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Classiques Garnier

The small shop and the boutique against their programmed death? The Poujadist leap

  • Publication type: Journal article
  • Journal: European Review of Service Economics and Management Revue européenne d’économie et management des services
    2017 – 2, n° 4
    . varia
  • Authors: Fache (Philippe), Waelli (Mathias), Gallouj (Camal)
  • Abstract: Poujadism is a key moment in the history of French retailing. This movement, associated with the figure of the little grocer, is the source of categories that still structure the ambivalent relationship of French people with large scale retailing. Based on documents from UDCA [Union for the defense of small retailers and craftsmen], this paper shows how the systematic denunciation of the industrial and commercial concentration trend gradually focuses on the super and hyper markets emerging formats.
  • Pages: 79 to 102
  • Journal: European Review of Service Economics and Management
  • CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN: 9782406074069
  • ISBN: 978-2-406-07406-9
  • ISSN: 2555-0284
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07406-9.p.0079
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-13-2017
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Large scale retailing, small scale retailing, Poujadism, visions of retailing, France
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Léchoppe et la boutique
contre leur mort programmée ?

Le sursaut poujadiste

Philippe Fache

ICD Paris / LARA (Laboratoire
de Recherche Appliquée)

Mathias Waelli

Institut du Management /
École des Hautes Études
en Santé Publique – Rennes

Camal Gallouj

Université Paris 13 / CEPN-CNRS

Introduction

Lémergence en France du grand commerce dans les années 50-60 est corrélée à une réaction hostile dun mouvement dabord corporatiste qui prendra rapidement une tournure politique. Organisée autour de la figure du petit commerçant, lépopée poujadiste passa en un laps de temps très court de la revendication catégorielle de type « groupe dintérêt » à un engagement politique qui finit par en sonner le glas. Elle émergea dans un contexte politique propre à la France des années cinquante. En tant que système fondé sur la représentation proportionnelle, la quatrième République favorisait de facto lintégration dans le 80champ politique dassociations directement issues des groupes sociaux (Charle, 2003), échappant aux structures partisanes et susceptibles de bousculer les institutions. Lémergence de lUDCA (Union de Défense des Commerçants et Artisans) a agi comme une cristallisation des enjeux identitaires et des représentations liées au grand commerce. Il sagira ici de montrer en quoi le mouvement poujadiste, construit autour dune figure de lennemi incarnée par les « gros », vus comme le produit politique dun « système » assignant les petits commerçants au statut danachronisme social, va profondément marquer la critique sociale de la grande distribution jusquà nos jours1.

De ce point de vue, lhistoriographie sur le poujadisme a longtemps été lacunaire. Peu de chercheurs se sont penchés sur cet épisode de la vie politique française, contrairement à ce que lébullition des milieux politistes contemporains du mouvement avait pu laisser présager. Leffort récent le plus notable est celui de lhistorien Romain Souillac (2007), qui a donné à lanalyse du phénomène la consistance dun travail systématique sur les archives. Pourtant, force est de constater que dans lensemble, le « poujadisme » a eu tendance à éclipser LUDCA, en tant que mobilisation collective fondée sur une base corporatiste. Cest celle-ci que nous nous sommes efforcés de retrouver ici, moyennant un travail dinvestigation sur les représentations dans un contexte de mutation profonde des structures commerciales telles quelles apparaissent dans les discours et les publications du mouvement (« lUnion » et « Fraternité Française », qui compteront à eux deux plus de 900 000 abonnés). À la condition dune analyse serrée des discours, le détour par le poujadisme pourra sans doute contribuer utilement à se saisir des débats contemporains autour de limage des grandes surfaces, en leur restituant toute leur épaisseur historique.

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I. Une mobilisation de la dernière chance :
sunir ou disparaître

Étrange destin pour Pierre Poujade. Celui dun homme qui partage avec De Gaulle ou Lénine le privilège ou linfortune de voir accolé à son patronyme le « isme » de rares hommes illustres. Du fait de sa popularité, le mot est associé à un certain nombre de malentendus. Il sapparente aujourdhui à un signifiant à la fois péjoratif et vague, accolé aux discours et aux pratiques populistes ou démagogiques, presque totalement vidé de sa substance historique. Écartons donc les vicissitudes de la vie du mot pour revenir à la chose : le phénomène politique, historiquement daté, remarquablement éphémère, comme une « mobilisation collective filante » dans le ciel de la IVe République. À ce point ramassés dans le temps, la naissance, le point dacmé puis la déliquescence du mouvement arrimé à lémergence dun nouvel appareil commercial, le donnent à voir tour à tour comme une poussée de fièvre électorale, un épisode folklorique de la vie politique, une énigme. Quon en juge, à lépoque, par la perplexité de certains observateurs attentifs à la chose politique, tel le politiste Jean Touchard qui se demande en 1956 si « le poujadisme dans son ensemble nest pas un des plus singuliers phénomènes dont la science politique ait à rechercher les causes et les manifestations ? » (Touchard, 1956, p. 18). Cependant, parmi toutes les réactions suscitées par le poujadisme, létonnement de lanalyste cède souvent la place à lopprobre politique. On le dénonce comme une résurgence extrémiste, à quelques coudées des années noires de la deuxième guerre mondiale (Tibault, 1955).

Dun strict point de vue électoral, la promulgation des résultats des élections législatives le 2 janvier 1956 livra quant à elle une surprise de taille avec le mouvement de Poujade à hauteur de 12 % des suffrages exprimés. 52 élus au profil sociologique insolite pour les lieux firent irruption au palais Bourbon, issus des rangs du petit commerce : hôteliers, artisans, VRP, tous aussi inexpérimentés les uns que les autres. Peu importe le bilan contrasté de laction parlementaire de ces novices en politique. Le chemin de la croisade des petits commerçants avait pris lallure dun incroyable raccourci jusquaux arènes politiques, alors quelle 82sétait constituée à peine deux ans auparavant sous la bannière dun simple mouvement anti-fiscal. Tout était parti de la modeste librairie papeterie de Pierre Poujade à Saint-Céré dans le Lot, avec la fondation de lUnion des commerçants et des artisans (lUDCA). Le moteur de la colère des petits commerçants eut alors pour point de fixation une augmentation de la pression fiscale et le durcissement des méthodes administratives de contrôle et de vérification, ce qui eut pour conséquence un sentiment de ras le bol et dexaspération corporatiste dont Pierre Poujade fut à la fois le porte-parole et le boutefeu par ses ressources dinfatigable tribun. La réaction fut immédiate, avec un répertoire daction dirigé vers laction directe, les commerçants sorganisant en réseau pour pratiquer le charivari et les empêchements lors de larrivée des agents du fisc.

