L'échoppe et la boutique contre leur mort programmée ? Le sursaut poujadiste
- Type de publication : Article de revue
- Revue : European Review of Service Economics and Management Revue européenne d’économie et management des services
2017 – 2, n° 4. varia - Auteurs : Fache (Philippe), Waelli (Mathias), Gallouj (Camal)
- Résumé : Le poujadisme constitue un moment clé dans l’histoire de la distribution française. Ce mouvement, forgé autour de la figure du petit épicier, a consacré la formalisation de catégories qui structurent encore le rapport ambivalent des Français à la grande distribution. En partant des documents de l’UDCA, cet article montre comment la dénonciation systématique d’un mouvement de concentration industrielle et commerciale se cristallise petit à petit autour des formats émergents (super et hypermarchés).
- Pages : 79 à 102
- Revue : Revue Européenne d’Économie et Management des Services
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- EAN : 9782406074069
- ISBN : 978-2-406-07406-9
- ISSN : 2555-0284
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07406-9.p.0079
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/11/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Grande distribution, petit commerce, Poujadisme, image de la distribution, France
L’échoppe et la boutique
contre leur mort programmée ?
Le sursaut poujadiste
Philippe Fache
ICD Paris / LARA (Laboratoire
de Recherche Appliquée)
Mathias Waelli
Institut du Management /
École des Hautes Études
en Santé Publique – Rennes
Camal Gallouj
Université Paris 13 / CEPN-CNRS
Introduction
L’émergence en France du grand commerce dans les années 50-60 est corrélée à une réaction hostile d’un mouvement d’abord corporatiste qui prendra rapidement une tournure politique. Organisée autour de la figure du petit commerçant, l’épopée poujadiste passa en un laps de temps très court de la revendication catégorielle de type « groupe d’intérêt » à un engagement politique qui finit par en sonner le glas. Elle émergea dans un contexte politique propre à la France des années cinquante. En tant que système fondé sur la représentation proportionnelle, la quatrième République favorisait de facto l’intégration dans le 80champ politique d’associations directement issues des groupes sociaux (Charle, 2003), échappant aux structures partisanes et susceptibles de bousculer les institutions. L’émergence de l’UDCA (Union de Défense des Commerçants et Artisans) a agi comme une cristallisation des enjeux identitaires et des représentations liées au grand commerce. Il s’agira ici de montrer en quoi le mouvement poujadiste, construit autour d’une figure de l’ennemi incarnée par les « gros », vus comme le produit politique d’un « système » assignant les petits commerçants au statut d’anachronisme social, va profondément marquer la critique sociale de la grande distribution jusqu’à nos jours1.
De ce point de vue, l’historiographie sur le poujadisme a longtemps été lacunaire. Peu de chercheurs se sont penchés sur cet épisode de la vie politique française, contrairement à ce que l’ébullition des milieux politistes contemporains du mouvement avait pu laisser présager. L’effort récent le plus notable est celui de l’historien Romain Souillac (2007), qui a donné à l’analyse du phénomène la consistance d’un travail systématique sur les archives. Pourtant, force est de constater que dans l’ensemble, le « poujadisme » a eu tendance à éclipser L’UDCA, en tant que mobilisation collective fondée sur une base corporatiste. C’est celle-ci que nous nous sommes efforcés de retrouver ici, moyennant un travail d’investigation sur les représentations dans un contexte de mutation profonde des structures commerciales telles qu’elles apparaissent dans les discours et les publications du mouvement (« l’Union » et « Fraternité Française », qui compteront à eux deux plus de 900 000 abonnés). À la condition d’une analyse serrée des discours, le détour par le poujadisme pourra sans doute contribuer utilement à se saisir des débats contemporains autour de l’image des grandes surfaces, en leur restituant toute leur épaisseur historique.
81I. Une mobilisation de la dernière chance :
s’unir ou disparaître
Étrange destin pour Pierre Poujade. Celui d’un homme qui partage avec De Gaulle ou Lénine le privilège ou l’infortune de voir accolé à son patronyme le « isme » de rares hommes illustres. Du fait de sa popularité, le mot est associé à un certain nombre de malentendus. Il s’apparente aujourd’hui à un signifiant à la fois péjoratif et vague, accolé aux discours et aux pratiques populistes ou démagogiques, presque totalement vidé de sa substance historique. Écartons donc les vicissitudes de la vie du mot pour revenir à la chose : le phénomène politique, historiquement daté, remarquablement éphémère, comme une « mobilisation collective filante » dans le ciel de la IVe République. À ce point ramassés dans le temps, la naissance, le point d’acmé puis la déliquescence du mouvement arrimé à l’émergence d’un nouvel appareil commercial, le donnent à voir tour à tour comme une poussée de fièvre électorale, un épisode folklorique de la vie politique, une énigme. Qu’on en juge, à l’époque, par la perplexité de certains observateurs attentifs à la chose politique, tel le politiste Jean Touchard qui se demande en 1956 si « le poujadisme dans son ensemble n’est pas un des plus singuliers phénomènes dont la science politique ait à rechercher les causes et les manifestations ? » (Touchard, 1956, p. 18). Cependant, parmi toutes les réactions suscitées par le poujadisme, l’étonnement de l’analyste cède souvent la place à l’opprobre politique. On le dénonce comme une résurgence extrémiste, à quelques coudées des années noires de la deuxième guerre mondiale (Tibault, 1955).
D’un strict point de vue électoral, la promulgation des résultats des élections législatives le 2 janvier 1956 livra quant à elle une surprise de taille avec le mouvement de Poujade à hauteur de 12 % des suffrages exprimés. 52 élus au profil sociologique insolite pour les lieux firent irruption au palais Bourbon, issus des rangs du petit commerce : hôteliers, artisans, VRP, tous aussi inexpérimentés les uns que les autres. Peu importe le bilan contrasté de l’action parlementaire de ces novices en politique. Le chemin de la croisade des petits commerçants avait pris l’allure d’un incroyable raccourci jusqu’aux arènes politiques, alors qu’elle 82s’était constituée à peine deux ans auparavant sous la bannière d’un simple mouvement anti-fiscal. Tout était parti de la modeste librairie papeterie de Pierre Poujade à Saint-Céré dans le Lot, avec la fondation de l’Union des commerçants et des artisans (l’UDCA). Le moteur de la colère des petits commerçants eut alors pour point de fixation une augmentation de la pression fiscale et le durcissement des méthodes administratives de contrôle et de vérification, ce qui eut pour conséquence un sentiment de ras le bol et d’exaspération corporatiste dont Pierre Poujade fut à la fois le porte-parole et le boutefeu par ses ressources d’infatigable tribun. La réaction fut immédiate, avec un répertoire d’action dirigé vers l’action directe, les commerçants s’organisant en réseau pour pratiquer le charivari et les empêchements lors de l’arrivée des agents du fisc.
