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Classiques Garnier

Phénoménologie de la souffrance D'une vulnérabilité à l'Autre

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Auteur : Dubost (Matthieu)
  • Résumé : Pour Levinas, la souffrance de l’autre vaut « réduction ». Cependant, si je ne puis totalement comprendre sa souffrance d’autrui de mon point de vue, j’ai besoin de partir de la mienne pour l’apprécier comme autre et y trouver sens. En cela, elle révèle une vulnérabilité en partie partagée. Les implications en termes d’éthique de soin sont alors nombreuses et originales.
  • Pages : 75 à 95
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406098997
  • ISBN : 978-2-406-09899-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Souffrance, douleur, altérité, phénoménologie, réduction
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Phénoménologie
de la souffrance

Dune vulnérabilité à lAutre

Une éthique de la souffrance

La douleur est un thème récurrent chez Levinas mais qui sur un demi-siècle décriture se déploie en des directions distinctes voire contradictoires. Ainsi, dès les réflexions sur lhitlérisme en 19341 cest le « sentiment dêtre rivé » qui constitue le point de départ de lanalyse. Cest à une description de la nausée que sattache Levinas, tant au sens médical que métaphysique. Dans la douleur ou dans le « mal au cœur », on ressent pleinement limpossibilité déchapper à soi, déchapper à ce corps qui nous enferme. De même, dans Le temps et lautre (1948) Levinas élabore ses descriptions phénoménologiques et insiste cette fois sur linsomnie, lennui, la souffrance et la fatigue. Jusque dans les années 1990, Levinas poursuit cette thématique. Mais alors il ne sagit plus de dégager à partir du moi les prémisses dune sortie de soi. Cest à un changement de point de vue que lon assiste puisque la douleur dautrui devient également objet de la réflexion.

Cest alors que lauteur synthétise son travail en ce quil convient dappeler une « éthique de la souffrance2 » qui peut nous éclairer aujourdhui quant à léthique médicale. Ainsi, la thèse explicite de larticle « La souffrance inutile3 », cest que la douleur dautrui donne 76sens à la mienne : « la crainte de chacun pour soi, dans la mortalité de chacun, narrive pas à absorber le scandale de lindifférence à la souffrance dautrui4 ». Cest là une proposition à laquelle nous sommes peu habitués dans léthique des soins. De ce point de vue, souffrir, cest certes souffrir par, mais cest surtout souffrir pour autrui : « Cette obligation nous est pourtant familière sous lévénement empirique à légard dautrui, comme limpossible indifférence [] à lendroit des malheurs et des fautes du prochain5 ». Il y a là une alternative intéressante à notre façon habituelle de regarder la douleur des patients par exemple dans le monde hospitalier.

La peine et la douleur sont présentées comme les lieux de labsurde dans la mesure où, dans la solitude et lisolement, rien ne les justifie. Il sagit dune passivité particulièrement forte car le sujet se trouve pris dans la douleur sans pouvoir en sortir. La souffrance conduit à labsurde, au non-sens, au refus et au cri : « Que dans son phénomène propre, intrinsèquement, la souffrance soit inutile, quelle soit “pour rien”, est donc le moins quon puisse dire6 ». Si le visage est ce qui mène à un « oui » comme source de sens, comme Dire, la souffrance quant à elle pousse à dire « non », « non » à labsurde. La seule manière déchapper à cela, cest dobserver dans ce « non » un « appel originel à laide », une recherche dautrui qui seul peut me sortir de là. Lappel de lAutre, dans la douleur, fonctionne comme obligation pure.

Les paradoxes dune phénoménologie
de la souffrance

Lintérêt de ces textes sur la souffrance tient donc moins à loriginalité de cette affirmation quà leurs difficultés propres. En effet, si on les prend pour eux-mêmes ou si on les compare, on est à la fois obligé de tenir compte de continuités réelles mais aussi de variations qui pour certaines ne sont rien moins que des paradoxes.

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Le premier dentre eux, le plus immédiat, se situe dans le vocabulaire même par lequel Levinas décrit la souffrance, et tant la mienne que celle dautrui. Il nhésite pas à utiliser des termes médicaux, à nommer les maladies, à évoquer le « devoir de médication » au point que lon puisse imaginer que la souffrance trouve une explication empirique et déterministe. De ce point de vue, la souffrance se comprend mécaniquement. Et cest ainsi que Levinas la présente comme une immanence absurde : parce quelle nest que « physique », elle nous oblige à y rester, elle nous « rive » à la terre et na pas de sens : « La souffrance est, certes, dans la conscience, une donnée, un certain “contenu psychologique”, comme le vécu de la douleur, du son, du contact, comme nimporte quelle sensation. Mais dans ce “contenu même, elle est un malgré-la-conscience, linassumable7 ». Et un peu plus loin : « Il suffirait par exemple dextraire de la chronique médicale certains cas de douleurs tenaces ou rebelles, les névralgies ou les lombalgies intolérables résultants de lésions de nerfs périphériques et les tortures que peuvent endurer certains patients atteints de tumeurs malignes8 ».

À ces explications toutes « médicales » qui mènent selon Levinas à labsurde, il oppose un vocabulaire plus original, entre léthique et la métaphysique. Ainsi, lapproche « classique » du malade par ses thérapeutes semble impossible. Laborder comme un être essentiellement physique dont le mal et les douleurs seraient réductibles à des propriétés physicochimiques serait absurde. La douleur du patient, cest dabord ce que le médecin, linfirmier, le soignant, etc. ne peuvent regarder que comme ce qui leur échappe toujours en grande partie.

