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Classiques Garnier

Ernst Kantorowicz en France

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteur : Schöttler (Peter)
  • Résumé : Ernst Kantorowicz occupe une place à part dans le paysage intellectuel français. Nous voulons ici, en nous appuyant sur les traductions françaises de ses ouvrages ainsi que leur écho dans la presse française, des années 1930 à nos jours, proposer une révision critique de la réception de son œuvre, dans le contexte des querelles entre différentes écoles historiques françaises, et montrer comment elle a conduit à gommer certains aspects manifestement problématiques de l’oeuvre.
  • Pages : 159 à 182
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0159
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Kantorowicz, historiographie française, réception médiatique, Boureau, Annales, Frédéric II, Les Deux corps du roi
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Ernst Kantorowicz en France1

En France, trois ouvrages dErnst Kantorowicz sont actuellement disponibles dans le commerce – contre deux en Allemagne2. Il y a quelques années, ce rapport était encore plus disproportionné : deux ou trois contre un3. Quoi quil en soit, on peut dire sans exagérer que, depuis les années 1970-80, le nom « Kantorowicz » est davantage connu dans le monde intellectuel français quil ne lest en Allemagne où, dans le doute, lon pense plus aux homonymes Alfred ou Hermann Kantorowicz, tandis que Gertrud Kantorowicz, sa cousine, qui, dentre tous, eut le destin le plus terrible, est malheureusement totalement tombée dans loubli4.

Que peut-on dire de la célébrité dErnst Kantorowicz en France ? Comment lexpliquer et linterpréter ? Quels courants intellectuels ont découvert et se sont approprié lœuvre de Kantorowicz, mais aussi sa personne ? Et est-il peut-être possible de parler dun transfert scientifique franco-allemand réussi, ce qui serait dautant plus remarquable

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que lhistoriographie française a toujours fait, par comparaison, preuve de retenue dans sa réception des auteurs allemands et que très peu dhistoriens allemands sont traduits ? De fait, compte-tenu des traductions françaises évoquées, Ernst Kantorowicz est devenu lun des historiens allemands les plus traduits en France au vingtième siècle.

Il est difficile de dire quand cette étonnante réception a véritablement débuté5. Non dans les années 1930, bien quil y eut alors, comme nous allons le voir, un premier écho au livre sur Frédéric II et à son Ergänzungsband. Mais cette réception précoce fut par la suite oubliée. De même, après la guerre, les écrits de Kantorowicz attirèrent certes lattention de certains médiévistes – et dans ce contexte, il convient surtout de mentionner les efforts de Robert Folz6 –, mais la « découverte » spectaculaire de Kantorowicz par les intellectuels français advint seulement dans les années 1970. Ses chefs de file étaient philosophes et théoriciens. Cest seulement lors

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dune seconde phase, lorsque le secret dinitiés était devenu une référence indispensable, que lintérêt des historiens grandit lui aussi à nouveau et que Kantorowicz fut transformé en un « monument » unique en son genre.

Le contexte était donc tout dabord théorique. On transplanta lanalyse de la métaphore des deux corps dans le droit étatique occidental et de la représentation symbolique du pouvoir développée par Kantorowicz dans le contexte poststructuraliste, au sein duquel les notions de « corps » et de « pouvoir » furent redécouvertes au début des années 1970. Lanalyse de Kantorowicz servait alors dinspiration et dillustration érudite, tel quon peut le remarquer dans les livres de Pierre Legendre, un historien du droit de la Sorbonne dinfluence « lacanienne ». Selon ses propres dires, il rencontra Kantorowicz dès les années 1950 et fit par la suite constamment référence à ce dernier dans ses travaux originaux, comme LAmour du censeur, publié en 1974, ou Jouir du pouvoir en 19767, ouvrages dirigés tant contre lhistoire traditionnelle des dogmes que contre lhistoire sociale des « Annales ». Lécho décisif viendra cependant de louvrage historique et philosophique le plus important de la décennie, Surveiller et punir de Michel Foucault, publié en 1975. Kantorowicz y est mentionné dès lintroduction, dans laquelle Foucault discute les travaux précurseurs de quelques historiens. Il présente alors sa propre étude du « corps du prisonnier » comme une sorte de pendant à lanalyse que fait Kantorowicz du « corps du roi » : « Dans la région la plus sombre du champ politique, le condamné dessine la figure symétrique et inversée du roi. Il faudrait analyser ce quon pourrait appeler en hommage à Kantorowitz [sic] le “moindre corps du condamné”8 ».

Cest en particulier à travers les écrits et les cours de Foucault, alors même que pas la moindre ligne de ses textes navait été traduite en France jusqualors, que Kantorowicz devint un nom, une référence, que lon se transmettait. Aussi est-il tout à fait symptomatique que cet auteur reçut un nom oral qui se distinguait de son nom écrit : Foucault le prononçait toujours « Kantorowitz » et lécrivait de la même manière (avec « tz »)9. Même si, par la suite, lorthographe correcte gagna en reconnaissance, une prononciation « française » propre simposa qui désigne jusquà

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aujourdhui le Kantorowicz français par un nom quasiment « gaulois » : « Kantorowix10 ».

Naturellement, on ne traduira pas tous les livres évoqués de manière positive par Foucault. Punishment and Social Structure, de Georg Rusche et Otto Kirchheimer11, par exemple, éveilla beaucoup moins dintérêt. Cela peut surprendre compte-tenu de la réputation de lhistoire française, censée privilégier particulièrement lhistoire sociale. Au contraire, The Kings Two Bodies, avec sa « chirurgie intellectuelle » (Gedankenchirurgie)12, se place plutôt, comme chacun sait, dans la tradition de l« intellectual history » américaine ou de la « Geistesgeschichte » allemande. Mais il est aussi possible dinterpréter cet ouvrage comme une analyse dune « formation discursive » au sens foucaldien. Or, dans les années 1970, le champ historiographique en France changea et cest maintenant Kantorowicz, et non Rusche et Kirchheimer, qui correspondait aux nouvelles priorités : finies les analyses de la reproduction sociale fondées sur lhistoire de léconomie, place aux études « du » politique à partir danalyses discursives et de lanthropologie culturelle. Il est bien connu que ce sont surtout les Annales qui, dans les années 1950 et 1960, ont relégué lhistoire politique pure à larrière-plan. Mais désormais, certains historiens de cette école, qui entre temps étaient passés de la classique histoire des mentalités (au sens de Lucien Febvre et de Marc Bloch) à « lanthropologie historique », exigeaient une « nouvelle histoire politique », exigence allant de pair avec une réévaluation de « lhistoire événementielle » et de la place des biographies historiques. Cest dailleurs Jacques Le Goff qui, en 1978, mit en valeur dans un article programmatique non pas, par exemple, le Luther de Lucien Febvre, mais le Louis XIV et vingt millions de Français de Pierre Goubert et – même en première place – le Frédéric II de Kantorowicz comme exemples à suivre de biographies problématisées de grands hommes13.

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Voilà qui explique sans doute le risque économique pris par les éditions Gallimard de publier la traduction des deux grands ouvrages de Kantorowicz en 1987 et 1989. Léditeur pouvait en effet compter sur Foucault et Le Goff comme porte-paroles et sappuyer sur la nouvelle conjoncture intellectuelle. En outre, Gallimard était léditeur des ouvrages de Foucault et de Le Goff et son directeur littéraire pour les thèmes historiques, Pierre Nora, enseignait lui-même à lÉcole des Hautes Études en Sciences Sociales et avait initié, avec Faire de lhistoire, Essais dego-histoire et Les Lieux de mémoire14, plusieurs ouvrages collectifs à valeur programmatique. Cependant, il sest avéré entretemps que la traduction du Frédéric II dormait déjà depuis des années dans les tiroirs de la maison, tandis que la traduction de The Kings two Bodies ne fut commandée quen 198115.

