De Moby Dick à Emoji Dick Ce que traduisent les émoticônes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Auteur : Béghain (Véronique)
- Résumé : Cet article explore les apories propres à Emoji Dick, traduction iconoclaste en émoticônes du Moby Dick de Melville et récit exemplaire paradoxal du paradigme traductif : somme romanesque sans romanesque, lingua franca résistant au déchiffrement, artefact de l’ère numérique au vocabulaire puisé dans les ressources électroniques qui s’en remet pourtant au papier pour assurer sa diffusion.
- Pages : 109 à 123
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406061939
- ISBN : 978-2-406-06193-9
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0109
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
De Moby Dick à Emoji Dick
Ce que traduisent les émoticônes
Dans « émoticône », il y a « icône » et il y a « émotion ». Si, dans l’usage qui est fait des émoticônes dans les courriels ou SMS, la part émotive de l’émoticône se trouve le plus fréquemment sollicitée, notamment pour communiquer au destinataire une humeur, un état d’esprit ou plus spécifiquement une émotion, les émoticônes sont aussi devenues, dans certaines cultures ou dans certains groupes sociaux, un langage pictographique dont la fonction n’est plus seulement de communiquer des émotions, mais bien de signifier toutes sortes de choses allant de l’activité en cours ou projetée au moyen de transport utilisé, en passant par la description d’une situation ou l’évaluation du coût d’une opération – et l’on en veut pour preuve la variété et l’hétérogénéité des pictogrammes mis à la disposition des utilisateurs, notamment dans les jeux de caractères emoji (émoticônes japonaises). Par ailleurs, si l’émoticône occupait à l’origine une position accessoire ou ancillaire, voire décorative, et pouvait se lire comme un simple supplément ou adjuvant du discours verbal qu’elle ne remplaçait pas, elle en est venue à constituer parfois le support d’une écriture autonome, comme en témoignent certains SMS recourant à ce seul langage que certains d’entre nous pouvons échanger. L’émancipation de l’émoticône prend, elle, un tour nouveau quand elle se radicalise au sein d’entreprises proprement extrêmes, tel l’ouvrage paru en 2010 sous le titre Emoji Dick, dont la singularité tient au premier chef à ce qu’il a pour ambition de narrer une histoire (et pas n’importe laquelle) en emoji, à l’exclusion de tout autre langage, mais dont la dimension extraordinaire tient aussi à ce qu’il extrait l’émoticône de son milieu d’origine, l’écosystème numérique dans lequel nous font baigner nos téléphones portables et ordinateurs, pour l’acclimater à un environnement a priori hostile et tout à fait inattendu dans ce contexte : celui du livre imprimé.
110À l’origine de cette enquête se trouve ainsi la découverte d’une œuvre inclassable, excentrique, fantaisiste, voire canularesque, au regard de nos attentes de lecteurs humanistes et cultivés, une œuvre dont les défauts et les multiples manquements aux exigences les plus élémentaires de la littérarité pourraient susciter chez chacun d’entre nous au mieux une moue dubitative, un haussement d’épaule, un froncement de sourcil, au pire un désir de mise au pilon immédiate, mais une œuvre dont la vacuité, la possible inanité, se trouve, par l’excès même qui en guide la conception et la réalisation, « relevée ». « Relevée » dans le sens que Derrida donne à ce mot lorsqu’il parle de « traduction relevante », dans un texte qui s’intitule justement « Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? » (Derrida 1999). La « traduction relevante », c’est la traduction en tant qu’elle relève, c’est-à-dire en tant que tout à la fois elle élève, pimente (comme on parle de relever une sauce) et remplace (comme on parle de « relever la garde »). Mais c’est aussi, jeu de mots bilingue oblige chez Derrida, la traduction qui convient ou qui est appropriée, vers quoi fait signe l’anglais « relevant » à peine dissimulé derrière le terme « relevante ».
