Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Humiliation. Droit, récits et représentations (xiie-xxie siècles)
  • Auteurs : Faggion (Lucien), Regina (Christophe), Roger (Alexandra)
  • Résumé : Le principe de l’acte d’humilier a justifié l’approche interdisciplinaire de ce livre, composé de vingt-cinq contributions et consacré à une notion polysémique et ambiguë, qui méritait d’être analysée du Moyen Âge à nos jours et dans des espaces politiques, sociaux et culturels différents (France, Espagne, Italie, saint Empire, Balkans, Mélanésie). L’attention a été prêtée au lien social mis à mal par l’acte de l’humiliation, à l’injustice et au conflit créés par l’expérience de la dégradation.
  • Pages : 11 à 16
  • Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 15
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406086031
  • ISBN : 978-2-406-08603-1
  • ISSN : 2492-0150
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08603-1.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/07/2019
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Déshonneur, droit, infamie, justice, mépris, norme, pratique judiciaire
11

Avant-propos

Depuis laffaire Weinstein et « balance ton porc », médiatisés par la presse écrite, télévisuelle et numérique, lhumiliation passe par la dénonciation dune forme de pratique de la domination masculine qui humilie les femmes pour leur donner le droit au travail. Mais derrière lhumiliation dune pratique sexiste, qui passe par une forme pervertie de domination, le droit à dénoncer savère intrinsèquement lié au droit dhumilier. À cet égard, la première « victime » du hashtag « balance ton porc » a intenté une action en justice pour diffamation. On en revient donc au principe même de lacte dhumilier qui consiste à briser celui ou celle que lon attaque non seulement socialement, mais aussi publiquement. Les effets de lhumiliation sont plus ou moins durables, conditionnés par la notoriété, le contexte et la forme de lhumiliation essuyée. Certains cas passeront à la postérité, dautres seront frappés doubli : il y a dans la mémoire de lhumiliation une intentionnalité et une finalité. 

Sensibles au lien social et à ses multiples lectures, dont certaines ont pu être précédemment traitées1, attentifs à ce qui altère et détruit lharmonie sociale tout comme lordre public, les trois directeurs de ce livre interdisciplinaire ont cherché à poursuivre et à encourager une telle réflexion en prêtant intérêt à lhumiliation, terme polysémique et ambigu, dans les sociétés du Moyen Âge à nos jours2. Lexpérience de 12loffense, de la honte, du déshonneur, de labaissement, de la dégradation, de linfamie se rattache à la violence portée contre autrui, ainsi quà la violation de principes de la justice3. Aussi lobjectif de louvrage a consisté à mesurer cette expression de linjustice et du conflit social, notamment dans la lutte conduite par lindividu pour la reconnaissance, niée dans le cas du mépris et de lhumiliation, dont le langage se différencie selon les espaces public et privé –, et à analyser lacte même de lhumiliation dans la longue durée, en synchronie et en diachronie, dans une approche délibérément pluridisciplinaire qui se fonde sur les sciences sociales et humaines.

Une définition de lhumiliation est fournie, en quatre points, par Le Grand Robert : « 1. Le fait de shumilier volontairement, de sabaisser devant Dieu ; 2. Action dhumilier ou de shumilier ; fait de se rabaisser ou dêtre abaissé dans lestime ; 3. Sentiment dune personne humiliée ; 4. Ce qui humilie, blesse lamour-propre4. » Quest-ce qui caractérise, alors, laction dhumilier et le sentiment dhumiliation ? Quest-ce qui conduit à lhumiliation ? Quelles formes écrites, gestuelles et émotionnelles revêt un tel acte sur le plan interrelationnel, social, religieux, judiciaire et politique ? Telles sont quelques-unes des questions traitées par les vingt-six chercheurs ayant participé à louvrage et qui proviennent dhorizons différents, issus des disciplines des sciences humaines et sociales (droit, linguistique, sociologie, anthropologie, histoire, histoire littéraire et de lart), appartenant à des universités européennes (France, Italie, Espagne) et des États-Unis5. Les vingt-cinq études concernent lhistoire de lEurope (dix-sept la France, trois lEspagne, deux lItalie, une le saint Empire romain germanique et une autre lEurope méridionale et les Balkans), 13ainsi quun article se rapportant à la Mélanésie (mythes kanak). Cinq travaux sont consacrés à lépoque médiévale, douze aux temps modernes (avec, parfois, des renvois au Moyen Âge), sept à lépoque contemporaine et, enfin, un article qui sétend du Moyen Âge à nos jours.

