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Classiques Garnier

Peut-on étendre l’éthique du soin à l’environnement ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2013 – 2, n° 3
    . Prendre soin de la nature et des hommes
  • Auteur : Bertrand (Aliènor)
  • Résumé : L’éthique du care peut-elle être prise pour modèle de l’éthique environnementale ? Le care ou l’absence de care portés à la nature peuvent-ils être des instruments de critique sociale et politique efficaces ? L’objet de cet article est d’évaluer l’ambition de renversement de nos relations au monde naturel revendiqué par l’éthique du care. L’examen des spécialisations sociales et des hiérarchisations des relations de soin se construit à partir d’une interrogation essentielle : qui sont les acteurs du careWho cares ? »). Or il n’existe aucune analogie évidente entre cette question et celles que l’on pourrait initier pour étendre l’éthique du care à l’environnement : « Who pollutes ? » ou même « Who destroys ? ». Les critiques formulées par Joan Tronto à l’égard d’Ulrich Beck et l’analyse de notre relation aux animaux menée par les théoriciennes du care montrent que l’extension du care à l’environnement oblige soit à engager une enquête économique et sociale irréductible à la description du système de domination hiérarchisé des genres et des races, soit à se cantonner à poser des principes d’actions éthiques sur un fondement individuel de type éco-citoyen, ou sur un fondement genré de type éco-féministe. Seule la première alternative répond à l’ambition de transformation sociale radicale à laquelle aspire l’éthique du care. Mais dans ce cas, est-il cohérent et réaliste d’envisager de renverser les rapports de force sociaux produits par le capitalisme par la seule revendication d’une démocratisation du care se passant d’une éthique affirmée des droits et des lois ?
  • Pages : 45 à 58
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812421204
  • ISBN : 978-2-8124-2120-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0045
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/02/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Peut-on étendre léthique du soin
à lenvironnement ?

La proximité de léthique médicale et de léthique environnementale est consacrée à la fois par les philosophies dites du soin et par la pensée écologique : les philosophies du soin proposent en effet détendre léthique du soin à notre environnement naturel, tandis que la réflexion écologique affirme vouloir substituer le soin aux rapports de prédation que nous entretiendrions avec la nature. De fait, léthique médicale et léthique environnementale se recoupent au moins de trois façons différentes :

elles ont des champs communs et sont au croisement de disciplines connexes : science du génome et manipulations génétiques, expérimentations sur le vivant, santé environnementale… etc. ;

elles utilisent des méthodes comparables et se donnent des paternités philosophiques identiques, – particulièrement celles des approches issues du pragmatisme ;

elles participent des tentatives de fondation dune « nouvelle éthique générale » se caractérisant par lambition dinstituer un rapport nouveau au vivant.

Mais, à la différence de léthique médicale et de la bioéthique, lécologie revendique un objectif de transformation sociale qui ne converge quavec la perspective critique des philosophies du care1. Cest donc à léthique du care comme modèle de léthique environnementale que nous nous

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attacherons ici – et non à léthique médicale dans sa généralité –, et cest à laune de sa visée critique et transformatrice quelle sera analysée.

Dans une perspective quelle considère comme radicale, léthique du care entend renverser les théories morales qui font de lautonomie individuelle un principe éthique fondateur et érige a contrario les relations de dépendance en condition de notre vie sociale et politique. Décryptant les rapports de pouvoir qui structurent les relations de care, elle définit la détermination politique des besoins sociaux de soin en devoir prioritaire ; son but est ainsi de « rendre la société aussi démocratique que possible2 ». Par extension du care à lenvironnement, elle ambitionne de refonder lensemble de nos relations au monde naturel et vivant. Le « soin » est-il pour autant un modèle adéquat pour construire une nouvelle relation à la nature ?