La douleur apparaît alors comme lannonce dune transcendance, au-delà de toute matérialité, qui fait sens et qui donne sens à la souffrance elle-même. Dans un premier temps, il ne sagit que de lannonce dun sens ou dun dépassement. Moment daltérité, dincompréhension et de passivité pure, la souffrance et la mort me conduiraient au-delà de ma situation initiale dêtre rivé à limmanence : « Il y a dans la souffrance au sein de laquelle nous avons saisi le voisinage de la mort – et encore sur le plan du phénomène – ce retournement de lactivité du sujet en passivité9 ». Tel se présente notre premier paradoxe : immanente et 78transcendante, matérielle et métaphysique, absurde et bientôt sensée, la souffrance se laisse difficilement décrire.

Léthique qui en découle ne peut dès lors quêtre elle-même problématique. Si la douleur dautrui se résumait à un schéma corporel assimilable à la physique classique, alors on la cernerait comme un problème mathématique. Dès lors quune forme de transcendance sen mêle, elle invite à une action moins « virile », moins technique, mais plus distante, cest-à-dire en un sens plus respectueuse dune différence irréductible. La douleur dautrui, cest ce que le thérapeute doit soulager, mais en même temps, respecter comme une différence véritable. Cest cette façon ambivalente daborder la souffrance qui pose ici problème et constitue en même temps loriginalité de Levinas.

On peut présenter ici une autre difficulté. Dans ses textes tardifs, Levinas pose une différence entre la souffrance pour autrui, qui seule donne sens à la souffrance en général, et la mienne qui lorsquelle nest que ma souffrance reste absurde. Cette distinction vaut encore pour la mort. Cette thèse est séduisante mais renferme sans doute une difficulté. Si la douleur dautrui, parce quinassumable, se présente comme obligation du remède, cest en tant quelle est foncièrement autre. Or cette analyse de la douleur insondable est dabord une analyse de ma propre subjectivité, comme malmenée par ce qui lexcède. Cela revient à dire dune part quautrui est aussi autre que la douleur qui maccable, ce qui semble tout confondre et retirer à autrui sa transcendance exclusive ; dautre part cela signifie quautrui et moi-même partageons le même sentiment, autrement dit que la souffrance dautrui est un appel à laide en vertu de ce que je sais de la souffrance, cest-à-dire de ma souffrance et de sa souffrance. Là encore, il semble y avoir une difficulté, puisque je ne suis pas en mesure, en vertu de la thèse générale de Levinas sur autrui, de me mettre à la place de lautre.

On voit là encore quil en découle une ambivalence dans lapproche thérapeutique. On est bien sûr toujours tenté de raisonner voire de ressentir par analogie. Or, soit je suis comparable à autrui, et dans ce cas le médecin peut prétendre comprendre ce que le patient ressent quand il souffre, soit il y a entre le thérapeute et le malade une différence irréductible qui rend la comparaison interdite. On devine là quil en résulte deux regards différents sur la souffrance de lautre, selon deux réseaux de valeurs difficiles à concilier.

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On peut dailleurs présenter autrement ce même paradoxe. Dans ses textes sur la douleur, des premiers aux plus tardifs, Levinas part toujours de ma douleur pour penser ce phénomène et procède à des comparaisons assez immédiates avec celle dautrui. Implicitement, il reprend une idée classique selon laquelle jaurais à vivre certaines épreuves pour mieux comprendre celles dautrui. Or ce schéma simpliste de la compassion tranche avec le refus répété de toute comparaison entre ma situation et celle dautrui, mais aussi avec laffirmation selon laquelle la souffrance dautrui est éthiquement première et tout autre. Levinas parle alors dune « différence radicale10 ».

Enfin, il faut noter que Levinas sattache sur toute son œuvre à décrire des expériences ou des moments qui sont particulièrement significatifs pour décrire la vocation éthique de la relation à autrui. En cela, le visage occupe la première place au point que certains y voient le résumé de la toute la philosophie de lauteur.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue que ce visage est aussi décrit du point de vue de la fragilité, voire de la souffrance. Ainsi, il est dabord nu, cest-à-dire « dépouillement sans aucun ornement culturel11 ». Il se donne immédiatement comme visible mais aussi comme vulnérable. Cest le lieu du corps où lon retrouve le plus de fragilité. Le visage incarne la vulnérabilité et en cela annonce toujours sa propre mort : « cet en face du visage dans son expression – dans sa mortalité – massigne, me demande, me réclame : comme si la mort invisible à qui fait face le visage dautrui [] était mon affaire12 ».

On comprend donc que loin de synthétiser toute léthique de lauteur, ce paradigme laisse la place à une réflexion sur la souffrance qui pourrait être une des autres manifestations symptomatiques de laltérité. Si le visage fonctionne bien comme « réduction » au sens husserlien, cest-à-dire sil est un phénomène majeur pour entre-apercevoir laltérité, il nest pas le seul. De même, dans dautres contextes, Levinas décrit la parole, lécriture, et dautres « traces » par lesquelles laltérité simmisce dans la phénoménalité. Or il semble que la souffrance en fasse partie. Cela revient à dire que si le visage est un phénomène princeps, il faut 80lui ajouter plusieurs autres « réductions » qui le complètent ou le corroborent, telles que la souffrance.

Dès lors, la pratique médicale ne serait pas seulement une situation possible où lon rencontre des problèmes éthiques, mais un lieu particulièrement excellent où la différence de lautre, et le respect que cela implique, se manifestent. Le contexte des soins serait alors une fenêtre privilégiée sur léthique, non seulement médicale, mais générale.

