de Machaut20. Ce retard est significatif21 , car il nous révèle à la fois un seuil linguistique, une résistance idéologique et une spécificité métrique.

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Il est donc vrai que « la métrique na pas bon rythme chez les traducteurs22 » , mais cest aussi quelle est le lieu réservé à la lettre nouvelle, qui sémancipe en cherchant et en creusant son nouveau sillon : le vers. Et qui sémancipe aussi à travers une transmission orale, que lon a trop souvent sous-estimée et qui explique sans doute une partie du grand nombre de fautes homophoniques que lon rencontre dans les manuscrits poétiques23.

Lostracisme dont je parlais plus haut nest pas seulement réservé aux poètes païens et à leur « fatras » mythologique ; comme nous avons pu le constater, le poète théologien na pas meilleure fortune chez les traducteurs français. La culture médiévale française est animée davantage par le désir de savoir que par le plaisir gratuit dautres musiques naturelles.

Mais, cette fermeture au lyrisme nest pas une caractéristique de la culture médiévale, dautres époques la pratiqueront, et surtout la théoriseront.

Le malentendu
de lintraduisibilité médiévale

Lintraduisibilité nest pas encore une valeur esthétique au Moyen Âge, même si lon trouve partout la référence aux difficultés de transposer le fort latin dans un français qui apparaît jusquà la moitié du xive siècle comme une langue subordonnée ou sous tutelle24. Ajoutons que la ques

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tion de lintraduisibilité ne concerne pas seulement la langue mère et sa fille aînée, mais également la traduction horizontale, y compris celle entre les langues romanes, entre langues sœurs.

Les doutes du traducteur médiéval tiennent moins au fait que le poème lui apparaît déjà, selon la formule célèbre de Paul Valéry, comme « cette hésitation prolongée entre le son et le sens25 ». Le clerc médiéval nimagine pas le poème comme un texte intangible, donc intraduisible. Ce dogme moderne, qui correspond à une sacralisation de la poésie, ne sapplique pas au Moyen Âge, qui prend parfois des libertés mêmes avec le Livre. Mais il est vrai que la traduction poétique suppose une maîtrise esthétique des deux langues qui paraît souvent problématique à lécrivain médiéval. Dautant plus que lévolution asynchrone de la littera, devenue immuable, et de la lettre vernaculaire, en perpétuelle révolution, désaxe et dérègle les mécanismes de la transposition, rendant la tâche du traducteur encore plus ardue. Dans ce sens, lintraduisibilité médiévale est à lopposé de celle définie par Antoine Berman. Lintraduisibilité du poème, son intangibilité, ne constituent pas pour lécrivain médiéval « sa vérité et sa valeur26 », mais plutôt la preuve de son étrangéité épistémique et philosophique, donc de son mensonge fondamental. La pensée évhémériste noffre ici aucun recours. Sil est possible, voire souhaitable, de translater les fables antiques pour en révéler les vérités qui sy cachent et montrer ainsi la toute-puissance du Verbe, qui est in fieri avant sa Révélation, il ny a aucun profit moral, religieux et au final esthétique à translater une lettre, dont la valeur autotélique ne se prête pas à la moralisation, au jeu de la glose, à lart de la réécriture, au plaisir dun lectorat français tout entier acquis au roman et au récit long. Cest la traduction empêchée des poèmes lyriques et non la traduction qui est au Moyen Âge « lun des lieux où le platonisme est simultanément démontré et réfuté27 ».

Démontré, car lincompatibilité entre les systèmes métriques quantitatifs et le système roman est dautant plus ressentie quelle est nouvelle et fondatrice.

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Réfutée, car les traducteurs sont moins frappés par lintangibilité des poèmes antiques que par leurs malentendus, leurs anachronismes, leur gratuité, leur manque de profit. Même les rares traductions de loïl vers le domaine linguistique occitan sexpliquent par leurs « finalités pragmatiques », par le profit immédiat que le lecteur peut tirer de son accès aux savoirs ainsi translatés.

