Préface La peste à la Renaissance
- Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Peste à la Renaissance. L’imaginaire d’un fléau dans la littérature au xvie siècle
- Pages : 15 à 17
- Collection : Géographies du monde, n° 27
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406089988
- ISBN : 978-2-406-08998-8
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08998-8.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/06/2020
- Langue : Français
Préface
La peste à la Renaissance
Quel contraste saisissant que celui qui fait surgir la peste de la Renaissance ! Pas de plus parfait contraste que celui-là ! La Renaissance est la reverdie, l’éclosion printanière des fleurs après un trop long hiver. Et soudain cet hiver interminable s’interrompt, le sol uniforme et dur s’ameublit et s’entrouvre, le sol stérile et glacé s’émaille de fleurs. Le paysage reverdit et se colore bientôt de corolles éblouissantes, d’émaux éclatants. Tout chante et flamboie. Que vient faire la peste et sa triste pulvérulence dans ce paysage enchanté ? Comme si toute cette reverdie triomphante devait aboutir à une flaque nauséabonde, à une puanteur détestable, à un marécage sanguinolent. Le vertige et l’écœurement succèdent sans transition au printemps, à la liesse, à l’apogée du bonheur. Tout retombe en flaque et en pestilence, alors que le paradis se laissait entrevoir.
La reverdie aboutit à une catastrophe, le printemps s’altère en gangrène pulvérulente. C’est le choc des contraires, un paradoxe vivant, l’apogée s’inversant en agonie. Le corps dressé, soudain gonflé et secrètement miné, s’effondre tout à coup en viscères pourrissants et en flaque nauséabonde. La peste ramène le corps au sol, à la tombe, au néant profond de la matière.
Telle serait la triste métamorphose à laquelle nous fait assister la Renaissance. Le printemps n’est pas définitif. La Renaissance est fragile, bientôt menacée par le vent de l’histoire et surtout le cycle des saisons. Car il faut repartir de l’étymologie. La Renaissance n’est pas nécessairement un progrès, une première étape vers la modernité, comme nous le croyons aujourd’hui. Ce n’est pas un jalon décisif sur la courbe ascendante qui nous mène au triomphe – ô combien provisoire – du temps présent. La Renaissance s’insère dans un cycle, et c’est très exactement ce que pensaient Pétrarque, Rabelais ou Montaigne. Le printemps éclate 16enfin après un trop long hiver, mais passé l’été trop court, vite fané, vite regretté, il s’infléchit en automne et se pétrifie en hiver durable, glacial, mortel. La glaciation qui caractérise le xviie siècle est la suite de cette reverdie éphémère que fut la Renaissance, et que nous avons trop tendance à juger durable. D’Aubigné, dans Les Tragiques, en est le témoin exemplaire :
Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise1.
Nous sommes au début du xviie siècle. Déjà l’hiver noir étend à l’infini son froid linceul. Il n’est que de chanter encore le dernier éclat du printemps qui s’est éteint jadis et que l’on regrette à jamais.
Le parcours retracé par Brenton Hobart est de ce point de vue exemplaire. Tout part de la Bible, traduite par le réformé Pierre Robert Olivétan et de l’Histoire de Thucydide traduit par Claude de Seyssel. On remet les pendules à l’heure ou plutôt on actualise des récits immémoriaux, qui reviennent soudain et sont d’actualité, alors qu’on croyait les avoir oubliés. L’histoire est un cycle et se répète à l’infini. Le pire n’est pas toujours sûr, mais il est probable. La peste revient, occupe soudain toute la place, métamorphose tragiquement le paysage, qui noircit, s’assombrit et semble disparaître ou s’éteindre. C’est déjà ce que constatait le Décaméron de Boccace, d’où les relents pestilentiels remontent depuis Florence jusqu’à Paris, à deux siècles de distance. La peste se propage à partir de là chez Clément Marot, le chantre de la Deploration de Florimond Robertet, Michel de Nostredame, alias Nostradamus, l’auteur des Propheties, fleurit et s’épanouit dans les « pestilences » de Pierre Boaistuau, prolifère dans le Traicté de la peste, de la petite verolle et rougeole du chirurgien Ambroise Paré, s’insinue dans les Essais de Montaigne, chassant l’auteur et toute sa famille de Saint-Michel en Périgord, le conduisant à travers la campagne emplie de mourants ou d’agonisants creusant leur tombe sans une plainte, tout naturellement.
Une mention toute spéciale doit être faite de la peste chez Rabelais. Dans ses deux premiers livres, et même dès le début de son premier livre, le Pantagruel, la peste règne et accomplit ses méfaits. La peste soit de Rabelais ! dira-t-on. L’une des nouveautés, et des vraies découvertes de ce livre, c’est que la peste pantagruéline procède du Décaméron de 17Boccace, lu par Alcofrybas Nasier directement en italien, à quoi s’ajoute le Thucydide traduit par Claude de Seyssel. Rabelais emprunte mot à mot au Décaméron de Boccace son prologue pestiféré, son univers ébranlé, bouleversé, et sa joyeuse anarchie libertine pavée de cadavres ou plutôt de corps gonflés par l’un ou l’autre de ses membres. La liberté de ton et de propos s’explique aussi par la peste. Car la peste a son revers ou son envers.
C’est évidemment aller un peu vite en besogne, que d’opposer le printemps rayonnant et l’hiver noir, comme je le faisais tout à l’heure. La Peste, nom de Dieu ! La peste détonne, mais d’abord elle étonne tout simplement. Elle ne saurait bien sûr ravir et transporter, mais elle déforme subitement les apparences, les rend surprenantes, saisissantes, renversantes. La peste altère et transforme, elle métamorphose soudain, pour le meilleur ou pour le pire, l’environnement rassurant. Tout bouge perpétuellement : Perpetuum mobile. C’est sous ce titre que Michel Jeanneret décrit « un xvie siècle emporté par le changement, passionné de genèses et de métamorphoses2 ».
La peste joue son rôle, un rôle majeur, dans ce bouleversement perpétuel, souvent déconcertant et même froidement sidérant. Tel est le résultat protéiforme auquel ce livre, dévidant des palanquées d’horreurs, mais aussi des trésors d’intelligence, nous fait assister. Dans l’examen de l’implacable peste, il procède rigoureusement par ordre chronologique, et nous conduit de la peste biblique, par Boccace, les traductions d’Homère et de Virgile, jusqu’aux prophéties de Michel de Nostredame, et aux constats d’Ambroise Paré, de Montaigne et d’Agrippa d’Aubigné. La peste est saisissante, disions-nous, mais en définitive elle fait partie du paysage de la Renaissance, bien moins reposant qu’il n’y semblait, et plus surprenant, en vérité et définitivement.
Frank Lestringant