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Classiques Garnier

Communism realized

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2018 – 1, n° 5
    . Religiosité technologique
  • Author: Ferraris (Maurizio)
  • Abstract: Our era is experiencing “the society closest to communism that history has ever known”. This thesis may seem paradoxical at a time when the concentration of wealth is reaching a level rarely attained. This article attempts to think of the ontological and semiotic forms of a liquefied society and a new form of “documedial” capital, which transforms goods into documents and reveals consumption to be the real investment of labor.
  • Pages: 187 to 199
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406092902
  • ISBN: 978-2-406-09290-2
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0187
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-13-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Communism, document, documedial capital, consumption, goods
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Le communisme réalisé

Le bicentenaire de Marx a produit un bilan prévisible : grand penseur, il a tout compris du capital, mais son rêve, le communisme, ne sest pas réalisé. Pourtant, en sommes-nous sûrs ? À bien y regarder, cest tout le contraire : Marx a manqué un élément central du capital, le fait que celui-ci puisse transcender la dimension industrielle et financière, et cest justement pour cela que le communisme sest réalisé. Commençons par justifier la seconde affirmation qui semble plus surprenante. Malgré ce que lon dit et pense, nous sommes la société la plus proche du communisme que lhistoire ait jamais connue. Certes, plus proche que ne létaient les expériences historiques de communisme réalisé, sans oublier que la plus grande expérience de communisme réalisé est actuellement en cours et nullement en crise, puisque la Chine est en train de devenir le pouvoir hégémonique du xxie siècle. Il convient donc, en tant quintellectuels, de cesser le jeu futile de la condamnation du capitalisme et du regret du communisme. Le communisme est déjà là, dans la révolution en cours. Il sagit de le comprendre et de le conceptualiser. Contrôle des moyens de production par les travailleurs, fin de laliénation et de la division du travail, société sans classes et sans État, nouvelle internationale, dictature du prolétariat, toutes les caractéristiques que Marx attribuait au communisme sont monnaie courante dans de très nombreuses sociétés contemporaines qui se croient capitalistes.

Le téléphone portable avec lequel nous créons des données, cest-à-dire de la richesse, nous appartient (mais on nous le donne presque gratuitement, si nous nous engageons à lutiliser), de même que la maison que nous mettons en location sur Airbnb ou que la voiture dont nous nous servons pour travailler avec Uber. Cest ainsi que finit laliénation, car on voit disparaître la différence entre-temps de travail et temps libre (nous sommes mobilisés de façon pérenne sur le web) ; la différence entre travail intellectuel et travail manuel samenuise (une partie toujours plus importante de lhumanité des sociétés occidentales utilise ses bras 188et ses jambes pour se maintenir en forme et fait usage, pour travailler, de ses doigts qui se meuvent sur le clavier) ; on se dirige vers une société sans classes, même si les différences de revenus demeurent et se creusent ; vers une société sans État (les prérogatives étatiques de la connaissance analytique de la population, de lémission de la monnaie, de limposition et de lexercice de la force passent progressivement à des agences extra-étatiques) ; de plus, – malgré des sursauts souverainistes non moins inactuels que la Restauration de 1814 – on a vu saffirmer une société globalisée, cest-à-dire une nouvelle internationale, cette fois-ci effective. Cest pourquoi elle fait peur : elle est une réalité et non un vague idéal romantique. Pour finir, les populismes constituent la première réalisation historique de cette dictature du prolétariat que Marx considérait comme un moment de transition entre la société bourgeoise et la société communiste.

Cette réalité est le fruit dune révolution tout aussi importante que la révolution industrielle dil y a deux siècles. Depuis la fin du xviiie siècle, nous avons connu le monde du capital industriel : il produisait des marchandises, engendrait de laliénation, faisait du bruit – celui des usines. Puis a eu lieu le tournant du capital financier : il produisait de la richesse, engendrait de ladrénaline et faisait encore un peu de plus bruit – celui des sessions boursières. Aujourdhui, on voit savancer un nouveau capital, le capital documédial : il produit des documents, engendre de la mobilisation et ne fait pas de bruit. Le web est son environnement et sa condition de possibilité. Cest ce web qui a produit ce que je nomme révolution documédiale. Cette dernière est née de la rencontre entre une documentalité toujours plus puissante (la sphère de documents dont dépend lexistence de la réalité sociale) et une médialité diffuse et prégnante, que ce soit quantitativement (on compte deux milliards de téléphones portables) ou qualitativement (grâce aux réseaux sociaux, tout récepteur est également un broadcaster).