La lutte poujadiste se situe d’emblée comme la résurgence de toutes les révoltes de l’histoire politique française marquées du sceau insurrectionnel. Ce registre protestataire, mis en récit par le truchement de métaphores naturalistes (le départ de feu, le débordement des eaux, le déchaînement des éléments), la situe aux côtés des insurrections paysannes, celles des jacqueries et des croquants du xvie siècle. Avec le « cri » poujadiste, « les croquants sont de retour », mettant une fois de plus en exergue le potentiel mobilisateur de la lutte contre le fisc, qui se révèle – aux yeux de l’Histoire – une excellente étincelle pour agréger les mécontentements tout en dispensant d’orientations doctrinales précises ou de réflexion politique approfondie. L’ouvrage de l’avocat Thierry Bouclier consacré aux années Poujade est parfaitement représentatif du culte empreint de lyrisme dont ce mouvement fait parfois l’objet… Ce culte, nourri d’une imagerie autour du surgissement spontanéiste de la révolte, est une adhésion fascinée face à « l’éternelle vérité » d’une lutte épousant le modèle mythifié du soulèvement du peuple et de la révolte des opprimés contre leurs oppresseurs.
La morphologie de la protestation collective orchestrée par le petit quidam libraire de Saint-Ceré comporte ainsi de nombreux ingrédients qui l’adossent aux motifs romanesques de la colère du « peuple » pris comme instance mythique, ne serait-ce que le statut social de ses protagonistes, des « petits commerçants ». Comme l’ont noté certains travaux sur le langage politique, le terme « petit » est une occurrence majeure de la rhétorique poujadiste, témoignant de l’inscription de la lutte de l’UDCA dans une polarité du « bas » contre le « haut ». Le « petit 83peuple », « petits commerçants », le bon sens des « petites gens », contre les « gros », catégorie attrape tout qui inclut les politiques, industriels, technocrates, et autres intellectuels (sur l’anti-intellectualisme du poujadisme, voir Barthes, 1957).
Pareillement, le mouvement exprime la colère née de la province contre Paris, nécessairement corrompue et coupée des réalités de ce « pays réel », seul porteur légitime d’une parole dénonciatrice des injustices. C’est en cela que le poujadisme ressortit du populisme, avec le postulat idéologique d’un mensonge des puissants, vus sous les traits de « rapaces » qui s’enrichissent aux dépens des petits et des gens ordinaires (voir sur ce point Taguieff, 2007). Il pratique ainsi le jumelage entre l’anti-élitisme et l’image magnifiée des « braves et honnêtes gens de France », celle des « boutiquiers » et des « pères tranquilles ».
Il est bien évident que cet imaginaire du soulèvement confère une « aura » particulièrement tenace au mouvement. Il est en outre porteur d’une légitimité de l’émotion et de la saine colère contre les injustices infligées aux petits commerçants par de froids technocrates étrangers à tout ce qui vibre et qui vit (on y voit explicitement à l’œuvre l’opposition du « cœur » et de la « raison »). On y défend sa liberté, celle de son statut professionnel de travailleurs indépendants. Car le poujadisme, c’est le petit commerçant qui ne veut pas devenir salarié, qui nourrit une hantise d’être happé par le salariat. C’est aussi et surtout le petit commerçant qui ne veut pas mourir. La mobilisation est en l’occurrence de l’ordre du « sursaut vital », avec son cortège rhétorique basé sur la dramatisation et l’emphatisme visionnaire. Le slogan le plus souvent répété au sein de l’UDCA, c’est « s’unir ou disparaître », ou de manière plus brutale, « crever tous ». Son thème de prédilection repose sur une peur nourrie de fantasmes : « on veut nous supprimer », « on veut tuer le petit commerce ». La boutique, l’échoppe, ne sont-elles pas devenues des structures économiques obsolètes ? N’y a-t-il pas, à Paris, quelque plan secret pour les faire disparaître ? À la situation de fragilisation objective des 1450000 petits commerçants et des 750000 artisans en raison de la pression fiscale, s’ajoute ainsi un imaginaire du complot nourri de mythologie politique. Or comme l’a montré Raoul Girardet (1986), le mythe de la conspiration s’inscrit toujours dans un climat psychologique et social de l’incertitude, de crainte et d’angoisse, quelles qu’en soient 84les motivations idéologiques. Un tel arrière plan tragique se paya lors des années Poujade de drames humains, avec une vague de suicides de commerçants épinglés par les contrôles fiscaux et étranglés par les amendes, ce qui contribuera au martyrologe du mouvement, en renforçant sa posture victimaire.
Mais quelle était la nature de la menace ressentie par les petits commerçants en ce milieu des années 50 ? Raoul Girardet (1986) propose une précision méthodologique utile préalablement à toute réponse : « Il n’est pourtant aucune de ces conspirations qui ne puisse être interprétée comme une réponse à une menace, ou tout au moins comme une réaction quasi instinctive au sentiment d’une menace – et peu importe en l’occurrence l’exacte mesure de la réalité de cette menace ». Il est effectivement assez vain de se lancer dans une quête substantialiste avec pour visée l’identification d’une « menace objective ». Même imaginaire et fantasmée, elle n’en participe pas moins de la dynamique de la lutte et des motifs au nom desquels une protestation collective s’édifie. S’agissant du poujadisme, le mouvement s’organise essentiellement « contre », ce que confessera Poujade lui-même, constatant qu’en dehors de cette posture du refus, il échouait à mobiliser ses troupes. Le mouvement avait d’autant plus besoin d’un ennemi qu’il était d’une part dépourvu de corps doctrinal, et de l’autre en raison de la fragilité des « solidarités boutiquières » dans un secteur professionnel où le collègue est avant tout un concurrent.