La fermeté platonicienne de la lettre fait moins peur aux traducteurs médiévaux que linstabilité morphologique de leur propre langue et labsence dune utilité morale, religieuse ou scientifique du traduire.

Les traducteurs ne traduisent presque jamais en vers, et si lon considère loctosyllabe comme le degré zéro de la versification, cette vérité devient alors quasi absolue. La traduction versifiée constitue un véritable défi pour le traducteur, y compris dans ces premiers siècles des lettres vernaculaires dominés par le vers. Certes, comme le rappelle Claude Buridant, certains traducteurs utilisent le vers pour différencier et distinguer deux niveaux du texte, ou pour introduire des considérations morales, ou encore comme une sorte de paratexte discursif, tel le traducteur de lHistoire ancienne jusquà César, qui, selon Paul Meyer « conte en prose, mais il philosophe en vers28 ». On peut cependant affirmer globalement quà partir de la seconde moitié du xiiie siècle la prose constitue désormais la seule langue de la traduction. Cest ce que Dante avait déjà constaté dans un passage célèbre du De vulgari eloquentia29.

Faux semblants et faux échos

Mais lintraduisibilité, les absences absolues ne sont pas les seules valeurs qui nous permettent de mieux cerner les grands courants de lhistoire du traduire médiéval et de ses trous noirs. Dautres formes de translatio partiellement empêchée nous révèlent les grandes articulations et les impasses chronologiques de la translatio studii. Je voudrais les énumérer rapidement.

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a) Il y a dabord ces auctoritates que lon traduit très tôt, au xiie ou au début du xiiie siècle30 , mais que lon ne traduit plus dans les trois siècles suivants, quil sagisse dune traduction interlinguale ou intralinguale, et qui sont de ce fait inaccessibles aux lecteurs de la fin du Moyen Âge, y compris en raison de lévolution morphologique, lexicale et syntaxique de lancien français ;

b) À lopposé, on trouve ces auteurs antiques que lon traduit tardivement, au xve siècle par exemple, et qui sont globalement à la lisière de la culture vernaculaire, et dans tous les cas inaccessibles aux illettrés31. Dautant plus quen labsence de répertoires médiévaux de la traduction et dans un univers où la diffusion des manuscrits était soumise aux contraintes techniques que lon connaît, il nétait pas aisé pour des traducteurs de savoir ce qui avait déjà été traduit ;

c) Un cas différent, parce quil ne concerne pas seulement lantiquité classique, mais non moins significatif, est celui des traductions qui ne nous sont parvenues quà travers un seul manuscrit (1450) ou une seule version (611), et dont on peut raisonnablement imaginer quelles nont eu quun succès très limité, restant aux marges de la culture et de la science vernaculaires ;

d) On trouve encore des traductions insérées dans des codicas anthologiques, qui ne sont pas faciles à identifier pour un auteur médiéval, et qui ont souvent circulé dans un milieu très restreint ;

e) Il y a enfin, à la fin du Moyen Âge, ces œuvres, très nombreuses, qui nont pas eu droit à lhonneur de la nouvelle technologie éditoriale et qui nont pas été imprimées dans un des trois cents incunables consacrés à des traductions vernaculaires.

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La définition de ces cinq typologies32 et lidentification des œuvres qui en relèvent ne nous livrent pas seulement un tableau synoptique de linfortune de certaines traductions médiévales, elles mettent une fois de plus en relief le caractère problématique de lespace-temps que subsume le concept de « civilisation médiévale ». Car si lhistoire du traduire, avec ses facta et ses trous noirs, nous révèle les constantes dune civilisation médiévale, la traduction partiellement empêchée fait apparaître les failles internes à ce temps, le Moyen Âge, que notre perspective archéologique finit par écraser et réduire à un continuum, mais qui est en réalité une juxtaposition dépoques très différentes les unes par rapport aux autres. Différentes surtout parce que lunivers linguistique français est composé dune pluralité de langues, loc et loïl, bien sûr, mais surtout les multiples strates de cette dernière langue, qui ne cesse dévoluer et de devenir étrangère à elle-même33.