Mais, avant quun seul des livres de Kantorowicz ne soit publié en France, celui-ci devint déjà un auteur connu. En effet, la revue Poésie publia en premier, en 1980, des extraits du livre sur Frédéric II choisis dun point de vue littéraire16, et lannée suivante, la même revue publia sous le titre La Souveraineté de lartiste17 la contribution de Kantorowicz aux mélanges en lhonneur de lhistorien de lart Erwin Panofsky. Mais cest surtout la revue Le Débat, lancée chez Gallimard en 1980, qui eut un impact public décisif et fit paraître de nombreuses contributions à la « nouvelle » histoire politique et à lanthropologie du pouvoir. Cest là, en effet, que furent publiés en 1981 dautres extraits du Frédéric II18 ainsi quun montage commenté de citations du livre de Percy Ernst Schramm, Herrschaftszeichen und Staatssymbolik19. De plus, la revue publia la première

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présentation complète de The Kings two Bodies intitulée Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique. Son auteur était un philosophe encore peu connu, Marcel Gauchet20. Il prédisait une « deuxième carrière » au livre de Kantorowicz car il correspondait selon lui exactement à des questionnements théoriques actuels : « Au regard de la curiosité présente, le fait est [que ce livre] acquiert un relief et une place à part, quil prend quelque chose de cette densité problématique par laquelle les œuvres vraiment significatives demeures vivantes en dépit du vieillissement de leur information, quil devient, en bref, support indispensable et passage obligé [je souligne – P. S.] de linvestigation généalogique – lun, peut-être, des quelques livres de nos origines21 ». Selon Gauchet, Kantorowicz ne proposait pas seulement une analyse précise du droit étatique médiéval mais aussi tout bonnement – quoique de manière intuitive – la base dune théorie du politique. « Kantorowicz, en prenant pour fil conducteur la dualité intime du pouvoir, se porte dintuition au plan dun invariant social, inhérent à lessence même du pouvoir [je souligne – P. S.]22 ». La symbolique des deux corps ne serait pas un modèle limité dans le temps mais un concept valide en général, avec laide duquel il serait possible de penser la transition du pouvoir incarné médiéval au pouvoir incorporé moderne.

Quun philosophe présente Kantorowicz était symptomatique, mais ce genre de réception eut aussi rapidement un impact sur celle des historiens. Car Gauchet était en même temps secrétaire de rédaction au Débat, et cette revue devint dans les années suivantes le support le plus important de lesprit du temps en sciences humaines, du Zeitgeist, et de ce fait la plaque tournante du renversement intellectuel. Gauchet intervenait en effet fréquemment en faveur dun programme visant à labandon du « paradigme des sciences sociales » au profit dune histoire politique et dune histoire des idées renouvelées23. En cela, il ne faisait à

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vrai dire que formuler de manière ouverte et un peu plus radicale ce que danciens représentants du paradigme des Annales, comme notamment François Furet, qui fonda peu de temps après le « Centre Raymond Aron », pensaient et pratiquaient déjà depuis longtemps24. Ce qui nous semble intéressant ici est que le thème de l« histoire symbolique25 », selon le terme de Gauchet, fut certes associé au nom de Kantorowicz mais reçut en même temps une signification stratégique et politique avec laquelle lœuvre elle-même navait rien à voir26. Mais ceci ne doit pas être oublié quand on évoque « Kantorowicz en France », car là se trouve sans doute un des facteurs dexplication de la vague de traductions et de la réception médiatique, lune et lautre sinfluençant mutuellement. Depuis des années, en effet, gronde un combat opaque et embrouillé dans les sciences humaines et historiques en France entre différentes fractions et tendances autour de lhéritage des Annales27. Or, il me semble que dans ces combats, Kantorowicz et ses œuvres se sont, hélas, retrouvés « entre les fronts ».

Revenons donc à ces œuvres. Avant même que les deux traductions annoncées chez Gallimard ne paraissent enfin, un recueil darticles de Kantorowicz sortit en 1984 aux Presses universitaires de France avec pour titre Mourir pour la patrie et autres textes28. Outre larticle Pro patria mori, qui donne son titre au recueil, il contient une nouvelle traduction de la contribution aux Mélanges Panofsky ainsi que les textes Christus-Fiscus et Mysteries of the State. Quelques particularités de ce livre sont frappantes. Tout dabord, léditeur est Pierre Legendre, dont il a déjà été question. Dans son introduction bien informée mais difficile à comprendre pour

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un lecteur non-initié, Legendre entonne un plaidoyer ambigu en faveur de Kantorowicz le savant, le penseur non-conformiste, mais aussi le héros politique, et pour finir le cuisinier. Les quatre essais rassemblés dans le livre auraient également été choisis avec lintention « [de] mettre un peu de désordre dans les esprits29 ». Deuxièmement, la présentation extérieure du livre est inhabituelle. En effet, comme lexplique Legendre, cest pour « visualiser » la « beauté de ces textes30 » que le corps du texte et les annotations ont été placées en vis-à-vis. Pour des yeux français, lérudition stupéfiante de lauteur est ainsi particulièrement mise en valeur. Or ce procédé avait aussi un arrière-plan polémique : Legendre, en effet, savait parfaitement que, chez Gallimard, on avait donné la consigne au traducteur de The Kings two Bodies, Jean-Pierre Genet, de réduire drastiquement et dactualiser (!) lappareil de notes. Cela avait entraîné une violente protestation de la part du détenteur des droits et il y avait déjà eu des négociations visant à un éventuel changement de maison dédition31. La mise en avant des notes par un moyen typographique était donc de la part de Legendre également un geste de protestation contre la menace de mutilation de louvrage majeur de Kantorowicz, de même que contre lintolérance courante des éditeurs français vis-à-vis des notes de bas de page. Finalement, Gallimard plia. Tout ceci nétait bien entendu connu que des initiés. Cest pourquoi laccent mis sur les notes put encore avoir un autre effet, très ambivalent : il contribua à conférer à ces textes une aura dérudition toute particulière pour le public français, si bien que, paradoxalement, ils furent soustraits au domaine réservé de la lecture scientifique et au lieu de cela transférés dans le domaine de la littérature fantastique. Désormais, on lisait cet appareil de notes comme la mystérieuse prose de notes de bas de page dun Jorge Luis Borges. Une troisième caractéristique saute aux yeux : tandis que la puissante maison dédition Gallimard, qui possédait les droits sur les œuvres complètes de Kantorowicz, à la fois consolait le public et attisait son attente32, ce premier livre de Kantorowicz en France

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fut publié précisément dans une collection (« Pratiques théoriques ») dont les éditeurs, Étienne Balibar et Dominique Lecourt, avaient une réputation de « marxistes structuralistes ». Ainsi, Kantorowicz fut placé dans un contexte « progressiste », ce qui provoqua de nouvelles discussions33.

À lautomne 1987 puis au printemps 1989, lattente prit fin : dans la collection « Bibliothèque des Histoires », dirigée par Pierre Nora, parurent lun après lautre LEmpereur Frédéric II et Les Deux Corps du Roi, dans la traduction dAlbert Kohn pour le premier, de Jean-Philippe et Nicole Genet pour le second34. En outre fut publiée presque simultanément une traduction dun travail de Ralph Giesey dirigé par Kantorowicz : Le Roi ne meurt jamais35. Contrairement au volume de Legendre, qui resta cantonné au statut doutsider et ne fut presque pas mentionné dans la presse, ces deux livres connurent en lespace de quelques semaines une large réception dans les médias parisiens. Dans chaque quotidien ou hebdomadaire important parurent des recensions détaillées, et nombre dentre elles provenaient de la plume dhistoriens et de philosophes connus. Jacques Le Goff et Emmanuel Le Roy Ladurie écrivirent pour LExpress, Marcel Gauchet et André Burguière pour Le Nouvel Observateur, Laurent Theis pour Le Point, Guy Bois pour La Quinzaine littéraire, Michel Sot pour Le

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Monde et Blandine Barret-Kriegel pour Libération36. Même à une échelle parisienne, un tel écho était spectaculaire. Avec ces différents textes, il serait dailleurs aisé de pratiquer une « analyse du discours » et de dessiner un « portrait fantôme » de Kantorowicz et de ses œuvres, tel quil apparaît dans le langage et la conscience des journalistes ou historiens français. Ce nest toutefois pas ici le lieu approprié. Lécho énorme des deux livres, bien quils ne soient pas simples à lire, confirma et renforça une nouvelle fois la « célébrité » de leur auteur. Aussi, toutes les recensions abordaient en détail sa biographie, et cela sans toujours véritablement la connaître. Ne serait-ce que lorigine géographique de Kantorowicz réservait déjà des surprises : pour certains, il était un « Prussien de lEst », pour dautres un « historien polonais37 » ! Pourtant, léditeur avait explicitement nommé dans les notes du livre sur Frédéric II trois études biographiques : la conférence de Josef Fleckenstein faite à Francfort en mémoire de Kantorowicz, la biographie dEckhart Grünewald et larticle de Ralph Giesey paru dans le Leo-Baeck-Jahrbuch38.