Emoji Dick, traduction iconoclaste :
genèse et réception
Relevante dans son excès même, cette œuvre intitulée Emoji Dick (dont le titre complet est Emoji Dick ; or, ) l’est au premier chef parce qu’il s’agit bel et bien d’une traduction. Emoji Dick se présente comme une traduction en émoticônes du roman majeur d’Herman Melville, Moby Dick, or the Whale, paru en 1851 – ce qu’indique explicitement la couverture où apparaissent le nom de Melville et la mention « Translated by ». La page de garde, de son côté, répond à toutes les normes en vigueur en la matière : mention du texte original, mention de l’édition utilisée (en l’occurrence la version électronique mise en ligne dans le cadre du projet Gutenberg), mention du copyright de la traduction et de la date de parution (2010). Deux éléments de la page de garde attirent cependant l’attention. Il y est spécifié qu’un chapitre entier a été omis : si l’omission 111d’un chapitre constitue une infraction majeure au regard de la déontologie contemporaine de la profession, la mention même de cette omission est non seulement louable, mais proprement remarquable, quand on sait à quel point l’histoire de la littérature en traduction abonde en coupes sauvages et autres formes de violation textuelle soigneusement passées sous silence par les traducteurs comme par les éditeurs. En somme, à ce stade, l’ouvrage se donne d’emblée comme une entreprise sérieuse répondant contre toute attente aux canons du genre alors même que ses prémisses laissaient augurer d’une approche fantaisiste de la traduction. Moins canoniques toutefois, les spécifications incluses dans les paragraphes relatifs aux droits de reproduction et d’adaptation apparaissant tout en bas de la page de garde. On y découvre que l’œuvre est régie par une licence Creative Commons et que, dans les limites d’une attribution explicite de l’œuvre au détenteur du copyright, celle-ci peut être librement partagée, reproduite, distribuée, adaptée.
Cette vocation au partage se trouve d’une certaine façon inscrite dans la genèse même d’Emoji Dick. Car cette traduction résulte d’une entreprise de nature collaborative lancée en 2009 par un certain Fred Benenson, ingénieur spécialisé dans le traitement de données chez Kickstarter, entreprise américaine de financement participatif (crowdfunding) fondée la même année. Fred Benenson a ainsi recruté huit cents personnes via Amazon Mechanical Turk, une plateforme de crowdsourcing (forme de production participative) proposée par Amazon, qui permet de faire réaliser des micro-tâches dématérialisées par un grand nombre de gens, contre rémunération – très faible rémunération, il faut le souligner. Forme de travail morcelé pour une main-d’œuvre précaire, flexible et mal payée, donc. Le nom même de la plateforme, « le Turc mécanique » en français, fait référence à un célèbre canular du xviiie siècle, qui s’appuyait sur un automate costumé en Turc censément suffisamment doué pour résoudre toutes sortes de problèmes, mais à l’intérieur duquel était en réalité dissimulé un humain.
Ayant rassemblé plus de 3500 $ en trente jours auprès de quatre-vingt-trois personnes grâce à Kickstarter, Benenson paie les traducteurs des six mille quatre cent trente huit phrases du roman cinq cents par phrase traduite. Chaque phrase fait l’objet de trois traductions réalisées par trois traducteurs différents, qui sont ensuite soumises au vote des internautes, eux-mêmes payés deux cents par vote. La phrase ayant 112recueilli le plus grand nombre de votes est sélectionnée pour l’ouvrage. Emoji Dick peut ainsi apparaître comme manifestation d’une forme de relève de la garde et, à ce titre, traduction « relevante », ne serait-ce que si on l’aborde sous l’angle de l’aventure éditoriale, telle qu’elle se trouve en l’occurrence refléter certaines mutations récentes de l’édition et du marché de la traduction1.