Un exemple parmi dautres. Nul doute que Virgile est bien connu des médiévaux et quil est souvent cité et traduit. On compte en effet pas moins de six traductions de lÉnéide – si lon tient compte aussi des fragments et des extraits. Mais lorsquon observe de plus près ces traductions, on saperçoit que pendant plus de deux siècles, entre la traduction de lHistoire ancienne jusquà César, réalisée sans doute en 1213-1214 par Wauchier de Denain – qui est davantage une compilation de textes dOrose, de Pierre Comestor, de Darès le Phrygien, de Julius Valerius, etc., quune véritable traduction de lépopée latine – et lextrait de lÉnéide, chant iv, traduit dans la deuxième moitié du xve s. (un seul

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manuscrit, avant 1472) plus de deux siècles et demi se sont écoulés sans quil ny ait eu aucune traduction du chef-dœuvre de lépique latine. Entre le début du xiiisiècle et la moitié du xve, les illettrés français nont donc pas véritablement accès à lÉnéide – et ce nest pas la dizaine de manuscrits du Roman dEneas qui permettent de combler ce vide. Que sest il passé pendant ce temps, qui a été pourrant celui du véritable essor de la traduction vernaculaire, pour que lune des principales auctoritates latines, celle-là même que le poète théologien choisit pour en faire son guide dans la Divine Comédie, ne soit pas considérée digne dune traduction sur nouveaux frais ? Nous savons cependant que Virgile et son Énéide ne sont pas ignorés des clercs du moyen français, puisque plus de 170 manuscrits de lépoque médiévale sont parvenus jusquà nous. Et pourtant, il faut attendre lannée 1500 pour quOctovien de Saint-Gelais donne la première véritable traduction complète de lépopée latine : Les Eneydes.

La permanence de la langue et de la littérature latines chez les clercs, et en partie chez les laïcs – la citation plus ou moins créditée constitue un moyen de diffusion des idées et des savoirs antiques bien plus puissant que la traduction – mais également une culture universitaire qui reste tout au long du Moyen Âge fondamentalement orale, peuvent expliquer en partie certains trous dair et justifier quelques résurgences tardives. On le sait, lacte de traduire et décrire sont consubstantiellement liés et la traduction a joué un rôle capital dans le transfert de lempire du signe latin à celui de la lettre vernaculaire. Mais lécrit ne représente quune province marginale de la civilisation médiévale, qui est aussi une culture de limage, de la lettre vivante, de la performance.

Il faut cependant reconnaître que bien des silences des lettres vernaculaires ne peuvent sans doute se comprendre que si lon accepte de prendre en compte le faible engouement que les illettrés témoignent envers la poésie venant dautres horizons linguistiques. Le lyrisme na pas pour fonction de communiquer mais de communier34 , et cette communion poétique ne peut se faire que dans le lien toujours renouvelé entre la lettre et une musique entendue de tous.

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À lécole des translateurs

Si aux yeux du traducteur moderne, la traduisibilité universelle est une bonne nouvelle, car elle serait la « démonstration de lunité des langues35 » , pour le clerc médiéval, qui se plaint souvent de linadéquation réciproque de ses deux langues maternelles, elle nest ni une valeur, ni un objectif ni somme toute un enjeu. Sa civilisation est autant celle de la parole que celle de la lettre écrite, et dans cette dimension totale du verbe, la traduction et a fortiori la traduisibilité noccupent quune place seconde.

La véritable trace de la discontinuité entre les Belles Lettres et les lettres françaises est moins marquée par la traduction empêchée dun grand nombre de classiques que par linvention du roman, moteur de lémancipation esthétique de la langue doïl. Cette rupture, due en large partie à une confrontation entre la tradition classique et le dynamisme mythologique celtique, et à un conflit plus visible entre les valeurs de lurbanitas et les vertus chrétiennes, a entre autres conséquences la spécialisation esthétique de la prose et du vers, et lélaboration dune nouvelle « rhétorique seconde » : lart de versifier en français36.