Quatre axes dintérêt ont été ici privilégiés et contribuent à appréhender le sentiment dhumiliation dans la longue durée et dans des espaces culturels différents : le premier, composé de sept articles, concerne le domaine de la loi, du droit et de la justice, la norme et la pratique judiciaire, qui permettent de saisir comment les individus ont cherché à composer autrefois avec les notions dhonneur et de réputation, et à exclure autrui par lagression verbale et/ou physique, par la remise en question de lhonneur et de la « bona fama ». La justice est sensible à lévaluation de linjure subie, de lhonneur bafoué et de la punition à infliger à loffenseur, comme lanalyse Bernard Ribémont dans le cadre des chansons de geste en France aux xiie et xiiie siècles. Youna Hameau-Masset sintéresse aux juifs en Catalogne entre les xiie et xive siècles, et souligne la pratique de lostracisme et du rituel dexclusion dont fut victime cette communauté, lusage du déshonneur en tant quinstrument de coercition et de stratégies mises en œuvre par les justiciables qui semblent témoigner dune situation dassujettissement à une norme que ceux-ci cherchent à réduire. Quil sagisse des textes de Gratien et de Philippe de Beaumanoir, des décrétalistes, de la théologie, des droits coutumier, pénal et canonique, des sanctions judiciaires, sociales et morales, tout concourt à obtenir une réparation que sont appelées à rendre effectives les instances judiciaires, et dont témoignent aussi bien la littérature de lépoque que les procès qui peuvent privilégier plusieurs formes de négociation entre les parties en litige. Lacte de lhumiliation sintègre dans un système de résolution des conflits ritualisé effectué selon deux formes daprès Darko Darovec : lune, qui est réalisée en fonction dun procédé déchanges de dons, comme cest le cas en Europe du sud et dans les Balkans, dans lhypothèse où le différend oppose des individus de même niveau sociopolitique ; lautre, selon une résolution publique du litige, si légalité de statut entre les deux parties antagonistes est inexistante. À la réflexion sur les rites et les rituels sajoute celle relative à lambivalence de lusage de certains animaux, tel le chien en Corse à lépoque moderne, qui est tenu tantôt pour impur, tantôt pour un fidèle compagnon de lhomme. Est-ce lexpression dune résolution des conflits violents par lemploi des chiens, dans lintention davilir 14lindividu livré à la pire férocité animale (caneggiare), et de la rudesse des mœurs corses, sinterroge Antoine Graziani ? Laura Viaut, Célia Magras et Jérémy Bourgais sattachent à la valeur des rituels dhumiliation en justice, qui sont admis et recherchés au xviiie siècle pour exclure le coupable de lespace public (Paris) ; qui sont instrumentalisés dans le cadre du failli et lobjet dostracisme commercial. Chaque fois, il est possible de relever, lorsquil sagit des peines prononcées, que les effets des rituels dhumiliation sont ambivalents, lisolement des détenus facilitant en effet des traitements dégradants contre ceux-ci.