Comme nous l’avons suggéré, l’ennemi prend différents visages. Menacés par l’essor des grandes surfaces, les poujadistes stigmatisent les « Prisunic, les supermarchés, les coopératives » (Nicolas, 1955), figures des « gros », indistinctement abhorrés. Pour autant, il convient de se méfier des images d’une mort lente du petit commerce face à l’irrésistible poussée des grands magasins puis des grandes surfaces. Elles ne rendent pas justice d’une réalité plus complexe. Comme l’indique René Péron, il faut prendre acte d’un hiatus entre les pratiques et les représentations (également mis en évidence par de nombreux travaux sur le vote front national). Au milieu des années 50, l’implantation des supermarchés sur le territoire français n’était qu’à l’état embryonnaire, puisque le premier supermarché parisien n’ouvrira ses portes qu’en 1957, dans le 17e arrondissement. Il faut attendre les années 60 pour voir leur nombre se multiplier. On peut donc raisonnablement estimer que la protestation 85poujadiste est moins produite par une concurrence nouvelle des « gros » que par une anticipation fantasmatique d’évolutions encore à venir et du sentiment qu’à terme, les commerçants et les artisans devront céder la place aux succursales des supermarchés. De la même façon, on peut pointer du doigt un autre paradoxe apparent qui déjoue tout modèle explicatif trop simpliste : de nombreux poujadistes étaient en effet des commerçants prospères et pourtant se sentaient exclus et laissés pour compte…
À maintes reprises, Poujade a prétendu avoir pour principal objectif de rendre leur « dignité » aux commerçants. Il faut donc comprendre qu’elle était bafouée, et que le milieu des petits commerçants souffrait d’un manque de reconnaissance dans un contexte de mutations socioéconomiques et de modernisation du pays, avec parfois le sentiment d’être devenus les parias de la Nation2. La fonction latente de L’UDCA fut de tenter de conjurer cette crise identitaire en luttant ensemble. Rongés par l’angoisse de jouer le mauvais rôle de freins à la modernité, remisés au rayon des archaïsmes, les petits commerçants craignaient leur déclassement social, tandis que d’autres catégories socioprofessionnelles tireraient leur épingle du jeu.
Parmi les classes moyennes, il y eût effectivement une dichotomie entre celles qui profitèrent de l’expansion économique et les laissés pour compte. On assista au milieu des années 50 à un éclatement des classes moyennes, avec l’apparition de « nouvelles classes moyennes » (employés, cadres moyens) numériquement en progression, en contraste avec le déclin des petits commerçants, artisans et paysans. Elles furent de surcroît l’objet de discours flatteurs les associant à la modernité, au prestige du progrès technique et du développement économique (Lavau et al. 1983).
86Rendre la dignité aux « petits », c’était aussi pour l’UDCA se faire le porte-parole d’une fraction déconsidérée des classes moyennes. C’était affirmer par la voix de Pierre Poujade qu’ils étaient « l’épine dorsale de la Nation3 », donc un élément fondamental de la société avec lequel il fallait encore compter. Cette crispation est éclairante pour comprendre le passage de la revendication professionnelle à l’engagement politique, lequel est remarquablement exprimé par Dominique Borne : « nous avons des difficultés mais c’est surtout la société qui fuit que nous voulons retenir. Et les affirmations sont d’autant plus bruyantes que les nostalgies sont lourdes » (Borne, 1977, p. 53). On ne peut mieux dire le conservatisme du mouvement. Sur ce point, Stanley Hoffmann (chargé à la fin de 1954 par le Centre d’Études Économiques d’un rapport sur le poujadisme dans le cadre d’une enquête générale sur les groupes d’intérêt) établit un parallèle entre le noyau doctrinal de Poujade et le philosophe Alain (Hoffmann, 1956). Poujade semble effectivement avoir repris certains de ses thèmes phares, en particulier ce conservatisme en matière économique fondé sur une exaltation de la propriété individuelle et d’une défiance vis-à-vis de l’industrie. L’attachement à la petite propriété, à l’artisanat, à un individualisme peu compatible avec les évolutions de l’économie moderne se retrouvent chez l’un comme chez l’autre (Touchard, 1958, p. 268).
Dans un contexte politique de modernisation, l’UDCA s’employa à fustiger l’inexorable mouvement de concentration industrielle et commerciale, en particulier le discours dominant des élites politiques et économiques, vu comme une sorte d’évangile du modernisme considérant l’application des règles de la concentration à la distribution comme le « fin du fin du Progrès », et le recours aux méthodes de la grande industrie comme seuls valables. Ce discours, dans l’esprit du mouvement, véhiculait l’idée selon laquelle les classes sociales étaient composées « d’arriérés et de novateurs constructifs » : il s’agissait dès lors de montrer aux commerçants, agriculteurs et artisans qu’ils faisaient partie du premier groupe, et de réaliser l’union des pestiférés du régime4, c’est-à-dire le rassemblement des classes les plus menacées par la technocratie et le dirigisme.
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1. Les fiches des renseignements généraux symptomatiques Vue comme un facteur possible de déstabilisation de la quatrième République au milieu des années 50, l’UDCA suscita l’intérêt des services de Renseignements Généraux, et leurs principaux membres furent fichés par les RG au début de 1956, dans la perspective des élections législatives. Ces nouveaux venus dans le champ politique avaient-ils des chances d’être élus ? La consultation de ces fiches est particulièrement révélatrice de la manière avec laquelle on considérait – au-delà des individualités – ces représentants de la fraction dominée des classes moyennes au sein de l’appareil d’État. Les portraits de ces mécaniciens, cultivateurs, épiciers, artisans, négociants en vin, bouchers et boulangers appuient avec insistance sur la relative médiocrité des membres de l’UDCA. Ils y apparaissent comme des individus sans relief, ternes, dépourvus de toute influence locale ; leur adhésion au mouvement étant précisément l’occasion pour eux de se donner une stature qu’ils n’ont pas dans leur bourg ou leur petite ville (l’influence est le critère essentiel des Renseignements Généraux. Or une majorité écrasante des fiches met en avant « l’influence quasi nulle » des membres de l’UDCA et pointe systématiquement leur inexpérience politique). Les fiches les font apparaître comme des gens aigris, en proie aux difficultés économiques, qui voient dans l’UDCA une sorte de planche de salut. En tant que groupe social, ils sont stigmatisés comme « cinq millions d’hommes menacés dans leur existence en tant que classe sociale ». Une classe sociale « peut-être périmée »… |
I. Une disparition programmée :
la thèse du complot technocratique
La prophétie poujadiste d’une extinction progressive de la figure des petits commerçants – vécue par les acteurs eux-mêmes sur un mode comparable à celle d’une espèce animale menacée – ne saurait pourtant être remisée au rang des simples conjectures fantasmatiques. Elle s’est pour partie appuyée sur des projets technocratiques et des discours politiques qui contribuèrent à nourrir la dénonciation essentielle, et à ce titre maintes fois martelée par Pierre Poujade dès 1954, de l’existence d’un « plan de suppression du petit commerce et de l’artisanat ». La même 88antienne fut chantée sur les estrades et dans les colonnes des journaux, avec toujours plus de conviction.
Aujourd’hui plus qu’hier, la certitude de l’extermination du commerce, de l’artisanat et de la petite et moyenne industrie, des petites exploitations agricoles libres, est acquise5.