Questions et thèses

Ces trois ensembles de contradictions apparentes mènent aux deux questions suivantes. Tout dabord, en quoi la souffrance est-elle spécifiquement révélatrice de la nature de la relation éthique et fonctionne en cela comme réduction ? Cette première question revient à se demander quelle transcendance gît au fond de la souffrance au point de la faire échapper à labsurde. Deuxièmement, quel point de vue permet de bien décrire la douleur : le mien, celui de lautre, voire aucun des deux ? On peut présenter cette question autrement : quest-ce que je comprends dautrui et de sa souffrance quand je laide ? Ou encore, plus simplement : puis-je comprendre la souffrance dautrui ? Cela revient in fine, du point de vue de la pratique et des soins, à se demander si la compassion est un devoir ou une erreur. Autrement dit, cela revient à demander si un thérapeute doit partir de soi pour accéder à lautre, ou doit par respect y renoncer.

Lambition de cet article, cest dabord de dégager une thèse implicite à tous ces textes sur la souffrance et permettre de les relire autrement. On peut montrer en effet que la souffrance de lautre fonctionne comme « réduction » chez Levinas, à côté dautres figures telles que le visage, la parole, lil y a encore ou lécriture.

Ensuite, on pourra affirmer que je ne puis totalement comprendre la souffrance dautrui de mon point de vue mais que jai besoin de partir de la mienne pour lapprécier comme autre et y trouver sens. En cela, on verra quelle révèle une vulnérabilité en partie partagée qui permet dapercevoir la douleur dautrui à la fois comme douleur et comme sa douleur.

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Les implications en termes déthique de soin sont nombreuses et originales dans la mesure où il nest pas interdit de partir de sa propre conception de la souffrance, voire de sa propre expérience, mais seulement comme un point de départ et jamais comme une condition nécessaire et suffisante. Le soignant, quel quil soit, ne saurait renoncer à sa subjectivité, mais pour mieux en mesurer la limite face à la différence de la douleur de lautre, comme pour donner sens à la sienne.

La souffrance au pluriel
ou les moments absurdes

Afin de soutenir ces thèses, il importe desquisser une synthèse des différentes descriptions de la souffrance. Lerreur serait de considérer quil nen existe quune dans cette œuvre. Comme celle-ci sexprime sur une quarantaine dannées, on peut relever à la fois des caractéristiques stables et des variations qui conduisent à distinguer quatre formes de douleur.

La première que lauteur présente, cest celle qui précède la naissance même du sujet en tant quhypostase. Il sagit de l« angoisse » de lil y a qui a son origine dans le « sentiment dêtre rivé13 ». Dans la douleur, dans le « mal au cœur », on ressent pleinement limpossibilité déchapper à soi, déchapper à ce corps qui nous enferme. Mais le corps nest quun aspect dun emprisonnement plus fondamental, dont les racines, loin dêtre physiques ou psychologiques, sont véritablement métaphysiques : « Cest lexpérience même de lêtre pur14 ».

Les traits de lil y a sont les suivants : il est étouffant, lil y a est une « horreur » ; il va de pair avec le désir dy échapper ; il est anonyme car sans sujet, sans distinction ; il est sans issue, il est « vigilance sans recours possible au sommeil15 » ; notamment, en lui, le temps paraît infini ; il renferme en lui une dialectique du rien (car lexistence pure ne comporte aucune détermination, aucun étant, un « sans-soi16 ») et 82du tout (car il y a là quelque chose denvahissant qui ne laisse jamais et nulle part en paix : « Le néant néantit. Il ne reste pas tranquille. Dans cette production du néant, il saffirme17 »). Il sagit bien de la première souffrance, comme première expérience de labsurde.

On le sait, le sujet naît précisément de saffirmer dans sa différence avec lil y a. Tel est le moment de lhypostase. Il importe ici de distinguer cet évènement car il débouche sur une douleur dun nouveau type. Si pour la première il est difficile de parler dun sujet, cest parce que dans cette insomnie « Ça veille » plus que « je ne veille18 ». Or la conscience est précisément rupture, ou encore pouvoir de dormir, cest-à-dire moment où JE saffirme contre lanonymat de lexister pur. Lhypostase, cest le sommeil ou le réveil pleinement conscient de soi qui nie lindifférence de lil y a. En cela, se poser comme sujet, cest bien avoir un corps : « Le corps est lavènement même de la conscience19 ». Mon corps me différencie, ne serait-ce que parce quil me pose, en un lieu et un espace : le « ici » de mon corps, cest ma différence.

Sil faut rappeler ce moment, cest parce quil est immédiatement loccasion de souffrances dun nouveau type. En effet, cette conquête correspond immédiatement à un emprisonnement de soi par soi, enfermement de soi dans une essence : « lidentité nest pas une inoffensive relation à soi mais un enchaînement à soi20 », impossibilité dêtre autre chose, et plus encore dêtre radicalement autre. Levinas procède ainsi à une autre analyse de la douleur, de la peine, de la souffrance vécue antérieurement à la rencontre de lautre, et qui sexprime dabord dans le travail : il faut souffrir pour récolter les nourritures terrestres, et la peine signale le fait dêtre rivé à soi : « Dans la peine, dans la douleur, dans la souffrance, nous retrouvons à létat de pureté, le définitif qui caractérise la tragédie de la solitude. [] La souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de linstant de lexistence. Elle est lirrémissibilité même de lêtre. La souffrance [] est faite de limpossibilité de fuir ou de reculer21. » Levinas poursuit cette analyse en montrant que dans cet attachement à soi se profile une aspiration à lAutre plus ou moins intuitionnée dans la mort. Mais ce 83qui nous intéresse ici, cest de voir à quel point la souffrance, physique ou psychologique, retient le sujet dans son essence.