La lutte poujadiste se situe demblée comme la résurgence de toutes les révoltes de lhistoire politique française marquées du sceau insurrectionnel. Ce registre protestataire, mis en récit par le truchement de métaphores naturalistes (le départ de feu, le débordement des eaux, le déchaînement des éléments), la situe aux côtés des insurrections paysannes, celles des jacqueries et des croquants du xvie siècle. Avec le « cri » poujadiste, « les croquants sont de retour », mettant une fois de plus en exergue le potentiel mobilisateur de la lutte contre le fisc, qui se révèle – aux yeux de lHistoire – une excellente étincelle pour agréger les mécontentements tout en dispensant dorientations doctrinales précises ou de réflexion politique approfondie. Louvrage de lavocat Thierry Bouclier consacré aux années Poujade est parfaitement représentatif du culte empreint de lyrisme dont ce mouvement fait parfois lobjet… Ce culte, nourri dune imagerie autour du surgissement spontanéiste de la révolte, est une adhésion fascinée face à « léternelle vérité » dune lutte épousant le modèle mythifié du soulèvement du peuple et de la révolte des opprimés contre leurs oppresseurs.

La morphologie de la protestation collective orchestrée par le petit quidam libraire de Saint-Ceré comporte ainsi de nombreux ingrédients qui ladossent aux motifs romanesques de la colère du « peuple » pris comme instance mythique, ne serait-ce que le statut social de ses protagonistes, des « petits commerçants ». Comme lont noté certains travaux sur le langage politique, le terme « petit » est une occurrence majeure de la rhétorique poujadiste, témoignant de linscription de la lutte de lUDCA dans une polarité du « bas » contre le « haut ». Le « petit 83peuple », « petits commerçants », le bon sens des « petites gens », contre les « gros », catégorie attrape tout qui inclut les politiques, industriels, technocrates, et autres intellectuels (sur lanti-intellectualisme du poujadisme, voir Barthes, 1957).

Pareillement, le mouvement exprime la colère née de la province contre Paris, nécessairement corrompue et coupée des réalités de ce « pays réel », seul porteur légitime dune parole dénonciatrice des injustices. Cest en cela que le poujadisme ressortit du populisme, avec le postulat idéologique dun mensonge des puissants, vus sous les traits de « rapaces » qui senrichissent aux dépens des petits et des gens ordinaires (voir sur ce point Taguieff, 2007). Il pratique ainsi le jumelage entre lanti-élitisme et limage magnifiée des « braves et honnêtes gens de France », celle des « boutiquiers » et des « pères tranquilles ».

Il est bien évident que cet imaginaire du soulèvement confère une « aura » particulièrement tenace au mouvement. Il est en outre porteur dune légitimité de lémotion et de la saine colère contre les injustices infligées aux petits commerçants par de froids technocrates étrangers à tout ce qui vibre et qui vit (on y voit explicitement à lœuvre lopposition du « cœur » et de la « raison »). On y défend sa liberté, celle de son statut professionnel de travailleurs indépendants. Car le poujadisme, cest le petit commerçant qui ne veut pas devenir salarié, qui nourrit une hantise dêtre happé par le salariat. Cest aussi et surtout le petit commerçant qui ne veut pas mourir. La mobilisation est en loccurrence de lordre du « sursaut vital », avec son cortège rhétorique basé sur la dramatisation et lemphatisme visionnaire. Le slogan le plus souvent répété au sein de lUDCA, cest « sunir ou disparaître », ou de manière plus brutale, « crever tous ». Son thème de prédilection repose sur une peur nourrie de fantasmes : « on veut nous supprimer », « on veut tuer le petit commerce ». La boutique, léchoppe, ne sont-elles pas devenues des structures économiques obsolètes ? Ny a-t-il pas, à Paris, quelque plan secret pour les faire disparaître ? À la situation de fragilisation objective des 1450000 petits commerçants et des 750000 artisans en raison de la pression fiscale, sajoute ainsi un imaginaire du complot nourri de mythologie politique. Or comme la montré Raoul Girardet (1986), le mythe de la conspiration sinscrit toujours dans un climat psychologique et social de lincertitude, de crainte et dangoisse, quelles quen soient 84les motivations idéologiques. Un tel arrière plan tragique se paya lors des années Poujade de drames humains, avec une vague de suicides de commerçants épinglés par les contrôles fiscaux et étranglés par les amendes, ce qui contribuera au martyrologe du mouvement, en renforçant sa posture victimaire.

Mais quelle était la nature de la menace ressentie par les petits commerçants en ce milieu des années 50 ? Raoul Girardet (1986) propose une précision méthodologique utile préalablement à toute réponse : « Il nest pourtant aucune de ces conspirations qui ne puisse être interprétée comme une réponse à une menace, ou tout au moins comme une réaction quasi instinctive au sentiment dune menace – et peu importe en loccurrence lexacte mesure de la réalité de cette menace ». Il est effectivement assez vain de se lancer dans une quête substantialiste avec pour visée lidentification dune « menace objective ». Même imaginaire et fantasmée, elle nen participe pas moins de la dynamique de la lutte et des motifs au nom desquels une protestation collective sédifie. Sagissant du poujadisme, le mouvement sorganise essentiellement « contre », ce que confessera Poujade lui-même, constatant quen dehors de cette posture du refus, il échouait à mobiliser ses troupes. Le mouvement avait dautant plus besoin dun ennemi quil était dune part dépourvu de corps doctrinal, et de lautre en raison de la fragilité des « solidarités boutiquières » dans un secteur professionnel où le collègue est avant tout un concurrent.