Reste à savoir si Emoji Dick « élève » Moby Dick, dans le sens où l’entendait Derrida. À première vue, on serait tenté de dire que cette traduction dans le langage contraint, rigide, pauvre, simpliste des émoticônes rabaisse le chef-d’œuvre de Melville tout en nuances et en virtuosité stylistique. Mais, suivant en cela les mécanismes propres à la parodie hypertextuelle à laquelle on peut l’apparenter, Emoji Dick « élève » bien Moby Dick en ce que cette traduction iconoclaste a valeur d’hommage autant que de raillerie. Car c’est bien le propre de la parodie que d’« entérine[r] l’écart hiérarchique et [de] conforte[r] l’œuvre parodiée dans son statut d’œuvre “majeure” » (Roque 2000, 183). Ce que ne manque pas de faire Emoji Dick à l’endroit de Moby Dick, comme en témoignent divers articles en ligne consacrés à cette traduction iconoclaste, où se trouve systématiquement soulignée la dimension canonique et iconique du roman de Melville.
Dans cette perspective, Emoji Dick est aussi, du reste, une œuvre participant d’un comique typiquement américain, comique dont on sait qu’il repose notamment sur la mise en relief des disparités entre réel et idéal et sur la promotion de l’anodin au rang de sujet prioritaire. La posture qui est celle d’Emoji Dick est ainsi caractéristique du « béotien » américain « se complaisant dans des valeurs prosaïques face aux snobismes intellectuels » (Royot 1996, 5) et elle illustre une tendance rarement démentie de la culture américaine à se laisser constamment travailler par la question des hiérarchies, ici revisitée dans le cadre 113d’une confrontation de nature foncièrement ludique entre une langue sophistiquée, aristocratique, élitiste, européano-centrique et une langue vernaculaire, populaire, démocratique, pour brosser à grands traits un dualisme politico-culturel fondateur, très prégnant du reste dans le xixe siècle américain qu’a pu connaître Melville – à ceci près que le vernaculaire est ici composé d’emoji, alphabet développé à l’origine par les Japonais.
Que l’écart entre art majeur et art mineur soit au cœur d’Emoji Dick, le récit de la genèse de l’œuvre par Benenson le fait clairement apparaître. Cherchant une œuvre libre de droits pour son projet de traduction en émoticônes, il rapporte avoir arrêté son choix sur Moby Dick (après avoir envisagé de retenir la Bible) parce que ce corpus autorisait, dit-il, une « juxtaposition étonnante entre le langage vraiment simple, contraint [des émoticônes] et la littérature classique » (Popovich 2013, ma traduction). L’effet de surprise créé par la juxtaposition de langages hétérogènes, voire antinomiques, se révèle donc essentiel à l’entreprise, cette juxtaposition se trouvant par ailleurs matérialisée par le choix de présenter la traduction dans une édition bilingue où alternent les phrases de Melville et leur traduction en émoticônes. Le plaisir provoqué par Emoji Dick tient ainsi au premier chef à ce que Barthes appelle la « collision » de « codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) » qui « entrent en contact » (Barthes 1973, 14).
L’émotion ici se trouve ainsi d’emblée sollicitée par la posture provocatrice qui sous-tend cette entreprise iconoclaste alimentée à une culture qui n’est jamais à court d’idées pour dynamiter et par la même occasion dynamiser le canon. La publication de l’opus n’est pas allée sans créer une certaine émotion, de fait. Ici, dans une revue en ligne, une internaute, déplorant la perte de temps et d’énergie que l’entreprise représente, menace celui ou celle qui « paiera 200 $ pour ces idioties dernier cri » de « l’assommer avec » (Beck 2013, ma traduction). Là, dans un article paru dans le New Yorker dès le lancement du projet, une journaliste s’enthousiasme (Law 2009), à l’instar de Michael Neubert qui va jusqu’à faire l’acquisition d’Emoji Dick pour la Bibliothèque du Congrès, où il est chargé des projets numériques, en arguant qu’il s’agit d’un témoignage unique de notre époque qu’il convient d’archiver pour les générations à venir afin que, une fois ce langage disparu, il en reste une trace accessible à d’éventuels chercheurs (Neubert cité par Shea 2014).