Que savons-nous de cette révolution ? Avons-nous vraiment compris de quoi il sagit ? Après un moment deuphorie, où le web a été appréhendé comme relevant de lesthétique en ce quil paraissait porteur dune beauté nouvelle et pourvoyeur dexpériences au sein du monde virtuel, voici venue lheure de la morale. Compris à ses débuts comme une prairie où gambade la liberté, le web est aujourdhui devenu le Big 189Brother qui espionne nos comportements et qui constitue des dossiers à charge sur nos vies. Si importante quelle soit, cette lecture est aussi partielle et partiale que celle qui se faisait le chantre du charme esthétique du web. Et il semble que lon soit revenu à lépoque de la Société des Nations et à sa fantasmatique ambition de gouverner le monde sur la base de la pure production de normes. Dans certains cas, on pourrait transférer au web (en leur souhaitant une meilleure chance) les quatorze points du Président Wilson, en y ajoutant un peu de la déclaration de 1789 ainsi que de celle des Nations Unies de 1948, et en particulier son article 19 qui précise que « tout individu a droit à la liberté dopinion et dexpression » sans autre précision (qui pourrait, par exemple, stipuler que lopinion doit être vraie ou ne pas inciter à la haine, etc.). Le cyberespace est plein déthique, de bonnes intentions, cest-à-dire de la matière dont, comme nous le savons, sont pavées les voies qui conduisent à lenfer : car, tandis que lon débat des principes et des normes, un séisme politique et économique porte au pouvoir, aujourdhui comme dans les années trente, les populistes terrifiés par une transformation quils ne comprennent pas.

Que faire pour comprendre cela ? Léthique est certes une part importante de la philosophie, au même titre que lesthétique. Mais prétendre comprendre véritablement la révolution documédiale par le seul recours à ces deux nobles branches du savoir serait comme lancer une charge de cavalerie contre des chars dassaut. Lanalyse, pour être pertinente, ne peut se limiter à développer les implications éthiques. Elle doit affronter la transformation à laide de tous les instruments fournis par la philosophie : la métaphysique, qui nous aidera à dire ce quest le monde de la révolution documédiale ; lontologie, qui nous dira ce qui existe, quelles sont les composantes de ce nouvel univers dans lequel nous en sommes venus à vivre et dans lequel les marchandises sont devenues des documents ; la technologie, qui nous expliquera ce quest devenu le travail, lui qui sest transformé en une mobilisation sans frontières despace ou de temps et qui, bien souvent, produit de la valeur sans être rétribué ; lépistémologie, qui nous aidera à comprendre ce qui ne va pas dans la révolution, et en particulier lénorme asymétrie (que je nomme « plus-value documédiale ») qui, dans ce que lon a défini à tort comme une économie de la connaissance, oppose les informations obtenues par celui qui se mobilise à celles quil cède gratuitement à la 190plateforme ; enfin, la téléologie, qui répondra à la question « que faire ? », une question que la politique, réduite à lanalyse de sondages et à une campagne électorale sans fin, est incapable de satisfaire.

La révélation du mystère des marchandises

Lorsque jétais enfant, on ressassait lannonce de leffondrement prochain du capitalisme sous le poids de ses contradictions et de lavènement imminent du communisme. La posture était messianique et quelque peu ennuyeuse. Surtout, elle justifiait les gouvernements de droite qui devaient nous sauver du bolchévisme. Après 1989, le refrain a changé : le capitalisme a gagné et enchaîné les succès (position frustrante, puisquelle suppose un capital extrêmement intelligent et un communisme on ne peut plus stupide). Cette situation était rendue possible, si paradoxal que cela puisse sembler, par une erreur philosophique : par respect pour Hegel, Marx avait vu dans la contradiction le moteur de lhistoire, de sorte quil sattendait à ce que le capitalisme sécroule sous le poids de ses contradictions et cède ainsi la place au communisme. Les amis du capital ont eu beau jeu dobjecter que ces contradictions nexistaient pas, sans toutefois voir que le nouveau capital réalisait le communisme (on peut les en excuser, puisque même les amis du communisme semblent ne pas avoir remarqué ce point).