Comme nous lavons suggéré, lennemi prend différents visages. Menacés par lessor des grandes surfaces, les poujadistes stigmatisent les « Prisunic, les supermarchés, les coopératives » (Nicolas, 1955), figures des « gros », indistinctement abhorrés. Pour autant, il convient de se méfier des images dune mort lente du petit commerce face à lirrésistible poussée des grands magasins puis des grandes surfaces. Elles ne rendent pas justice dune réalité plus complexe. Comme lindique René Péron, il faut prendre acte dun hiatus entre les pratiques et les représentations (également mis en évidence par de nombreux travaux sur le vote front national). Au milieu des années 50, limplantation des supermarchés sur le territoire français nétait quà létat embryonnaire, puisque le premier supermarché parisien nouvrira ses portes quen 1957, dans le 17e arrondissement. Il faut attendre les années 60 pour voir leur nombre se multiplier. On peut donc raisonnablement estimer que la protestation 85poujadiste est moins produite par une concurrence nouvelle des « gros » que par une anticipation fantasmatique dévolutions encore à venir et du sentiment quà terme, les commerçants et les artisans devront céder la place aux succursales des supermarchés. De la même façon, on peut pointer du doigt un autre paradoxe apparent qui déjoue tout modèle explicatif trop simpliste : de nombreux poujadistes étaient en effet des commerçants prospères et pourtant se sentaient exclus et laissés pour compte…

À maintes reprises, Poujade a prétendu avoir pour principal objectif de rendre leur « dignité » aux commerçants. Il faut donc comprendre quelle était bafouée, et que le milieu des petits commerçants souffrait dun manque de reconnaissance dans un contexte de mutations socioéconomiques et de modernisation du pays, avec parfois le sentiment dêtre devenus les parias de la Nation2. La fonction latente de LUDCA fut de tenter de conjurer cette crise identitaire en luttant ensemble. Rongés par langoisse de jouer le mauvais rôle de freins à la modernité, remisés au rayon des archaïsmes, les petits commerçants craignaient leur déclassement social, tandis que dautres catégories socioprofessionnelles tireraient leur épingle du jeu.

Parmi les classes moyennes, il y eût effectivement une dichotomie entre celles qui profitèrent de lexpansion économique et les laissés pour compte. On assista au milieu des années 50 à un éclatement des classes moyennes, avec lapparition de « nouvelles classes moyennes » (employés, cadres moyens) numériquement en progression, en contraste avec le déclin des petits commerçants, artisans et paysans. Elles furent de surcroît lobjet de discours flatteurs les associant à la modernité, au prestige du progrès technique et du développement économique (Lavau et al. 1983).

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Rendre la dignité aux « petits », cétait aussi pour lUDCA se faire le porte-parole dune fraction déconsidérée des classes moyennes. Cétait affirmer par la voix de Pierre Poujade quils étaient « lépine dorsale de la Nation3 », donc un élément fondamental de la société avec lequel il fallait encore compter. Cette crispation est éclairante pour comprendre le passage de la revendication professionnelle à lengagement politique, lequel est remarquablement exprimé par Dominique Borne : « nous avons des difficultés mais cest surtout la société qui fuit que nous voulons retenir. Et les affirmations sont dautant plus bruyantes que les nostalgies sont lourdes » (Borne, 1977, p. 53). On ne peut mieux dire le conservatisme du mouvement. Sur ce point, Stanley Hoffmann (chargé à la fin de 1954 par le Centre dÉtudes Économiques dun rapport sur le poujadisme dans le cadre dune enquête générale sur les groupes dintérêt) établit un parallèle entre le noyau doctrinal de Poujade et le philosophe Alain (Hoffmann, 1956). Poujade semble effectivement avoir repris certains de ses thèmes phares, en particulier ce conservatisme en matière économique fondé sur une exaltation de la propriété individuelle et dune défiance vis-à-vis de lindustrie. Lattachement à la petite propriété, à lartisanat, à un individualisme peu compatible avec les évolutions de léconomie moderne se retrouvent chez lun comme chez lautre (Touchard, 1958, p. 268).

Dans un contexte politique de modernisation, lUDCA semploya à fustiger linexorable mouvement de concentration industrielle et commerciale, en particulier le discours dominant des élites politiques et économiques, vu comme une sorte dévangile du modernisme considérant lapplication des règles de la concentration à la distribution comme le « fin du fin du Progrès », et le recours aux méthodes de la grande industrie comme seuls valables. Ce discours, dans lesprit du mouvement, véhiculait lidée selon laquelle les classes sociales étaient composées « darriérés et de novateurs constructifs » : il sagissait dès lors de montrer aux commerçants, agriculteurs et artisans quils faisaient partie du premier groupe, et de réaliser lunion des pestiférés du régime4, cest-à-dire le rassemblement des classes les plus menacées par la technocratie et le dirigisme.

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1. Les fiches des renseignements généraux symptomatiques
du mépris des classes moyennes indépendantes

Vue comme un facteur possible de déstabilisation de la quatrième République au milieu des années 50, lUDCA suscita lintérêt des services de Renseignements Généraux, et leurs principaux membres furent fichés par les RG au début de 1956, dans la perspective des élections législatives. Ces nouveaux venus dans le champ politique avaient-ils des chances dêtre élus ? La consultation de ces fiches est particulièrement révélatrice de la manière avec laquelle on considérait – au-delà des individualités – ces représentants de la fraction dominée des classes moyennes au sein de lappareil dÉtat. Les portraits de ces mécaniciens, cultivateurs, épiciers, artisans, négociants en vin, bouchers et boulangers appuient avec insistance sur la relative médiocrité des membres de lUDCA. Ils y apparaissent comme des individus sans relief, ternes, dépourvus de toute influence locale ; leur adhésion au mouvement étant précisément loccasion pour eux de se donner une stature quils nont pas dans leur bourg ou leur petite ville (linfluence est le critère essentiel des Renseignements Généraux. Or une majorité écrasante des fiches met en avant « linfluence quasi nulle » des membres de lUDCA et pointe systématiquement leur inexpérience politique). Les fiches les font apparaître comme des gens aigris, en proie aux difficultés économiques, qui voient dans lUDCA une sorte de planche de salut. En tant que groupe social, ils sont stigmatisés comme « cinq millions dhommes menacés dans leur existence en tant que classe sociale ». Une classe sociale « peut-être périmée »…

I. Une disparition programmée :
la thèse du complot technocratique 

La prophétie poujadiste dune extinction progressive de la figure des petits commerçants – vécue par les acteurs eux-mêmes sur un mode comparable à celle dune espèce animale menacée – ne saurait pourtant être remisée au rang des simples conjectures fantasmatiques. Elle sest pour partie appuyée sur des projets technocratiques et des discours politiques qui contribuèrent à nourrir la dénonciation essentielle, et à ce titre maintes fois martelée par Pierre Poujade dès 1954, de lexistence dun « plan de suppression du petit commerce et de lartisanat ». La même 88antienne fut chantée sur les estrades et dans les colonnes des journaux, avec toujours plus de conviction.

Aujourdhui plus quhier, la certitude de lextermination du commerce, de lartisanat et de la petite et moyenne industrie, des petites exploitations agricoles libres, est acquise5.