Quoi quil fasse, le sujet reste lui-même, pesanteur ou « matérialité22 » que Levinas explore à loccasion de la fatigue et de la douleur : le sujet se voit acculé à sa subjectivité alors que sesquisse un mouvement de sortie de soi pour séchapper hors de cette douleur. Or deux expériences viennent troubler cette fermeture sur soi : dune part la mort qui est ouverture sur un mystère et une altérité qui échappe au sujet, et dautre part la présence dautrui. Levinas ne développera que peu son propos sur la mort dans les œuvres ultérieures pour se concentrer sur le seul rapport à lAutre.

Cette deuxième souffrance est donc une fois encore liée à lexpérience de labsurde, de cette aventure dune essence dont le conatus est sans fin autre que lui-même. Pourtant, en elle sannonce quelque chose de crucial : « Il y a dans la souffrance au sein de laquelle nous avons saisi le voisinage de la mort – et encore sur le plan du phénomène – ce retournement de lactivité du sujet en passivité23 ». En effet, la mort se présente dans les premières analyses de Levinas comme une figure de laltérité, celle-là même que la souffrance suggère. Pourquoi Levinas nassume-t-il pas cette position jusquau bout pour se concentrer sur la figure dautrui ? Parce que dans la mort, le sujet disparaît au moment même où il échappe à lhypostase, ce qui en annule leffet : « nous voulons à la fois mourir et être24 ».

Cette annonce permet de comprendre le sens des deux autres formes de souffrance, distinctes car relationnelles. Cest pour avoir connu ces deux premiers types de douleur, corrélées à deux formes dabsurdité, que les deux formes suivantes peuvent prendre sens. La douleur que je peux ressentir en étant en relation avec autrui peut aussi être absurde, mais dune manière différente des deux précédentes. La raison, cest quelle peut trouver une signification dans la relation à lautre, qui lui-même peut souffrir. Il faut ici distinguer une troisième souffrance, la mienne, celle que je ressens possiblement tout en étant cette fois inscrit dans le monde social, et une dernière, celle qui peut atteindre autrui lui-même. Cest ici que nous retrouvons larticle « La souffrance inutile » qui observe 84justement les relations de ces deux formes de peine. La souffrance et la douleur sont présentées comme les lieux de labsurde dans la mesure où, dans la solitude et lisolement, rien ne les justifie. Levinas se réfère en cela plusieurs fois à Job, comme image biblique de cette souffrance totalement imméritée et injuste.

Autrement dit, cette souffrance, sans disparaître, nest plus la même que dans les analyses de lhypostase. Ma souffrance peut prendre sens car elle peut encore souvrir à autrui. Si ma douleur est absurde, seule la possibilité dêtre encore ouvert à lautre en souffrant lui donne sens : « Dans cette perspective se fait une différence radicale entre la souffrance en autrui où elle est, pour moi impardonnable et me sollicite et mappelle, et la souffrance en moi, ma propre aventure de la souffrance dont linutilité constitutionnelle ou congénitale peut prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible, en devenant une souffrance pour la souffrance, fût-elle inexorable, de quelquun dautre25. » Levinas y revient dans un entretien tardif intitulé « Une éthique de la souffrance » : « on observe dans le gémissement, dans le cri même, un appel à lautre. [] La douleur isole absolument et cest de cet isolement absolu que naît cet appel à autrui26 ». Je puis refuser laide dautrui, mais cette possibilité napparaissait même pas dans la souffrance hypostatique et solitaire.

Est-il besoin pour cela quil souffre ? Cest ce quon pourrait croire toujours en lisant ce passage. En réalité, ces deux souffrances du monde social ne sont évidemment pas symétriques : si ma douleur est absurde, et très proche en cela de la douleur hypostatique, celle dautrui ne lest jamais quand je puis me soucier delle. Le sens, ce qui rompt toute absurdité, en loccurrence celle de ma souffrance, cest avant tout ce qui donne une valeur à lexistence et qui pour cette raison ne peut venir que de la rencontre dautrui. « Le sens, en tant quorientation, nindique-t-il pas un élan, un hors de soi vers lautre que soi []27 » ? Le sens, ce qui soppose à labsurde, bien avant dêtre logique, est lindication dune direction et dun mouvement pratiques. « Avoir un sens, cest se situer par rapport à un absolu, cest-à-dire venir de cette altérité qui ne se résorbe pas dans sa perception28 ». Le sens, cest autrui comme lorientation du 85phénomène et de lessence vers ce qui leur permet déchapper à labsurde. Ou encore : « Cette façon de défaire la forme adéquate au Même pour se présenter comme Autre, cest signifier ou avoir un sens29 ».

Cest en quoi la souffrance dautrui est bien différente : elle se présente immédiatement comme ce quil faut guérir. Alors que les trois autres formes de douleur sont insensées, pour des raisons distinctes, celle-ci peut rompre labsurde.

La souffrance comme “réduction”
ou symptôme de la vulnérabilité

Encore une fois, ces textes sur la souffrance nous renvoient à la thèse générale de Levinas selon laquelle autrui donne sens à lexistence. Cependant, les souffrances, les miennes comme celle de lautre, sont des situations particulièrement significatives pour comprendre lessentiel et saisir la structure de vulnérabilité du sujet. Cela revient encore à dire que le contexte de soins est un lieu privilégié de lapparition de lautre comme autre dès lors que jen aborde respectueusement la souffrance.

Cest en comparant cette phénoménologie de la souffrance et la structure profonde de la subjectivité quon peut montrer cela. En effet, ma souffrance, sous ses trois formes, est avant tout passivité à un degré extrême : « ce qui distingue ce contenu des autres sensations, cest quil soppose à la conscience, cest un malgré-la-conscience. Ce contenu que lon ne peut pas assimiler interdit aussi dassimiler lévènement30 ». Autrement dit, la douleur ne fait pas lobjet dune synthèse intellectuelle et dune subsomption logique. Sil faut souligner cet aspect, cest parce mes souffrances me placent dans une position éminemment pathique : je suis la souffrance même, je ne puis lassimiler. Elles sont en cela deux fois absurdes : pratiquement, parce quelles nont pas de but : théoriquement, parce quelles sont rebelles à toute synthèse.

