Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Idée de littérature dans l’enseignement
- Auteurs : Jey (Martine), Perret (Laetitia)
- Pages : 13 à 19
- Collection : Rencontres, n° 380
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 36
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406084259
- ISBN : 978-2-406-08425-9
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08425-9.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/03/2019
- Langue : Français
Présentation
Pour cerner l’idée de littérature dans l’enseignement, les contributions rassemblées dans ce volume se fondent sur trois principaux types de corpus. Tout d’abord les recommandations officielles et les sujets de composition française, aisément accessibles grâce aux travaux d’André Chervel1. Ensuite les travaux d’élèves, plus particulièrement les copies des écrivains, et enfin les manuels. Ceux-ci sélectionnent et ordonnent le savoir selon une hiérarchie qui révèle les grandes orientations de l’enseignement de la littérature2. Présents ici dans leur diversité (histoires de la littérature, morceaux choisis, éditions scolaires d’œuvres complètes, anthologies), ils donnent à voir le processus de « scolarisation3 » des auteurs et contiennent les exercices qui forment les futurs écrivains (manuels de traduction latine, traités de versification, manuels de rhétorique, recueils de compositions…). Des noms d’auteurs reviennent avec insistance (Doumic, Lanson, Des Granges, Pellissier, Petit de Julleville…) : leurs manuels ont été largement diffusés, longtemps réédités, ce qui laisse supposer qu’ils ont connu un usage dans les classes.
Le rôle de l’institution scolaire dans la limitation du domaine des Belles-lettres se manifeste notamment à travers l’évolution de ses pratiques et de ses exercices. La culture rhétorique et certaines pratiques comme celle du vers latin, qui prévalaient jusqu’en 1880, sont alors remises en question. Ce passage de la rhétorique aux styles est l’objet des premières contributions.
Dans des écrits universitaires et des plaidoyers politiques du tournant des xixe et xxe siècles, étudiés par Loïc Nicolas, se lit une volonté de 14rupture avec l’esprit rhétorique. Celui-ci est dénigré à travers l’usage de l’ornement, de l’image, qui renvoient, comme à l’époque du Gorgias, au monde du superficiel, de la vanité et de l’artifice, tandis que le nouvel enseignement de la littérature en train de se construire valoriserait l’équilibre et la « juste mesure ». On n’imite plus de « beaux » textes, on les observe à partir d’une méthode scientifique. L’enseignement littéraire ne privilégie plus le « don » incompatible avec le régime démocratique et un monde social et politique réputé égalitaire, entraînant ce faisant une « connivence culturelle » tout aussi élitiste. Le grand style, réduit à la grandiloquence, est rejeté par les auteurs d’ouvrages scolaires qui prônent une écriture en style simple, sans recherche apparente, d’où une modification du schéma classique des trois styles. Se pose alors la question de l’écriture artiste et singulière, fondée sur l’inspiration. L’avènement du commentaire de texte et de la dissertation invite en effet les élèves à étudier des styles d’auteur, non plus à les imiter. Pour Pauline Bruley, les parcours de Péguy et de Suarès illustrent un moment marquant de cette transition. Tous deux rejettent aussi bien le terme ancien de « rhétorique » que celui plus récent de « littérature », trop institutionnel, au profit du terme d’« art », qui offre l’intérêt d’insister sur le principe de création. Le renouvellement des exercices n’entraîne pas toujours une disparition des pratiques antérieures. Romain Benini et Romain Jalabert retracent l’histoire de la pratique du vers, latin et français, durant la période. Fondée sur l’harmonie imitative, cette pratique exerce une influence sur les poètes de langue française collégiens sous l’Empire ou la Restauration comme Anne Bignan et Sainte-Beuve, ainsi que sur leurs successeurs : Rimbaud en donne encore des exemples dans les années 1860.
Si l’idée de littérature se construit sur une volonté de rupture, anciennes et nouvelles pratiques d’enseignement coexistent néanmoins dans les usages, de même que l’affirmation de la supériorité de la littérature nationale coexiste avec la nécessité d’ouverture aux langues et aux littératures étrangères. Cette tension est au cœur des contributions rassemblées dans la deuxième partie, l’intégration des littératures étrangères.