De fait, le contexte politique de la quatrième puis de la Cinquième République fut beaucoup plus défavorable, voire résolument hostile au petit commerce par rapport au régime précédent. Comme la bien montré Nonna Mayer (1986), les gouvernants de la Troisième République prêtèrent une oreille plutôt attentive aux revendications de la Boutique, convaincus du fait que le modèle de la petite entreprise familiale constituait à la fois un facteur de stabilité sociale et un rempart contre la double menace de la réaction et de la révolution. Cette valorisation semble se renverser au milieu des années cinquante, qui offrent le spectacle dun contexte politique propice à la transformation des petits commerçants en boucs émissaires. Ils furent en partie rendus responsables de la vie chère et des tensions inflationnistes, et en conséquence de quoi sacrifiés sur lautel dune politique économique de lutte contre linflation, en particulier sous le gouvernement Pinay.

LUDCA y vit une conspiration pour soulever lopinion publique contre les boutiques et les ateliers afin de préparer le terrain de leur suppression programmée. Faute dune marge de manœuvre sur les prix, il fallait en effet agir sur les coûts, par une réforme des circuits de distribution. Il y a en ce sens, au cœur de la révolte poujadiste, lidée que si lon se trouvait alors à un tournant dangereux dont le commerce, lartisanat et les classes moyennes risquaient de faire les frais, cétait principalement en raison dune politique résolue de modernisation des circuits de distribution dans le cadre plus global dun mouvement de concentration industrielle et commerciale. Avec pour corollaire une suppression, en quelques années, des intermédiaires inutiles. Dans la vision poujadiste, les choses étaient donc programmées, planifiées par des responsables politiques pleinement conscients de la portée de leurs actes.

En 1957, Pierre Mendes France fut ainsi accusé de vouloir consolider la mainmise des trusts et des coopératives sur la distribution des biens de consommation, et pour réaliser ce dessein, dalléger les charges des grands magasins à succursales, des grands magasins et des coopératives 89de distribution6. En 1958, Guy Mollet fut quant à lui dépeint en « champion du collectivisme dans les circuits de distribution », qui condamne le détaillant. La liste nest pas close… Car les évènements qui marquent la vie du commerce sont systématiquement appréhendés avec ce filtre dun dessein politique danéantissement de la Boutique.

Dans le numéro de Fraternité Française du 25 février 1960, le journal du mouvement se fait ainsi lécho des chiffres de lINSEE concernant les évolutions de lappareil commercial français. Les chiffres corroborent le phénomène de déclin des petits commerces. Lenquête montrait quen 6 ans, depuis 1954, 37703 établissements avaient dores et déjà disparu, parmi lesquels 12000 épiciers et crémiers, tandis que 3616 succursales furent ouvertes par « les trusts de la distribution ». Or linterprétation de ces chiffres est particulièrement éloquente, et sexprime pleinement de façon condensée dans le titre de larticle : « La politique gouvernementale est efficace. Les petits commerçants disparaissent ». La même année, dans un tract de novembre 1960 (à loccasion dune réunion dans une brasserie Lorraine), on annonce que « La clique des technocrates au pouvoir vient de promulguer une série de décrets qui ne vise à rien moins que la disparition à brève échéance du commerce libre et des travailleurs indépendants ».

Tout le long de la période poujadiste, le mouvement prendra pour cible ces fameux projets technocratiques et rapports ministériels établissant la preuve dune volonté politique déradication du petit commerce. Parmi ceux-ci figure effectivement en bonne place le Rapport sur les obstacles à lexpansion économique de J. Rueff & L. Armand, publié en 1960. Établi pour lutter contre les entraves à lexpansion économique, celui-ci est perçu comme linvention de valets des banques apatrides et des agents des trusts de la distribution. « Or les entraves à lexpansion économique, ce sont vous, amis commerçants et artisans et ils ne reculeront devant rien pour vous anéantir et imposer leur emprise sur tout le commerce ». De quelle manière ? Le discours poujadiste anticipe les évolutions à venir en de sombres prédictions : les bouchers verront la création dabattoirs industriels qui les remplaceront et dont la viande sous cellophane sera vendue aux succursalistes, les boulangers seront supplantés par la création dusines à pain qui produiront en quantités industrielles vendues par les mêmes, 90les épiciers seffaceront au profit des magasins Leclerc, SAVECO, et autres Prisunic, enfin les commerçants dits de luxe (électroménager, ameublement, confection, chaussures, etc.) seront laminés par les supermarchés. De la même façon, le plan Hirsch (1958) portait lui aussi le message froidement technocratique dune disparition inéluctable des petits commerçants, en annonçant une substitution du commerce intégré au commerce libre. Les prévisions du plan suscitèrent bien évidemment lindignation de lUDCA et furent une pierre à lédifice de la thèse chère à Poujade : elles annonçaient que tout le commerce serait intégré à horizon 1965…

Pour les petits commerçants révoltés de lUDCA attachés à leur indépendance et à leur liberté se profilait à lhorizon le spectre dune fonctionnarisation, sous la houlette de lÉtat et des grands groupes commerciaux. Étatisation du commerce dun côté avec lenserrement de lactivité dans un arsenal de mesures de contrôle et de contraintes légales imposées par la pieuvre étatique7, tout comme le risque du « Kolkhoze » pèse sur les petites exploitations agricoles. Soumission du petit commerce libre au commerce intégré des grands groupes de lautre. Telle est la sombre lalternative de laquelle les membres de lUDCA sestimaient prisonniers.

Tous fonctionnaires ! Faudra-t-il pour survivre devenir fonctionnaires des trusts ou de lÉtat8 ? (5 janvier 1959)

Au plan de disparition du petit commerce sajoute donc le « plan de fonctionnarisation du commerce9 ». Comme le dit avec justesse un courrier de lecteur dans Fraternité Française, le poujadisme est assimilable à un « sursaut dautodéfense à lencartage10 », cest-à-dire au refus du renoncement à lhonneur du statut de travailleur indépendant des petits commerçants (aux antipodes dun devenir redouté de « quasi salariés » passés sous la dépendance des grands groupes de la distribution et de lÉtat). Une 91profession où le choix de la liberté prime souvent sur le métier lui-même, en réalisant le rêve de « devenir son propre patron ». Une Boutique, comme le répète souvent Poujade, où « charbonnier entend rester maître chez soi ».