Lexamen détaillé des conditions de lextension de léthique du care à la nature rencontre en effet un certain nombre de difficultés. Lanalyse des structures sociales du soin met en évidence des inégalités, des spécialisations sociales et des hiérarchisations indubitables dans le rapport des genres et des races. Rien de tel napparaît aussi clairement dans les relations qui nous lient à la nature. En quoi le care ou labsence de care portés à la nature peuvent-ils être des instruments de critique sociale et politique discriminants ? Parmi toutes les relations que nous pouvons nouer avec le monde naturel, la relation aux animaux est certainement celle qui semble se prêter le plus à une analyse en termes de care ; cest elle aussi qui a suscité le plus de travaux jusquà présent. A-t-elle pour autant une consistance suffisante pour que le changement de son paradigme suffise à transformer les rapports sociaux ? Quapporte précisément léthique du care au corpus contemporain des projets politiques radicaux ?

Il existe, au moins chez Joan Tronto, une relation essentielle entre laffirmation de la naturalité et de luniversalité du care et sa visée politique critique : cest parce que le besoin de care est déclaré « naturel » et « universel » quil peut servir efficacement dinstrument dinterprétation des situations et des relations de dépendances. Cependant, la diversité

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anthropologique des relations possibles des êtres humains aux bêtes, dans ce quelle a socialement de structurant, nous oblige à nous interroger sur la pertinence de la thèse de luniversalité de la vulnérabilité du vivant comme modèle éthique et donc sur la portée critique de léthique du care. Le fondement naturaliste de léthique du care pose un problème majeur : non seulement l« universalité » de la vulnérabilité pourrait bien être un postulat anthropologique improductif, faisant obstacle à la description de lhétérogénéité des relations de soin dans les cultures différentes des nôtres, mais elle pourrait servir à légitimer limposition dune normativité politiquement discutable à tous ceux qui ne partagent pas lontologie naturaliste. On peut dailleurs mesurer ce quun tel renforcement des mécanismes de légitimation de lhégémonie occidentale pourrait avoir de ravageur au vu de lusage colonial passé de discours de care3. Pourtant, léthique du care saffirme comme fondamentalement contextualiste, donc a priori contradictoire à une telle dérive. En sétendant à la nature, léthique du care saura-t-elle rester fidèle à ces présupposés contextualistes et échapper à ce que son fondement naturaliste peut laisser redouter ?

Commençons cependant par analyser en quoi léthique du care, dans sa dimension critique, pourrait servir de modèle à léthique environnementale. Léthique du soin sédifie sur une thèse qui affirme que la sollicitude et le soin ne sont pas des besoins réservés à lenfance, à la maladie ou au grand âge, mais quils sont au centre dans la vie humaine. Le care est ainsi défini par Joan Tronto comme « une activité caractéristique de lespèce humaine » : « [une activité caractéristique de lespèce humaine] qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie4 ». Joan Tronto affirme que chacun de nous est au centre dun réseau de relations nécessaires permettant de préserver nos vies, un « tissu » de care5. Lanalyse sociale du soin excède

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ainsi de beaucoup les relations damour et de charité et permet de faire apparaître la multitude des acteurs sociaux engagés dans les processus de care6. Lexemple le plus connu de cette analyse sociale est celui qui révèle la fracture du genre : il montre que l« autonomie » prétendue des hommes est conditionnée par le travail de care effectué par les femmes, alors même que la dimension sociale de ce travail de care est usuellement niée au profit de la valorisation des relations damour. Laccès massif des femmes à de nouvelles professions et les réorganisations afférentes de lorganisation au foyer nont pas fait disparaître cette fracture du genre. Ceci sexplique à la fois parce que les femmes ont continué dassurer lessentiel des activités de care au foyer et parce quelles ont occupé les nouveaux emplois tertiaires des secteurs pouvant être décrits comme ceux du care : santé, éducation, loisirs, alimentation, entretien. Ce qui apparaît aussi, est que la fracture du genre sest redoublée de celles des classes et des races : la transformation du rôle des femmes dans le monde du travail salarié a été marquée par une nouvelle institutionnalisation des hiérarchies de race, non seulement aux États-Unis mais aussi, en raison du phénomène migratoire, dans lensemble des pays riches. Le care a été « défamilialisé7 » mais sa structure na pas changé selon le genre, et il a connu une aggravation des inégalités selon les classes et les races.