Cest principalement la réception du livre consacré à Frédéric II qui est intéressante pour un observateur allemand. En effet, il sagit du texte le plus problématique de Kantorowicz – et il est écrit en allemand. Bien que tous les commentateurs évoquent le contexte politique du livre et limpact quil eut à lépoque, de même que sont lancés, pour esquisser une atmosphère, les noms de « Nietzsche », « Spengler » et « George », la lecture ne devient pratiquement jamais concrète. Pas un seul commentateur, par exemple, naborde le langage particulier de Kantorowicz – tout du moins, on loue sa qualité littéraire. Apparemment, personne, pas même Jacques Le Goff, na lu le livre dans loriginal allemand. Car sil en avait été ainsi, il aurait été clair que cette prose ne pouvait être traduite comme celle dun « ouvrage spécialisé » quelconque, puisque la teinte particulière quy prennent la syntaxe et la sémantique ne pouvait être négligée. Tandis quaujourdhui, tout lecteur allemand un peu cultivé ressent immédiatement létrangeté du discours de Kantorowicz et de la portée politique de son texte, le même texte sonne beaucoup moins effrayant en français. Bien que la structure de la narration soit correctement conservée dans la

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traduction, la langue maniérée de loriginal et sa connotation ultranationaliste, voire raciste, ont été transformées en un français académique exempt de tout soupçon. Par exemple, quand loriginal dit « Telle fut latmosphère spirituelle quemplissait de sa présence (weste) Frédéric39 », le traducteur écrit simplement « Telle fut latmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II40 ». Ou lorsque Kantorowicz parle dun « État doté dune poigne de fer (glasharter Staat) » et dun « peuple corrompu par le mélange des races (verraßtes Volk)41 », le lecteur français lit tout innocemment « un État rigide » et « une population métissée42 ». De même, la « croyance fanatique (der fanatische Glaube) » de lempereur en sa chance43, où il nous semble entendre la voix dun chef de corps franc ou du Dr Goebbels, devient la simple « croyance forcenée en son étoile44 ». En dautres termes, le Frédéric II quon lit en France est très, très différent de celui quon lit en Allemagne, et le gouffre existant habituellement entre la traduction et loriginal est dans ce cas particulièrement profond. Malheureusement, il est aussi lourd de conséquences.

En effet, il est possible de lire ce livre en France comme un ouvrage scientifique tout à fait normal. Marcel Gauchet écrit même avec étonnement que lon ne remarque pas du tout ses « pénibles accointances idéologiques45 ». Certes, la biographie de lauteur comporte quelques recoins sombres, mais ceux-ci peuvent être Dieu merci nivelés grâce à son émigration et au temps passé à Berkeley, donc grâce à un changement dalliance intéressant. En outre revient souvent lidée selon laquelle Kantorowicz aurait écrit le livre sur Frédéric en étant déjà professeur et que le volume complémentaire naurait pas été écrit plus tard, mais en parallèle au texte principal. Or, plus la biographie académique de lhistorien était imaginée comme non-problématique et moins de critiques scientifiques étaient adressées à son œuvre – et de fait, quasiment personne en France na voulu la critiquer sur le fond46, et pas une seule

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recension na encore été publiée dans une revue académique47 –, plus la vie de « E. K. » en fut rendue mystérieuse. Il était donc assez logique que les éditions Gallimard passent très vite commande de leur propre biographie, cest-à-dire dune biographie « française » de cet auteur fascinant. Le livre parut dès 1990 : Kantorowicz. Histoires dun historien par Alain Boureau. Il fut immédiatement traduit en allemand48.

Avec ce livre, symptomatique à bien des égards, la vague de la réception française de Kantorowicz atteint temporairement son apogée. Boureau, un médiéviste brillant, élève de Jacques Le Goff et qui avait déjà plusieurs fois discuté le thème des « deux corps » et avait à cette occasion timidement critiqué et nuancé Kantorowicz49, annonçait très explicitement une « expérience » à travers un « essai biographique », en lien direct avec une conception développée auparavant par un groupe de jeunes historiens, appelée « histoire expérimentale50 ». Le point de départ du livre était le vœu exprimé dans le testament de Kantorowicz, ordonnant la destruction de lensemble de ses papiers. Étant donné quil faisait référence dans sa courte bibliographie à la biographie de Kantorowicz

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par Grünewald51 ainsi quau fonds darchives de lInstitut Leo Baeck de New York, Boureau savait parfaitement quil existait des fonds et des archives de lhistorien (à Stuttgart, Saskatoon et New York), mais pour lui, cet ordre de tout détruire équivalait au commandement de renoncer à tout travail darchive ou autre recherche traditionnelle. Pire encore, la volonté obstinée de nêtre limité dans la narration historique par aucun document semble sêtre transformée en cours de route en la conviction selon laquelle Kantorowicz aurait effectivement tout détruit. Cette affirmation tout simplement fausse fut en effet non seulement colportée dans la plupart des recensions du livre52 – en se référant à Boureau –, mais lui-même déclara sans équivoque lors de lémission des « Lundis de lhistoire », dirigée par Jacques Le Goff, en janvier 1991 : « À part cette correspondance [il fait référence aux lettres conservées à Stuttgart], nous ne disposons daucune source vraiment individuelle et privée de lhistorien qui a fait disparaître tous ses papiers personnels53 ». Compte-tenu de labondance de documents privés et de manuscrits scientifiques qui sont depuis longtemps accessibles, nous avons affaire ici à un exemple de pieux mensonge méthodologique absolument unique.

Je ne veux pas en ce lieu aborder plus en détail les ambitions théoriques de ce livre, même si lon peut faire le lien entre cette prétention innovatrice et les disputes autour de lhéritage des Annales précédemment évoquées. De même, le geste littéraire de Boureau – la levée des distinctions entre science et littérature – qui, à son tour, renvoie à la tendance hostile aux sciences sociales, a certainement contribué à lenthousiasme avec lequel le livre fut recensé en France – à une exception près54. Voici ce quécrivit, par exemple, André Burguière, un des

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directeurs des Annales : « Cet usage de la littérature non comme reflet mais comme matrice de la réalité me paraît ingénieux et prometteur. Une biographie est-elle autre chose quun roman vrai55 ? » Supposons quune biographie reposant sur de véritables recherches naurait jamais eu un si bel écho dans les médias parisiens.

En rapport à notre thème, dautres faiblesses du livre sont cependant plus intéressantes, telle la description aberrante du judaïsme allemand et du monde intellectuel de lentre-deux-guerres. Manifestement, lauteur ne connaît cette histoire que par ouï-dire et sest par conséquent entièrement livré en pâture au mythe français de la « pensée allemande56 ». Comme il ne connaît presque aucun document relatif à la vie de Kantorowicz, il recourt avec une naïveté stupéfiante à des textes littéraires, ainsi de Ernst von Salomon ou de Leo Perutz, quil projette ensuite sur son héros – et bien entendu, il nutilise que des romans ayant été traduits. Ou bien encore, il construit de soi-disant « paradigmes contextuels » et autres « configurations » qui lui permettent de relier le nom de Kantorowicz avec presque tous les penseurs allemands du vingtième siècle connus du monde intellectuel parisien : Max Weber et Gershom Scholem, Erwin Panofsky et Carl Schmitt, Ernst Jünger, Theodor Adorno ou encore Walter Benjamin. En dépit de toutes les différences théoriques57, il suppose par exemple que Kantorowicz aurait fait des emprunts à Max Weber, plus tard aussi à Carl Schmitt. À un autre endroit, Kantorowicz est « mis en parallèle » avec le rationaliste Durkheim ou encore avec le structuraliste Foucault. Enfin, ce sont surtout les spéculations quant au judaïsme de Kantorowicz qui se révèlent particulièrement effarantes : en sappuyant sur le silence de ce dernier, Boureau introduit nul autre que Gershom Scholem comme « une des figures des possibles disponibles pour lhomme Kantorowicz58 ». Comme sil existait, bel et bien, le « Juif ». Nous savons pourtant que Scholem avait tout à fait sciemment émigré

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en Palestine, bien avant 1933, tandis que Kantorowicz na bien entendu jamais envisagé cette idée. Et pourquoi donc ? Très précisément parce quil nétait pas un « Juif » tel que pouvait lêtre Scholem. Cest dailleurs pour cela quil restera aussi longtemps que possible en Allemagne et que même en 1939, comme le confirment ses documents personnels, il fit autoriser son lieu de résidence américain par le ministère du Reich à léducation (Reichserziehungsministerium) afin que sa pension de professeur émérite continue à être versée sur un compte bancaire allemand59.

En raison de ces analogies et amalgames biographiques aberrants, la prétendue « visite du monument E.K.60 » entreprise par Boureau ne mène finalement à aucune remise en question, à aucune dé-monumentalisation, mais au contraire à une nouvelle mystification. Ceci nest dailleurs pas dénué dune certaine ironie, puisque lauteur affirme que sa méthode a pour but d« être fidèle à une façon kantorowiczienne décrire lhistoire61 ».

Abordons encore un dernier exemple, peut-être le plus important, afin de montrer jusquoù cette méthode du name-dropping poussée jusquà labsurde a pu mener dans la réception française de Kantorowicz. Cet exemple est celui des relations personnelles et intellectuelles entre Kantorowicz et Marc Bloch, autrement dit, le médiéviste français le plus marquant de son temps.