Enfin, il importe de bien préciser que le poujadisme renvoie, à lépoque, dos à dos marxistes et capitalistes, accusés lun et lautre de participer de plein accord à la suppression du commerce libre. Lère du soupçon vis-à-vis dun plan de suppression des petits du commerce de lagriculture et de lartisanat transcende les clivages partisans. Dans la vision politique des poujadistes, tous les gouvernements sans exception veulent la disparition du commerce indépendant et de lartisanat, les uns rêvant de remplacer les boutiques par des coopératives dÉtat, les autres voulant les remplacer par des chaînes capitalistes. Le positionnement social intermédiaire des petits commerçants, en tant que classe moyenne, conduit le mouvement à une double négation face à lalternative dans laquelle ils ont le sentiment dêtre enfermés par le « Système11 ». Capitalisme et marxisme sont perçus comme lavers et le revers dune même médaille, soit, dun côté le collectivisme marxiste sous la forme de coopératives et dentreprises nationalisées, avec une mainmise de lÉtat synonyme dun écrasement des métiers et une dislocation des familles ; et de lautre, le collectivisme capitaliste (vu comme « le prélude du premier, par des moyens plus doucereux et moins spectaculaires12 ») avec ses « trusts-Roi », synonymes dun anéantissement de la distribution traditionnelle au profit des grands magasins, des succursales multiples et des supermarchés13. Derrière lun comme lautre et presque indifféremment aux clivages idéologiques, le poujadisme vise le véritable fléau qui nest autre que le « mal dirigiste », incarné par la figure 92honnie du technocrate. Tout comme le spectre dune fonctionnarisation des petits commerçants dans le cadre de circuits de distribution intégrés fait se rejoindre les extrêmes. « On invite le commerçant français à se fonctionnariser, non comme en Russie sous lautorité de lÉtat, mais sous celle des trusts bancaires, ce qui revient au même14 ».

2. Une fièvre obsidionale qui exhibe des preuves

Voici un extrait de tract de propagande poujadiste (1962) : « De Thorez à Giscard dEstaing, marxistes et capitalistes sont daccord pour supprimer le commerce libre au profit des trusts ». Dans un encart, on présente ces propos résolument hostiles à la Boutique, notamment lorsquelle tourne la tête sur sa gauche vers le socialisme. On apostrophe le petit commerçant, pour quil daigne enfin prendre conscience qu« ils » avaient annoncé noir sur blanc leur funeste programme basé sur le credo du caractère anachronique des petits commerces. Il sagit dapporter les preuves écrites quau-delà du simple mépris, le plan de suppression du petit commerce est soutenu par un corpus doctrinal et idéologique qui le prend explicitement pour cible :

« Dans lintérieur du pays socialiste, la fonction de commerçant, qui consiste dune façon générale à acheter en gros des produits aux producteurs et à les vendre en détail aux consommateurs, en majorant les prix dachat dun bénéfice plus ou moins élevé, naura plus sa raison dêtre. Le commerce, qui joue un rôle nécessaire dans un régime dappropriation individuelle, sera remplacé en régime collectiviste par un service social de répartition des produits » (Encyclopédie Socialiste : « comment nous sommes socialistes », p. 150).

« La Boutique a fait son temps. La défendre contre les grands magasins et surtout contre les coopératives équivaut à entreprendre de remettre à la mode les diligences, les clystères à mains et les lampes-pigeon. Les petits commerçants constituent un anachronisme social. Ils sont appelés à disparaître et il est heureux quils disparaissent, aussi bien dans lintérêt des consommateurs que pour eux-mêmes ».

« Ils sont en réalité des parasites sociaux coûteux à la collectivité » (Le Populaire).

Autre encart dans le même tract, cette fois du côté des capitalistes…

« Un directeur de banque le dit à France Soir (22 mars 1961) : le commerce est devenu une chose trop sérieuse pour être laissée aux commerçants… ».

Phrase éloquente à plus dun titre, à laquelle on adjoint les déclarations dintention de M. Shawer, délégué du trust américain Grand Union, cherchant à créer en France une centaine de supermarchés avant 1962…

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I. La grande distribution,
création monstrueuse du « Système »

Si le poujadisme nest pas né de la concurrence des grandes surfaces, peu nombreuses au moment de son éclosion, les « années Poujade » coïncident en revanche avec une politique de restructuration des circuits de distribution traduite par une accélération de la concentration commerciale. Tout en restreignant le nombre des petits commerces dans le cadre dun processus dadaptation, cette évolution débouche sur la multiplication des supermarchés.

Comme nous lavons suggéré, la singularité de cette période est donc dans ce chassé-croisé paradoxal entre la trajectoire du mouvement, au faîte de sa popularité en 1956, tandis que la concentration commerciale nest encore quà létat embryonnaire, et le net essoufflement du mouvement à partir de 1958, alors que lhistoire semble lui donner raison. Comment lUDCA réagit-elle face aux supermarchés ? Pour guider lanalyse, trois précisions préalables sont nécessaires :

1. Le supermarché nest quune forme parachevée des « gros » (grands magasins, succursales, magasins populaires) que le poujadisme a déjà pris pour cible depuis son origine.

2. Il fut moins considéré comme une cause de la disparition du petit commerce que comme une preuve des orientations politiques dénoncées par lUDCA (Il est – aux yeux des poujadistes – le produit dune réforme politique des circuits de distribution, aux mains des politiques et de la haute finance).

3. Les réactions quil suscite révèlent que si la polarité structurante de la mobilisation poujadiste sarticule autour des « petits » contre les « gros », sa déclinaison au niveau de la distribution renvoie à une opposition entre « le commerce libre » et le « commerce intégré ».

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3. Les premières résistances : le modèle victorieux de Gap

En mai 1957, les milieux commerçants et artisanaux de Gap luttent contre limplantation dun Prisunic, dont lannonce a suscité une « émotion considérable ». Environ trente syndicats professionnels, la chambre de commerce et lUDCA constituent un front uni pour exprimer leur rejet de cette perspective intolérable. Pour lUDCA, le succès de cette lutte devait servir dexemple pour mettre un terme au développement des magasins à succursales multiples, « financés par des anonymes, cachant souvent la haute finance internationale ». La mobilisation de Gap sachève en effet sous les couleurs de la victoire, puisque le conseil municipal sopposa à la création dun Prisunic dans la ville. Largumentation du conseil municipal à travers les considérants qui en motivèrent la décision est particulièrement éclairante sur la perception des menaces que représente lirruption dun « gros » dans le paysage commercial local, tout en nous indiquant la prégnance de certaines idées poujadistes.

Le conseil municipal de Gap considère quun Prisunic dans une ville de limportance de Gap irait à lencontre des intérêts de la collectivité.

Considérant quil entraînerait la ruine dabord, et la disparition ensuite dune importante proportion de commerçants.

Considérant que le régime fiscal privilégié réservé aux seuls magasins Prisunic fausserait le jeu normal de la concurrence.

Considérant quune telle implantation représenterait une mainmise des trusts sur lensemble de léconomie de la ville.

Considérant quelle consacrerait le licenciement des entreprises locales dun très grand nombre demployés de commerce.