L’histoire littéraire s’est en effet constituée, comme le montre Bernard Franco, en accordant une large part aux littératures de l’Europe chrétienne. Cette historicisation se manifeste dans le « saut méthodologique » qui sépare la critique néo-classique du Cours de La Harpe (1799), dans lequel 15l’histoire de la littérature est envisagée comme une succession d’auteurs et d’œuvres, du Cours de Villemain (1817) qui enracine l’examen de l’œuvre dans un contexte social et spirituel européen. Cette nouvelle vision, héritière des travaux de Madame de Staël et de Schlegel, accorde une place essentielle à l’histoire pour la connaissance de la littérature. Bernard Franco analyse ainsi le passage de la notion de « poésie », dont le sens est intemporel, à celle de « littérature », « indissociable d’une approche critique dont le postulat est historique ». Après 1870, quand s’installe la iiie République, la littérature nationale est célébrée dans un « rapport de distanciation et de différenciation maximale » avec les littératures étrangères. La minoration de l’origine hispanique du Cid qu’étudie Catherine Dumas s’explique en partie par cette nationalisation de la littérature. Les historiens de la littérature sont tiraillés entre deux exigences contradictoires : peindre cette pièce comme un chef d’œuvre absolu du « classicisme » naissant, et prendre en compte la source espagnole de Corneille, les Mocedades del Cid de Guillén de Castro. Par rapport à ce texte espagnol, les critiques et auteurs de manuels oscillent entre diverses attitudes, allant de sa méconnaissance à une reconnaissance partielle de sa valeur. Il n’existe dès lors plus de doctrine reconnue sur la question des littératures européennes, ce qui rend difficile l’établissement de la littérature comparée dans les enseignements supérieurs. L’anglais tarde ainsi à s’imposer comme discipline universitaire et scolaire. Marie-Pierre Pouly montre comment sa légitimation nécessite un alignement progressif de l’anglais sur les humanités classiques, afin de se distinguer des pédagogies germaniques. Se crée un corps d’universitaires spécialistes des langues étrangères, éloignés de la figure mondaine de bourgeois ou d’aristocrates parisiens, cosmopolites et polyglottes.
Cette tension entre anciens et nouveaux modèles travaille également les critères de constitution du canon, objet des études rassemblées dans la troisième partie.
Nathalie Denizot analyse les reconfigurations des modèles génériques à travers un corpus représentatif de manuels scolaires. Trois modèles de classement générique différents se chevauchent et s’intriquent. Les genres scripturaux qui organisent les manuels de la première moitié du xixe siècle sont les héritiers des pratiques rhétoriques (inventio, dispositio, elocutio). Lorsque l’enseignement de la littérature repose sur la lecture et l’explication de textes, cette organisation survit notamment à travers les 16morceaux choisis. Enfin, l’historicisation des genres amène de nouveaux classements qui se superposent aux précédents : une histoire mythique inscrit les genres dans une histoire linéaire, fondée sur l’idée de progrès et de déclin. L’enseignement de la littérature procède donc par « addition de couches successives4 » et le statut de Boileau qu’analyse Ouarda Hugel-Hamadouche en est une illustration. À la lecture rhétorique de Boileau comme prétexte à exercice de style, pour en apprécier la forme, la clarté et la précision, s’ajoute désormais une lecture historique. Si cela amène certains manuels à souligner les limites de son œuvre, Boileau continue néanmoins d’incarner, à travers sa vie et son œuvre, « l’esprit français », héritier des classiques de l’antiquité et pur de toute influence étrangère. La prégnance de la tradition rhétorique sur l’idée de littérature concourt à la faible reconnaissance de la légitimité de la littérature du xviiie siècle, qu’étudie Laetitia Perret. Le discours des manuels déplore la décadence du théâtre, de la poésie, de l’éloquence plus qu’il n’analyse leur évolution. Les historiens de la littérature accordent à ces œuvres un intérêt de témoignage plus qu’une valeur littéraire. L’idée de littérature, comme à l’époque classique, se fonde sur une anthropologie générale, selon laquelle la psychologie humaine demeure inchangée dans le temps et dans l’espace. Pour être « artiste », la littérature ne doit pas accorder une place prépondérante aux idées.
Le xviie siècle demeure donc le parangon ; les genres ne sont appréhendés que dans le respect de normes et soumis à une hiérarchisation : tel est l’objet de la quatrième partie.
Florence Naugrette s’attache à la norme implicite du théâtre classique telle qu’elle s’est construite dans la période antérieure. La conception du théâtre comme « branche de la poésie dramatique et non art du spectacle » explique en partie la minoration du drame romantique. La réticence à reconnaître les apports étrangers explique le rejet plus général du romantisme, tout comme l’inquiétude que suscitent, pour la formation de jeunes esprits, sa mélancolie, son esthétique de l’émotion forte. Exemple de cette rémanence du modèle rhétorique dans l’idée scolaire de la littérature, la « classicisation5 » de Stendhal qu’étudie Xavier 17Bourdenet. L’œuvre du polygraphe est réduite à deux principaux romans. Cette restriction nuit à l’articulation des catégories de romantisme et de réalisme et valorise paradoxalement le « psychologue » au détriment de l’écrivain. Le roman n’est en effet reconnu qu’en tant qu’il respecte les codes établis par et pour d’autres genres, comme la tragédie. Stendhal est alors considéré comme un artiste en défaut, à l’œuvre « décousue », dans sa composition comme dans son style.
L’introduction de la littérature nationale dans l’enseignement a une visée patrimoniale, nationaliste, mais aussi morale. C’est à cette dimension axiologique que s’intéresse la cinquième partie. Instrumentalisée, la littérature est mise au service de la moralisation.