De fait, le contexte politique de la quatrième puis de la Cinquième République fut beaucoup plus défavorable, voire résolument hostile au petit commerce par rapport au régime précédent. Comme l’a bien montré Nonna Mayer (1986), les gouvernants de la Troisième République prêtèrent une oreille plutôt attentive aux revendications de la Boutique, convaincus du fait que le modèle de la petite entreprise familiale constituait à la fois un facteur de stabilité sociale et un rempart contre la double menace de la réaction et de la révolution. Cette valorisation semble se renverser au milieu des années cinquante, qui offrent le spectacle d’un contexte politique propice à la transformation des petits commerçants en boucs émissaires. Ils furent en partie rendus responsables de la vie chère et des tensions inflationnistes, et en conséquence de quoi sacrifiés sur l’autel d’une politique économique de lutte contre l’inflation, en particulier sous le gouvernement Pinay.
L’UDCA y vit une conspiration pour soulever l’opinion publique contre les boutiques et les ateliers afin de préparer le terrain de leur suppression programmée. Faute d’une marge de manœuvre sur les prix, il fallait en effet agir sur les coûts, par une réforme des circuits de distribution. Il y a en ce sens, au cœur de la révolte poujadiste, l’idée que si l’on se trouvait alors à un tournant dangereux dont le commerce, l’artisanat et les classes moyennes risquaient de faire les frais, c’était principalement en raison d’une politique résolue de modernisation des circuits de distribution dans le cadre plus global d’un mouvement de concentration industrielle et commerciale. Avec pour corollaire une suppression, en quelques années, des intermédiaires inutiles. Dans la vision poujadiste, les choses étaient donc programmées, planifiées par des responsables politiques pleinement conscients de la portée de leurs actes.
En 1957, Pierre Mendes France fut ainsi accusé de vouloir consolider la mainmise des trusts et des coopératives sur la distribution des biens de consommation, et pour réaliser ce dessein, d’alléger les charges des grands magasins à succursales, des grands magasins et des coopératives 89de distribution6. En 1958, Guy Mollet fut quant à lui dépeint en « champion du collectivisme dans les circuits de distribution », qui condamne le détaillant. La liste n’est pas close… Car les évènements qui marquent la vie du commerce sont systématiquement appréhendés avec ce filtre d’un dessein politique d’anéantissement de la Boutique.
Dans le numéro de Fraternité Française du 25 février 1960, le journal du mouvement se fait ainsi l’écho des chiffres de l’INSEE concernant les évolutions de l’appareil commercial français. Les chiffres corroborent le phénomène de déclin des petits commerces. L’enquête montrait qu’en 6 ans, depuis 1954, 37703 établissements avaient d’ores et déjà disparu, parmi lesquels 12000 épiciers et crémiers, tandis que 3616 succursales furent ouvertes par « les trusts de la distribution ». Or l’interprétation de ces chiffres est particulièrement éloquente, et s’exprime pleinement de façon condensée dans le titre de l’article : « La politique gouvernementale est efficace. Les petits commerçants disparaissent ». La même année, dans un tract de novembre 1960 (à l’occasion d’une réunion dans une brasserie Lorraine), on annonce que « La clique des technocrates au pouvoir vient de promulguer une série de décrets qui ne vise à rien moins que la disparition à brève échéance du commerce libre et des travailleurs indépendants ».
Tout le long de la période poujadiste, le mouvement prendra pour cible ces fameux projets technocratiques et rapports ministériels établissant la preuve d’une volonté politique d’éradication du petit commerce. Parmi ceux-ci figure effectivement en bonne place le Rapport sur les obstacles à l’expansion économique de J. Rueff & L. Armand, publié en 1960. Établi pour lutter contre les entraves à l’expansion économique, celui-ci est perçu comme l’invention de valets des banques apatrides et des agents des trusts de la distribution. « Or les entraves à l’expansion économique, ce sont vous, amis commerçants et artisans et ils ne reculeront devant rien pour vous anéantir et imposer leur emprise sur tout le commerce ». De quelle manière ? Le discours poujadiste anticipe les évolutions à venir en de sombres prédictions : les bouchers verront la création d’abattoirs industriels qui les remplaceront et dont la viande sous cellophane sera vendue aux succursalistes, les boulangers seront supplantés par la création d’usines à pain qui produiront en quantités industrielles vendues par les mêmes, 90les épiciers s’effaceront au profit des magasins Leclerc, SAVECO, et autres Prisunic, enfin les commerçants dits de luxe (électroménager, ameublement, confection, chaussures, etc.) seront laminés par les supermarchés. De la même façon, le plan Hirsch (1958) portait lui aussi le message froidement technocratique d’une disparition inéluctable des petits commerçants, en annonçant une substitution du commerce intégré au commerce libre. Les prévisions du plan suscitèrent bien évidemment l’indignation de l’UDCA et furent une pierre à l’édifice de la thèse chère à Poujade : elles annonçaient que tout le commerce serait intégré à horizon 1965…
Pour les petits commerçants révoltés de l’UDCA attachés à leur indépendance et à leur liberté se profilait à l’horizon le spectre d’une fonctionnarisation, sous la houlette de l’État et des grands groupes commerciaux. Étatisation du commerce d’un côté avec l’enserrement de l’activité dans un arsenal de mesures de contrôle et de contraintes légales imposées par la pieuvre étatique7, tout comme le risque du « Kolkhoze » pèse sur les petites exploitations agricoles. Soumission du petit commerce libre au commerce intégré des grands groupes de l’autre. Telle est la sombre l’alternative de laquelle les membres de l’UDCA s’estimaient prisonniers.
Tous fonctionnaires ! Faudra-t-il pour survivre devenir fonctionnaires des trusts ou de l’État8 ? (5 janvier 1959)
Au plan de disparition du petit commerce s’ajoute donc le « plan de fonctionnarisation du commerce9 ». Comme le dit avec justesse un courrier de lecteur dans Fraternité Française, le poujadisme est assimilable à un « sursaut d’autodéfense à l’encartage10 », c’est-à-dire au refus du renoncement à l’honneur du statut de travailleur indépendant des petits commerçants (aux antipodes d’un devenir redouté de « quasi salariés » passés sous la dépendance des grands groupes de la distribution et de l’État). Une 91profession où le choix de la liberté prime souvent sur le métier lui-même, en réalisant le rêve de « devenir son propre patron ». Une Boutique, comme le répète souvent Poujade, où « charbonnier entend rester maître chez soi ».