Considérant quun Prisunic prendrait largent de lensemble de la population pour le faire fructifier ailleurs que dans le département, et quun Prisunic pratiquerait des prix contraires aux intérêts des consommateurs une fois assumée la disparition des commerçants, qui, pourtant, sont utiles à la stabilité économique de la ville,

Le conseil municipal décide de sopposer à la création dun Prisunic dans la localité de Gap.

Contrairement à ce que lon pourrait penser, ce nest pas lannée 1957, date de création du premier supermarché en France qui linstalle comme thématique à part entière pour le mouvement, mais les années 60-61, au moment où les supermarchés se multiplient un peu partout sur le territoire. La situation professionnelle des petits commerçants est jugée plus délicate quau début du mouvement. Cest que, fait nouveau, la moindre sévérité des contrôles fiscaux est compensée par la concurrence des chaînes intégrées.

Les articles, tracts, et discours poujadistes vont de plus en plus sy consacrer à partir de ces années charnières, couronnées par la une 95de Fraternité Française du 5 avril 1961 : « Lère des supermarchés15 est commencée ». On relate avec inquiétude laccélération de la révolution en cours, en particulier dans les villes où les choses vont bon train. « La lutte entre les commerces à capital personnel, qualifiés de libres et les grandes concentrations commerciales (supermarchés, Monoprix) devient de jour en jour plus âpre (…) avec une multiplication des Monoprix dans les villes16 », note René Talon, 1er vice président de la Chambre de commerce du Vaucluse et membre de lUDCA.

De son côté, Poujade sempara tout dabord de ce nouveau venu dans le paysage commercial comme dune confirmation du bien fondé de ses intuitions martelées depuis 7 ans sur le mode de lapocalyptisme prophétique. Cela donna lieu à un infléchissement de la rhétorique de lUDCA, désormais organisée autour dun motif répétitif sculptant à son chef de file une statue de visionnaire : « Poujade avait raison », « Poujade vous lavait bien dit », « Poujade vous avait bien prévenus17 ». Il fallait certes un argument pour retrouver une crédibilité dans lopinion et susciter une nouvelle vague dadhésions18, mais cest aussi que la création des « supermarchés » par le « Système » confirmait les thèses défendues par la prescience intuitive de Poujade.

Dans la dynamique du mouvement, ce nouvel ennemi marqua loccasion dun recentrage sur la défense corporatiste après avoir nécessairement élargi le propos pour sensibiliser lopinion publique et tenir le rôle de trouble fête du régime lors de sa fulgurante ascension (la décolonisation, les affaires de politique intérieure). Le supermarché apparait dès lors comme un écran de projection de schémas, darguments critiques, et de catégories préalablement constituées :

De lAlgérie au supermarché, tout se tient19

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Lavènement de la grande distribution est tout dabord révélateur dun monde truqué. Il poursuit les injustices et les privilèges accordés aux « gros », contre lesquels sinsurge lUDCA depuis son origine à travers la dénonciation dune lutte à armes inégales entre des petits commerçants livrés à eux-mêmes et des Prisunic et des Monoprix bénéficiant de « scandaleux avantages et de privilèges fiscaux » (ce qui nest pas sans rappeler les récentes luttes des restaurateurs traditionnels pour un alignement de leur TVA sur le taux dont bénéficiaient les chaînes de restauration rapide). La « question fiscale » fit lobjet dun projet de loi soutenu par les élus poujadistes sur « légalité et la justice fiscale », et les élus UDCA aux Chambres de Commerce menèrent également ce combat. Le caractère inique de la fiscalité provenait des stratégies des grands magasins qui consistaient à créer des filiales (par exemple la SAPAC, Société Parisienne dAchats en Commun, pour Le Printemps) assurant lapprovisionnement exclusif de leurs magasins de vente. Tandis que le commerce de détail essuyait des « impôts indirects en cascade » (taxes, TVA) en les payant deux fois, au stade du grossiste puis au stade du détaillant, les Prisunic et les Monoprix ne payaient quune fois, leur filiale nayant pas le statut de grossiste. Léconomie ainsi faite était évaluée pour lannée 1956 à un montant de 6 milliards, « une économie faite sur le dos des contribuables », qui permettait de « soffrir des installations luxueuses, faire de la publicité, en bref lutter contre le petit commerce à armes inégales20 ». Ce soupçon dune collusion entre les pouvoirs publics figurés par les technocrates omnipotents et les acteurs de la grande distribution naissante est global. Personne ny échappe. Pas même la singulière aventure dÉdouard Leclerc, qui aura à subir les assauts de lUDCA. Moqué en « défroqué de Landerneau », il est classé dans la catégorie dun « instrument du pouvoir » bénéficiant dappuis officiels dont sont privés les commerçants21. Ainsi, le poujadisme tend à considérer que lensemble des concurrents directs des petits commerçants profite de la protection coupable des pouvoirs publics.

Ils protègent par décrets, sous prétexte de réformer les circuits de distribution, vos concurrents directs de plus en plus dangereux que restent ces entreprises capitalistes des grands magasins et des chaînes de distribution22.

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4. Le supermarché, récit dune création politique suspecte

Cet extrait dun article de Fraternité Française du 10 octobre 1961 dont le titre, « Les supermarchés déçoivent les ministres » souligne implicitement quils sont les produits dune réforme de la distribution aux mains des politiques, et nous propose un petit récit qui se veut édifiant de tout ce qui entache la naissance des supermarchés…

« La vie chère était due au petit commerce, ce pelé, ce galeux doù venait tout le mal. La Ve République pure et dure avait décidé den finir avec cette plaie sociale. Aucun sacrifice ne devait être assez grand pour en venir à bout. On fit appel aux investissements étrangers, aux trusts américains, hollandais, allemands… Des gens modernes et désintéressés qui feraient baisser le coût de la vie en vendant leurs produits nationaux. Pour les encourager avec largent des patentés, lÉtat donna quelques dizaines de milliards de subventions, accorda tous les avantages fiscaux et légaux qui permettraient à ces organisations commerciales modernes de nous montrer comment faire. Les syndicats ouvriers étaient contents. Ils allient avoir la peau du boutiquier, et tout moins cher quavant (…) Mais il faut déchanter : une étude ministérielle montre que la rentabilité des supermarchés est inférieure aux espoirs… »

À cette thématique des privilèges accordés aux gros sajoute le paradigme patriotique. Il oppose le caractère familial, personnel et français de la Boutique, aux supermarchés, vilipendés comme des structures de létranger aux mains du capitalisme international. Le supermarché, dinspiration américaine dans son principe et ses méthodes, symbolise une « colonisation du pays23 ».