La traduction poétique est affaire de poètes. Or les poètes médiévaux français, qui ne connaissent pas tous la littera ou les autres langues vernaculaires, ne traduisent pas les poèmes de leurs ancêtres ou de leurs contemporains, même lorsquils sont composés dans une des deux langues de la France médiévale. La section du répertoire Transmédie consacrée à la traduction entre loc et loïl fait apparaître clairement ce diaphragme esthétique et linguistique. Les troubadours et les trouvères préfèrent le « toilettage » morphologique et phonétique du poème composé dans lautre langue gallo-romane37 à sa traduction. Les poésies occitanes ou du domaine doïl que lon rencontre respectivement dans les chansonniers des trouvères et dans ceux des troubadours montrent clairement cette volonté de limiter au minimum indispensable leffort

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de mise en langue38. Il y a dans ce traitement linguistique qui est à la lisière du traduire la trace à la fois dune appropriation et dune mise à distance. En effet, « ces deux langues et ces deux cultures [] paraissent reconnaître lautre comme affine et différente en même temps ».

Parmi les conséquences indirectes de la nouvelle articulation générique entre le vers et la prose, il y a également la spécialisation des traducteurs, qui sont de plus en plus aux xiiie et xive siècles intéressés au transfert des œuvres philosophiques, scientifiques, historiques. Ce nest quau xve siècle, et plus particulièrement dans la seconde moitié, que lon verra apparaître une nouvelle génération décrivains-traducteurs qui mettent la littérature, antique et contemporaine, au cœur de leur réflexion et de leurs traductions. Mais il faudra attendre la seconde moitié du xvie siècle pour que les poètes traduisent les poètes sous le signe du pétrarquisme triomphant39.

Le manque denthousiasme que les traducteurs médiévaux ont manifesté envers la poésie lyrique ne nous aide pas seulement à mieux comprendre ce quils entendent par profit et par plaisir (et avec eux leurs lecteurs) ; cette traduction empêchée ne dessine pas en creux un seuil spécifique à la civilisation médiévale, elle ne représente pas seulement la caractéristique dun phénomène polygénérique plus vaste. À lexception notable de Dante dans le Banquet. On se souvient de la phrase célèbre dans laquelle il explique les raisons de la translatio empêchée des poètes classiques : « Nulla cosa per legame musaico armonizzata si può de la sua loquela in altra trasmutare, senza rompere tutta la sua dolcezza e armonia. E questa è la cagione per che Omero non si mutò in greco e latino, come laltre scritture che avemo da loro ». Lintraduisibilité dont parle Berman na pas été théorisée par les poètes ou les poéticiens médiévaux40. De Du Bellay

39

à Ronsard, de Valéry à Rilke, la traduction des poèmes a été souvent considérée comme la trahison suprême, comme un commerce indigne de lesprit. Il suffirait pour sen convaincre dobserver le nombre de traductions, dadaptations, de parodies et de pastiches auxquels ont donné lieu les récits en prose ou en vers au regard des réécritures de poèmes lyriques du passé, de tous les passés. Même au sein du système linguistique quils partagent, au cœur du même au même français donc, rares sont les poètes qui ont repris les vieux poèmes, les odes, les épîtres, les chansons, les rondeaux, les ballades, pour en faire une matière à la fois nouvelle et déjà entendue. Et les poètes médiévaux ont été nombreux à connaître la même infortune que les traducteurs médiévaux avaient réservée aux poètes antiques.

La traduction empêchée nous révèle non pas lidentité de la lettre médiévale, non seulement le destin monolingue de la musique naturelle, mais linvention de la traduction comme seuil de la lettre :

Mais le Père aime, le

Maître du monde, avant toute chose,

Que la lettre en sa fermeté soit maintenue

Avec soin41 …

On ne peut pas imaginer conception plus étrangère à léthique de lemprunt qui est au cœur de la culture et de la science médiévales. Pas un clerc médiéval naurait pu penser à cette langue quil est en train de forger, y compris à travers les traductions (et avec une liberté qui peut paraître à lopposé du « soin »), comme à une maison de lêtre, pour paraphraser Rilke. Et cependant, la traduction empêchée de la poésie antique et médiévale était sans doute pour ceux qui se voulaient des nains le sort le plus respectueux quils pouvaient réserver à ceux qui avaient exploré le cœur maternel des autres langues.