114Curieusement, tandis que la futilité de l’entreprise déchaîne les passions chez certains, il n’est personne pour s’indigner du mode de production lui-même et, plus spécifiquement, du recours à la plateforme Amazon Mechanical Turk, évoquée plus haut. Et pourtant, il y aurait matière à s’émouvoir de ce qu’un travail de traduction d’une telle ampleur soit confié à des amateurs sous-payés. Sans doute la dimension « mineure » de la langue-cible de la traduction, l’émoticône, est-elle pour quelque chose dans cette indifférence générale, la plateforme elle-même ayant fait l’objet par ailleurs de quelques critiques virulentes2.
Mais, au-delà de la curiosité, de l’irritation, voire de la colère, parfois suscitées par Emoji Dick, c’est la relation que l’émotion peut avoir avec la traduction en émoticônes qu’il nous faut à présent interroger. Il convient de distinguer ici deux niveaux, deux échelles, me semble-t-il, et de doubler une approche « micro » par une approche « macro », la première s’intéressant à la production éventuelle d’émotions générée par la « lecture » d’Emoji Dick, la seconde à sa faculté de nous émouvoir comme traduction, comme entreprise littéraire, ou encore comme production humaine. L’approche sensible et textuelle se double ainsi d’une approche conceptuelle, dont les effets en termes d’émotions sont bien distincts.
Disons-le d’emblée, la faculté de ce livre à engendrer de l’émotion à l’échelle « micro » est limitée. Il relève ainsi clairement du « texte de jouissance » plus que du « texte de plaisir », si l’on reprend les catégories de Barthes (Barthes 1973, 25-26) – même si Barthes prend soin de préciser que jouissance et émotion ne sont pas exclusives (42). Force est de reconnaître que l’émotion dominante à la découverte de l’objet lui-même est incontestablement la déception, surtout si l’on n’a accès qu’à l’édition de poche, dépourvue non seulement de véritable lisibilité, mais surtout de toute couleur, alors que la couleur apparaît comme un ingrédient essentiel de l’émoticône dans sa vocation à nous toucher puisque c’est dans la couleur qu’elle puise une large part de son expressivité.
Qu’en est-il, du reste, de l’expressivité supposée des émoticônes quand leur domaine d’action se voit simultanément réduit à celui d’une langue de codage universelle et étendu, au-delà des affects, à tout ce qu’il est envisageable de représenter au moyen d’une icône ? On rappelait en 115ouverture que les émoticônes avaient originellement pour fonction de communiquer des humeurs et des émotions dans le corps d’un message où elles constituaient un simple supplément au discours verbal. L’émoticône doit ainsi son « étymologie » et son cousinage avec l’émotion à ce qu’elle est une manière de signe de ponctuation, étant entendu que la ponctuation peut se concevoir, comme l’écrit le philosophe et musicologue Peter Szendy, « comme ce coup redoublant, comme ce flash ou ce clap ponctuel qui, remarquant ce qui arrive, permet d’en faire et d’en inscrire l’expérience » (Szendy 2013, 13). Victor Hugo serait alors à sa manière un pionnier de l’émoticône, puisqu’on raconte qu’il s’était enquis des ventes des Misérables en télégraphiant à son éditeur un « ? » auquel celui-ci avait répondu par un « ! » (Szendy 2013, 14 et note 5). À cet égard, on pourra lire avec intérêt les débats en cours sur la date d’apparition de l’émoticône, tels que le Web s’en fait l’écho. Certains font remonter les émoticônes à un discours de Lincoln de 1862, où apparaît un point-virgule suivi d’une parenthèse après la seule occurrence en incise, dans le discours, de la mention « applause and laughter » (applaudissements et rires), quand ailleurs ce sont des crochets qui encadrent systématiquement les incises3. Différents experts sont convoqués, certains invoquant une coquille du typographe, d’autres rétorquant que la faute de frappe est exclue dès lors que la typographie se faisait à la main et que la juxtaposition en question est donc nécessairement intentionnelle, d’autres encore arguant à juste titre que les deux points suivis d’une parenthèse ne sont pas une ponctuation inhabituelle au xixe siècle. On est récemment allé jusqu’à faire remonter la première utilisation d’une émoticône à 16484. Dans un poème de Robert Herrick intitulé « To Fortune », le second vers, où il est question de sourire, se clôt en effet sur « :) », smiley du pauvre pour représenter le sourire. Le débat n’est pas clos à ce jour, même si on attribue traditionnellement l’invention des émoticônes au professeur Scott E. Fahlman qui, le 19 septembre 1982 à 11h44 précises, dit-on, crée la première émoticône à l’aide des désormais canoniques deux points, tiret et parenthèse fermante utilisés pour représenter un visage souriant.