Pour préparer lopinion au bouleversement des structures commerciales, la Ve République ne néglige rien. M. Feller, président dune chaîne volontaire US a été convié par lAssociation française pour laccroissement de la productivité, à faire en France une série de conférences destinées à préparer lopinion à la révolution décidée par les experts technocrates24.

Les banques, les groupements financiers, les investisseurs de la grande distribution composent un ensemble complexe, opaque, sans visage, et donc en partie louche au regard des fonds propres du boutiquier, transparents et respectables, transmis de génération en génération par 98linstitution familiale et le travail25. Les trusts, dans la terminologie poujadiste, sont « apatrides ». On sinsurge contre une concentration commerciale par laquelle létranger part à la conquête du marché français. La grande distribution participe de la même tendance. Cest pourquoi les supermarchés en une formule concentrée et archétypale, peuvent être désignés comme les « super-marchés distributeurs fonctionnarisés des trusts internationaux26 ».

Banques, groupements financiers, Monmouth Lee Corporation de New York, Shawer de Grabb Union…(…) Ah comme cela sent bon la France !

Il faut faire front au capitalisme international. Défendre pouce à pouce nos petites patries que sont nos boutiques27.

Pour les tenants du poujadisme, la lutte pour la survie des petits commerces familiaux se conçoit donc aussi comme une lutte pour la sauvegarde du patrimoine national.

Autre axe critique, lidée dune collusion entre les pouvoirs publics et les acteurs de la grande distribution a été renforcée par les dispositions prises à lépoque dans le cadre de la transformation de lhabitat urbain et son réaménagement piloté par les pouvoirs publics. Elles sexprimèrent en particulier à la faveur du plan Fontanet, du nom du secrétaire dÉtat au commerce, en 1959. La création des grandes cités à proximité des centres industriels permettait la création de commerces réservés aux commerçants acceptant de rentrer dans le réseau commercial des sociétés conventionnées. Cétait, pour lUDCA, lincarnation dune nouvelle arme du dirigisme, tout en confirmant le sens dune modernité dont ils seraient exclus.

Le plan Rueff & Armand (1960), qui concentra de nombreuses critiques de la part des poujadistes, confirma ces orientations dans son volet 99consacré à léquipement commercial des nouveaux ensembles dhabitation. Outre quil proposait une réforme de la propriété commerciale mal reçue par les petits commerçants, aux yeux des poujadistes, il portait une nouvelle fois atteinte à lentreprise familiale en avantageant les grandes entreprises de distribution. « La portée de cette réforme est encore plus éclatante pour linstallation des commerces ou des supermarchés dans les nouveaux ensembles dhabitation. Lautorisation dinstallation ne sera accordée quaux chaines intégrées ou aux succursalistes28 ». En 1961, fut ainsi dénoncée la constitution dune société commune entre les grossistes de Normandie avec lappui des grandes banques daffaires pour participer à léquipement commercial en supérettes et en supermarchés des nouveaux ensembles dhabitation29. Avec la transformation des villes et des grandes banlieues, on obtenait par la force des choses la disparition des commerces anciens. Tout ceci seffectuant sous couvert de modernisation, louée par la presse et les médias, jugés vendus à la cause de la grande distribution. Lors de louverture dun Prisunic en libre service à Alès, on peut lire dans les colonnes de Fraternité Française les propos ulcérés de René Cancel (membre de lUDCA et de la CC de Nîmes) sur le reportage du Provençal, dithyrambique sur louverture du magasin. Le supermarché y figure comme un symbole de modernité et dinnovation, grâce auquel « Alès a résolument pris place dans la lignée des grandes villes30 ».

Face à cette image du supermarché, tenant du modernisme et symbole de Progrès, les poujadistes opposent donc la Boutique comme une forme naturelle et éprouvée de la civilisation traditionnelle. Mais ils formulent également une critique dordre esthétique. À la Une du Fraternité Française du 14 mars 1961, on trouve deux photographies de supermarchés, commentées : « contemplez ces deux clichés et ils ne rendent pas la triste impression quon ressent en entrant. Ce sont de véritables casernes (…) des bâtiments alignés dans une grise monotonie (…) une tour de chauffage collectif qui évoque ces miradors de camps de concentration… ». La description de cet univers clos, qui impose son gigantisme architectural, comporte en filigrane une critique de la massification moderniste. Les supermarchés sont destinés aux masses, 100voici lère des supermarchés pour « citoyens encasernés ». Et « chaque fois quune boutique disparaît, quun patrimoine familial se disperse, cest une victoire du capitalisme collectiviste et le monde du travail sachemine vers une société de robots. Le collectivisme, cest une civilisation de robots31 »…

Conclusion

Les années 50, qui signent la fin de la pénurie et le début de la libre concurrence, ouvrent, selon les termes de René Péron (2004), une phase dintenses mutations du commerce. Cette évolution déchelle, dans lanalyse de Philippe Moati (2001) semble simposer avec la force dune évidence économique : celle dune adéquation nécessaire entre les appareils de production fordistes et la grande distribution. Elle suscitera pourtant une forte réaction des classes moyennes françaises. Ce qui apparaît dans un premier temps comme un dernier baroud dhonneur de petits indépendants, destinés à rejoindre la masse des salariés, aura fait bien davantage quun feu de paille. En réalité, la figure incarnée par le « papetier de Saint-Céré » continue régulièrement dalimenter le procès « trop consensuel pour ne pas être bien-pensant » (Péron, 2004), intenté à la grande distribution.

En 1977, Pierre Poujade, bénéficiant alors dune nouvelle légitimité dans la classe politique, sest félicité davoir été lun des inspirateurs de la loi Royer32. Dans les débats parlementaires préparant la loi Raffarin de 1996, la défense du petit commerce apparaît alors comme la principale motivation à renforcer les freins du développement de la grande distribution.

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Plus près de nous encore, en 2008, sous la menace, entre autres, de voir remplacer le personnel au contact par des automates, lopinion publique a largement rallié la cause des caissières, incarnant, tout comme Poujade alors, une figure de résistance aux mutations du commerce.

Aujourdhui, le mythe de la modernité a pris du plomb dans laile. Si les consommateurs, dans les faits, plébiscitent le modèle du discount, ils nourrissent surtout en parallèle des sentiments coupables envers les « braves » petits commerçants. Clivés entre la nostalgie des sociabilités marchandes dautrefois et des impératifs économiques, ils restent toujours plus sensibles aux catégories cristallisées par le mouvement Poujadiste et qui déterminent leurs rapports avec les enseignes. Ainsi lanalyse dun phénomène politique apparemment très circonscrit nous ouvre les portes dune meilleure compréhension du lien ambivalent que les consommateurs français entretiennent encore aujourdhui avec la grande distribution.