Dans le monde social, on voit en revanche surgir un nouveau macro-objet, presque un nouveau monde, qui rivalisera potentiellement avec tous les autres. Il sagit du capital documédial, plus riche que le capital financier, et qui aura un impact sans précédent sur la création de la valeur, sur les rapports sociaux et sur lorganisation de la vie des individus. Même si, encore aujourdhui, plus dun être humain sur deux ne possède pas de téléphone portable, il est significatif de remarquer que le nombre de dispositifs connectés sélève à vingt-trois milliards, soit plus de trois fois la population mondiale. Cette connectivité produit chaque jour un nombre dobjets socialement significatifs supérieur à celui que produisent toutes les usines du monde : une masse immense dactes, de contacts, de transactions et de traces, codifiés en 2.5 quintillions (2.5 x 1030) de bytes.

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Ces documents peuvent être faibles, cest-à-dire nêtre que des enregistrements de faits (untel se trouvait en tel lieu à telle heure : son téléphone portable nous le dit), ou forts, cest-à-dire constituer des enregistrements dactes (Tizio a posté un commentaire sur un réseau social, Caio a acheté un billet, Sempronio a navigué au moyen dun moteur de recherche). Documents faibles et documents forts constituent le vrai capital du xxie siècle, bien plus puissant que le capital industriel qui, lui, se limite à la production de marchandises désormais en grande partie fabriquées par des machines, ou que le capital financier, qui ne rend compte que de ce que largent peut nous donner, autrement dit pas grand-chose ou, pour le moins, pas tout. Le capital documédial, au contraire, nous donne accès à des informations abondantes, sûres et bien souvent capables daller jusquau niveau de détail de lindividu. En effet, ces informations ne concernent pas seulement la richesse (qui nous dit lessence des choses avec la même approximation que celle avec laquelle le prix nous informe de la qualité du produit), mais également les comportements, les intérêts, les croyances et les espérances des êtres humains.

Il nest dès lors pas étonnant quavec lavènement du capital documédial, on assiste à une transition lourde de conséquences depuis les marchandises vers les documents. Cette transformation va dans deux directions. Dune part, les marchandises sont produites comme documents, cest-à-dire selon des modalités telles que celles permises par les imprimantes 3D. Celles-ci font vaciller la distinction entre travail intellectuel et travail manuel puisque linterface dont se sert le travailleur est la machine universelle : lordinateur. Or, il vaut la peine de remarquer que lune des caractéristiques infaillibles de la société communiste est, pour Marx, labsence de différence entre travail intellectuel et travail manuel. Et sil était fort aisé de soutenir que celui qui travaillait sur une chaîne de montage effectuait un travail manuel, il est bien plus difficile de soutenir que le travail de celui qui produit avec une imprimante 3D est un travailleur manuel, à moins que lon ne considère comme manuel le travail que je suis en train deffectuer en ce moment précis, à savoir taper sur un clavier.

On voit donc disparaître (et cela sera toujours plus vrai) lune des distinctions caractéristiques du monde bourgeois, celle entre cols-bleus et cols blancs. Mais cest là une circonstance peu significative 192sociologiquement parlant : le nombre de personnes qui travaillent avec des imprimantes 3D sera de toute façon dérisoire par rapport à celui des travailleurs sur les chaînes de montage. En revanche, un autre aspect est bien plus intéressant. Non seulement les marchandises sont produites avec les instruments que lon employait traditionnellement pour produire les documents, mais – tel est le point fondamental – les marchandises les plus prisées deviennent elles-mêmes des documents bien plus importants que cette marchandise donnée traditionnellement pour extrêmement précieuse : largent. Avec pour résultat que les marchandises traditionnelles sont souvent offertes gratuitement ou à des prix extrêmement bas, à condition que celui qui achète laisse en échange ses données et accomplisse de fait le travail fondamental, celui de la consommation, qui ne peut être remplacé par des agents mécaniques. Les données ainsi cédées pour rien valent beaucoup plus que largent, car elles nous parlent non pas de ce quil a, mais de ce quil est, de ses croyances, de ses faiblesses, de ses espérances.