116Toujours est-il que les émoticônes utilisées dans Emoji Dick, elles, n’ont pas vocation à ponctuer, mais bien à créer une écriture foncièrement et radicalement asyndétique, tandis que, par ailleurs, leur fonction iconique dépasse largement le cadre de la représentation des affects et que se renverse, pour finir, le rapport entre accessoire et essentiel, annexe et capital, mineur et majeur, au point que l’émoticône se trouve convoquée pour tout dire et dire tout.
Emoji Dick et Moby Dick :
défi et renversement
Mais tout dire et dire tout, n’était-ce pas là l’un des enjeux du roman de Melville, auquel il convient à présent de revenir pour éclairer sous un nouveau jour peut-être l’articulation entre l’émotion et ce nouvel usage des émoticônes ?
C’est en effet à l’échelle conceptuelle que se joue sans doute l’essentiel de la relation affective que l’on peut entretenir avec cette œuvre. Que l’objet lui-même soit décevant n’empêche en rien que l’idée et le processus dont il est le produit soient, eux, fascinants. Tous ceux d’entre nous qui sont familiers des expositions d’art conceptuel ou des salles de musée dédiées à ce courant apparu dans les années 60, et dont Duchamp avait déjà donné une première mouture au début du xxe siècle, savent à quoi s’en tenir sur la relation complexe et volatile de l’art à l’émotion et sur l’euphorie que peuvent produire en nous les plus pures abstractions.
À cet égard et si l’on se souvient que l’on a affaire à une traduction, Emoji Dick est une réussite. Car ce que traduisent ces émoticônes assemblées en une manière de roman, c’est peut-être au premier chef le défi consubstantiel tout ensemble à l’entreprise elle-même et à son lointain modèle. De l’aveu même de Benenson, le choix de Moby Dick comme texte-source a tout à voir avec cet « énorme défi, apparemment insurmontable, raconté avec des métaphores et un langage stylisé » (cité par Law 2009, ma traduction) qu’est le Moby Dick de Melville et qu’est à son tour, selon lui, Emoji Dick.En ce sens, cette traduction est bien « relevante », c’est-à-dire « appropriée », pour reprendre l’anglicisme délibéré de Derrida.
117Réussite aussi en ce qu’Emoji Dick semble cristalliser nombre des caractéristiques du projet littéraire et de l’approche cognitive qui sont au cœur de l’entreprise melvillienne. La génération d’américanistes à laquelle j’appartiens a baigné dans Moby Dick dès sa plus tendre enfance, profitant du dynamisme des études melvilliennes, notamment incarnées en France par Philippe Jaworski. Cette génération a appris à lire Moby Dick non comme un roman d’aventures (ce qu’on serait du reste bien en peine d’y trouver, en dehors de quelques chapitres), mais comme une œuvre mettant l’expérimentation au cœur du projet romanesque, à l’instar de son narrateur, Ismaël, qui, commentant sa méthode, s’exclame « Je fais essai de tout, et achève ce que je puis » (Melville 2006, 383) et qui, préférant l’art et la fantaisie poétique à la science, loue les vertus de ce qu’il appelle « la sainte ivresse du jeu » (Melville 2006, 169). Avec sa forme foncièrement ludique et expérimentale, Emoji Dick porte à un degré inédit en traduction ces valeurs propres au roman de Melville lui-même et se lit désormais comme une fantaisie « à la manière de », non dénuée de la séduction qu’exercent fréquemment les entreprises hypertextuelles les plus outrées, les plus extravagantes. En somme, Emoji Dick serait une sorte de fable, qui nous parle à sa manière distante et proche à la fois de cet autre récit proprement fabuleux qu’engendra le cachalot blanc au milieu du xixe siècle. Dans sa préface à la nouvelle traduction parue en 2006, Philippe Jaworski souligne, par ailleurs, à quel point la sagesse pratique d’Ismaël repose sur l’idée que « ce ne sont ni les idées ni les théories qui gouvernent notre comportement, […] mais la succession de nos humeurs, toujours susceptibles de changer » (Jaworski 2006, xvi). De la primauté accordée par Ismaël aux humeurs, Emoji Dick porte ainsi également la trace à la faveur de la mobilisation du vocabulaire iconique des humeurs qui en constitue l’alphabet.