Enfin, il importe de bien préciser que le poujadisme renvoie, à l’époque, dos à dos marxistes et capitalistes, accusés l’un et l’autre de participer de plein accord à la suppression du commerce libre. L’ère du soupçon vis-à-vis d’un plan de suppression des petits du commerce de l’agriculture et de l’artisanat transcende les clivages partisans. Dans la vision politique des poujadistes, tous les gouvernements sans exception veulent la disparition du commerce indépendant et de l’artisanat, les uns rêvant de remplacer les boutiques par des coopératives d’État, les autres voulant les remplacer par des chaînes capitalistes. Le positionnement social intermédiaire des petits commerçants, en tant que classe moyenne, conduit le mouvement à une double négation face à l’alternative dans laquelle ils ont le sentiment d’être enfermés par le « Système11 ». Capitalisme et marxisme sont perçus comme l’avers et le revers d’une même médaille, soit, d’un côté le collectivisme marxiste sous la forme de coopératives et d’entreprises nationalisées, avec une mainmise de l’État synonyme d’un écrasement des métiers et une dislocation des familles ; et de l’autre, le collectivisme capitaliste (vu comme « le prélude du premier, par des moyens plus doucereux et moins spectaculaires12 ») avec ses « trusts-Roi », synonymes d’un anéantissement de la distribution traditionnelle au profit des grands magasins, des succursales multiples et des supermarchés13. Derrière l’un comme l’autre et presque indifféremment aux clivages idéologiques, le poujadisme vise le véritable fléau qui n’est autre que le « mal dirigiste », incarné par la figure 92honnie du technocrate. Tout comme le spectre d’une fonctionnarisation des petits commerçants dans le cadre de circuits de distribution intégrés fait se rejoindre les extrêmes. « On invite le commerçant français à se fonctionnariser, non comme en Russie sous l’autorité de l’État, mais sous celle des trusts bancaires, ce qui revient au même14 ».
2. Une fièvre obsidionale qui exhibe des preuves Voici un extrait de tract de propagande poujadiste (1962) : « De Thorez à Giscard d’Estaing, marxistes et capitalistes sont d’accord pour supprimer le commerce libre au profit des trusts ». Dans un encart, on présente ces propos résolument hostiles à la Boutique, notamment lorsqu’elle tourne la tête sur sa gauche vers le socialisme. On apostrophe le petit commerçant, pour qu’il daigne enfin prendre conscience qu’« ils » avaient annoncé noir sur blanc leur funeste programme basé sur le credo du caractère anachronique des petits commerces. Il s’agit d’apporter les preuves écrites qu’au-delà du simple mépris, le plan de suppression du petit commerce est soutenu par un corpus doctrinal et idéologique qui le prend explicitement pour cible : « Dans l’intérieur du pays socialiste, la fonction de commerçant, qui consiste d’une façon générale à acheter en gros des produits aux producteurs et à les vendre en détail aux consommateurs, en majorant les prix d’achat d’un bénéfice plus ou moins élevé, n’aura plus sa raison d’être. Le commerce, qui joue un rôle nécessaire dans un régime d’appropriation individuelle, sera remplacé en régime collectiviste par un service social de répartition des produits » (Encyclopédie Socialiste : « comment nous sommes socialistes », p. 150). « La Boutique a fait son temps. La défendre contre les grands magasins et surtout contre les coopératives équivaut à entreprendre de remettre à la mode les diligences, les clystères à mains et les lampes-pigeon. Les petits commerçants constituent un anachronisme social. Ils sont appelés à disparaître et il est heureux qu’ils disparaissent, aussi bien dans l’intérêt des consommateurs que pour eux-mêmes ». « Ils sont en réalité des parasites sociaux coûteux à la collectivité » (Le Populaire). Autre encart dans le même tract, cette fois du côté des capitalistes… « Un directeur de banque le dit à France Soir (22 mars 1961) : le commerce est devenu une chose trop sérieuse pour être laissée aux commerçants… ». Phrase éloquente à plus d’un titre, à laquelle on adjoint les déclarations d’intention de M. Shawer, délégué du trust américain Grand Union, cherchant à créer en France une centaine de supermarchés avant 1962… |
I. La grande distribution,
création monstrueuse du « Système »
Si le poujadisme n’est pas né de la concurrence des grandes surfaces, peu nombreuses au moment de son éclosion, les « années Poujade » coïncident en revanche avec une politique de restructuration des circuits de distribution traduite par une accélération de la concentration commerciale. Tout en restreignant le nombre des petits commerces dans le cadre d’un processus d’adaptation, cette évolution débouche sur la multiplication des supermarchés.
Comme nous l’avons suggéré, la singularité de cette période est donc dans ce chassé-croisé paradoxal entre la trajectoire du mouvement, au faîte de sa popularité en 1956, tandis que la concentration commerciale n’est encore qu’à l’état embryonnaire, et le net essoufflement du mouvement à partir de 1958, alors que l’histoire semble lui donner raison. Comment l’UDCA réagit-elle face aux supermarchés ? Pour guider l’analyse, trois précisions préalables sont nécessaires :
1. Le supermarché n’est qu’une forme parachevée des « gros » (grands magasins, succursales, magasins populaires) que le poujadisme a déjà pris pour cible depuis son origine.
2. Il fut moins considéré comme une cause de la disparition du petit commerce que comme une preuve des orientations politiques dénoncées par l’UDCA (Il est – aux yeux des poujadistes – le produit d’une réforme politique des circuits de distribution, aux mains des politiques et de la haute finance).
3. Les réactions qu’il suscite révèlent que si la polarité structurante de la mobilisation poujadiste s’articule autour des « petits » contre les « gros », sa déclinaison au niveau de la distribution renvoie à une opposition entre « le commerce libre » et le « commerce intégré ».
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3. Les premières résistances : le modèle victorieux de Gap En mai 1957, les milieux commerçants et artisanaux de Gap luttent contre l’implantation d’un Prisunic, dont l’annonce a suscité une « émotion considérable ». Environ trente syndicats professionnels, la chambre de commerce et l’UDCA constituent un front uni pour exprimer leur rejet de cette perspective intolérable. Pour l’UDCA, le succès de cette lutte devait servir d’exemple pour mettre un terme au développement des magasins à succursales multiples, « financés par des anonymes, cachant souvent la haute finance internationale ». La mobilisation de Gap s’achève en effet sous les couleurs de la victoire, puisque le conseil municipal s’opposa à la création d’un Prisunic dans la ville. L’argumentation du conseil municipal à travers les considérants qui en motivèrent la décision est particulièrement éclairante sur la perception des menaces que représente l’irruption d’un « gros » dans le paysage commercial local, tout en nous indiquant la prégnance de certaines idées poujadistes. Le conseil municipal de Gap considère qu’un Prisunic dans une ville de l’importance de Gap irait à l’encontre des intérêts de la collectivité. Considérant qu’il entraînerait la ruine d’abord, et la disparition ensuite d’une importante proportion de commerçants. Considérant que le régime fiscal privilégié réservé aux seuls magasins Prisunic fausserait le jeu normal de la concurrence. Considérant qu’une telle implantation représenterait une mainmise des trusts sur l’ensemble de l’économie de la ville. Considérant qu’elle consacrerait le licenciement des entreprises locales d’un très grand nombre d’employés de commerce. Considérant qu’un Prisunic prendrait l’argent de l’ensemble de la population pour le faire fructifier ailleurs que dans le département, et qu’un Prisunic pratiquerait des prix contraires aux intérêts des consommateurs une fois assumée la disparition des commerçants, qui, pourtant, sont utiles à la stabilité économique de la ville, Le conseil municipal décide de s’opposer à la création d’un Prisunic dans la localité de Gap. |
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas l’année 1957, date de création du premier supermarché en France qui l’installe comme thématique à part entière pour le mouvement, mais les années 60-61, au moment où les supermarchés se multiplient un peu partout sur le territoire. La situation professionnelle des petits commerçants est jugée plus délicate qu’au début du mouvement. C’est que, fait nouveau, la moindre sévérité des contrôles fiscaux est compensée par la concurrence des chaînes intégrées.