Dans le domaine de lhistoriographie française, mais également pour le grand public, Marc Bloch est un nom auquel presque chacun souhaiterait pouvoir se référer, autant pour des motifs scientifiques et méthodologiques – en tant que cofondateur des Annales –, que pour des motifs politiques – en tant que résistant durant la Seconde guerre mondiale, fusillé par les nazis en juin 194462. En outre, Bloch publia en

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1924 un livre important sur le pouvoir guérisseur des rois de France et dAngleterre, Les Rois thaumaturges63. Or ce livre joua un rôle majeur lorsque les historiens des Annales se rapprochèrent de lanthropologie historique dans les années 197064. Ce nest donc pas un hasard si les éditions Gallimard en rachetèrent les droits et republièrent louvrage en 1983, accompagné dune longue introduction de Jacques Le Goff (il est dailleurs intéressant de noter que, dans cette introduction, Le Goff ne se réfère encore jamais à Kantorowicz, mais seulement à « Percy Ernst Schramm et son école65 »). Dans les années qui suivirent, le livre de Bloch fut alors souvent cité dans le cadre de la réception de Kantorowicz, comme sil était important de rappeler que le thème de la « symbolique du pouvoir » navait pas été inventé par celui-ci mais déjà introduit dans lhistoriographie moderne par Marc Bloch quelques années auparavant66. Mais le médiéviste allemand, sur lequel on napprenait des informations concrètes que très progressivement, fut alors presque automatiquement mis en parallèle et comparé avec Bloch, que lon croyait connaître. Nétaient-ils pas tous deux victimes des nazis ? Et nétaient-ils pas tous deux juifs ? Voici ce quécrivit par exemple le médiéviste marxiste Guy Bois en 1988, à la sortie du livre sur Frédéric II : « Voici un grand livre. Il aura fallu attendre pas moins de soixante ans pour que paraisse la traduction française de lEmpereur Frédéric II de Ernst Kantorowicz, le grand médiéviste allemand, le Marc Bloch doutre-Rhin, contraint à lexil par les nazis67 ».

Alain Boureau a repris à son tour ce thème « mythique » et la poussé à lextrême. Dès les premières pages de son livre, il laisse entendre que « Marc Bloch, le grand historien français, [] se trouva peut-être face

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à Kantorowicz en 1916, dans la forêt dArgonne, près de Verdun68 ». Ainsi Bloch se trouve introduit comme une sorte de pendant français, qui aurait ressenti une « fascination analogue » pour « les prestiges du pouvoir » mais aurait renoncé, après Les Rois thaumaturges, à poursuivre ce genre de recherches69. Plus rapidement que Kantorowicz il aurait saisi « les dangers de la fréquentation des chefs et des héros70 ». Dallusion en allusion, ce « parallèle » est alors tissé jusquà ce quil paraisse évident au lecteur que « de lautre côté des tranchées, Marc Bloch [] sétait posée la même question » que Kantorowicz71. Et puisque tout semble permis dans cette ronde des « corps » (et des noms), Marc Bloch se trouve lui aussi intégré – à côté de Scholem, Leo Perutz et les autres – au « paradigme des existences possibles de Kantorowicz72 ». À nouveau, cest lappartenance au judaïsme qui sert de légitimation a minima, tout en sachant bien que lesthète nationaliste allemand et lhistorien socio-économique et démocrate français de gauche appartenaient pourtant à deux mondes tout à fait différents. Le culte élitiste du héros de lun et lhistoriographie critique de lautre nont en effet rien en commun. Et, à ce titre, il me semble assez significatif que ce fut Bloch qui sengagea dans la résistance – bien que de presque dix ans laîné de Kantorowicz et bien quil eut six enfants –, alors quen tant quhistorien, il nappréciait guère les biographies.

Les relations entre Kantorowicz et Bloch ne se réduisent cependant pas à lantagonisme de leurs vies respectives. Car les deux historiens se sont en effet rencontrés, en 1934. Dans le livre de Boureau, cet épisode est mentionné mais sans commentaire, car les sources lui semblent inconnues73. Mais surtout, Bloch et Kantorowicz se sont exprimés lun au sujet de lautre, ce que Boureau nie pourtant explicitement74. Ce faisant, il

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commet à nouveau une erreur stupéfiante, quil ne faut toutefois pas lui imputer complètement, dans la mesure où elle reflète la large ignorance des historiens français vis-à-vis de leur propre histoire. Dès la publication de la traduction française du Frédéric II, en effet, on pouvait remarquer quaucun des comptes-rendus névoquait les commentaires que Marc Bloch avait consacrés à ce livre en son temps. Sagissait-il dune simple méconnaissance ou ne voulait-on pas entendre les critiques du fondateur des Annales puisque celles-ci, au-delà de lexemple de Kantorowicz, auraient contredit la renaissance de la biographie historique ? Quoiquil en soit, il reste étonnant quaucun historien français nait, durant les longues années que dura la réception de Kantorowicz, passé en revue lœuvre de Bloch afin dy trouver une recension correspondante.

Et pourtant, comme nous lavons déjà évoqué, il y eut bien une première réception française de Kantorowicz en 1928 et dans les années qui suivirent. Tant Marc Bloch que Louis Halphen publièrent alors des critiques de Kaiser Friedrich der Zweite. Le premier le fit dans le cadre de ses comptes-rendus réguliers consacrés à lhistoire médiévale allemande dans la Revue historique75, le second dans une revue de recensions76. Faisant preuve dune rare convergence de propos, les deux auteurs critiquent le caractère « panégyrique » du livre et supposent que lauteur nest pas historien spécialisé, mais écrivain. Marc Bloch écrit77 : « [Cest] une ample étude, agréable à lire, parfois émouvante, mais quon eût souhaitée un peu plus concise et simple de ton ». Malheureusement, il manquerait à lauteur des connaissances précises du milieu et de lenvironnement historique, ce qui expliquerait par exemple pourquoi il tendrait à surestimer les spécificités de la législation des Hohenstaufen. Kantorowicz – avec le nom duquel Marc Bloch, lui aussi, avait des difficultés : il le nomme constamment « Kantocorowicz78 » –, Kantorowicz donc, aurait trouvé

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quelques formulations intelligentes et plaisantes, mais « la recherche densemble [] manque tout à fait ». Lapproche biographique du livre rendrait forcément impossible une perspective suffisamment large : « La pauvreté du Moyen Âge en documents psychologiques est telle que les biographies, même de personnages de premier plan, ne sont sans doute pas le moyen le plus sûr de faire progresser notre connaissance de ces temps ; cest détudes plus larges quil faut attendre la réponse aux énigmes des destinées individuelles elles-mêmes ». Par ailleurs, le livre de Kantorowicz était pour Bloch aussi un exemple du « nationalisme historique » de nombreux auteurs allemands79. Et son collègue Halphen utilisa des arguments similaires et sattaqua surtout à la lecture arbitraire des sources et aux ambitions exagérées du « novice80 ».

Mais ce nétait pas la seule fois que Bloch devait sexprimer au sujet de Kantorowicz. Quatre ans plus tard, après la parution de lErgänzungsband, il revient à lui. Sa critique devient alors beaucoup plus aimable, ce livre érudit layant manifestement très impressionné : « Nos lecteurs nont pas oublié le remarquable Frédéric II de M. Ernst Kantorowicz », écrit-il alors81. « Louvrage était dépourvu de tout appareil dérudition. Un Ergänzungsband apporte aujourdhui à la fois les références, copieuses et clairement présentées, et quelques dissertations sur des points spéciaux []. Le tout compose un précieux instrument de travail et donne une juste idée du soin avec lequel le récit avait été préparé ». Toutefois, cest alors quintervient une petite phrase caractéristique de Marc Bloch, qui savait toujours accompagner léloge dune pointe damertume : « Mais, si lon ne connaissait la haute culture de M. Kantorowicz, si, par ailleurs, ça et là, quelques ouvrages de chez nous ne se trouvaient tout de même cités, on ne pourrait sempêcher de se demander sil lit notre langue : faut-il lui rappeler que sur des sujets comme la IVe Églogue, les Cisterciens, lidée royale et impériale elle-même – et quelques autres – il existe, en français, des travaux qui ne sont point tout à fait négligeables82 ? » Ici, Marc Bloch, qui sétait toujours engagé en

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faveur dune prise de connaissance mutuelle entre historiens allemands et français, mettait en lumière un véritable point faible du travail de Kantorowicz, son désintérêt caractéristique pour lhistoire de France et lhistoriographie française83.

