Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Renaissance. Études d’art et de poésie
  • Pages : 47 à 51
  • Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 42
  • Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
  • EAN : 9782812435867
  • ISBN : 978-2-8124-3586-7
  • ISSN : 2258-8825
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3586-7.p.0047
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/12/2016
  • Langue : Français
47

Préface

Vous serez comme les ailes de la colombe1

De nombreux efforts ont été accomplis par les critiques dart et de littérature pour définir la beauté de façon abstraite, pour lexprimer dans les termes les plus généraux et pour en découvrir une formule universelle. La valeur de ces efforts réside bien souvent dans les réflexions suggestives et pénétrantes qui sont faites au passage, mais de telles discussions ne nous aident que bien peu à apprécier ce qui a été bien fait en matière dart ou de poésie, à différencier ce qui est plus ou moins excellent, ou à utiliser des termes « beau », « excellence », « art », « poésie », avec un sens plus précis que dhabitude. Comme toutes les autres qualités qui se présentent à lexpérience humaine, la beauté est relative, et sa définition perd son sens et son utilité en fonction de son degré dabstraction. Définir la beauté, non dans les termes les plus abstraits, mais dans les termes les plus concrets qui soient, découvrir non sa formule universelle, mais la formule qui exprime le plus adéquatement telle ou telle de ses manifestations, tel est le but du véritable étudiant en matière desthétique.

« Voir lobjet tel quil est réellement en lui-même2 » : ces mots ont justement été présentés comme le propos de toute critique authentique, quelle quelle soit, mais en matière de critique esthétique, le premier pas pour voir lobjet tel quil est réellement en lui-même consiste à en connaître limpression, à la bien distinguer, à en avoir une conscience nette. Les objets dont traite la critique esthétique, la musique, la poésie, les formes accomplies de lexistence humaine, sont en effet les 48réceptacles dun grand nombre de forces ou dune grande puissance, et tout comme les objets naturels, ils possèdent un grand nombre de vertus ou de qualités. Que sont pour moi seul ce chant, cette image, cette personnalité engageante présentée dans un livre ou dans la vie ? Quel effet produisent-ils réellement sur moi ? Me donnent-ils du plaisir ? Et si oui, quelle sorte de plaisir, quel degré de plaisir ? Comment ma nature est-elle modifiée par leur présence et leur influence ? La réponse à ces questions constitue les faits originels dont traite le critique esthétique, et, tout comme dans létude de la lumière, de la morale et des nombres, il doit en avoir rien moins quune pleine conscience. Aussi, celui qui éprouve intensément ces impressions na-t-il nul besoin de perdre son temps avec la question abstraite de la beauté en soi, ou de sa relation précise à la vérité ou à lexpérience pour les distinguer et les analyser directement : ce sont des questions métaphysiques tout aussi dénuées dutilité que toutes les autres. Quil puisse ou non y répondre, il les négligera toutes comme extérieures à son domaine dintérêt.

Le critique esthétique considère donc tous les objets dont il doit traiter, toutes les œuvres dart et les belles formes naturelles ou humaines comme des puissances ou des forces qui produisent des sensations de plaisir, dont chacune est plus ou moins singulière, et plus ou moins unique. Il ressent cette influence et souhaite lexpliquer en lanalysant et en la réduisant à ses éléments constitutifs. À ses yeux, le tableau, le paysage, la personnalité engageante dans un livre ou dans la vie, la Joconde, les collines de Carrare, Pic de la Mirandole possèdent une valeur pour leurs vertus, comme on dit en parlant dune plante, dun vin, ou dune pierre précieuse, en raison de la propriété qua chacun de nous affecter dune impression de plaisir unique et singulière. Notre éducation se complète peu à peu en fonction de la profondeur et de la variété de notre susceptibilité à ces impressions. Et la fonction du critique esthétique consiste à distinguer, à analyser, et à séparer de ses ajouts, la vertu à travers laquelle un tableau, un paysage, une belle personne dans un livre ou dans la vie, produit cette impression particulière de beauté ou de plaisir, à indiquer quelle est la source de cette impression et sous quelles conditions elle est expérimentée. Il a atteint ses fins quand il a dégagé cette vertu et la notée, comme un chimiste note un élément naturel, pour lui-même et pour dautres, et la règle de ceux qui souhaiteraient atteindre ces fins a été très précisément donnée par Sainte-Beuve dans une critique 49récente : « De se borner à connaître de près les belles choses, et à sen nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis3. »