Les articles, tracts, et discours poujadistes vont de plus en plus s’y consacrer à partir de ces années charnières, couronnées par la une 95de Fraternité Française du 5 avril 1961 : « L’ère des supermarchés15 est commencée ». On relate avec inquiétude l’accélération de la révolution en cours, en particulier dans les villes où les choses vont bon train. « La lutte entre les commerces à capital personnel, qualifiés de libres et les grandes concentrations commerciales (supermarchés, Monoprix) devient de jour en jour plus âpre (…) avec une multiplication des Monoprix dans les villes16 », note René Talon, 1er vice président de la Chambre de commerce du Vaucluse et membre de l’UDCA.
De son côté, Poujade s’empara tout d’abord de ce nouveau venu dans le paysage commercial comme d’une confirmation du bien fondé de ses intuitions martelées depuis 7 ans sur le mode de l’apocalyptisme prophétique. Cela donna lieu à un infléchissement de la rhétorique de l’UDCA, désormais organisée autour d’un motif répétitif sculptant à son chef de file une statue de visionnaire : « Poujade avait raison », « Poujade vous l’avait bien dit », « Poujade vous avait bien prévenus17 ». Il fallait certes un argument pour retrouver une crédibilité dans l’opinion et susciter une nouvelle vague d’adhésions18, mais c’est aussi que la création des « supermarchés » par le « Système » confirmait les thèses défendues par la prescience intuitive de Poujade.
Dans la dynamique du mouvement, ce nouvel ennemi marqua l’occasion d’un recentrage sur la défense corporatiste après avoir nécessairement élargi le propos pour sensibiliser l’opinion publique et tenir le rôle de trouble fête du régime lors de sa fulgurante ascension (la décolonisation, les affaires de politique intérieure). Le supermarché apparait dès lors comme un écran de projection de schémas, d’arguments critiques, et de catégories préalablement constituées :
De l’Algérie au supermarché, tout se tient19…
96L’avènement de la grande distribution est tout d’abord révélateur d’un monde truqué. Il poursuit les injustices et les privilèges accordés aux « gros », contre lesquels s’insurge l’UDCA depuis son origine à travers la dénonciation d’une lutte à armes inégales entre des petits commerçants livrés à eux-mêmes et des Prisunic et des Monoprix bénéficiant de « scandaleux avantages et de privilèges fiscaux » (ce qui n’est pas sans rappeler les récentes luttes des restaurateurs traditionnels pour un alignement de leur TVA sur le taux dont bénéficiaient les chaînes de restauration rapide). La « question fiscale » fit l’objet d’un projet de loi soutenu par les élus poujadistes sur « l’égalité et la justice fiscale », et les élus UDCA aux Chambres de Commerce menèrent également ce combat. Le caractère inique de la fiscalité provenait des stratégies des grands magasins qui consistaient à créer des filiales (par exemple la SAPAC, Société Parisienne d’Achats en Commun, pour Le Printemps) assurant l’approvisionnement exclusif de leurs magasins de vente. Tandis que le commerce de détail essuyait des « impôts indirects en cascade » (taxes, TVA) en les payant deux fois, au stade du grossiste puis au stade du détaillant, les Prisunic et les Monoprix ne payaient qu’une fois, leur filiale n’ayant pas le statut de grossiste. L’économie ainsi faite était évaluée pour l’année 1956 à un montant de 6 milliards, « une économie faite sur le dos des contribuables », qui permettait de « s’offrir des installations luxueuses, faire de la publicité, en bref lutter contre le petit commerce à armes inégales20 ». Ce soupçon d’une collusion entre les pouvoirs publics figurés par les technocrates omnipotents et les acteurs de la grande distribution naissante est global. Personne n’y échappe. Pas même la singulière aventure d’Édouard Leclerc, qui aura à subir les assauts de l’UDCA. Moqué en « défroqué de Landerneau », il est classé dans la catégorie d’un « instrument du pouvoir » bénéficiant d’appuis officiels dont sont privés les commerçants21. Ainsi, le poujadisme tend à considérer que l’ensemble des concurrents directs des petits commerçants profite de la protection coupable des pouvoirs publics.
Ils protègent par décrets, sous prétexte de réformer les circuits de distribution, vos concurrents directs de plus en plus dangereux que restent ces entreprises capitalistes des grands magasins et des chaînes de distribution22.
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4. Le supermarché, récit d’une création politique suspecte Cet extrait d’un article de Fraternité Française du 10 octobre 1961 dont le titre, « Les supermarchés déçoivent les ministres » souligne implicitement qu’ils sont les produits d’une réforme de la distribution aux mains des politiques, et nous propose un petit récit qui se veut édifiant de tout ce qui entache la naissance des supermarchés… « La vie chère était due au petit commerce, ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal. La Ve République pure et dure avait décidé d’en finir avec cette plaie sociale. Aucun sacrifice ne devait être assez grand pour en venir à bout. On fit appel aux investissements étrangers, aux trusts américains, hollandais, allemands… Des gens modernes et désintéressés qui feraient baisser le coût de la vie en vendant leurs produits nationaux. Pour les encourager avec l’argent des patentés, l’État donna quelques dizaines de milliards de subventions, accorda tous les avantages fiscaux et légaux qui permettraient à ces organisations commerciales modernes de nous montrer comment faire. Les syndicats ouvriers étaient contents. Ils allient avoir la peau du boutiquier, et tout moins cher qu’avant (…) Mais il faut déchanter : une étude ministérielle montre que la rentabilité des supermarchés est inférieure aux espoirs… » |
À cette thématique des privilèges accordés aux gros s’ajoute le paradigme patriotique. Il oppose le caractère familial, personnel et français de la Boutique, aux supermarchés, vilipendés comme des structures de l’étranger aux mains du capitalisme international. Le supermarché, d’inspiration américaine dans son principe et ses méthodes, symbolise une « colonisation du pays23 ».