En 1937, à loccasion de la publication dune biographie française de Frédéric II qui sinspirait fortement du livre de Kantorowicz, Marc Bloch en vint à parler de son collègue allemand encore une troisième fois. Le compte-rendu de Bloch était plutôt bienveillant, et il donna surtout une recommandation surprenante en écrivant : « En attendant quon nous procure – ce qui serait le mieux – une traduction, peut-être abrégée, du Kantorowicz lui-même, il faut souhaiter que cette sorte dadaptation trouve chez nous les lecteurs quelle mérite84 ». En dautres termes, la relation de Bloch à Kantorowicz sétait si durablement transformée entre 1928 et 1937 quil allait même désormais jusquà recommander une traduction de sa biographie de Frédéric.

Comment lexpliquer ? Tout dabord, lErgänzungsband de 1931 avait certainement dissipé la méfiance de Bloch vis-à-vis de lauteur quil avait pris au début pour un gentleman-writer, conservateur à tout point de vue. Surtout, il avait fait entre temps la connaissance personnelle de Kantorowicz en février 1934 lors dun voyage à Oxford, si bien quen 1937, il nassociait plus son nom seulement à un livre, mais également à une personne. Cependant, Bloch na évoqué cette rencontre dans aucune des lettres retrouvées jusquici, si bien quil ne nous reste que – mais tout de même – le témoignage de son interlocuteur.

En effet, Kantorowicz a lui-même décrit cette rencontre dans une lettre au Times Literary Supplement de juillet 1961 à loccasion dun compte-rendu dans ce même journal de lédition anglaise de lœuvre principale de Bloch, La Société féodale, dans laquelle lauteur anonyme affirmait que linfluence de ce livre particulièrement novateur serait entre autres visible « dans les études plus récentes dE. H. Kantorowicz85 ». Avec une honnêteté remarquable, mais aussi avec délicatesse, ce dernier

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protesta alors contre cette mise en parallèle intellectuelle, même si elle était tout à fait honorante. Il écrivit : « Auriez-vous lamabilité de transmettre le message suivant à votre commentateur : je suis plein dadmiration pour son compte-rendu compétent et précis du livre de Marc Bloch, quil place dans la juste perspective historique et (sit venia verbo) métaphysique, mais jai été quelque peu intrigué, quoique très honoré, par le fait que, parmi les centaines de chercheurs que Marc Bloch a fortement influencé, votre commentateur ait choisi de mentionner uniquement mon nom86 ». Et il continua : « Il est parfaitement vrai que jai été fort impressionné par ses Rois thaumaturges. Je lai en effet rencontré à Oxford en 1934. Nous avons dîné ensemble à Oriel College et discuté jusquau petit jour après que notre hôte agréable, Sir Maurice Powicke, nous eut laissé seuls avec une bonne provision de Bordeaux et de whisky. Nous étions tous les deux tellement excités par le cours de la conversation que nous nétions même pas assis, mais debout devant la cheminée pour échanger nos arguments, nos références et nos citations à propos de tous les sujets qui nous intéressaient. Moi aussi jai eu le sentiment que Marc Bloch, en tant quhistorien, “était sans aucun doute brulé dune flamme intérieure” [citation provenant de larticle du TLS] qui manque si souvent dans les œuvres des historiens. Mais cétait là précisément une qualité que je ne pouvais, hélas, lui emprunter. Je suis sûr que beaucoup dautres lui doivent bien plus que moi, même sil nest nullement dans mon intention de nier que ses œuvres et sa personnalité mont fortement impressionné87 ».

Kantorowicz et Marc Bloch se respectaient donc mutuellement, mais se sentaient-ils apparentés du point de vue intellectuel ? Je ne le pense pas. La discussion nocturne dans les salles du collège Oriel fut certes « excitante », comme le rapporte Kantorowicz, mais elle ne mena selon toute apparence à aucune correspondance ou à une amitié. De même, on ne trouve dans les textes des deux historiens aucune trace dun dialogue intellectuel plus tardif, tel quils en eurent avec dautres collègues. De

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plus, Marc Bloch na jamais essayé de gagner Kantorowicz pour une collaboration aux Annales, comme il le fit pour Richard Koebner, le médiéviste de Breslau émigré à Jérusalem88. Cependant, il se peut – mais il ne sagit là que dune vague supposition de ma part – que Bloch, qui négociait à partir de 1934 avec Gallimard la publication dune collection consacrée à lhistoire agraire dont le premier volume ne parut finalement quen 1941, ait éventuellement recommandé au directeur littéraire chargé des collections dhistoire le livre sur Frédéric II. Quoiquil en soit, il y eut un certain contact entre Gallimard et Kantorowicz à la fin des années 1930. En effet, dans un curriculum vitae rédigé en anglais le 29 juillet 1938, alors quil était encore à Berlin, Kantorowicz mentionne des négociations avec les éditions Gallimard en vue dune traduction française89. Mais quelques décennies devaient encore sécouler avant que ne paraisse ce livre, précisément chez Gallimard.

Le rôle de Marc Bloch dans ces premières négociations nest, je le répète, aucunement assuré. Mais on ne devrait pas trop spéculer à ce sujet et surtout ne pas croire que cela suffirait à prouver un rapprochement intellectuel. Il se pourrait toutefois quen raison à la fois de leur rencontre de 1934 et peut-être aussi de lannonce de la mise à la retraite forcée de Kantorowicz, Bloch ait éprouvé une sorte de solidarité avec son collègue allemand et que cest pour cela quil recommanda son livre. Le travail dEckhart Grünewald nous apprend par ailleurs quen février 1934, Kantorowicz avait toujours lespoir de reprendre son enseignement à Francfort. Cest seulement après la mort de Hindenburg quil sollicita sa mise à la retraite anticipée, mais il resta en Allemagne90. Marc Bloch rencontrera donc à Oxford non pas un réfugié politique, mais un historien

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allemand pas vraiment atypique, dans la mesure où il considérait le régime hitlérien avec des sentiments encore mitigés : il nétait certes pas un nazi, mais pas davantage un démocrate libéral de gauche comme son collègue français, et la « rénovation nationale » de lAllemagne en tant que telle correspondait tout à fait à ses espérances politiques. Même sil a pu sexprimer de manière critique envers les nazis face à Marc Bloch, quil ne connaissait pas, ce qui au vu de sa réserve habituelle vis-à-vis des thèmes dactualité politiques est assez incertain, on peut supposer que les deux interlocuteurs étaient parfaitement conscients de la barrière « nationale » qui les séparait. De tout cela, on peut conclure quErnst Kantorowicz et Marc Bloch nétaient en aucun cas des « équivalents » français ou allemands, des jumeaux interchangeables, comme Alain Boureau le laisse penser dans son livre et comme certains admirateurs de part et dautre du Rhin le souhaitent peut-être. Ni lhistoire académique allemande ni la française ne peuvent échapper à leur histoire, sauf en se réfugiant dans le mythe. La nouvelle réception de Kantorowicz en France peut être interprétée en ce sens comme un des (nombreux) symptômes de la crise, ou plutôt de la désorientation dont est victime la « nouvelle histoire » depuis la fin des certitudes de « lhistoire des structures ». Le « retour » au primat de la politique, du sujet et des idées proclamé de toute part a conduit à une remise en question des postulats provenant des sciences sociales, tout dabord chez les philosophes, mais ensuite aussi chez les historiens. Le paradigme dune histoire des sociétés, esquissé par Bloch et Febvre, sest depuis continuellement dissout, même si ressurgissent de temps en temps des tentatives de renouvellement critiques91. Dans ce contexte, Kantorowicz, dont lœuvre et le nom furent introduits dans le débat par les philosophes – si bien quil a désormais sa place même dans un Dictionnaire des philosophes92 –, est devenu le « représentant » de cette nouvelle orientation ou, selon le mot de Walter Benjamin, son « agent secret ».

Quen aurait-il dit lui-même ? Il convient en tout cas de patienter et de voir si ses livres à la fois érudits, volumineux et donc assez coûteux

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atteindront un large public, ce quon leur souhaite et ce quon pourrait supposer au vu du large écho médiatique. Mais peut-être que ce public en vérité nexiste pas ? Aussi faut-il accepter lidée que cette icône parisienne « Kantorowicz », qui malgré ses trois livres est avant tout « célèbre par sa célébrité » (Heine), sera inévitablement remplacée par une autre, qui suscitera à son tour la fascination et deviendra elle aussi un « support indispensable » (Gauchet), peut-être même plus solide. Et cest alors que lhistorien Ernst Kantorowicz pourra se retransformer en ce savant germano-américain qui devint à la mode en France dans les années 1980 – et qui, contrairement à dautres, y survécut93.

Peter Schöttler

CNRS-IHTP

Université libre de Berlin

traduit par Bruno Godefroy

1 Texte original publié en allemand : « Ernst Kantorowicz in Frankreich », in Robert L. Benson, Johannes Fried (éds.), Ernst Kantorowicz. Erträge der Doppeltagung Institute for Advanced Study, Johann-Wolfgang-Goethe-Universität, Frankfurt, Stuttgart, Steiner, 1997. Les modifications rendues nécessaires par lévolution – certes mineure – de la réception française de Kantorowicz entre 1997, date de parution de cet article dans sa version originale, et 2014 sont indiquées en note.