Or ce vocabulaire de la passivité pure, de la passivité radicale qui échappe au concept même de passivité, cest bien le même que Levinas 86utilise lorsquil définit la manière dont autrui participe de ma subjectivité. La passivité générale qui définit le moi, cest ce qui permet la venue de lautre. Ainsi, après sêtre constitué comme hypostase, « Le psychisme, cest lAutre-dans-le-Même sans aliéner le Même31 ».

Cest tout le sens de la responsabilité, du soignant notamment. Au moment de la définir, Levinas reprend les différents sens du mot « répondre », et précise que répondre « je » suppose davoir été interrogé. Or, linterrogation la plus forte est celle de la rencontre de lAutre, de sorte que ce nest ultimement que par autrui que je puis affirmer « Me voici32 ! ». « Se retrouver en se perdant33 », cest donc possible et même cela apparaît comme lunique voie possible pour élaborer une subjectivité, non seulement respectueuse dautrui, mais surtout une subjectivité qui sort de lencombrement.

Levinas parle encore dune désignation de moi par autrui comme ne pouvant se faire quà « laccusatif », cest-à-dire ultimement au passif. Lassignation comporte demblée limpossible indifférence envers autrui, comme on la déjà vu, ce qui se présente comme une accusation qui ne peut venir que du dehors, dau-delà de mon essence. Et cest en tant quelle sadresse à moi pour une charge que je ne peux déléguer que cette assignation me consacre comme unique : « Lunité du moi, cest le fait que personne ne peut répondre à ma place34 ». Le moi sen trouve plus affirmé, plus alerte. Non pas pour conquérir ou enserrer davantage autrui dans la sphère de la Mêmeté, mais au contraire pour le servir. Autrui agit sur moi comme un rappel de ce que je suis, par le biais de lappel à ce que je peux être : être pour autrui : « Le Moi érode sa naïveté dogmatique, devant lAutre qui lui demande plus quil ne peut spontanément35 ».

Le thème de la subjectivité permet ainsi daffiner la compréhension de ce quest la responsabilité et de la saisir dans toute sa passivité. Ainsi, le patient nest pas le seul dans cette relation de soin à être passif. Il faut que le moi dispose, par exemple si je suis médecin, dune capacité daccueil de lAutre en lui, sans pour autant que cet Autre soit prévisible, car ce 87serait une réduction au Même ; Levinas définit alors la sensibilité comme « vulnérabilité absolue », « exposition sans mesure », jusquà envisager le mode de la « substitution ». Il faut que le moi soit fondamentalement disponible à lévénement de lAutre pour que sa subjectivité sy constitue. En évoquant la « vulnérabilité », définie comme « passivité plus passive que la passivité elle-même » (car il faut bien que le moi sexpose, quil souffre, sans pour autant que la trace de lautre en moi soit ramenée à une pure passion du Même), Levinas cherche à dire ce qui ne peut que gêner la pensée positive. Cette vulnérabilité est davantage un effort pour penser ce qui va au-delà de tout mécanisme.

Il est maintenant possible détablir un parallèle entre ces deux registres de passivité, celui de la souffrance et celui de la subjectivité du moi comme soignant potentiel, ce qui autorise alors à présenter la douleur comme réduction. On voit que la comparaison à la vulnérabilité du sujet en fait un moment particulièrement symptomatique de ce qui se joue dans le rapport à autrui. Analyser mes souffrances, cest dégager une structure dappel à lautre qui révèle la trame et lhistoire de ma subjectivité depuis lil y a. En signalant cette succession de trois douleurs ou moments absurdes, Levinas nous laisse apercevoir le drame éthique fondamental qui se joue en elles et ce faisant une structure qui dépasse de très loin ce quune biologie matérialiste pourrait en dire. Une « éthique de la souffrance » ne saurait donc se résumer à une suite de commandements moraux, mais décrit aussi une situation par laquelle une non-indifférence à autrui révèle tous ses enjeux. La relation soignant-soigné ne peut donc se réduire à labord techniciste du corps de lautre dès lors quon souhaite lapprocher avec respect.

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La compassion, comme « souffrance-inutile36 »
ou la comparaison des incomparables

On doit maintenant reprendre les deux premiers paradoxes développés en introduction. En mêlant la description de ma souffrance à celle dautrui, Levinas donne parfois le sentiment dune confusion. Nous voudrions montrer ici quil nen est rien si lon comprend que sans se confondre, nos douleurs sont comparables, au point que partir de la mienne peut permettre de mieux « comprendre » la sienne, bien que non absolument. Cest ainsi que lon pourra répondre au deuxième ensemble de nos questions : quel point de vue permet de bien décrire la souffrance : quest-ce que je comprends dautrui et de sa souffrance quand je laide ? Ou encore, plus simplement : puis-je comprendre la souffrance dautrui ? Ici encore, cela invite à penser la relation soignant-soigné de façon originale : ni pure comparaison, ni pure mise à distance, fût-ce dans un souci de respect ou defficacité.

Il est en effet bien étonnant que Levinas parte toujours de ma douleur pour penser celle dautrui ou plus généralement la relation à lautre comme on vient de le voir. Cest comme si à cette occasion lasymétrie qui fait le cœur de la relation éthique sestompait.