Pour préparer l’opinion au bouleversement des structures commerciales, la Ve République ne néglige rien. M. Feller, président d’une chaîne volontaire US a été convié par l’Association française pour l’accroissement de la productivité, à faire en France une série de conférences destinées à préparer l’opinion à la révolution décidée par les experts technocrates24.
Les banques, les groupements financiers, les investisseurs de la grande distribution composent un ensemble complexe, opaque, sans visage, et donc en partie louche au regard des fonds propres du boutiquier, transparents et respectables, transmis de génération en génération par 98l’institution familiale et le travail25. Les trusts, dans la terminologie poujadiste, sont « apatrides ». On s’insurge contre une concentration commerciale par laquelle l’étranger part à la conquête du marché français. La grande distribution participe de la même tendance. C’est pourquoi les supermarchés en une formule concentrée et archétypale, peuvent être désignés comme les « super-marchés distributeurs fonctionnarisés des trusts internationaux26 ».
Banques, groupements financiers, Monmouth Lee Corporation de New York, Shawer de Grabb Union…(…) Ah comme cela sent bon la France !
Il faut faire front au capitalisme international. Défendre pouce à pouce nos petites patries que sont nos boutiques27.
Pour les tenants du poujadisme, la lutte pour la survie des petits commerces familiaux se conçoit donc aussi comme une lutte pour la sauvegarde du patrimoine national.
Autre axe critique, l’idée d’une collusion entre les pouvoirs publics et les acteurs de la grande distribution a été renforcée par les dispositions prises à l’époque dans le cadre de la transformation de l’habitat urbain et son réaménagement piloté par les pouvoirs publics. Elles s’exprimèrent en particulier à la faveur du plan Fontanet, du nom du secrétaire d’État au commerce, en 1959. La création des grandes cités à proximité des centres industriels permettait la création de commerces réservés aux commerçants acceptant de rentrer dans le réseau commercial des sociétés conventionnées. C’était, pour l’UDCA, l’incarnation d’une nouvelle arme du dirigisme, tout en confirmant le sens d’une modernité dont ils seraient exclus.
Le plan Rueff & Armand (1960), qui concentra de nombreuses critiques de la part des poujadistes, confirma ces orientations dans son volet 99consacré à l’équipement commercial des nouveaux ensembles d’habitation. Outre qu’il proposait une réforme de la propriété commerciale mal reçue par les petits commerçants, aux yeux des poujadistes, il portait une nouvelle fois atteinte à l’entreprise familiale en avantageant les grandes entreprises de distribution. « La portée de cette réforme est encore plus éclatante pour l’installation des commerces ou des supermarchés dans les nouveaux ensembles d’habitation. L’autorisation d’installation ne sera accordée qu’aux chaines intégrées ou aux succursalistes28 ». En 1961, fut ainsi dénoncée la constitution d’une société commune entre les grossistes de Normandie avec l’appui des grandes banques d’affaires pour participer à l’équipement commercial en supérettes et en supermarchés des nouveaux ensembles d’habitation29. Avec la transformation des villes et des grandes banlieues, on obtenait par la force des choses la disparition des commerces anciens. Tout ceci s’effectuant sous couvert de modernisation, louée par la presse et les médias, jugés vendus à la cause de la grande distribution. Lors de l’ouverture d’un Prisunic en libre service à Alès, on peut lire dans les colonnes de Fraternité Française les propos ulcérés de René Cancel (membre de l’UDCA et de la CC de Nîmes) sur le reportage du Provençal, dithyrambique sur l’ouverture du magasin. Le supermarché y figure comme un symbole de modernité et d’innovation, grâce auquel « Alès a résolument pris place dans la lignée des grandes villes30 ».
Face à cette image du supermarché, tenant du modernisme et symbole de Progrès, les poujadistes opposent donc la Boutique comme une forme naturelle et éprouvée de la civilisation traditionnelle. Mais ils formulent également une critique d’ordre esthétique. À la Une du Fraternité Française du 14 mars 1961, on trouve deux photographies de supermarchés, commentées : « contemplez ces deux clichés et ils ne rendent pas la triste impression qu’on ressent en entrant. Ce sont de véritables casernes (…) des bâtiments alignés dans une grise monotonie (…) une tour de chauffage collectif qui évoque ces miradors de camps de concentration… ». La description de cet univers clos, qui impose son gigantisme architectural, comporte en filigrane une critique de la massification moderniste. Les supermarchés sont destinés aux masses, 100voici l’ère des supermarchés pour « citoyens encasernés ». Et « chaque fois qu’une boutique disparaît, qu’un patrimoine familial se disperse, c’est une victoire du capitalisme collectiviste et le monde du travail s’achemine vers une société de robots. Le collectivisme, c’est une civilisation de robots31 »…
Conclusion
Les années 50, qui signent la fin de la pénurie et le début de la libre concurrence, ouvrent, selon les termes de René Péron (2004), une phase d’intenses mutations du commerce. Cette évolution d’échelle, dans l’analyse de Philippe Moati (2001) semble s’imposer avec la force d’une évidence économique : celle d’une adéquation nécessaire entre les appareils de production fordistes et la grande distribution. Elle suscitera pourtant une forte réaction des classes moyennes françaises. Ce qui apparaît dans un premier temps comme un dernier baroud d’honneur de petits indépendants, destinés à rejoindre la masse des salariés, aura fait bien davantage qu’un feu de paille. En réalité, la figure incarnée par le « papetier de Saint-Céré » continue régulièrement d’alimenter le procès « trop consensuel pour ne pas être bien-pensant » (Péron, 2004), intenté à la grande distribution.
En 1977, Pierre Poujade, bénéficiant alors d’une nouvelle légitimité dans la classe politique, s’est félicité d’avoir été l’un des inspirateurs de la loi Royer32. Dans les débats parlementaires préparant la loi Raffarin de 1996, la défense du petit commerce apparaît alors comme la principale motivation à renforcer les freins du développement de la grande distribution.
101Plus près de nous encore, en 2008, sous la menace, entre autres, de voir remplacer le personnel au contact par des automates, l’opinion publique a largement rallié la cause des caissières, incarnant, tout comme Poujade alors, une figure de résistance aux mutations du commerce.
Aujourd’hui, le mythe de la modernité a pris du plomb dans l’aile. Si les consommateurs, dans les faits, plébiscitent le modèle du discount, ils nourrissent surtout en parallèle des sentiments coupables envers les « braves » petits commerçants. Clivés entre la nostalgie des sociabilités marchandes d’autrefois et des impératifs économiques, ils restent toujours plus sensibles aux catégories cristallisées par le mouvement Poujadiste et qui déterminent leurs rapports avec les enseignes. Ainsi l’analyse d’un phénomène politique apparemment très circonscrit nous ouvre les portes d’une meilleure compréhension du lien ambivalent que les consommateurs français entretiennent encore aujourd’hui avec la grande distribution.