Ce qui est important donc, nest pas que le critique possède une définition abstraite de la beauté qui soit correcte pour lintellect, mais un certain type de tempérament, quil ait la capacité dêtre profondément ému par la présence de beaux objets. Il noubliera jamais que la beauté existe sous bien des formes. À ses yeux, toutes les époques, tous les types, toutes les écoles de goût sont égales en elles-mêmes. De tous temps, il y a eu dexcellents artisans et dexcellentes œuvres, et la question quil se posera est la suivante : chez qui trouve-t-on limpulsion, le génie, le sentiment de lépoque ? Où son raffinement, son élévation, son goût se sont-ils déposés ? « Toutes les époques sont égales, dit William Blake, mais le génie est toujours au-dessus de son temps4. »

Il faudra souvent une grande finesse pour dégager cette vertu des éléments plus communs auxquels elle se mêle. Rares sont les artistes, y compris Goethe, y compris Byron, qui œuvrent nettement, en rejetant les débris pour ne laisser que ce que leur imagination a consumé et fondu. Prenez par exemple les écrits du poète Wordsworth : en pénétrant la substance de son œuvre, le feu de son génie nen cristallise quune partie, ce qui fait que dans la masse de ses vers, on pourrait sans perte en oublier beaucoup. Mais çà et là, disséminés, fondant parfois des compositions entières pour les transformer, comme cest le cas des strophes de « Résolution et indépendance », ou de l« Ode aux souvenirs denfance5 », parfois comme au hasard, déposant un délicat cristal çà ou là, dans un matériau quil nexplore pas totalement pour le transmuer, nous pouvons voir laction du don unique et incommunicable quavait Wordsworth du sens étrange et mystique quil existe une vie dans les choses naturelles et dans lexistence humaine en tant quelle fait partie de la nature, tirant sa force, sa couleur et son caractère des influences locales, des collines et des ruisseaux, des visions et des sons 50de la nature. Eh bien ! Voici la vertu, le principe actif de la poésie de Wordsworth, et la fonction de son critique consiste à suivre ce principe actif, à le dégager, à remarquer le degré avec lequel il pénètre ses vers.

Les sujets des études qui suivent sont tirés de lhistoire de la Renaissance et touchent ce que je crois être les principaux points de ce mouvement complexe, aux multiples aspects. Dans la première de ces études, jexplique ce que jentends par le mot renaissance en lui donnant un champ dapplication plus large que ne le firent ceux qui lont dabord utilisé pour évoquer le retour de lAntiquité classique au xve siècle, retour qui nétait quun des nombreux résultats dun ébranlement général et dun éclaircissement de lesprit humain, dont limmense propos et les résultats furent différents, tout comme sont faussement opposés lart chrétien et lart de la Renaissance. On peut faire remonter léclosion de lesprit humain au Moyen Âge où apparaissent déjà nettement ses motifs tels que le soin apporté à la beauté physique, le culte du corps, et le dépassement de ces limites que le système religieux de lépoque imposait au cœur et à limagination. Comme exemple de ce mouvement, de cette première Renaissance au cœur du Moyen Âge lui-même, et comme expression de ses qualités, jai pris deux petites compositions en ancien français, non parce quelles en constituent la meilleure expression, mais parce quelles contribuent à lunité de ma série détudes puisque la Renaissance sachève également en France, dans la poésie française, à travers une phase dont les écrits de Joachim du Bellay sont à bien des égards, la plus parfaite illustration. En vérité, la Renaissance fit éclore un regain, une merveilleuse refloraison, dont les produits ont pleinement cette douceur subtile et délicate qui appartient à la belle décadence raffinée, tout comme ses premières phases ont la fraîcheur que lon trouve à toutes les époques de croissance artistique, le charme de lascêsis, de la jeunesse châtiée.