On sait, en outre, que Moby Dick met en scène deux approches radicalement distinctes du monde sensible et intelligible, incarnées par ses deux protagonistes, Ismaël et Achab : la quête d’Ismaël vise à la connaissance exhaustive du cachalot, la traque du capitaine Achab a pour objet sa destruction non moins complète. Si la chasse spéculative d’Ismaël à la visée encyclopédique se reflète dans la démarche expérimentale propre à Emoji Dick, la monomanie ou paranoïa délirante d’Achab a elle pour pendant l’entreprise non moins délirante qu’est aussi Emoji Dick.
118Enfin, la critique melvillienne a mis en évidence ce que Moby Dick doit à une approche herméneutique du monde, où la réalité, notamment celle du cachalot, s’appréhende comme un texte à déchiffrer. Au-delà de l’ancrage de l’œuvre dans l’héritage puritain et transcendantaliste américain qui conduit les deux protagonistes à assigner une signification au cachalot blanc, dont, comme le dit joliment Pierre-Yves Pétillon, « le corps est miroir du livre, […] un corpus d’inscriptions, un immense in-folio couvert de signes et de traces à scruter et à déchiffrer comme les Écritures » (Pétillon 1989, 40), Moby Dick témoigne de la fascination des contemporains de Melville pour l’épisode de la Pierre de Rosette, déchiffrée en 1822 par Champollion. Ismaël évoque les hiéroglyphes à plusieurs reprises, au chapitre 68 notamment, intitulé « The Blanket » (« La couverture »), où il rapproche les « hachures obliques et serrées » visibles sur la surface du cachalot des hiéroglyphes, ces « symboles mystérieux qui ornent les murs des pyramides » (Melville 2006, 342). On assiste donc avec Emoji Dick à un singulier renversement : Emoji Dick referait ainsi en sens inverse le parcours effectué par Champollion une trentaine d’années avant la publication de Moby Dick, le cryptage en une langue iconique se substituant désormais au décryptage de la langue hiéroglyphique qui avait tant fasciné Melville et qui informe tout autant l’approche herméneutique de ses protagonistes que son projet romanesque lui-même.
Paradoxes d’un récit exemplaire
du paradigme traductif
L’épisode de la Pierre de Rosette constitue sans aucun doute la plus célèbre des opérations de traduction et se trouve désormais convoqué pour évoquer parfois l’âge de la traduction dans lequel nous sommes entrés, parfois plus spécifiquement des opérations de traduction intersémiotique ou transmédiale5, c’est-à-dire impliquant des médias ou supports distincts. L’entreprise de traduction transmédiale propre à 119Emoji Dick s’inscrit, quant à elle, en définitive, dans la longue lignée des projets de langue universelle artificielle répondant au désir de conjurer la malédiction babélienne et la dispersion des langues qui en résulte, dont le Noun Project, lancé en 2010, est un des avatars les plus récents. Cette plateforme s’appuyant sur le crowdsourcing ou production participative, comme Emoji Dick, vise ainsi à créer un alphabet d’émoticônes, un « langage visuel mondial participatif » ayant pour objectif de simplifier la communication. L’émergence d’Emoji Dick coïncide du reste avec la montée en puissance des littératures et études littéraires dites « transnationales », qui ont le mérite de défaire le lien à tort longtemps essentialisé entre littérature et nation territorialisée, mais peuvent aussi être perçues comme le produit d’un globish littéraire à l’identité trop malléable, trop façonnable, trop plastique pour susciter une véritable émotion esthétique. À l’échelle des objets, Emoji Dick serait ainsi le pendant littéraire de la fameuse chaise monobloc blanche en plastique qui incarne l’objet mondial ou « global » par excellence, objet universel et transcendant les cultures, auquel certains rapportent les dangers que fait peser la mondialisation sur nos singularités culturelles6. À ceci près que la chaise blanche monobloc est un objet fonctionnel, tandis qu’Emoji Dick n’a aucune visée fonctionnelle apparente.