2 [Note de 2014 : Ce comptage date de 1997. Aujourdhui le rapport est de quatre (ou cinq si on compte en plus le volume des « œuvres ») à trois. Il sagit de : Ernst H. Kantorowicz, Mourir pour la Patrie et autres textes, Paris, PUF, 1984 (rééd. 2004) ; LEmpereur Frédéric II, Paris, Gallimard, 1987 ; id., Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989 ; Laudes Regiae. Une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au Moyen Âge, Paris, Fayard, 2004 ; Œuvres [= LEmpereur Frédéric II + Les Deux Corps du Roi], Paris, Gallimard, 2000. Côté allemand sont disponibles : la biographie de Frédéric II, les « Deux Corps du Roi » ainsi quun choix darticles : Ernst H. Kantorowicz, Götter in Uniform. Studien zur Entwicklung des abendländischen Königtums, Stuttgart, Klett-Cotta, 1998.]

3 Pendant longtemps, en effet, nétait disponible en allemand que la biographie de Frédéric II (cf. ci-dessus, note 2).

4 Toutefois, on peut mentionner Barbara Paul, « Gertrud Kantorowicz (1876-1945). Kunstgeschichte als Lebensentwurf », in Barbara Hahn (éd.), Frauen in den Kulturwissenschaften. Von Lou Andreas-Salomé bis Hannah Arendt, Munich, Beck, 1994, p. 96-109.

5 Afin déviter tout malentendu, je précise que ma contribution ne vise pas à présenter un état de la recherche, en tout cas pas au sens habituel du terme. Je nai pas cherché, en effet, à rassembler et à interpréter toutes les analyses ou mentions de lœuvre dErnst Kantorowicz en France. Mon intérêt porte plutôt sur la fascination caractéristique qua exercé cet historien dans lopinion publique française, en tant que savant et allemand, juif et réactionnaire, et sur sa stylisation de la part des médias, à laquelle des historiens professionnels ont participé de manière décisive. En ce cas précis, la réception médiatique est dautant plus une source dimportance quil nexiste pour linstant [en 1997] pas une seule recension des trois ouvrages de Kantorowicz dont il sera question ici dans une revue scientifique française (à lexception dune courte notice dans les Annales, cf. ci-dessous, note 1, p. 170). Dans la mesure où je cherche à étudier un « effet de publicité », i.e. produit par rapport au public, et que la notabilité scientifique aujourdhui nest plus « décidée » dans des cercles érudits, mais dans les médias – même si lon peut le regretter –, cette méthode me semble appropriée.

6 Cf. Robert Folz, « À propos du culte des souverains au Moyen Âge », Revue dhistoire et de théologie religieuse, 30, 1950, p. 229-235 (recension de Laudes Regiae) et Robert Folz, recension de The Kings two Bodies, ibid., 38, 1958, p. 374-378. Folz (1910-1996), un élève de Marc Bloch à Strasbourg, fit la connaissance de Kantorowicz à Berlin dans les années 1930, alors quil travaillait à sa thèse sur le culte de Charlemagne (Le Souvenir et la légende de Charlemagne dans lempire germanique, Paris, Belles Lettres, 1950) et était resté en contact avec lui (lettres de R. Folz à lauteur, 25 février et 25 mars 1994). Alphonse Dupront (1905-1990) se référa également à Percy Ernst Schramm et à Kantorowicz dans ses écrits programmatiques sur la psychologie historique (« Histoire de la psychologie collective et vie du temps », in Encyclopédie Française, vol. 20, 1959, p. 20-08-2 à 20-08-8 ; « Problèmes et méthodes dune histoire de la psychologie collective », in Annales E.S.C, 16, 1961, p. 3-11). Par ailleurs, Jean-Philippe Genet rapporte que The Kings two Bodies faisait partie des lectures obligatoires au séminaire de Bernard Guenée à la Sorbonne dans les années 1960 : « Kantorowicz, lartiste », in LÂne, no 36, 1988, p. 2. Voir aussi les propres travaux de Genet, en particulier le rapport final du GDR LÉtat moderne : genèse. Bilan et Perspectives. Actes du Colloque tenu à Paris les 19-20 septembre 1989, éd. par Jean-Philippe Genet, Paris, CNRS, 1990.

7 Voir aussi Pierre Legendre, « Der Tod, die Macht, das Wort. Kantorowicz Arbeit am Fiktiven und am Politischen », in Tumult, Vienne, no 16, 1991, p. 109-115.

8 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 33 sq.

9 Ibid.

10 Parfois on trouve également la variante orthographique « Kantorovitch », qui semble indiquer une prononciation correcte ; cf. p. ex. Henri Raymond, in LHomme et la Société, 1er semestre 1988.

11 Georg Rusche, Otto Kirchheimer, Sozialstruktur und Strafvollzug, Francfort sur le Main / Cologne, EVA, 1974 (première édition : New York, 1939). [Note de 2014 : Une trad. française vit néanmoins le jour : Peine et structure sociale. Histoire et théorie critique du régime pénal, Paris, Le Cerf, 1994.]

12 Walter Ullmann, recension de The Kings two Bodies, in Mitteilungen des österreichischen Instituts für Geschichte, 66, 1958, p. 364.

13 Jacques Le Goff (éd.), La Nouvelle Histoire, Paris, Retz, 1978, p. 227. Voir aussi larticle du même auteur : « Comment écrire une biographie historique ? », in Le Débat, no 54, 1989, p. 48-53, ici p. 53, ainsi que sa grande biographie de Saint Louis : Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.

14 Jacques Le Goff, Pierre Nora (éds.), Faire de lhistoire, 3 vol., Paris, Gallimard, 1974 ; Pierre Nora (éd.), Essais dEgo-histoire, Paris, Gallimard, 1987 ; Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, 7 vol., Paris, Gallimard, 1986-1993.

15 Je remercie Jean-Philippe Genet (Université Paris I) pour cette information.

16 Ernst Kantorowicz, « Frédéric II. Extraits », in Poésie, no 14, 1980, p. 3-35, traduction Albert Kohn.

17 Ernst Kantorowicz, « La souveraineté de lartiste », in Poésie, no 18, 1981, p. 3-21, traduction Jean-François Courtine et Sylvie Courtine-Denamy, introduction Jean-François Courtine (p. 3-5).

18 Ernst Kantorowicz, « Frédéric II : lÉtat, la Justice et le Salut », in Le Débat, no 14, 1981, p. 102-132, traduction Albert Kohn.

19 Percy Ernst Schramm, « Les signes du pouvoir et la symbolique de lÉtat », in Le Débat, no 15, 1981, p. 166-192, rassemblé et commenté par Philippe Braunstein. (P. E. Schramm [1894-1970] était un médiéviste de réputation internationale, par ailleurs membre du parti nazi et historien officiel de la Wehrmacht durant la Seconde guerre mondiale. Note du traducteur.)

20 Marcel Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », in Le Débat, no 14, 1981, p. 133-157 ; no 15, 1981, p. 148-168.

21 Ibid., no 14, p. 133.

22 Ibid., p. 137.

23 Voir Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales ? », in Le Débat, no 50, 1988, p. 165-170. Voir à ce sujet la critique de Roger Chartier, « Le monde comme représentation », in Annales E.S.C., 44, 1988, p. 1505-1520. Au sujet de la philosophie de lhistoire de Gauchet, cf. sa controverse avec Emmanuel Terray dans Le Genre humain, no 23, 1991, p. 109-147.

24 Sur le « tournant » libéral des Annales dans les années 1970, voir François Dosse, LHistoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987, p. 212 sq. Au sujet de Furet, voir Olivier Bétourné, Aglaia I. Hartig, Penser lhistoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989.

25 M. Gauchet, « Changement de paradigme » (voir ci-dessus, note 4, p. 164), p. 1609.

26 À ce propos cf. la critique de Ralph E. Giesey concernant certaines interprétations françaises de Kantorowicz, dont celle de Gauchet, dans Cérémonial et puissance souveraine. France, xve-xviie siècle, Paris, A. Colin, 1987 (Cahiers des Annales no 41), en particulier p. 20 sq.

27 Outre la critique « de gauche » de F. Dosse (voir ci-dessus, note 1), cf. celle « de droite » de Hervé Couteau-Bégarie, Le Phénomène « nouvelle histoire ». Stratégie et idéologie des nouveaux historiens, Paris, Economica, 1983, et la vue densemble proposée par Lutz Raphael, Die Erben von Bloch und Febvre. « Annales »-Geschichtsschreibung und « nouvelle histoire » in Frankreich 1945-1980, Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, en particulier p. 433 sq.