Claudio Galderisi

Université de Poitiers – CESCM

1 Ce travail reprend et développe un article paru dans le projet Transmédie : « Silence et fantômes de la translatio studii. La traduction empêchée », in Translations Médiévales. Cinq siècles de traduction en français (xie-xve) Étude et Répertoire, éd. Claudio Galderisi, Turnhout, Brepols, vol. 3, 2011, t. I, p. 433-457.

2 Jacques Derrida, LÉcriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 312.

3 Voir par exemple Édouard Jeauneau, Translatio studii. The Transmission of Learning. A Gilsonian Theme, The Etienne Gilson series 18, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1995.

4 Garth Fowden, Empire to Commonwealth : Consequences of Monotheism in Late Antiquity, Princeton, Princeton university Press, 1993.

5 Les anciens catalogues des bibliothèques ou des inventaires des princes, qui nétaient par ailleurs pas toujours accessibles à tous, nous offrent un échantillon des difficultés que pouvait rencontrer un clerc médiéval, ne bénéficiant pas dindex ou de mots-clés pour connaître le contenu exact de chaque codex.

6 La Réécriture hagiographique dans lOccident médiéval. Transformations formelles et idéologiques, éd. Monique Goullet et Martin Heinzelmann, Ostfildern, Thorbecke, 2003.

7 Une telle conscience se constitue lentement dans les autobiographies latines puis dans les textes vernaculaires, mais elle se clarifie et se spécifie également à travers les traductions. Lémergence dune subjectivité seconde est le résultat dune émancipation laborieuse et parfois contradictoire dune conscience littéraire in fieri. Voir par exemple, Pierre Michaud-Quantin, « La conscience individuelle et ses droits chez les moralistes de la fin du Moyen Âge », in Universalismus und Partikularismus in Mittealter, éd. Paul Wilpert, Berlin, W. de Gruyter, 1968, et Denis Renevey, Language, Self and Love : Hermeneutics in the Writings of Richard Rolle and the Commentaries on the Song of Songs, Cardiff, university of Wales Press, 2001.

8 Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 157.

9 Voir les travaux de Munk Olsen sur la tradition des classiques qui sont très utiles pour une histoire globale de la circulation des lettres classiques. Les trois premiers volumes proposent comme lon sait des descriptions détaillées de trois mille manuscrits antérieurs au xiiie siècle, et concernent notamment les œuvres de cinquante-sept auteurs classiques parmi les plus représentatifs. Le quatrième tome présente une étude densemble de la réception de la littérature classique pendant le Moyen Âge latin jusquau début du xiiie siècle. (Munk Olsen, LÉtude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècle, Paris, CNRS Éditions, t. IV, 2009.)

10 Il faut également rendre hommage à la base en ligne Le miroir des classiques, sous la direction de Frédéric Duval et Françoise Vielliard (http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir/).

11 La notice qui se trouve dans l« enfer » du Corpus Transmédie est moins un fantôme quune sorte de mémento. Souvent cité, en vertu de ses « métalents » de poète, Homère nest traduit en latin quen 1362-1363 (en Italie). Il faudra attendre 1530 et Jehan Samxon pour avoir une première traduction française complète de lœuvre dHomère, qui sappuyant par ailleurs sur la traduction latine faite par Lorenzo Valla, en reproduit les erreurs et les imprécisions. L« âge dor homérique » narrivera que quelques décennies plus tard. (Cf. Philip Ford, De Troie à Ithaque. Réception des épopées homériques à la Renaissance, Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2007.)

12 On pourrait ajouter également des auteurs plus tardifs, Eusèbe et son Histoire ecclésiastique, Cassiodore et son Histoire tripartite, ou encore Bède, mais nous voulons nous borner ici à lantiquité classique.