En décrivant trois douleurs miennes qui ne prennent sens que par autrui, Levinas décrit dans lordre de la souffrance le même parcours que celui qui va de la jouissance à la substitution. Souffrir dans lexister pur ou ensuite dans lhypostase, cest éprouver labsurde et mieux saisir ainsi la signification du visage. Dans lhistoire de la subjectivité que décrit Levinas, la souffrance personnelle serait la préparation dun évènement qui la dépasse et la transforme. En cela, mes souffrances ne sont pas celles dautrui pas plus que les premières ne permettent de cerner la seconde. Mais elles préparent la voie à une « assomption » de ma subjectivité : « Que quelquun puisse venir à mon aide justifie à soi seul la présence de lhomme au monde37 ».

Il faut cependant compléter cette réponse car ce serait oublier que dans cette souffrance de lautre gît un appel, celui de la « médication qui 89est mon devoir38 ». Il ne sagit donc en rien, en vertu dune incompréhension mystérieuse, de ne pas sinvestir dans les soins de lautre mais au contraire de comprendre cette distance comme un appel au soin. Plus précisément, « Cest lultime sens de la souffrance. Ma souffrance sera ma condamnation à mort car elle en est le signe, lanticipation, et le fond de la socialité humaine consiste à soccuper de la mort dautrui avant la mienne. Quelquun qui souffre a-t-il de la chance ? Oui, sil souffre pour lautre car il prouve la dignité humaine39 ». La question ne se pose donc pas seulement en termes de compréhension ou de sensibilité mais aussi en un sens éthique, en loccurrence comme non-indifférence et nécessité dagir : me faut-il souffrir moi-même pour ressentir la nécessité éthique de venir en aide à lautre ? Ma souffrance est-elle une condition de léveil « à louverture originelle vers le secourable40 » ?

Pour que cet appel fonctionne, il faut à la fois que la souffrance de lautre soit reconnue comme souffrance, et comme souffrance irréductible à la mienne. Cela revient à se demander comment lon peut à la fois penser lincomparable et le comparer : lincomparable fonctionne comme impératif de secours, la comparaison permet de savoir quautrui souffre, quil ne sagit pas de respecter autrui en général mais de le secourir dans une situation spécifique de douleur.

Cest ici quon peut proposer une deuxième réponse qui maintient mais précise la précédente : non, ma souffrance nest pas celle dautrui, non elle ne me permet pas de la comprendre totalement et absolument, et lincompréhension de ma propre douleur nest pas lincompréhension de la douleur de lautre. Cependant, elles sont comparables, comme le moment de la justice compare les incomparables par la figure du tiers.

Jusquici, ce qui na pas encore été pris en compte dans la relation de face à face, cest la présence dautres personnes qui font que la relation bipolaire se déploie en une relation multipolaire. Et si lon nomme « justice » ce rapport introduit par le tiers au sein du face à face où se joue un rapport damour et de charité, alors il faut affirmer avec Levinas que « La charité est impossible sans lamour et la justice se déforme sans la charité41 ».

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Quimplique en effet larrivée dun tiers dans le face à face ?

Ma responsabilité pour tous peut et doit se manifester pour tous en se limitant. Le moi peut être appelé, au nom de cette responsabilité illimitée, à se soucier aussi de soi. Le fait que lautre, mon prochain, est aussi tiers par rapport à un autre tiers lui aussi est la naissance de la pensée, de la conscience, de la justice et de la philosophie. La responsabilité illimitée, initiale, qui justifie ce souci de justice de soi et de philosophie, peut soublier. Dans cet oubli la conscience est pur égoïsme. Mais légoïsme nest ni premier ni ultime. Limpossibilité déchapper à Dieu – laventure de Jonas [] – limpossibilité déchapper à Dieu (qui en cela nest pas une valeur parmi les valeurs) gît au fond de moi comme soi. Passivité qui nest pas seulement la possibilité de la mort dans lêtre, la possibilité de limpossibilité. Mais impossibilité antérieure à cette possibilité, impossibilité de se dérober, susceptibilité absolue, gravité sans frivolité aucune, naissance dun sens dans lobtusité de lêtre, dun “pouvoir mourir” soumis au sacrifice42.

Larrivée dun tiers dans la relation, cest ce que Levinas appelle aussi la « naissance de la sagesse ». Face à lautre, dans un face à face je nai pas dautre choix que dêtre responsable. Mais au moment où un troisième homme pénètre dans le cercle de cette relation asymétrique, la responsabilité se voit modifiée. En effet, face à ces deux prochains qui peuvent entrer en conflit, il me faut « comparer des incomparables », cest-à-dire tenter de définir ce qui revient à chacun dans ce qui le fait ressembler à lautre. On voit donc linflexion décisive quimplique lintrusion dun tiers : lAutre, quasiment impensable, à tout le moins irréductible au Même et donc à des catégories logiques comme celle de quantité, devient maintenant ce quil me faut évaluer et mesurer. Ce souci de justice me porte ici vers une « responsabilité limitée » légitimant ainsi des comparaisons quon naurait pas soupçonnées auparavant, comparaisons qui peuvent aller jusquà supposer une ressemblance entre moi et mes prochains : « Il faut comparer, peser, penser, source de la justice, source de la théorie. Toute la récupération des institutions – et de la théorie elle-même de la philosophie et de la phénoménologie : expliciter lapparaître – se fait selon moi à partir du tiers43 ».

Il devient donc impossible de raisonner à la seule échelle du face à face asymétrique car un tiers est toujours présent, au moins virtuellement. De la charité il faut passer à la justice, mais à une justice qui se 91sait inspirée par ce fondement transcendant quest la charité, condition sans laquelle la justice devient égoïsme, retour à limpérialisme du même. La responsabilité infinie se limite donc, à cet endroit où le tiers pourrait pâtir du prochain.