28 Ernst Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes (cf. ci-dessus, note 2, p. 159), avec une introduction de Pierre Legendre, traduction et remarques préliminaires de Laurent Mayali et Anton Schütz.

29 Ibid., p. 19.

30 Ibid., p. 21.

31 Je remercie Jean-Pierre Genet (Université Paris I) et Étienne Balibar (Université Paris X) pour ces précisions.

32 François Furet critiqua implicitement cette pratique lors de la publication de lédition de Legendre, quil qualifia de « hors dœuvre », en écrivant : « On aimerait [] féliciter sans réserves les auteurs de cette heureuse initiative, pour faire honte à la maison Gallimard, qui tient sous le coude, depuis des années, la traduction de louvrage fondamental de lhistorien germano-américain, “The Kings two Bodies” » (Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984).

33 Dans ce contexte, cf. p.ex. le travail du psychanalyste Michel Plon sur lanalyse historique du « transfert » dans les œuvres de Kantorowicz et de Marc Bloch : « De “lhérésie physiologique” à “lobscénité scientifique”. Linnommable dans lhistoire », in Studies in the History of Psychology and the Social Sciences, 4, 1987, p. 226-236, auquel je me suis déjà référé dans un texte précédant : « Mentalités, idéologies, discours. Sur la thématisation socio-historique du “troisième niveau” », in Alf Lüdtke (éd.), Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la MSH, 1994, p. 71-116, ici p. 78 sq.

34 Cf. ci-dessus note 2, p. 159. [Note de 2014 : Signalons que Kantorowicz lui-même nautorisa la réédition de son livre dans les années 1950 quavec beaucoup de réticence et à la condition de couper lAvertissement quon ne trouvera donc pas dans lédition française : « Lorsquen mai 1924 le royaume dItalie fêta le septième centenaire de la fondation de lUniversité de Naples, une création de Frédéric II de Hohenstaufen, une couronne reposait au pied du sarcophage de lEmpereur, dans la cathédrale de Palerme, ornée de linscription : À SES EMPEREURS ET SES HÉROS. LALLEMAGNE SECRÈTE (Das geheime Deutschland). Cela ne veut pas dire que la présente histoire de la vie de Frédéric II aurait été inspirée par cet événement [], mais celui-ci peut très bien être compris comme un signe que, même dans des cercles autres quérudits, une participation aux grandes figures de souverains allemands commence à séveiller – précisément en ces temps non impériaux (unkaiserlich) ».]

35 Ralph Giesey, Le Roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, préface de François Furet, Paris, Flammarion, 1987.

36 Je voudrais remercier Éric Vigne, directeur littéraire chez Gallimard, de mavoir permis de dépouiller les dossiers de presse des livres concernés.

37 François Furet (Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984) ; Laurent Theis (Le Point, 4 janvier 1988).

38 Cf. E. Kantorowicz, Frédéric II, p. 625.

39 E. Kantorowicz, Kaiser Friedrich der Zweite, Berlin, G. Bondi, 1936 (2e édition), p. 227.

40 Frédéric II, p. 230.

41 Friedrich der Zweite, p. 268.

42 Frédéric II, p. 270.

43 Friedrich der Zweite, p. 601.

44 Frédéric II, p. 592.

45 Le Nouvel Observateur, 27 novembre 1987.

46 Une des rares exceptions est la philosophe Blandine Barret-Kriegel, qui réfute surtout linterprétation faite par Kantorowicz du droit romain et, à la même occasion, exprime des doutes quant à la valeur politique de la « romanistique » allemande (Libération, 11 décembre 1987 et 6 avril 1989).

47 À ma connaissance, les Annales sont la seule revue dhistoire spécialisée qui montra de lintérêt pour au moins une des trois traductions de Kantorowicz, non sous la forme dune recension complète, mais dune note anonyme dans le cadre du « Choix des Annales ». Il concerne les Deux corps du roi à propos desquels nous lisons : « La réputation de ce monument dérudition laisse penser quon en connaît lessentiel, ce qui est faux. Un grand livre à lire, à méditer, à discuter. Un débat à venir, dans les Annales » (Annales E.S.C., 44, 1989, no 5). Mais ce « débat » annoncé na en fait pas eu lieu, ce qui ne signifie pas, toutefois, que les livres de Kantorowicz ne soient pas mentionnés ou discutés dans les Annales. Dailleurs, cette notice se référait peut-être aussi à un colloque organisé en mars 1989 dont les contributions ont été publiées entre-temps : Alain Boureau, Claudio Sergio Ingerflom (éds.), La Royauté sacrée dans le monde chrétien. Colloque de Royaumont, mars 1989, Paris, EHESS, 1992.

48 Alain Boureau, Kantorowicz. Histoires dun historien, Paris, Gallimard, 1990. Traduction allemande : Kantorowicz. Geschichten eines Historikers, postface de Roberto delle Donne, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992. Dans ce qui va suivre, je me réfère en partie – dans une perspective un peu différente et à partir de matériaux nouveaux – à ma précédente critique de ce livre et de sa traduction allemande : Peter Schöttler, « Lérudition… et après ? Les historiens allemands avant et après 1945 », in Genèses. Sciences sociales et histoire, no 5, septembre 1991, p. 172-185 (ici p. 177 sq.), et « Der deutsche Historiker als Denkmal und Mythos », in Süddeutsche Zeitung, 2 avril 1992.

49 Cf. par exemple Alain Boureau, Le Simple Corps du Roi. Limpossible sacralité des souverains français. xve-xviiie siècles, Paris, Éditions de Paris, 1988, en particulier p. 16-24.

50 En complément, une nouvelle revue, Alter Histoire, fut également annoncée mais ne vit jamais le jour ; cf. Alain Boureau, « Avant-manifeste », in Daniel S. Milo, Alain Boureau (éd.), Alter Histoire. Essais dhistoire expérimentale, Paris, Belles Lettres, 1991, p. 7-8.

51 Eckhart Grünewald, Kantorowicz und Stefan George. Beiträge zur Biographie des Historikers bis zum Jahre 1938 und zu seinem Jugendwerk « Kaiser Friedrich der Zweite », Wiesbaden, Steiner, 1982.

52 Voir en particulier André Burguière, in Le Nouvel Observateur, 1er novembre 1990, ainsi que : Le Panorama du Médecin, 21 novembre 1990 et Denis Fernandez-Recatala, Les Lettres Françaises, janvier 1991.

53 Archives des Éditions Gallimard, Paris, Dossier « Boureau/Kantorowicz », transcription de lémission radiophonique « Les Lundis de lhistoire », France Culture, 26 janvier 1991, p. 2.

54 À savoir mon « point critique » dans Genèses (cité ci-dessus, note 2, p. 170), qui eut au moins pour conséquence quAlain Boureau corrigea discrètement quelques erreurs criantes dans les éditions étrangères, et notamment dans lédition allemande, de son livre. [Note de 2014 : Mais pour lessentiel le texte resta inchangé, et cet ouvrage qui disait « vide[r] la vie de Kantorowicz de ses déterminations premières [et] de son passé antérieur » [p. 16] fut finalement republié à titre de postface biographique [!] dans le volume intitulé Œuvres de Kantorowicz en 2000 [cité ci-dessus, note 2, p. 159], p. 1223-1320.]

55 Le Nouvel Observateur, 1er novembre 1990.

56 Le fait que dans lédition française pratiquement tous les noms allemands soient estropiés indique également cette méconnaissance.

57 Boureau semble complètement ignorer la polémique dErich von Kahler, « georgien » et ami de Kantorowicz (Der Beruf der Wissenschaft, Berlin, 1920), contre le fameux texte de Max Weber sur « La profession et la vocation de savant ».

58 A. Boureau, Kantorowicz, p. 17.

59 Archives de lInstitut Leo Baeck, New York, AR 7216, archives Ernst Kantorowicz, boîte I, correspondance avec le directoire de lUniversité de Francfort sur le Main, 14 février 1939 et 7 novembre 1939 ; lettre de léditeur Helmut Küpper à Ernst Kantorowicz, 13 novembre 1939.

60 A. Boureau, Kantorowicz, p. 7. La symbolique du « monument » jouait déjà un rôle dans la précédente réception. Dans le Figaro, on lisait p. ex. que « Les Deux corps du roi sont un monument que lon visite » (10 avril 1989). Le Nouvel Observateur désigne lui aussi le livre comme un « monument dérudition » (18 mai 1989). Comme on pouvait sy attendre, il fut aussi souvent question dun « livre mythique » (La Croix, 26 novembre 1989 ; LHistoire, septembre 1989, etc.).