13 Mais les traités latins du « poeta theologus » (De vulgari eloquentia, De Monarchia) sont également ignorés par les traducteurs français alors même que dès la moitié du xive siècle ils font autorité en Italie. Ce nest donc pas seulement la poésie avec sa rima terza qui doit sembler particulièrement « intraduisible » aux clercs français, qui par ailleurs traduisent très peu de litalien, cest toute lœuvre dun des plus grands écrivains que le Moyen Âge occidental ait connu qui reste à la marge de la culture française.

14 Voir Serge Lusignan, Parler vulgairement : les intellectuels et la langue française aux xiiie et xivsiècles, Paris-Montréal, Vrin – Presses de luniversité de Montréal, Études médiévales, 1986, p. 154 sqq.

15 Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans lOccident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 300-331.

16 Il faut attendre comme lon sait la traduction faite par Lorenzo Valla en 1498 pour que la Poétique passe dabord en latin. La première traduction française, réalisée par François Cassandre, ne verra le jour quen 1654 (Paris, 1654, in-4o).

17 Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1990, 1448a, p. 31-34, ii-iv.

18 La Genèse dEvrat, éd. Wil Boers, Brive-la-Gaillarde, Ver luisant, 2002, v. 55-58. Cité dans ce volume par Frédéric Duval, dans son article « Quels passés pour quel Moyen Âge ? ».

19 Dominique Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989, p. 145.

20 Ball. 447 : « Noble poete et faiseur renommé », in Eustache Deschamps, Œuvres complètes, éd. Auguste-Henri-Édourad Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Paris, Librairie Firmin Didot et Cie, « SATF », vol. 10, 1878-1901, Balades amoureuses, p. 259.

21 On sait que Dante avait développé dès la fin du xiiie siècle une réflexion très approfondie sur la poésie vernaculaire, et que lon trouve chez lui pour la première fois l« application systématique et consciente des définitions de poesia et de poeta à des œuvres et à des écrivains vernaculaires ». (Cf. Barbara Bargagli Stoffi-Mühlethaler, « “Poeta”, “poetare” e sinonimi. Studio semantico su Dante e la poesia duecentesca », Studi di lessicografia italiana, viii, 1986, p. 1-299, et Stefano Asperti, « Dante, i trovatori, la poesia », in Le Culture di Dante. Studi in onore di Robert Hollander, Atti del quarto seminario dantesco internazionale, university of Notre Dame, 25-27 settembre 2003, éd. Michelangelo Picone, Théodore J. Cachey et Margherita Mesirca, Firenze, Franco Cesati, 2004, p. 61-92, ici p. 61.)

22 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 258.

23 Dans le domaine de la poésie lyrique, cest moins la vue que loreille que les mots sollicitent. Il ne faudrait jamais oublier que le lecteur médiéval de poèmes est avant tout un auditeur qui peut entendre paresseusement autre chose que ce que nous laisse à voir la trace écrite, qui fonctionne plus comme une stimulation que comme une lettre immuable.

24 Il faut attendre la traduction faite par Nicole Oresme des Éthiques, pour que le traducteur revendique et lautonomie et la dignité esthétique de la langue française par rapport à loriginal : « Et comme dit Tulles en son livre de Achadémiques, les choses pesantes et de grant auctorité sont delectables et bien aggreables as genz ou langage de leur païs ». (Le Livre de éthiques dAristote, éd. Albert D. Menut, New York, G. E. Stechert, 1940, p. 101, cité ici par Jean-Jacques Vincensini, art. cité.)

25 Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 636-637.

26 Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou lauberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 42.

27 Ibid.

28 « Quelques vues sur lorigine et les premiers développements de lhistoriographie française », Société de lHistoire de France, Annuaire-Bulletin, xxviii, 1890, p. 62-106, cité dans ce volume par Claude Buridant, « Modèles et remodelages ».

29 De vulgari eloquentia, I, x, 2.

30 César, De bello ciuili, Dictys de Crète, Ephemeris belli Troiani, saint Jérôme, Ad Eustochium de custodia virginitatis, Rhetorica ad Herennium 191, Solin, Liber de mirabilibus mundi et de situ terrarum.