Or ce moment peut être convoqué pour notre réflexion sur la souffrance. La justice, cest le moment du calcul, du rationnel et des comparaisons. Cest alors que je puis dire quun tel souffre plus que tel autre, ou que celui-ci a besoin de soins plus urgents que celui-là, comme la pratique médicale lillustre couramment. Cest même alors que je puis dire que jai plus besoin de soins quun autre, voire que la souffrance de tel autre ne me concerne pas. Tout dépend des termes comparés et de la situation. Quoi quil en soit, cest ici que les souffrances sont et doivent être comparables. Il sagit bien dune comparaison animée par un incomparable, mais réclamée par ces incomparables. Cest ainsi que ma souffrance peut et doit me permettre de mieux comprendre et répondre à celle dautrui, parce que je dois la comparer à partir dune différence irréductible initiale. Ou encore, en tant que thérapeute, je ne dois pas minterdire une comparaison si jaccepte de ne pas men contenter, et cela à la fois pour être efficace, mais surtout respectueux.

Pour finir de répondre à la question : quest-ce que je comprends dautrui et de sa souffrance quand je laide ?, il reste à revenir au thème de la vulnérabilité. Il a déjà permis de comprendre la souffrance comme réduction dans la mesure où il décrivait ma subjectivité comme fondamentalement passive.

Pour moi, être incarné, cest être constitué en tant que fragile et vulnérable. Ma vulnérabilité, en ce sens, cest cette possibilité folle de sacrifier sa vie : « dénudation jusquà la mort, être comme vulnérabilité44 ». Et cest le corps qui est le lieu de ce sacrifice. « Donner, cest donner le pain arraché de sa bouche ; le donner a demblée une signification corporelle45 ». Pour donner, il faut avoir quelque chose à perdre. Et le corps, cest ce que jai de plus cher à perdre dans le rapport à autrui.

Or, on la vu, pour que ma souffrance prenne sens, il faut quelle soit ouverture à lautre ou à celle de lautre. Pour cela, il faut donc à la fois que la souffrance de lautre soit reconnue comme souffrance, et comme souffrance irréductible à la mienne. Or si Levinas traite de la vulnérabilité 92du côté du moi, cest aussi par ce terme quil caractérise autrui. Dune part, ma subjectivité, cest la vulnérabilité, en tant que je suis pour lAutre ; dautre part, le visage se présente à moi dans toute sa nudité. Là encore, ce parallèle peut paraître bien hétérodoxe tant linsistance sur la différence est fréquente chez lauteur. Mais penser une vulnérabilité des deux côtés, sans les confondre, est la dernière manière dexpliquer cet aller-retour permanent entre ma souffrance et celle de lautre.

Cest en cela que lauteur déclare, dans son entretien tardif : « Lamour dautrui est toujours lamour de quelquun qui, à un niveau quelconque ou à un degré quelconque, souffre. Autrui qui minterpelle, cest toujours quelquun qui est sans défense, et tout être humain est sans défense dune façon ou dune autre malgré les contenances quil se donne et les titres quil a, et son visage annonce fatalement la mort à venir46 ». Et un peu plus loin : « Lautre est toujours souffrant47 ». Il sagit bien de penser une vulnérabilité de lautre, comme sa « nature » même, alors que ce thème sexplicite bien plus souvent chez Levinas comme la forme même de ma subjectivité.

En réalité, toute lœuvre de Levinas présente autrui comme fragile ou souffrant. Ainsi le corps de lautre, cest ce qui sarrache à la pure forme tout en restant physiquement vulnérable. Dans la guerre par exemple, lautre est ce que je peux détruire en atteignant son corps. Si dans une telle situation, il me faut me protéger là où je suis vulnérable, cest bien aussi le corps de lautre que je dois toucher pour lemporter. La vulnérabilité de lautre est bien « dans sa nudité sans défense48 », dans la peau toute proche de son visage quon aurait tort de prendre pour une métaphore. Le visage est bien en demande, comme ce qui réclame protection49 car il est par essence fragile et corruptible comme tout être corporel. Le corps de lautre est sensible, cest-à-dire ce qui peut matteindre et aussi ce par quoi je peux lui nuire.

On voit donc que la vulnérabilité nous est en partie commune et cest sans doute pour cela que Levinas insiste sur la souffrance physique quand il en traite pour moi comme pour lautre. Le vocabulaire de la faiblesse est tantôt utilisé par Levinas pour autrui, qui sexpose dans sa 93nudité, tantôt pour moi en tant que je deviens responsable jusquà la substitution et au sacrifice possible de ma vie.

La vulnérabilité est bien des deux côtés, par exemple celui du soignant que je puis être mais aussi du soigné que jai face à moi. Il y a donc deux vulnérabilités, toutes deux issues de la fragilité intrinsèque des corps : la mienne et celle de lautre. La mienne, cest celle dun sujet qui sest constitué de haute lutte contre lanonymat de lil y a et qui peut tout perdre en rompant cette logique de protection pour passer à une logique de sacrifice, notamment en soccupant dabord de la souffrance de lautre. Celle de lautre est différente : lautre a un corps fragile, comme tout corps physique, mais cette corporéité est dépassée par une signification transcendante. Toutefois, il y a un lien entre cette altérité pure et ce corps biologique, autrement dit une dépendance entre sa transcendance et le corps biologique et vulnérable. Ce lien de dépendance fait que cette altérité peut être atteinte même si ce nest pas sur elle quon agit alors directement. En cela, la mort dautrui – seul être que je peux vouloir tuer – est effrayante : un si petit geste – défaire un corps – a un effet incommensurable : détruire laltérité de lautre. On voit bien dans les deux cas que la référence au corps est irréductible dans le rapport à autrui, au mien comme au sien, et signale une fragilité commune. Des deux côtés, la vulnérabilité est nécessairement là et comprise en un sens à la fois physique et éthique. Cest celle dun corps fragile et la vulnérabilité éthique à laquelle je suis soumis.