Ce point pourrait passer pour une contradiction interne au capital puisquon renonce à laccumulation dargent pour donner de la valeur à la connaissance des personnes. Il nen est rien. La logique à lœuvre révèle, de fait, tant la nature de largent (qui est essentiellement un instrument dinformation, en loccurrence sur notre solvabilité) que – ce qui est extrêmement important pour le communisme réalise – la nature des marchandises. En quel sens ? Ce qui faisait mystère pour Marx, cest-à-dire la capacité des marchandises à solidifier et à cacher dans les objets le rapport entre les personnes, ce mystère-là est dissipé puisque le document est explicitement un rapport entre personnes. Aujourdhui, tout mouvement que nous effectuons, puisquil a lieu sur le web, laisse des traces et produit des documents, donc de la valeur et de la richesse, pour qui sait sen servir. Cest pourquoi il ny a plus aucun mystère : il est aujourdhui clair comme de leau de roche que larchive que nous nommons familièrement Web vaut parce quil contient des documents qui sont infiniment plus riches que la monnaie en ce quils gardent la trace de tout acte de lhumanité. Ils sont comparables à une bibliothèque de Babel que les algorithmes transforment en une source de prédictions et de connaissances du monde social.

De là une conséquence qui mérite réflexion. Le néolibéralisme sest sans doute trompé. Mais son erreur na pas consisté à penser le capital 193comme inévitable (il lest en effet). Elle a plutôt consisté à croire que le capital est le capital financier visant le profit, alors que le capital est le profit. De même le marxisme sétait trompé en pensant que le capital était une production de marchandises et de travail là où, encore une fois, il est bien plus que cela. Le capital est la forme essentielle de la culture humaine et donc de la nature humaine (il ny a pas de nature humaine en dehors de la culture), car il est la condition de possibilité de la technique et des objets sociaux. Sans archive, cest-à-dire sans capital, nous ne serions pas en mesure de nous libérer lesclavage de largent, et, plus encore, nous serions « sans famille, sans loi, sans foyer » pour reprendre limage de la disgrâce livrée par Homère. La révolution documédiale a donc rendu potentiellement marginal ce document pauvrement informatif quest largent. Largent, qui représentait de façon incomplète larchive, a été remplacé par larchive en tant que telle. Le capital documédial peut ainsi être imagé comme étant un tableau noir universel où sont notés tous les actes sociaux sous une forme à la fois indélébile et accessible à lhumanité tout entière.

La fin de laliénation

Keynes avait prophétisé que nous ne travaillerions plus, à terme, que quinze heures par semaine. À rebours de cette prophétie, nous avons limpression den travailler quinze par jour, bien que, ironiquement, le taux de chômage soit particulièrement élevé dans de très nombreux pays avancés. Comment cela est-il possible ? Alors que sest dissipé le mystère qui masquait la nature « documentale » des marchandises, nous nous trouvons ici face à un autre mystère, celui du travail. Même si, en apparence, le capital documédial exige très peu de travail (un technicien, un magasinier, quelques livreurs bientôt remplacés par des nuées de drones), il met en réalité le monde entier au travail sans lui accorder aucune rétribution. Alors que le capital industriel conjuguait la force de travail rétribuée et les moyens de production mis à disposition par le capitaliste, le capital documédial repose sur la mobilisation non rétribuée et sur les moyens denregistrement de cette mobilisation, moyens 194qui sont achetés par les mobilisés. Ce que le capitaliste documédial paye de sa proche, ce sont les moyens dinterprétation qui constituent en réalité les instruments dun capital cognitif. Or, celui-ci ne consiste pas, comme on pourrait le penser, en une connaissance diffuse. Bien au contraire, il tire avantage de la connaissance centralisée et réservée de la mobilisation totale des utilisateurs.