61 A. Boureau, Kantorowicz, p. 16.

62 Voir Carole Fink, Marc Bloch. A Life in History, Cambridge, 1989 (trad. française : Presses universitaires de Lyon, 1997). Sur les recherches consacrées à la vie et à lœuvre de lhistorien, cf. le bulletin de lAssociation Marc Bloch : Cahiers Marc Bloch, 5 numéros parus. [Note de 2014 : Pour un état des recherches récent, cf. Peter Schöttler, Hans-Jörg Rheinberger (éds.), Marc Bloch et les crises du savoir, Berlin, Max Planck Institut für Wissenschaftsgeschichte, 2011 http://www.mpiwg-berlin.mpg.de/Preprints/P.418.PDF.]

63 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1983 (1re édition : 1924).

64 Cf. Jacques Berlioz, Jacques Le Goff, Anita Guerreau-Jalabert, « Anthropologie et histoire », in Michel Balard (éd.), LHistoire médiévale en France. Bilan et perspectives, Paris, Le Seuil, 1991, p. 269-304.

65 Jacques Le Goff, « Préface », in M. Bloch, Les Rois thaumaturges, p. x.

66 Voir p. ex. François Furet, in Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984 ; Jacques Le Goff, in LExpress, 6 novembre 1987.

67 La Quinzaine littéraire, no 502, 1er février 1988.

68 A. Boureau, Kantorowicz, p. 9. Dans la traduction allemande ladjectif « grand », si caractéristique du geste, fut supprimé en silence (Kantorowicz. Geschichten eines Historikers [ci-dessus, note 2, p. 170], p. 13).

69 A. Boureau, Kantorowicz, p. 10.

70 Ibid., p. 11.

71 Ibid., p. 67.

72 Ibid., p. 23.

73 Ibid., p. 123. Cette rencontre avait déjà été évoquée auparavant dans la biographie de Fink (cf. ci-dessus, note 4, p. 173), p. 178.

74 Boureau, Kantorowicz, p. 11. Dans lédition allemande, le « jamais » de lédition originale est devenu un « pas » plus incertain, et dans un supplément, lauteur a cherché à réparer son erreur : « Deux courtes notices dans la Revue historique (1929 et 1932) mavaient échappées, car elles font partie de larges vues densemble quavait consacré Bloch à lhistoriographie allemande de son temps. Je mattendais sans doute à ce que lhistorien français ait accordé une critique plus détaillée au livre » (A. Boureau, Kantorowicz. Geschichten eines Historikers, [cf. ci-dessus, note 2, p. 170], p. 145). En vérité, il sagit dau moins quatre passages dans les fameux « Bulletins » de Bloch parus en 1928, 1932 et 1937, et tout historien informé pouvait sattendre à ce que Bloch recense louvrage de Kantorowicz précisément à cet endroit.

75 Revue historique, 158, 1928, p. 116. Les diverses critiques adressées par Bloch à Kantorowicz sont reproduites en annexe de mon article « Lérudition, et après ? » (ci-dessus, note 2, p. 170, p. 183–184).

76 Revue critique dhistoire et de littérature, 95, 1928, p. 508-510.

77 Revue historique, 158, 1928, p. 116.

78 Plus tard, Bloch corrigea cette erreur (cf. Revue historique, 169, 1932, p. 629).

79 Revue historique, 158, 1928, p. 157.

80 Ibid.

81 Revue historique, 169, 1932, p. 629.

82 Bloch fait ici référence à sa propre étude de lidée dEmpire : « LEmpire et lidée dEmpire sous les Hohenstaufen », in Revue des cours et conférences, 60, 1929, p. 481-494, 577-589, 759-768 (republié dans : Marc Bloch, Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, vol. I, p. 531-559).

83 Un indice supplémentaire est la faible présence de littérature historique française dans la bibliothèque privée de Kantorowicz (Archives de linstitut Leo Baeck, New York, catalogue de la bibliothèque établi par Helmut Küpper).

84 Revue historique, 181, 1937, p. 441. Le titre du livre en question est : Henri de Ziegler, La Vie de lempereur Frédéric II de Hohenstaufen, Paris, Corréa, 1935.

85 « A Master-Historian », Times Literary Supplement, 23 juin 1961, p. 386. À cette époque tous les comptes-rendus publiés par le T.L.S. étaient anonymes.

86 Archives de linstitut Leo Baeck, lettre du 7 juillet 1961. Une traduction française complète parut en 1991 avec lautorisation de linstitut Leo Baeck en annexe de mon article cité ci-dessus note 2, p. 170. Des extraits du texte original anglais sont reproduits dans Robert E. Lerner, « Ernst Kantorowicz and Theodor E. Mommsen », in Hartmut Lehmann, James J. Sheehan (éds), An Interrupted Past. German Speaking Refugee Historians in the United States after 1933, Cambridge, 1991, p. 199.

87 Archives de lInstitut Leo Baeck.

88 Cf. Richard Koebner, « Dans les terres de colonisation : marchés slaves et villes allemandes », in Annales dhistoire économique et sociale, 9, 1937, p. 547-569. La traduction française de cet article fut réalisée par la médiéviste autrichienne Lucie Varga et révisée par Marc Bloch. Concernant la participation dhistoriens allemands et autrichiens aux Annales, cf. mon introduction à Lucie Varga, Les Autorités invisibles. Une historienne autrichienne aux « Annales » dans les années trente, éd. par Peter Schöttler, Paris, Le Cerf, 1991, p. 13-114 (ici p. 55 sq.) ainsi que Peter Schöttler, « “Désapprendre de lAllemagne” : les Annales et lhistoire allemande pendant lentre-deux-guerres », in Hans-Manfred Bock, Reinhard Meyer Kalkus, Michel Trebitsch (éds.), Entre Locarno et Vichy. Les rapports culturels franco-allemands dans les années 1930, Paris, 1993, vol. I, p. 439-461.

89 Archives de linstitut Leo Baeck, New York, curriculum vitae en anglais du 29 juillet 1938.

90 E. Grünewald, Kantorowicz (ci-dessus, note 1, p. 171), p. 138 sq.

91 Voir p. ex. la discussion qui eut lieu dans les Annales sur le thème « Histoire et sciences sociales : un tournant critique ? » ou encore le projet de la revue Genèses. Sciences sociales et histoire, qui paraît depuis 1990 et cherche à actualiser lhéritage des premières Annales au sujet de lhistoire du xixe et xxe siècle.

92 Peter Schöttler, « Kantorowicz, Ernst Hartwig », in Denis Huisman (éd.), Dictionnaire des philosophes, 2e édition, Paris, PUF, 1993, p. 1550.

93 [Note de 2014 : Depuis la rédaction de cet article, les recherches sur Kantorowicz ont bien entendu beaucoup progressé. Cf. notamment les actes des deux colloques Kantorowicz tenus à Francfort et à Princeton auxquels javais pu contribuer : Robert L. Benson, Johannes Fried (éds.), Ernst Kantorowicz. Erträge der Doppeltagung Institute for Advanced Study, Johann-Wolfgang-Goethe-Universität, Frankfurt, Stuttgart, Steiner, 1997. Deux autres colloques ont eu lieu à Poznań et à Francfort-sur-lOder : Jerzy Strzelczyk (éd.), Ernst Kantorowicz (1895-1963). Soziales Milieu und wissenschaftliche Relevanz, Poznań, IH, 1996 ; Wolfgang Ernst, Cornelia Vismann (éds.), Geschichtskörper. Zur Aktualität von Ernst H. Kantorowicz, Munich, Fink, 1998. Cf. également : Martin C. Rühl, « In This Time Without Emperors : The Politics of Ernst KantorowiczKaiser Friedrich der Zweite Reconsidered », in Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 63, 2000, p. 187-242 ; Kay Schiller, Gelehrte Gegenwelten. Über humanistische Leitbilder im 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2000 ; Barbara Picht, Erzwungener Ausweg. Hermann Broch, Erwin Panofsky und Ernst Kantorowicz im Princetoner Exil, Darmstadt, WBG, 2008 ; Janus Gudian, Ernst Kantorowicz. Der « ganze Mensch » und die Geschichtsschreibung, Francfort, Societätsverlag, 2014. Par ailleurs, la digitalisation complète des archives de Kantorowicz conservées au Leo-Baeck-Institute de New York a complètement transformé les conditions de recherche : http://findingaids.cjh.org/?pID=256596#a7. De même, la collection de tirés-à-part de Kantorowicz ainsi que les lettres quon y a trouvées sont aujourdhui accessible sur la toile : http://cdm.itg.ias.edu/cdm/ref/collection/coll12/id/22194 ; http://library.ias.edu/finding-aids/smckantorowicz. Enfin, une édition complète de la correspondance de Kantorowicz est en préparation : http://www.dla-marbach.de/dla/entwicklung/projekte/edition_ernst_h_kantorowicz/index.html.]