Or, ce qui peut nous émouvoir, au premier chef, dans cette entreprise, c’est bien son caractère foncièrement gratuit, intrinsèquement inutile. Marginalement, elle aura servi à son concepteur à démontrer ses capacités d’entrepreneur (dans le sens américain du terme : son esprit d’entreprise) et à lancer la plateforme Kickstarter. Mais on serait tenté d’en rapprocher la futilité même d’entreprises de traduction voisines ou parentes, d’où s’est absentée la fonction pragmatique ou utilitaire presque toujours attribuée à la traduction. La traductologue Judith Woodsworth a ainsi évoqué dans un colloque récent7 toute une série 120de traductions peu ou non nécessaires, comme celle de Winnie the Pooh (Winnie l’ourson) en romanche, langue en régression parlée par 60 000 personnes environ, dont une bonne moitié seulement l’a pour langue principale, soit 0,5 % des résidents suisses. Plus étrange et fascinante encore, la traduction en klingon (la langue de Star Trek) de la Bible et des œuvres de Shakespeare. Le klingon, langue construite inventée par un linguiste dans les années 1980, est parlé par une trentaine de personnes dans le monde, mais il existe un dictionnaire de klingon, qui s’est lui vendu à 300 000 exemplaires. Est-ce à dire que ce sont des entreprises de traduction complètement inutiles ? Judith Woodsworth leur prête, quant à elle, l’objectif et la vertu d’enrichir la littérature et la langue cible et de rehausser le prestige du traducteur ainsi que de la langue et de la culture d’arrivée. Pour ma part, j’ajouterai que, si le prestige de l’émoticône se trouve rehaussé par la traduction de Moby Dick en émoticônes qu’est Emoji Dick, c’est aussi et peut-être surtout la dimension paradigmatique qu’a acquise la traduction ces dernières décennies qui s’en trouve soulignée, au point que des penseurs de plus en plus nombreux, comme l’Irlandais Michael Cronin ou le Belge François Ost, dans le sillage de Paul Ricœur ou de Jean-René Ladmiral, en viennent à affirmer que nous vivons bien plus à l’ère de la traduction que de l’information (Cronin 2013, 3 ; Ost 2009, 379 sqq.), les traits typiques du paradigme selon Kuhn se retrouvant dans le paradigme traductif : métaphores, récits exemplaires, lois fondamentales, visions du monde et valeurs (Ost 2009, 384). Emoji Dick prendrait alors sa place parmi les récits exemplaires du paradigme traductif, roman-monde de notre temps à plus d’un titre, et ce sur un mode éminemment paradoxal : somme romanesque sans romanesque, lingua franca sur le mode du rébus échouant le plus souvent à être déchiffrée, monument collaboratif issu d’une communauté virtuelle de traducteurs et dont la communauté de lecteurs est rien de moins que virtuelle (en un autre sens du terme) et, enfin, artefact de l’ère numérique au vocabulaire puisé dans les ressources électroniques qui s’en remet pourtant au papier pour assurer sa diffusion – preuve que « l’électronique ne s’est pas encore délivrée du livre », comme l’écrit Michel Serres dans Petite Poucette (32). « Relevante », cette traduction de Moby Dick l’est bien, qui assure au texte de Melville sa survie, jusqu’à en épouser la gageure essentielle et structurante et à en 121développer le penchant pour le paradoxe, tel qu’il trouve notamment à s’incarner dans le véritable héros du roman, le cachalot blanc, dont le célèbre chapitre 42, intitulé « La blancheur