Dans la révolution documédiale, le travail entendu au sens traditionnel, avec son lot de fatigues, daliénations et de rétributions, est en train de disparaître, et il est destiné à disparaître toujours plus à léchelle mondiale. Les rues se rempliront toujours plus de runners qui brûlent les calories absorbées de manière excessive et que la fatigue du travail ne permet plus de consommer. Pourtant, via cette activité apparemment ludique, les runners travaillent : ils produisent de la valeur en engendrant des données sur leur santé, sur leur cadence, sur leurs goûts musicaux, sur les parcours quils préfèrent. Plus quà une disparition, nous avons affaire à une dissémination du travail. Celui-ci noccupe pas une place centrale et monolithique qui définirait lidentité des personnes. Il se disperse et se cache dans les plis de notre vie à mesure précisément quil devient mobilisation et agitation constante dans linteraction avec le web qui, contrairement à ce qui se produit avec les anciens médias, nest pas soporifique. Car face au web, nous sommes actifs et mobilisés, jamais passifs. De ce point de vue, la mobilisation sur le web a les caractéristiques du « travail du rêve » tel que Freud la thématisé : condensation (une fonction qui a des finalités ludiques et qui est, en même temps, productrice de valeur) ; déplacement (lorsque nous sommes au travail, nous pouvons facilement ne pas travailler, mais le travail nous poursuivra dans notre vie) ; figuration par le contraire : la consommation, traditionnellement conçue comme lopposé du travail, est aujourdhui un élément crucial du fonctionnement du système productif, au même titre que les vacances, les divertissements, les événements. Autrement dit, au sein de toutes ces sphères qui ne sont apparemment pas liées au travail se déploie la quintessence de la mobilisation – cette notion qui dépasse et englobe la notion étroite et traditionnelle de travail.

Le renversement de toutes les valeurs à lanalyse duquelle Nietzsche sest consacré dans les dernières années de sa vie lucide ne sest pas réalisé. En compensation, nous assistons à un renversement de tous les travaux. Au moment où lautomatisation garantit des prix de production 195extrêmement bas, bien plus bas que ceux permis par la révolution industrielle ou par léconomie service, ce qui compte dans le travail nest pas la force investie, pas plus dailleurs que lintelligence, mais bien la consommation, le besoin, la dépendance et la passivité. Cest-à-dire cet ensemble dexigences dérivant, pour une très large part, du fait que les humains sont des organismes et qui met en mouvement la machine productive, qui lui confère un sens sans lequel elle serait destinée à demeurer oiseuse et, plus encore, insensée.

Tel est le grand mystère de notre époque. Tandis que nous pensons vivre notre vie extra-professionnelle, satisfaire nos besoins, suivre nos désirs et exprimer nos idées, nous endossons les fonctions de banquiers, de journalistes, de publicitaires et dagents de voyage. Surtout, nous alimentons des archives inconnues en fournissant des dossiers extrêmement détaillés sur nos goûts et nos ennuis, sur nos habitudes comme sur les exceptions à la règle qui nous rendent imprévisibles pour qui ne les connaît pas (et donc aussi pour nous-mêmes), sur notre santé, sur nos inclinations politiques et sexuelles. Bien entendu, pas une seconde de ce temps nest rétribuée. Depuis quand paie-t-on les personnes pour le seul fait de vivre ? Et pourtant, ce temps produit une richesse bien supérieure à celle de largent car il ne se limite pas à donner des informations sur ce que nous pouvons dépenser. Il fait ce que nous sommes et ce que nous voulons, choses que largent non seulement ne peut acheter mais quil nest pas même en mesure de représenter.

Jimagine lobjection : où se trouverait ici la réalisation du communisme ? Le fait est quelle est là. Il suffit, pour lexpliquer davoir des yeux pour le voir. La mobilisation que nous avons mise en lumière nest pas une nouvelle version de laliénation technologique, thème sur lequel on a écrit des millions de pages avec pour seul résultat daccroître la déforestation et donc la production et la vente de tronçonneuses. Cette mobilisation généralisée na pas engendré une aliénation mais bien plutôt une révélation. Comme le veut le principe selon lequel la technologique, bien loin de déformer une hypothétique essence de lhomme, la manifeste, (lhumain nest humain quen tant quil dispose de suppléments technologiques), la transformation en cours est une révélation de cette essence. Si les choses en vont bien ainsi, il ny a pas lieu de sétonner du fait que limmense accroissement des moyens denregistrement produits par le web ait déterminé le gigantesque changement social que nous avons sous les yeux.

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Cette transformation fait en sorte que ce qui disparaît soit justement la notion traditionnelle daliénation. Lévanouissement de la différence entre-temps de travail et temps de la vie et la subsomption du travail sous la catégorie plus englobante de mobilisation font disparaître laspect le plus visible du capitalisme selon Marx : laliénation du temps propre (même si laliénation à légard des produits de son propre travail persiste). En effet, nous ne sommes plus condamnés à cette aliénation qui nous contraignait à des gestes répétitifs, reproduits pendant des heures et durant toute une vie de travail. En revanche, nous assitons à la réalisation de lhumanité communiste exposée par lIdéologie allemande : on va à la pêche le matin, on critique laprès-midi et on soccupe du bétail le soir. Nest-ce pas justement cela notre vie ? Nest-ce pas là la vie paradigmatique du communisme réalisé ? Remarquer que ce nest pas grand-chose comme vie. Mais il reste que personne ne voudrait revenir en arrière. Nier quil sagisse dune réalisation du communisme, y voir une cruelle astuce du capitalisme, ce serait comme imputer à la déclaration des droits de lhomme les hate speeches qui ont été, de fait, le résultat imprévu du droit universel à lexpression.