Composé de cinq articles, le deuxième axe a trait à la sphère politique, aux hiérarchies, à la publicité et aux stratégies dont font preuve les différents acteurs sociaux dans la vie de la Cité aux xve et xvie siècles, et des systèmes monarchiques au xviie siècle dans des contextes socio-culturels spécifiques. Plusieurs études relatives à lhumiliation dans un cadre urbain sont traitées : dabord, la faillite de la conjuration de Poggio à Florence, en 1465-1466, permet de dégager la politique de sanctions déployée par Pierre de Médicis, les mesures prises devant humilier les adversaires anti-médicéens de façon symbolique et à lintérieur de lespace citadin par la proclamation de lexil des conjurés, la confiscation de leurs biens et la publicité de la condamnation prononcée (Mélanie Thoinet) ; puis, à Lyon, lors de la restauration de lautorité royale en 1594, un orfèvre, qui navait pas voulu participer aux patrouilles nocturnes conduites par la milice de son quartier à laquelle il appartenait pourtant, fut soumis à une humiliation publique, mais il ne fit pas pour autant lobjet dune exclusion du corps municipal (Olivier Zeller). Lintérêt est également prêté aux différentes modalités de lhumiliation, celle qui est consentie et celle qui est subie. Dans le cas de Venise, il sagit de considérer les harangues et les éloges que les élites des villes sujettes de la République rendaient au doge nouvellement élu au xvie siècle : les mots, les gestes et le cérémonial aident à dégager les stratégies, les modalités de lintégration et de participation des sujets de la Terre Ferme à exalter, par laccomplissement du rituel dobéissance, la souveraineté vénitienne dans ses territoires (Giovanni Florio). Dans un registre analogue, mais à lintérieur dun système politique différent (monarchie), il convient déclairer ce processus, à travers lhumiliation de Philibert de Savoie, destiné à obtenir le pardon du roi dEspagne. Le prince de Savoie shumilie, en effet, en 1610 devant Philippe III dans lintention déviter une guerre entre son père, le duc 15de Savoie, et la monarchie hispanique (Carlos Antolín Rejón). Enfin, le parcours du Père Rapin soulève la question de la nature de lhumiliation que le jésuite-courtisan a pu vivre auprès des Grands du royaume de France, entre 1657 et 1687, exprimant une dignité de la soumission et de labaissement (Jérôme Lecompte).

Au nombre de cinq, les contributions rassemblées dans le troisième axe se rapportent à la société, appréhendée à travers les normes et les pratiques, ainsi que les marqueurs sociaux. Lhonneur de lindividu et, partant, de sa famille est au cœur de la vie sociale, détermine la place de chacun au sein de sa communauté et lui assure une réputation. Cest ainsi que la remise en cause de lhonneur – donc le déshonneur, la dégradation sociale, lexclusion qui caractérisent un individu ou un groupe dindividus – est difficile à supporter comme cest le cas des gardes royales à Madrid au xviie siècle pour lesquelles le statut de lhonneur personnel et familial, mais aussi celui de leur corps de métier sont essentiels et ne sauraient souffrir une quelconque offense (Olivier Caporossi) ; pour les quatre artisans dans le Saint Empire au xviiie siècle qui appartiennent à un corps de métier réglé par des statuts, sont soumis à des rabaissements et à des brimades, et aspirent à une ascension sociale en mesure de leur faire changer de statut, en accédant dans les milieux littéraires (Pauline Landois). Lhumiliation et son instrumentalisation à lépoque contemporaine est abordée dans trois études : celle des images et des mythes kanak, tout comme de leurs fonctions didactiques (Hélène Savoie Colombani) ; celle des cavalières soumises aux codes de comportements masculins et militaires quelles sont appelées à intérioriser, ainsi quaux moqueries et aux vexations répétées en France dans les années 1960-1970 (Catherine Tourre-Malen) ; et celle de la tonte, pratique ancienne, qui vise à avilir et à enlaidir la femme (Claudine Sagaert).