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1 Une critique sociale dont les termes ont étés très bien analysés par René Péron (2004).

2 Le processus de déclassement ne se joue pas uniquement au niveau des représentations. Il est largement déterminé par une dégradation objective des conditions économiques des petits commerçants et un risque de paupérisation. Comme le suggère à juste titre E. Borne : « lévolution économique des commerçants français se fait, et nous touchons là à lessentiel, à contretemps de lévolution économique globale de la France. Dans les années 50, tout indique une croissance du niveau de vie des Français, pour la première fois depuis plusieurs siècles. Les boutiquiers sont à lécart de cette expansion (…). Dans les agitations inquiètes des boutiquiers se reflétaient toutes les disparités de la France de lAprès-guerre. Laissés sur le rivage, les commerçants voient passer devant eux dautres privilégiés, loin dêtre comme autrefois moteur de lexpansion, ils apparaissent comme une gêne, comme un frein au Progrès » (Borne, 1977, p. 52).

3 Fraternité Française, janvier 1955.

4 Fraternité Française, 14 mars 1961.

5 Fraternité Française, septembre 1958, éditorial de Pierre Poujade.

6 Fraternité Française, mai 1957. LUDCA sest par ailleurs targuée davoir réussi à tenir en échec le plan Mendès-France de création de super-marchés, dont le premier devait être expérimenté en Corse en 1955.

7 La réaction à linstauration des « marchés dintérêt national » par de Gaulle (décret du 25 août 1958) est sur ce point très révélatrice : elle est interprétée par lUDCA comme la préfiguration dune « étatisation du commerce ». Consacrant un article sur ce thème, le numéro de Fraternité Française de septembre 1958 adopte laccroche suivante : « Commerçants, Pierre Poujade vous avait prévenus ! Vous navez rien perdu pour attendre, vous serez fonctionnaires ». Voir également larticle du 21 mars 1961 : « Les nouveaux ensaucissonnés. Le sort réservé par le gouvernement aux entreprises libres ».

8 Fraternité Française, 5 janvier 1959.

9 Une brochure de propagande, « le plan de fonctionnarisation du commerce », est dailleurs éditée par lUDCA en 1959.

10 Fraternité Française, 19 mars 1959.

11 Nous renvoyons à nouveau aux travaux de Nonna Mayer, qui ont souligné que cétait la position intermédiaire et vécue comme telle des petits commerçants dans la structure sociale qui rendait compte depuis près dun siècle de leur comportement politique. En effet, nappartenant ni à la bourgeoisie ni à la classe ouvrière, ils se distinguent à la fois des salariés en tant quindépendants et du grand magasin capitaliste par le caractère personnel et familial de leur activité. Ils doivent en conséquence se battre sur deux fronts, ce quillustre bien le comportement idéologique et politique du mouvement poujadiste.

12 Fraternité Française, avril 1958 (périodicité mensuelle).

13 Ce positionnement intermédiaire qui déboucha sur la quête dune troisième voie a perduré au-delà de lépisode poujadiste. Lorsque le CID-UNATI reprit le flambeau de la protestation corporatiste et radicale sous la houlette de Gérard Nicoud, on le retrouve quasiment inchangé, comme en témoignent ces propos de leur chef de file : « On ne détient pas les moyens de production, on intéresse personne (…). Les petits commerçants sont coincés entre un système capitaliste et un système socialiste. Cest-à-dire que soit on mourra par des grandes surfaces, soit par des magasins dÉtat » (Interview TV avec Philippe Bouvard, Antenne 2, 1980).

14 Fraternité Française, 17 mars 1960.

15 Nous reprenons lorthographe de lépoque, marquée par le trait dunion…

16 Fraternité Française, 13 avril 1961.

17 Cest une consigne de propagande pour la préparation des réunions, congrès et autre meetings en 1960 : lorsquon évoque les difficultés du mouvement, il faut que revienne systématiquement en leitmotiv : « nous avions raison, Poujade avait raison » (Fraternité Française, 5 janvier 1960, p. 3).

18 En 1961, les effectifs du mouvement avaient été divisés par quatre depuis 1955. Il y avait 435000 cotisants en 1955. Moins de 100000. En novembre 1961, Poujade lancera dans les publications du mouvement un « appel pour les 100000 » adhérents et cotisants, nouvel objectif raisonnable pour lUDCA.

19 Fraternité Française, 14 mars 1961.

20 Fraternité Française, octobre-novembre 1957.

21 Fraternité Française, novembre 1959, éditorial de Pierre Poujade, « Lettre ouverte à M. Leclerc ».

22 Fraternité Française, septembre 1957, éditorial dAlex Rozières.

23 Fraternité Française, 24 août 1960.

24 « La révolution commerciale vue par un américain », Fraternité Française, 24 août 1960.

25 Un exemple frappant de cette suspicion figure dans le raisonnement suivant sur ceux qui financent linstallation des supermarchés : parmi ceux-ci, les compagnies dassurance, sous le sceau de lanonymat « elles ne tiennent pas à perdre leurs clients commerçants et artisans, car cest avec leur propres primes quelles vont participer à leur écrasement. Groupes financiers, banques, compagnies dassurances créent ces supermarchés grâce aux primes, aux comptes courants, aux agios de ces mêmes artisans, commerçants, petits industriels leur ont payés ou confiés. Cest une escroquerie monumentale, couverte et approuvée par les princes qui nous gouvernent. (Fraternité Française, 5 avril 1961).

26 Fraternité Française, 24 août 1960.

27 Fraternité Française, 24 janvier 1961.

28 Fraternité Française, 17 janvier 1961.

29 Fraternité Française, 24 janvier 1961.

30 Fraternité Française, 2 février 1960.

31 Fraternité Française, janvier 1958.

32 Dans son autobiographie de 1977, Pierre Poujade évoque les coulisses de la Ve République. Il y confesse des accords tacites négociés avec Georges Pompidou entre les 2 tours de lélection présidentielle de 1965. « Il est convenu que les poujadistes cessent leur campagne systématique dopposition à De Gaulle. En contrepartie, ils deviennent les interlocuteurs privilégiés sur les problèmes économiques et sociaux concernant le commerce et lartisanat (…). Mes accords avec Pompidou allaient avoir des résultats positifs : ce fut la préparation de la loi Royer, qui fut votée comme lon sait » (Poujade, 1977, p. 248).