Le rappel rapide de cet exemple montre que la critique des spécialisations sociales et des hiérarchisations des relations de soin tient à une question essentielle : qui sont les acteurs du care (« Who cares ? »). Léthique du care ne parvient à construire un outil danalyse sociale et politique convainquant quen faisant travailler cette question, qui révèle des continuités structurelles montrant, par exemple, que le besoin de soin des dominants bénéficiaires de care est satisfait dans le déni de leur dépendance ou de leur vulnérabilité. La thèse de luniversalité du care

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est donc le moyen dopposer la factualité des besoins de soin aux modes sociaux de leur satisfaction ou insatisfaction.

Si lon voulait donc construire analogiquement léthique environnementale sur ce modèle, il faudrait trouver un moyen de mettre en évidence les hiérarchies sociales qui structurent nos relations à lenvironnement en montrant comment le soin de la nature se distribue socialement. Il faudrait répondre à une double question : « Who cares ? » mais aussi « Who doesnt care ? », cest-à-dire « Who pollutes ? » ou même « Who destroys ? ». Mais on voit immédiatement que, contrairement aux relations de care entre des personnes, nos relations à lenvironnement ne sont pas structurées par des dépendances directes. Elles sont médiées au contraire par lensemble des rapports sociaux-économiques. Cela ne signifie pas quil nexiste pas de relations sociales hiérarchisées ou structurées par le soin / labsence de soin / ou même la destruction de la nature, mais que ces relations ne peuvent être comprises quen sélargissant à une analyse économique et sociale globale dépassant largement les relations de care. De deux choses lune : soit léthique environnementale affirme une ambition critique forte, analogue à léthique du care, mais, dans ce cas, elle est obligée dengager une analyse économique et sociale irréductible à la description dun système de domination hiérarchisé des genres et des races, soit elle renonce à cette ambition critique et se cantonne à poser des principes dactions éthiques sur un fondement individuel de type éco-citoyen, ou sur un fondement genré de type éco-féministe.

Examinons en ce sens les critiques de Joan Tronto des thèses dUlrich Beck sur la société du risque8. Tronto considère quUlrich Beck méconnaît le rôle du capitalisme dans les transformations économiques et sociales, et quen conséquence il est incapable didentifier correctement les agents responsables des risques. Mais, dans le même temps, elle lui reproche aussi de méconnaître la réalité des risques passés encourus par les pauvres9, et de nêtre préoccupé que de maîtrise et de contrôle quelle définit comme des valeurs masculines10. Elle oppose au modèle de la société du risque le modèle du care, lequel offrirait « une plus grande emprise sur les phénomènes sociaux, [] une explication plus concrète sur la nature des actions démocratiques et des changements

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nécessaires, [] une approche plus équilibrée des sciences sociales, à même de nous libérer des incessants refrains sur notre impuissance à agir, et, par là, de dépasser les discussions sur la société du risque11 ». Affirmer quUlrich Beck minore le rôle du capitalisme dans lévolution des risques scientifiques et technologiques ne manque pas de pertinence. Mais on ne voit pas en quoi lanalyse historique des rapports sociaux de care pourrait se substituer, ou a minima apporter quoi que ce soit de spécifique à celle de lhistoire du capitalisme pour expliquer les changements de nature des risques. De fait, Joan Tronto napprofondit guère cet aspect de sa critique et sapplique au contraire à montrer les continuités des risques sociaux passés et présents en faisant porter lattention sur le sort des catégories sociales les plus vulnérables. Tronto va même jusquà affirmer que « le changement ne tient pas au fait que le monde présente davantage de risques, mais au fait que le coût de la protection a augmenté trop lourdement12 ». Manifestement Tronto et Beck ne parlent pas de la même chose : tandis que Beck cherche à penser la nature de nouveaux risques, dont particulièrement, les risques environnementaux liés aux « progrès » scientifiques et techniques, Tronto réduit la nouveauté de ces risques aux anciens, les risques sociaux inhérents au capitalisme et ceux qui sont produits par les inégalités de care. Mais, ce faisant, lextension du care aux problèmes environnementaux permet-il de traiter le caractère inédit de certaines des urgences environnementales du présent : réchauffement climatique, manipulations génétiques, nucléaire, etc. ? Tronto refuse de sengager dans cette voie, préférant opposer le modèle du care à la société du risque, comme si ce modèle était en mesure de régler aussi les « nouveaux » problèmes environnementaux. On ne niera pas quune société qui se soucierait du care13, et qui organiserait idéalement la répartition des soins en fonction des besoins de care puisse éviter