Cette définition commune en termes de vulnérabilité nefface en rien limpact de la rencontre de lautre qui consacre le Dire comme arrêt du corps et qui présente un visage où la forme corporelle est dépassée. La vulnérabilité dont il est question ici est autant celle dun corps toujours à détruire comme dans le jeu des forces physiques que la vulnérabilité éthique dont je fais lobjet, comme ce que je cède même si jai la force physique de résister. Il y a ainsi deux vulnérabilités qui nont pas toutes deux le même sens mais qui signalent toutes deux la référence au corps et à ses souffrances dans la relation à lautre.

Ceci permet de répondre une dernière fois à notre seconde question : quel point de vue permet de décrire la souffrance : le mien ou celui de lautre ? Il faut affirmer que sans se confondre, nos douleurs sont comparables, au point que partir de la mienne peut permettre de mieux « comprendre » celle dautrui. La souffrance de lautre donne 94donc bien sens à la mienne parce quelle a assez en commun pour être perçue comme souffrance, et assez de différence pour fonctionner comme « appel originel au secourable ».

Quelques dernières considérations critiques

La souffrance est un thème important pour lire et relire toute lœuvre dEmmanuel Levinas, à côté dautres concepts-clés tels que le sujet, laltérité, la transcendance, le langage, lexpression, le phénomène, etc. En loccurrence, loriginalité de lauteur est de rendre compte du devoir de compassion sans se contenter dune explication faiblement analogique ou mimétique.

Cette lecture nous permet de comprendre que le contexte de soins est un lieu privilégié de lapparition de lautre comme autre dès lors que jen aborde respectueusement la souffrance. Cette description a immédiatement des implications prescriptives. Si encore une fois la « médication qui est mon devoir50 », cela signifie quen vertu dun mystère je me dois de comprendre cette distance comme un appel au soin. Cela invite donc à penser la relation soignant-soigné de façon originale : ni pure comparaison, ni pure mise à distance, fût-ce dans un souci de respect ou defficacité.

On peut maintenant conclure ce commentaire sur deux étonnements, comme deux invitations à poursuivre la réflexion. Tout dabord, parce que son but est de penser la relation éthique, Levinas traite de la souffrance en général. Certes on peut en distinguer plusieurs formes. Mais est-ce suffisant ? On peut ici et là regretter quil nen détaille pas les degrés, les pathologies, etc. ou plus fondamentalement encore quil nétoffe pas sur ce thème lassise empirique.

Ensuite et enfin, on sest aperçu quil était possible denvisager une certaine vulnérabilité commune. On la justifiée par les textes, bien que cela reste une proposition difficile au regard de linsistance de Levinas sur lasymétrie relationnelle. Mais na-t-on pas ce faisant retrouvé un problème propre à toutes les philosophies « dualistes » ? Quand Platon 95sépare les Idées de la matière, ou Spinoza le fini de linfini, ou même Hegel lEsprit de la matière, leur problème commun cest ensuite de penser la réunion de ces opposés. Et la philosophie abonde en termes complexes pour apporter des solutions à ces synthèses parfois impossibles. Levinas néchappe peut-être pas à ce mal philosophique car la comparaison des vulnérabilités reste une solution aussi nécessaire quimpossible.

Matthieu Dubost

CPGE, Rueil-Malmaison –
Centre Madeleine Daniélou

1 Voir Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de lhitlérisme », dans Esprit, 1934, nr. 26, p. 199-208, nouvelle édition suivie dun essai de Miguel Abensour, Paris, Rivages poche, 1997.

2 Comme lindique le titre « Une éthique de la souffrance » (1994), entretien dEmmanuel Levinas avec Jean-Marc Norès, dans Jean-Marie Kaenel, Souffrances, corps, âme, épreuves partagées, Paris, Autrement, 1994, p. 127-137.

3 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile » (1982), dans Entre nous. Essai sur le penser-à-lautre (1991), Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 100-112.

4 Emmanuel Levinas, « Paix et proximité » (1984), dans Altérité et transcendance, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 139-140.

5 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à lidée (1982), Paris, Vrin, 1998, p. 134.

6 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile » (1982), op. cit., p 102.

7 Ibid., p. 100.

8 Ibid., p. 102.

9 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre (1948), Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 59.

10 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103.

11 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme (1972), Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 52.

12 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à lidée (1982), op. cit., p. 245.

13 Emmanuel Levinas, De lévasion (1935), Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 24.

14 Ibid., p. 40.

15 Emmanuel Levinas, Le temps et lautre, op. cit., p. 27.

16 Ibid.

17 Ibid., p. 28.

18 Emmanuel Levinas, De lexistence à lexistant (1947), Paris, Vrin, 1998, p. 99 à 100.

19 Ibid., p. 124.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 36.

23 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre, op. cit., p. 59.

24 Ibid., p. 66.

25 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103-104.

26 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 133.

27 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme, op. cit., p. 42.

28 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 99.

29 Ibid., p. 61.

30 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 127.

31 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence (1974), Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 178.

32 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 159.

33 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, op. cit., p. 14.

34 Emmanuel Levinas, Humanisme de lAutre Homme, op. cit., p. 53.

35 Ibid., p. 57.

36 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 110.

37 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 137.

38 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 102.

39 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 136.

40 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103.

41 Ibid., p. 131.

42 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, op. cit., p. 204.

43 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à lidée, op. cit., p. 132 et 133.

44 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, op. cit., p. 84.

45 Emmanuel Levinas, Dieu, la mort, le temps (1991), Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 222.

46 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 136.

47 Ibid.

48 Emmanuel Levinas, À lheure des nations, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 128.

49 Ibid.

50 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 102.