La dictature du prolétariat

Les personnes peuvent finalement exprimer leurs opinions. Elles ont les instruments et le temps pour le faire. Et ces opinions sont essentiellement des manifestations de peur, de haine, denvie. Jimagine lobjection : cela nest pas grand-chose comme communisme réalisé. Non, en effet, cela nest pas grand-chose. Marx lui-même le savait et le prévoyait, lui qui avait conçu la dictature du prolétariat comme une phase intermédiaire de la transition entre capitalisme et communisme. Lui qui en reconnaissait avec exactitude la charge de haine ayant à lesprit la Commune de Paris. Or, que sont les populismes contemporains, sinon la réalisation de la dictature du prolétariat ? De ce point de vue, il ny a rien de plus trompeur que la comparaison entre les populismes médiatiques et le fascisme. Ce dernier reposait sur un gouvernement autoritaire, de même, au demeurant, que le stalinisme. Il défendait un projet politique négligeant les idées des gouvernés, selon une posture 197qui, pour le dire en bref, était sa faiblesse par rapport aux démocraties libérales contraintes de tenir compte de lopinion publique. Si influente que fût cette dernière, il nen reste pas moins que Churchill, en juillet 1940, alors que la France sétait rendue, que lUnion Soviétique sétait alliée à lAllemagne et que les États-Unis étaient neutres, put refuser les propositions de paix dHitler. Aujourdhui, il ne le pourrait pas. Admettons-le, cette éventualité est bien pire que le Brexit.

Tel est le paradoxe du populisme. Au moment où les marchandises les plus prisées sont les documents qui garantissent, à qui sait les interpréter, une connaissance cambridgeanalytique, il devient facile de proposer un programme électoral gagnant. Mais cela ne garantit pas à celui sempare du gouvernement un quelconque pouvoir despotique éventuellement renforcé par un contrôle de type Panopticon permettant despionner la vie des gouvernés. Cest exactement le contraire qui se produit. Le Panopticon est un maintenant privé, non étatique. Cest un Panopticon inversé par lequel le gouvernant est lesclave des sondages et du web qui lont porté au pouvoir. De sorte quil doit exécuter les ordres, non dun maître si bon ou mauvais soit-il, mais dune multitude qui nest pas une classe et moins que jamais un peuple. Caractérisée par un manque radical de solidarité, elle est bien une somme de monades tenues ensemble par la haine et par lenvie sociale. Les gouvernés gouvernent les gouvernants, et cela, non pas parce que ces derniers habiteraient une maison de verre, mais plus simplement parce que le Palais ne sait que trop bien ce que veulent les électeurs.

Il est dit que les politiciens actuels ne sont pas sans rappeler les influencers du web. Cette comparaison doit être prise à la lettre : comme ces derniers, ils sont lapplaudimètre des humeurs des followers. De sorte quà bien y regarder, ceux sont eux sont des influenced. Il ne sagit pas là dune quelconque réalisation de la démocratie et de la politique, mais bien plutôt de linstauration dune ochlocratie. Concrètement : vous feriez-vous gouverner par ceux qui se garent en triple file ? Eh bien, cest cela quest lochlocratie. Cette haine et cette envie ont des cibles inadéquates et on ne peut plus dépassées : elles sattaquent par exemple aux banques, aux banksters, aux pouvoirs forts. Elles craignent le grand complot. Elles nestiment pas quelles prêtent leur argent aux banques, alors même quelles offrent leurs données aux compagnies. Et elles le font probablement parce quelles ne se rendent pas compte du fait quil 198sagit dune richesse bien supérieure à celle que constitue largent que lon dépose à la banque. Rien nest plus erroné, je le répète, que de voir dans le populisme un retour du fascisme et dun état totalitaire.