102Bibliographie
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1 Une critique sociale dont les termes ont étés très bien analysés par René Péron (2004).
2 Le processus de déclassement ne se joue pas uniquement au niveau des représentations. Il est largement déterminé par une dégradation objective des conditions économiques des petits commerçants et un risque de paupérisation. Comme le suggère à juste titre E. Borne : « l’évolution économique des commerçants français se fait, et nous touchons là à l’essentiel, à contretemps de l’évolution économique globale de la France. Dans les années 50, tout indique une croissance du niveau de vie des Français, pour la première fois depuis plusieurs siècles. Les boutiquiers sont à l’écart de cette expansion (…). Dans les agitations inquiètes des boutiquiers se reflétaient toutes les disparités de la France de l’Après-guerre. Laissés sur le rivage, les commerçants voient passer devant eux d’autres privilégiés, loin d’être comme autrefois moteur de l’expansion, ils apparaissent comme une gêne, comme un frein au Progrès » (Borne, 1977, p. 52).
3 Fraternité Française, janvier 1955.
4 Fraternité Française, 14 mars 1961.
5 Fraternité Française, septembre 1958, éditorial de Pierre Poujade.
6 Fraternité Française, mai 1957. L’UDCA s’est par ailleurs targuée d’avoir réussi à tenir en échec le plan Mendès-France de création de super-marchés, dont le premier devait être expérimenté en Corse en 1955.
7 La réaction à l’instauration des « marchés d’intérêt national » par de Gaulle (décret du 25 août 1958) est sur ce point très révélatrice : elle est interprétée par l’UDCA comme la préfiguration d’une « étatisation du commerce ». Consacrant un article sur ce thème, le numéro de Fraternité Française de septembre 1958 adopte l’accroche suivante : « Commerçants, Pierre Poujade vous avait prévenus ! Vous n’avez rien perdu pour attendre, vous serez fonctionnaires ». Voir également l’article du 21 mars 1961 : « Les nouveaux ensaucissonnés. Le sort réservé par le gouvernement aux entreprises libres ».
8 Fraternité Française, 5 janvier 1959.
9 Une brochure de propagande, « le plan de fonctionnarisation du commerce », est d’ailleurs éditée par l’UDCA en 1959.
10 Fraternité Française, 19 mars 1959.
11 Nous renvoyons à nouveau aux travaux de Nonna Mayer, qui ont souligné que c’était la position intermédiaire et vécue comme telle des petits commerçants dans la structure sociale qui rendait compte depuis près d’un siècle de leur comportement politique. En effet, n’appartenant ni à la bourgeoisie ni à la classe ouvrière, ils se distinguent à la fois des salariés en tant qu’indépendants et du grand magasin capitaliste par le caractère personnel et familial de leur activité. Ils doivent en conséquence se battre sur deux fronts, ce qu’illustre bien le comportement idéologique et politique du mouvement poujadiste.
12 Fraternité Française, avril 1958 (périodicité mensuelle).
13 Ce positionnement intermédiaire qui déboucha sur la quête d’une troisième voie a perduré au-delà de l’épisode poujadiste. Lorsque le CID-UNATI reprit le flambeau de la protestation corporatiste et radicale sous la houlette de Gérard Nicoud, on le retrouve quasiment inchangé, comme en témoignent ces propos de leur chef de file : « On ne détient pas les moyens de production, on intéresse personne (…). Les petits commerçants sont coincés entre un système capitaliste et un système socialiste. C’est-à-dire que soit on mourra par des grandes surfaces, soit par des magasins d’État » (Interview TV avec Philippe Bouvard, Antenne 2, 1980).
14 Fraternité Française, 17 mars 1960.
15 Nous reprenons l’orthographe de l’époque, marquée par le trait d’union…
16 Fraternité Française, 13 avril 1961.
17 C’est une consigne de propagande pour la préparation des réunions, congrès et autre meetings en 1960 : lorsqu’on évoque les difficultés du mouvement, il faut que revienne systématiquement en leitmotiv : « nous avions raison, Poujade avait raison » (Fraternité Française, 5 janvier 1960, p. 3).
18 En 1961, les effectifs du mouvement avaient été divisés par quatre depuis 1955. Il y avait 435000 cotisants en 1955. Moins de 100000. En novembre 1961, Poujade lancera dans les publications du mouvement un « appel pour les 100000 » adhérents et cotisants, nouvel objectif raisonnable pour l’UDCA.
19 Fraternité Française, 14 mars 1961.
20 Fraternité Française, octobre-novembre 1957.
21 Fraternité Française, novembre 1959, éditorial de Pierre Poujade, « Lettre ouverte à M. Leclerc ».
22 Fraternité Française, septembre 1957, éditorial d’Alex Rozières.
23 Fraternité Française, 24 août 1960.
24 « La révolution commerciale vue par un américain », Fraternité Française, 24 août 1960.
25 Un exemple frappant de cette suspicion figure dans le raisonnement suivant sur ceux qui financent l’installation des supermarchés : parmi ceux-ci, les compagnies d’assurance, sous le sceau de l’anonymat « elles ne tiennent pas à perdre leurs clients commerçants et artisans, car c’est avec leur propres primes qu’elles vont participer à leur écrasement. Groupes financiers, banques, compagnies d’assurances créent ces supermarchés grâce aux primes, aux comptes courants, aux agios de ces mêmes artisans, commerçants, petits industriels leur ont payés ou confiés. C’est une escroquerie monumentale, couverte et approuvée par les princes qui nous gouvernent. (Fraternité Française, 5 avril 1961).
26 Fraternité Française, 24 août 1960.
27 Fraternité Française, 24 janvier 1961.
28 Fraternité Française, 17 janvier 1961.
29 Fraternité Française, 24 janvier 1961.
30 Fraternité Française, 2 février 1960.
31 Fraternité Française, janvier 1958.
32 Dans son autobiographie de 1977, Pierre Poujade évoque les coulisses de la Ve République. Il y confesse des accords tacites négociés avec Georges Pompidou entre les 2 tours de l’élection présidentielle de 1965. « Il est convenu que les poujadistes cessent leur campagne systématique d’opposition à De Gaulle. En contrepartie, ils deviennent les interlocuteurs privilégiés sur les problèmes économiques et sociaux concernant le commerce et l’artisanat (…). Mes accords avec Pompidou allaient avoir des résultats positifs : ce fut la préparation de la loi Royer, qui fut votée comme l’on sait » (Poujade, 1977, p. 248).