31 Appien dAlexandrie, Ῥωμαϊκά, Dion Chrysostome (ou Dion de Pruse), Τροῖκος ὑπὲρ τοῦ Ἴλιον μὴ ἁλῶναι, Flavius Josèphe, Ἰουδαϊκή Ἀρχαιολογία, Flavius Josèphe, Ἱστορία Ἰουδαϊκοῦ πολέμου πρὸς Ῥωμαίους βιβλία, Plutarque, Βίος Ἀλεξάνδρου, Plutarque, Ὅι βίοι παράλληλοι, Plutarque, Περί αοργησίας, Xénophon, Ἱέρων, Xénophon, Kurou paideia, César, De bello Gallico, Cicéron, Cato maior de senectute, Cicéron, De amicitia, Cicéron, De officiis, Cicéron, Epistola ad Quintum fratrem, Cicéron, Pro Marcello, Cicéron, (Pseudo)-De virtutibus, Frontin, Stratagemata, Horace, Ars poetica, Quinte-Curce, Historiae Alexandri Magni, Térence, Comoediae Varro, Fragments divers. Au total, environ un quart des auteurs classiques traduits au Moyen Âge est de fait inaccessible aux illettrés jusquà la moitié du xve siècle.

32 Mais la traduction partiellement empêchée concerne également dautres provinces du texte médiéval. Je pense notamment à ces régions qui semblent absentes et de la réalisation des traductions et de la production des manuscrits concernés, à commencer par Paris et lÎle de France, très en retrait par rapport aux foyers de productions anglo-normand, picard, franco-italien ou encore wallon au xve siècle. La présence à Paris des écoles et des intellectuels étrangers, donc dun grand nombre de litterati semble constituer un frein non seulement à la traduction mais également à la production des manuscrits concernés.

33 Les traductions, surtout celles de la fin du Moyen Âge, ont contribué grandement à la fixation morphologique et syntaxique de la langue doïl. Cest en partie grâce à cette stabilisation que nous pouvons parler dune évolution du même au même (voir par exemple Michel Zink, « Du même au même. Traduire et récrire », in Translatio médiévale, Actes du colloque de Mulhouse, 11-12 mai 2000, éd. Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, Perspectives médiévales, Supplément au numéro 26, 2000, p. 283-290). Mais cest à partir du constat que la langue française névolue désormais plus quà la marge, quil est possible didentifier un point darrivée probable et par là même un processus avec un début et sans doute une fin. Le locuteur médiéval ne dispose pas du recul du critique moderne.

34 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince. Lévolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles dOrléans, Paris, PUF, 1965, p. 121.

35 Antoine Berman, op. cit., p. 34.

36 Paul Zumthor, « Rhétorique et poétique latines et romanes », in Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, Carl Winter, vol. I, « Généralités », 1972, p. 75.

37 Les rares traductions vers le francoprovençal ne concernent pas la poésie lyrique.

38 Cf. Gustav Ineichen, « Autour du graphisme des chansons françaises à tradition provençale » Travaux de linguistique et de littérature, vii, 1, 1969, p. 204-208 et Robert A. Taylor, « Barbarolexis Revisited : The Poetic Use of Hybrid Language in Old Occitan / Old French Lyric », in The Centre and its Compass. Studies in Medieval Literature in Honor of Professor John Leyerle, éd. Robert A. Taylor, Kalamazoo, Western Michigan university, “Studies in Medieval Culture (33)”, 1993, p. 457-474, Cf. Manfred Raupach and Margret Raupach, Französierte Trobadorlyrik : zur Überlieferung provenzalischer französischen Handschriften, Tübingen, M. Niemeyer, 1979, p. 12-49, et plus particulièrement p. 148-156.

39 Voir en dernier lieu Ève Duperray, LOr des mots. Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à lorée du xxe siècle. Histoire du Pétrarquisme en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.

40 Convivio, I, vii.

41 Friedrich Hölderlin, Œuvres complètes, éd. Philippe Jaccottet, trad. par Gustave Roud, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 873.