Mais cest dans lItalie du xve siècle que réside avant tout lintérêt de la Renaissance, dans ce siècle solennel quon ne saurait trop étudier, non seulement pour ses résultats positifs en matière intellectuelle et imaginative, pour ses œuvres dart concrètes, ses personnalités spéciales et éminentes, douées dun charme esthétique profond, mais également pour son esprit et son caractère généraux, et pour les qualités éthiques dont il est le modèle consommé.

51

Les formes variées dactivité intellectuelle qui constituent la culture dune époque, se déploient pour la plupart à partir dorigines différentes et suivent des chemins particuliers. Produits de la même génération, elles ont en effet un caractère commun et sillustrent les unes les autres inconsciemment, quoique parmi les créateurs eux-mêmes, chaque groupe soit solitaire, et quil gagne ou non les bénéfices de lisolement intellectuel. Lart et la poésie, la philosophie et la vie religieuse, ainsi que cette autre vie de plaisir et daction raffinés en des lieux distincts du monde, se bornent chacun au cercle didées qui leur est propre ; ceux qui suivent lun ou lautre sont généralement incurieux de la pensée dautrui. Il arrive cependant, de temps en temps, des époques où les circonstances sont plus favorables, où les pensées des hommes se rapprochent plus que de coutume, et où les nombreux intérêts du monde intellectuel se combinent pour former un type complet de culture générale. Le xve siècle en Italie est lune de ces époques plus fortunées, et ce que lon dit parfois de lâge de Périclès est vrai de celui de Laurent de Médicis : cest un âge gros de personnalités unies, polyvalentes et complètes. Les artistes, les philosophes et ceux que le train du monde a élevés et affinés ne vivent pas isolés, mais respirent un air commun et reçoivent la lumière et la chaleur de leurs pensées respectives. Il existe un esprit délévation générale et déclaircissement où tous communiquent pareillement. Cet esprit uni donne son unité à toutes les productions variées de la Renaissance, et cest à cette alliance intime avec lesprit, à cette participation aux pensées les meilleures qua produites cet âge, que lart italien du xve siècle doit une bonne partie de son influence et de sa dignité sérieuses.

Jai rajouté un essai sur Winckelmann, qui nest pas incongru avec les études qui le précèdent car Winckelmann, qui vécut au xviiie siècle, appartient en réalité par son esprit à une époque antérieure. Par son enthousiasme pour lintelligence et limagination pour elles-mêmes, par son hellénisme, sa vie passée à essayer datteindre lesprit grec, il est en connivence avec les humanistes dun siècle précédent. Il est le dernier fruit de la Renaissance et il en explique de façon frappante les motifs et les tendances.

1873

1 Psaume 68 ; 13.

2 Pater cite M. Arnold, « On Translating Homer » (1862), expression reprise dans « The Function of Criticism at the Present Time » (1864), rééd. Culture and Anarchy, éd. Stefan Collini, Cambridge, CUP, 1993, p. 26.

3 Pater cite le compte rendu des œuvres de Du Bellay (Œuvres Françoises de Ioachim du Bellay, gentilhomme angevin, avec une Notice biographique et des notes, par M. Ch. Marty Lavaud. T. 1er, Paris, Alphonse Lemerre, 1866) par Sainte-Beuve, paru dans le Journal des Savants, juin 1867, p. 345-346.

4 La citation apparaît dans Alexander Gilchrist, Life of William Blake, Londres, Macmillan, 1863, t. I, p. 263. Pater connaît également le William Blake de Swinburne, London, John Hotten, 1868, qui sinscrit clairement dans le mouvement de lart pour lart.

5 William Wordsworth, Ode : Intimations of Immortality (1803-1806).