du cachalot », situe l’« effet d’ensorcellement » (Melville 2006, 224) et « la puissante séduction » (224) dans le « caractère indéfini » (224) de la couleur blanche qui « fait pressentir la cruauté des vides immenses de l’univers » (224) ou encore dans sa « teinte neutre » (225), « à l’image d’un monde effacé, muet, et pourtant si riche de sens » (224). Sans doute est-ce cette « blancheur » paradoxalement éloquente du texte d’Emoji Dick qui provoque le discours, cet effacement partiel du texte de Melville qui fait scandale8 dans son indéfinition même, sans pour autant que le sens cesse jamais de miroiter à l’horizon du texte. En cette année de centenaire, le mot de la fin revient à Roland Barthes, qui situait le plaisir du texte dans « la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance » (Barthes 1973, 15). Là se situe sans doute le plaisir propre à la découverte d’Emoji Dick.
Véronique Béghain
122Bibliographie
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Szendy, Peter. À coups de points. La ponctuation comme expérience. Paris : Minuit, 2013.
1 Quoique la collaboration en traduction ne soit pas une nouveauté, le phénomène a pris un essor sensible au cours des dernières décennies, notamment avec le développement depuis les années 1980 du fansubbing (sous-titrage « sauvage » de films ou de séries, réalisé par des amateurs, le plus souvent organisés en communautés en marge des circuits commerciaux). La tenue en France, en décembre 2013 et juin 2014, à Mulhouse (organisation : ILLE, Institut de recherche en langues et littératures européennes) et Paris (organisation : Université Paris 8), de deux colloques internationaux sur le thème de la collaboration en traduction témoigne de l’ampleur de ces évolutions, qui amène à repenser le phénomène dans son ensemble.
2 Voir notamment Xavier de La Porte, « Ce que cache le Turc mécanique d’Amazon », Rue 89, 21 janvier 2014, consulté le 25 mars 2015, URL : http://rue89.nouvelobs.com/2014/01/21/cache-turc-mecanique-damazon-249236.
3 Voir Jennifer 8. Lee, « Is That an Emoticon in 1862 ? », City Room, 19 janvier 2009, consulté le 25 mars 2015, URL : http://cityroom.blogs.nytimes.com/2009/01/19/hfo-emoticon/?_php=true&_type=blogs&_r=3.
4 Voir Levi Stahl, « The first emoticon ? », 13 avril 2014, consulté le 25 mars 2015, URL : http://ivebeenreadinglately.blogspot.ca/2014/04/the-first-emoticon.html.
5 Voir, par exemple, Sylvie Durastanti, Éloge de la trahison. Notes du traducteur, Paris, Le passage, 2002, p. 154 : « En fait, le spectacle vivant s’offre au décryptage comme une sorte de Pierre de Rosette animée : un message est décliné dans divers médiums, parlant chacun son propre idiome. »
6 Voir Jules Suzdaltsev, « White Plastic Chairs Are Taking Over The World », Vice, 28 janvier 2015, consulté le 25 mars 2015, URL : http://www.vice.com/read/white-plastic-chairs-are-taking-over-the-world-128.
7 Judith Woodsworth, « (Re)traduire des ouvrages canoniques dans des langues construites : pour une téléologie de la traduction », communication prononcée à l’Université Concordia (Montréal, Canada), le 12 mai 2014, dans le cadre du colloque « Étude des retraductions comme archéologie et innovation en traductologie », 82e Congrès de l’ACFAS.
8 Voir Barthes 1973, 35 : « […] le texte de jouissance y [dans notre histoire] surgit toujours à la façon d’un scandale (d’un boitement) ».