Le fascisme est un gouvernement autoritaire et totalitaire avec une projectualité immense et catastrophique ; le populisme est un gouvernement irresponsable et parcellisé, livré aux désirs multiples et contradictoires de ses électeurs. Il est labsence totale de projets, lesquels sont déférés aux utilisateurs du web, au « peuple ». La tâche véritable qui nous est assignée est donc de former nous-mêmes un projet, dêtre capables de décisions. Pour cela, il faut commencer par répondre à une question. Si lon a vu disparaître la différence entre travail manuel et intellectuel, si laliénation est finie, si la dictature du prolétariat est à lœuvre, comment se fait-il que les personnes soient aussi en colère ?

La réponse est de lordre du banal : parce quelles travaillent gratuitement, mais quelles ne le savent pas. Le fait que leur mauvaise humeur se dirige vers des objets imaginaires en témoigne. De même que léconomie prémarxienne ne voyait pas que la rétribution des ouvriers payait uniquement une partie du travail, de même on tend aujourdhui à ignorer (du côté du capital comme du côté du travail) le fait que la mobilisation nest quen partie rétribuée par les services offerts gratuitement par le web. Il est difficile de ne pas saisir lasymétrie entre donner et avoir. Les documents que les archives fournissent aux mobilisés sont généraux et accessibles à tous. Ils noffrent donc pas, par définition, davantages compétitifs. Les informations que les mobilisés offrent aux archives sont au contraire individuelles et accessibles uniquement à qui sait les manipuler, de sorte quelles offrent dénormes avantages compétitifs. On ajoutera que, comme je le rappelais, les mobilisés paient de leur poche les moyens de production : appareils et abonnement chez leur fournisseur, domicile pour Airbnb, automobile pour Uber.

Le rapport entre les mobilisés et les plateformes reproduit donc le rapport classique entre capital et travail à une variante près mais une variante essentielle. Ici, le travail nest pas rétribué. Plus encore, il nest pas même reconnu comme tel. Malgré cela, tout un chacun le sent à fleur de peau, justifiant que la colère sociale soit devenue épidermique. Elle nest que réaction à un problème que lon ignore et dont nous avertit uniquement la catastrophe : la nouvelle plus-value produite par le web. Les populistes, comme leurs opposants, ne voient pas un point crucial : 199le problème ne tient pas au capital financier ou à la mondialisation mais bien à la grande asymétrie qui existe entre mobilisants, ceux qui gèrent les plateformes du web et interprètent les données, et mobilisés, ceux qui se contentent de naviguer sur le web. Tandis que lon maudit les banques, voire, avec une expression qui donne des frissons, le « capitalisme apatride », on ne pense pas au fait que les vrais « pouvoirs forts » sont tout autres : Google, Apple, Amazon (et jusque-là, nous le savons tous) ; Tencent, Alibaba, Baxt, WeChat en Chine (et ces noms sont moins connus). Les plus forts de ces pouvoirs sont inconnus de la majorité : ce sont les noms des « miners » qui fouillent les données et les interprètent, Acsion, Criteo, Equifax, Experian, Quantcast, Tapad. Qui a déjà entendu leurs noms ? Et qui a entendu le nom de Privacy Internacional, lorganisation qui en étudie et en dénonce les activités ?

Il sagit de connaître et de reconnaître le fait que léchange entre les compagnies de gestion et chacun de nous nest pas un échange égal. À linstar du capital industriel, il comporte une injustice fondamentale, par laquelle les données (qui constituent le capital du xxie siècle, comme les marchandises étaient le capital du xixe siècle et les finances celui du xxe siècle) sont distribuées de façon inique. Nous constatons, du côté des utilisateurs, une mobilisation incessante qui nest pas reconnue comme travail ni par celui qui loffre, ni par celui qui le reçoit. Et ce, alors même quil sagit de travail à tous égards puisquil produit de la valeur. Au contraire, du côté des gérants, nous voyons se produire une capitalisation des données qui produit des gains bien supérieurs à ceux du capital financier – car larchive documédial fournit des connaissances plus vastes et plus utiles que celles qui proviennent du simple flux financier. Reconnaître la nature de la plus-value documédiale constitue une tâche philosophique non moins nécessaire que celle qua accomplie Marx en son temps. Cest là un travail préliminaire à une œuvre plus importante encore et qui consistera à éviter que le Panopticon inversé ne paralyse la démocratie.

Maurizio Ferraris

Université de Turin

Traduit de litalien
par Sabine Plaud