Enfin, le quatrième axe, composé de huit articles, concerne lhumiliation mise en scène et en récit dans la littérature et lécriture du for privé en France du Moyen Âge au xxie siècle. Létude du roman Perceforest, écrit au xve siècle, permet à Corinne Denoyelle de faire une lecture sociale de la littérature à lépoque médiévale, daccéder aux représentations mentales et de saisir le passage de lhumiliation à lhumilité. Jacques Guilhaumou et Isabelle Luciani, de leur côté, analysent les livres de raisons provençaux du xviie siècle et cherchent à saisir la perte de dignité exprimée par le magistrat Richard de Cambis, dAvignon, et Pierre Pastoret, notaire 16à Saillas. Mathilde Vanackere se préoccupe de lhumiliation publique vécue par Roger de Rabutin, comte de Bussy, à partir de 1665, après la disgrâce politique que Louis XIV lui infligea. Pierre Blanchard sintéresse, quant à lui, au rôle de la satire au xviiie siècle, un genre qui était à lorigine éthique et qui passa dune réformation sociale à un outil pour humilier. Virginie Yvernault sattache à comprendre la diffusion dune rumeur, celle de la prétendue flagellation de Beaumarchais à Paris en 1785, lorsquil fut incarcéré à la maison de correction de Saint-Lazare, à lorigine de lhumiliation publique du célèbre dramaturge qui affecta sa réputation. Marie-Christine Garneau de lIsle-Adam souligne le parcours de Chateaubriand à travers les différentes formes dhumiliations subies et ressenties par le fameux écrivain qui chercha à conjurer ce sentiment, en taisant ses souffrances, et à exalter la valeur de lhonneur à laquelle il tenait fermement. De son côté, Gilles Viennot sattache à appréhender lhumiliation dans lœuvre romanesque de Régis Jauffret et, enfin, Augustin Voegele traite de la langue humiliée chez Jules Romains, lequel passe de la fraternité des humbles à lhumiliation de lunivers.

Cette approche interdisciplinaire a voulu privilégier des lectures plurielles et complémentaires de lhumiliation du xiie siècle à nos jours, afin dexprimer les innombrables formes revêtues par lacte dhumilier et le sentiment dhumiliation. La réalisation de cet ouvrage a également répondu au vœu de ses directeurs, attachés aux valeurs de la République des Lettres, dinstaurer et de construire un dialogue entre les sciences sociales et humaines, ainsi que de maintenir lattention sur le lien social, toujours fragilisé par des exigences sociales, économiques et politiques nouvelles et appelé à être sans cesse redéfini, quelles que soient les formes quun tel lien peut revêtir au fil des siècles, des cultures et des régimes politiques concernés. Ici ont été privilégiés quelques points de vue différenciés qui mériteront, à lavenir, dêtre élargis à dautres espaces et à dautres champs scientifiques.

Lucien Faggion,
Christophe Regina
et Alexandra Roger

1 Lucien Faggion et Christophe Regina (dir.), Les Expressions de la manipulation de la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Garnier, 2016 ; Id. (dir.), Récit et justice, France, Italie, Espagne, xive-xixe siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 ; Lucien Faggion, Christophe Regina et Bernard Ribémont (dir.), La culture judiciaire. Discours, représentations et usages de la justice du Moyen Âge à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014 ; Lucien Faggion et Christophe Regina (dir.), Dictionnaire de la Méchanceté, Paris, Éditions Max Milo, 2013.

2 Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.), Le sentiment dhumiliation, Paris, Éditions In Press, 2006 ; Claudine Haroche, « Le sentiment dhumiliation : dégrader, rabaisser, détruire », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, t. 3, Des années 1880 à nos jours, sous la direction de Jean-Jacques Courtine, Paris, Seuil, 2017, p. 343-363.

3 Voir, entre autres, les travaux dAxel Honneth, notamment le recueil darticles intitulé La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2008 (1re éd. 2006) ; Claudine Haroche, « Le sentiment dhumiliation… », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), op. cit., t. 3, p. 343-363.

4 Le Grand Robert de la langue française, deuxième édition dirigée par Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001 (nouvelle édition augmentée), t. III, p. 1952-1953.

5 Le présent ouvrage est le fruit dun appel à contributions lancé en novembre 2015 sur des sites des sciences sociales et humaines. Soixante-huit propositions darticle nous furent adressées, évaluées en deux temps : dabord, sur la base de labstract reçu (janvier 2016) ; puis, une fois celui-ci accepté, sur larticle lui-même (entre décembre 2016 et février 2017), à nouveau soumis à une double lecture des membres du comité scientifique que nous tenons ici vivement à remercier.