La scolarisation des prosateurs grecs étudiée par Florence Bourbon a en effet une visée moralisatrice. Œuvres, auteurs, extraits sont sélectionnés en accord avec les préoccupations de la morale laïque sans tenir compte des contextes historiques. Le stoïcisme occupe ainsi une large place, les épicuriens, accusés de scepticisme, sont rejetés. La sélection de classiques au programme des écoles normales de 1880 adopte, elle aussi, une visée morale et laïque, comme le montre Anne-Marie Chartier. La réforme de 1923 et la mise en place de la « lecture expressive » instaurent un canon spécifique, autour de poètes et prosateurs du xixe siècle, dépouillés de toute dimension subversive et sélectionnés pour la simplicité et la clarté de leur langue. Flaubert, Zola arrivent ainsi à la communale, sous une forme aseptisée et consensuelle, avant d’accéder au lycée.
Nombre d’écrivains rejettent ces valeurs scolaires. La sixième et dernière partie de cet ouvrage explore de quelle manière l’école façonne en retour la littérature en l’enseignant : dans quelle mesure le discours de l’école influe-t-il sur les écrivains ? quelles traces peut-on en repérer dans leurs écrits ? en quoi la pratique de certains exercices a-t-elle pu empreindre leur langue ? La version latine, tout autant exercice de français que de latin, a influé sur la langue française : retraçant l’histoire de l’exercice, André Chervel prend pour exemple l’habitude de transformer en substantif tout élément important de la phrase et d’organiser celle-ci autour du substantif. Ce tour est si répandu qu’il fait l’objet d’un débat à partir des années 1920 : de nombreux critiques déplorent que la langue française se soit installée dans ce « style nominal ». Les témoignages d’écrivains sur les lectures 18scolaires des Églogues de Virgile étudiés par Monique Bouquet sont tout aussi sévères : traduction en langue française privilégiée au détriment de la spécificité et de l’harmonie des vers latins, les exercices interdisent le contact personnel et sensible avec le poète de Mantoue. Valéry rejette ce modèle scolaire, Pagnol invite à un retour au texte virgilien débarrassé de ses commentaires scolaires. Enfin, c’est par ses lectures personnelles, non scolaires, que Gide a rencontré Virgile. Marianne Bérissi interroge la manière dont les avant-gardes dadaïstes et surréalistes contestent l’héritage littéraire. Leur rejet de la dimension patriotique de la littérature est radical, il est également paradoxal : les surréalistes adoptent les codes de l’histoire littéraire et proposent un classement des auteurs qui décerne des gloires et désigne des chefs-d’œuvre pour en écrire une nouvelle page. Si la finalité morale de l’enseignement est violemment rejetée par certains écrivains, elle joue un rôle majeur dans la naissance d’une figure inédite : l’écrivain instituteur. S’appuyant sur l’étude des manuels de l’école primaire, Elisabeth Souny souligne l’importance d’une nouvelle pédagogie fondée sur l’observation, l’expérience vécue qui amène à proposer aux élèves des textes centrés sur l’échelle de la « petite patrie ». Ces récits décrivent avec « un réalisme moyen sans excès » une vie rurale dans son quotidien rassurant, à travers des thématiques familières (les jeux, les saisons, les animaux, la famille). Ils contribuent à l’émergence et à la continuité du genre du roman de pays, avec ses modèles, ses figures et son style, et à l’élaboration d’une conscience nationale fondée dans la ruralité. Emmanuelle Kaës s’intéresse à l’exercice de l’amplification. Proust en 1886, alors qu’il est en classe de seconde s’empare ainsi d’une « matière » qu’il modèle et infléchit. Il transforme un épisode de la dernière expédition de Christophe Colomb en un morceau poétique autonome, lieu d’une véritable performance littéraire. L’exercice permet d’observer l’émergence du style proustien et la manière dont il s’extrait de la gangue de l’écriture scolaire tout en prenant appui sur ses contraintes.
L’École invente la littérature comme discipline au tournant des xixe et xxe siècles. Le changement de paradigme ne va pas sans tension : anciens et nouveaux modèles coexistent. Si la rhétorique est rejetée par l’institution comme par des écrivains, elle demeure dans nombre d’exercices, avec un canon qui continue de privilégier les classiques 19déjà reconnus. Dans ces tensions et ces conflits l’École forge une idée de littérature dont il importe de mieux connaître l’origine.
Martine Jey
ESPÉ de Paris –
Sorbonne Université
Laetitia Perret
ESPÉ – Université de Poitiers
1 A. Chervel, La composition française au xixe siècle dans les principaux concours et examens de l’agrégation au baccalauréat, Paris, Vuibert/INRP, 1986.
2 J.-N. Pascal « La leçon des exemples : sur l’évolution de l’enseignement de la rhétorique dans les manuels, de Gaillard à Géruzez (1745-1840) », Analyser les manuels, L. Perret-Truchot (dir.), Presses universitaires de Rennes, coll. Paideia, 2015, p. 55-68.
3 A. Chervel, Histoire de l’enseignement du français, Retz, 2006.
4 A. Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation no 38, Paris, INRP, 1988, p. 59-119.
5 A. Viala « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des Bibliothèques de France, t. 37, no 1, janvier 1992, p. 6-15].