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Classiques Garnier

Présentation

  • Publication type: Book chapter
  • Book: La Mer et la Cathédrale. La pensée musicale chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé
  • Pages: 7 to 9
  • Collection: Comparative Perspectives, n° 142
  • Series: Inter-médias, n° 5
  • CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN: 9782406160397
  • ISBN: 978-2-406-16039-7
  • ISSN: 2261-5709
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16039-7.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-24-2024
  • Language: French
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Présentation

Dans son essai LAlliance de la poésie et de la musique, publié à titre de postface dans LArco e la lira (2011)1, Yves Bonnefoy eut quelques mots bienveillants pource livre, publié en Italie dix ans auparavant : « Michela Landi minvite à quelques pages de réflexion sur le grand problème quelle se pose, et je suis heureux de massocier ainsi à sa recherche, commencée avec Il Mare e la cattedrale. [] Je suis prêt à lui sacrifier, à chaque pas quelle fait chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, beaucoup de ce que jentrevois, mais bien mal, dans le rapport de ces grands esprits et de la musique2 ».

Cétait donc un début, Il Mare e la cattedrale, accueilli par léditeur ETS de Pise3. Une circonstance, que le temps écoulé rend déjà peu précise, est à lorigine de ce projet. En 1994, à lInstitut Français de Florence le musicologue Alberto Batisti nous proposait une soirée sur « Debussy et les poètes ». Javais fait des études de musique, je pouvais encore me considérer comme une pianiste dilettante, avec une poignante nostalgie pour des études que javais abandonnées. La musique se situait alors dans une cloison à part de mon espace mental : cétait le lieu perdu, alors que la littérature avait des chances de mintéresser. Ce jour-là, pourtant, ces deux mondes à lapparence séparés et inconciliables se rencontrèrent. Javais, derrière moi, une expérience de lutte physique avec les possibilités de linstrument ; la musique était à faire ou à ne pas faire. Pouvait-on en parler ? Ayant obtenu un poste de doctorat, je me lançai : il fallait que ces deux univers se croisent, et que lun donne à lautre la manière de se réaliser. À cette époque, ma volonté tenait de la pure utopie : les 8études musico-littéraires en étaient à leurs balbutiements. Je me mis à des lectures diverses, disparates même. Je cherchais un fil, une théorie, une méthode dans un terrain on ne peut plus glissant.

Ma recherche avait donné dabord dans ce quon appelle, avec un certain mépris, le biographisme ; pire, dans lanecdote. Ce nest que plus tard quelle ma montré la voie que je souhaitais entreprendre : parler de la musique tel que le discours conventionnel peut le faire, la convoquer dans ce discours à titre dargument, la traiter en métaphore pour les autres arts ce nétait, me semblait-il, que la surface des choses : il fallait que la musique agisse dans le texte par ce quelle a de plus vrai, de plus substantiel : la forme en mouvement.

Les « trois poètes aimés » de Debussy, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé avaient, me semblait-il, des manières différentes non seulement de traiter la musique en tant que thème, mais de la convoquer formellement dans leur propre discours. Et là, si le wagnérisme officiel allait perdre, petit à petit, le rôle central que je croyais devoir lui donner, Wagner le théoricien récupérait sa position au nom de quelques-unes de ses idées qui, tout empreintes quelles étaient dun psychologisme vieilli, portaient à la surface une conception matérielle et corporelle de la musique tout à fait inédite. Chez Baudelaire, deux phénomènes complémentaires mapparaissaient : dun côté, linfluence consolatrice du chant, ou mélos,détermine un alanguissement, un étirement du vers que le poète même nomme, dans la dédicace à Arsène Houssaye du Spleen de Paris, « ondulation de la rêverie » ; de lautre, un rattrapage et même une surcompensation rythmique de cette condition de relâchement, ou « soubresaut de la conscience ». Alors que Verlaine hérite plutôt, de ces deux composantes de la poésie baudelairienne, le mélos consolateur, cette « essence du chant », tel que le définit Wagner, qui dilue le phrasé à la recherche dune pré-discursivité de la poésie, Mallarmé exploite lautre versant de lidée musicale baudelairienne : le mélos agressif qui, travaillant dans les interstices de la chaîne discursive, provoque la disruption de celle-ci, ce que les rattrapages rythmiques baudelairiens ne faisaient quannoncer. La « force efficiente » de la musique (selon lexpression de Wagner, AA, 73) ayant désormais mis à mal la cathédrale du discours poétique, ce nest plus que par fragments que ce discours revient à la surface. Lironie textuelle de Mallarmé avait, me semblait-il, des affinités avec les procédés debussystes : par la mise en place dune ironie formelle 9le poète des mardis prenait à contrepied lillusionnisme wagnérien fondé sur la croyance, vraie ou simulée, en lexistence dune dimension pré-formelle, naturelle en musique. Debussy portait ainsi à la surface le travail que le même Wagner sattachait à dissimuler, pour que la musique apparaisse comme un mythe sourcier. Prenant en exemple la nature, et plus précisément la force marémotrice, Debussy tend à la nature « un piège », selon ses propres mots : ses formes en mouvement donnent à voir la manière dont la musique elle-même se pense, englobant dans ses spires un mystère. Ce traitement autonome de lart musical, jusquà présent asservi aux nécessités du discours, nous amène à réfléchir sur le traitement du corps féminin chez les poètes, ce dernier étant perçu comme la source principale du chant consolateur, exil ou abandon, mais aussi du chant agressif, incitant à la transgression de lordre du discours et de lordre social.

Les préalables de notre réflexion, et notamment le débat concernant la sémantique musicale, sils ont manifestement vieilli dans la mesure où les études musico-littéraires ont connu dans ces dernières décennies un essor insoupçonné, ont au moins deux avantages : faire connaître en France des critiques, littéraires ou musicologiques, dont lœuvre reste parfois confinée en deçà des Alpes ; présenter létat de la question il y a une vingtaine dannées, à lorée du troisième millénaire. Quelques remaniements ont été pourtant nécessaires pour permettre à ce travail de traverser les Alpes et les deux dernières décennies.

Michela Landi

Florence, le 31 août 2023

1 Michela Landi, LArco e la lira. Musica e sacrificio nel secondo Ottocento francese, con uno scritto di Yves Bonnefoy, Pisa, Pacini, « Studi di Letterature moderne e comparate », 2006, p. 441 et 464. Cf. Yves Bonnefoy, LAlliance de la poésie et de la musique, Paris, Galilée, 2007.

2 Yves Bonnefoy, LAlliance de la poésie et de la musique, op. cit., p. 11.

3 Michela Landi, Il Mare e la cattedrale. Il pensiero musicale nel discorso poetico di Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Pisa, ETS, 2001.