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ce type de problèmes « nouveaux », tout autant que ceux qui sont posés par lextraordinaire aggravation des inégalités sociales liées à la mondialisation. Mais ce qui paraît alors très obscur est la façon dont ce modèle doit se substituer à la société capitaliste et patriarcale existante. Joan Tronto utilise en fait systématiquement le conditionnel pour promouvoir la supériorité du modèle du care. Or, si dans une perspective purement morale on peut bien accepter un tel horizon de devoir-être, on ne voit pas comment cet horizon pourrait avoir la moindre chance de devenir effectif sans que soit pensé lensemble des médiations permettant de passer dune attitude individuelle de care à une société du care. En appeler à des transformations institutionnelles apparaît comme un vœu pieu, peu en prise sur les rapports de force économiques et sociaux, présentant en fait les mêmes travers idéalistes que ceux qui ont été dénoncés dans le projet politique dUlrich Beck14. Si, comme Tronto laffirme en critiquant Beck, seul le capitalisme explique lapparition des nouveaux risques environnementaux, est-il cohérent et réaliste denvisager de combattre ce capitalisme par la seule revendication dune démocratisation du care ?

Enfin, lextension du care aux problèmes environnementaux semble se faire au détriment du parti pris contextualiste qui a fait la force de léthique du care, puisque les problèmes et des risques environnementaux du présent se voient déniés et réduits à ceux du passé… Reconnaissons pourtant que cette décontextualisation nest pas systématique : il est au moins un domaine où les analyses du care paraissent étroitement fidèles à leur principe relationnel, celui des rapports que les êtres humains entretiennent avec les animaux.

Sagissant tout dabord du statut moral des bêtes, les philosophes du care récusent les « discours » des droits animaux. Elles considèrent que ces discours conduisent à « classer les sujets de la morale en fonction de critères empiriques », ce quelles jugent « profondément immoral15 ». Au contraire, léthique du care envisage les relations morales à partir des réseaux de responsabilités dans lesquelles elles sont immergées. En loccurrence, sagissant des animaux, ces relations morales se fondent sur

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les rapports affectifs et pratiques de « formes de vie » partagées16. Mais, dans les analyses concrètes du caring animal, lappel aux formes de vie partagées savère plus limité quil ny paraît. Ainsi, dans leur « écrasante17 » majorité les théoriciennes du care prônent-elles le végétarisme, limitant le rôle du contexte à légitimer « quelques exceptions » à linterdit alimentaire moral de la consommation de viande pour déventuels problèmes de santé. Cette défense uniforme du végétarisme paraît étonnamment peu fidèle à la diversité des contextes historiques et anthropologiques de lélevage dans lesquels les relations être humain/animal se tissent et se sont tissées. Elle est aussi indifférente à la diversité des ontologies qui structurent les relations des êtres humains avec les animaux18.

Lexemple de la controverse opposant Pascale Molinier, psychologue et théoricienne du care, à Jocelyne Porcher, sociologue spécialiste de lélevage, est ici particulièrement éclairant19. La discussion porte sur des enquêtes communes20 réalisées auprès de salariés de lindustrie porcine, sur commandes dassociations déleveurs souhaitant comprendre pourquoi la « filière porc » rencontre autant de difficultés à recruter.

Pascale Molinier affirme que Jocelyne Porcher sengage dans une dénonciation du travail de la production industrielle comme un travail aliéné à partir dun jugement normatif défensif. Elle reproche à Jocelyne Porcher de « ne pas penser le désarroi moral dans lequel nous a plongées laventure de vouloir nous rendre sensible à la souffrance des salariés de lélevage, tandis que, dun autre côté, la situation des animaux nous paraissait vraiment peu enviable21 ». Elle soutient au contraire que sa propre attention (to care about) à son propre désarroi, qui sest dabord traduit par le retrait et linhibition, lui a permis de comprendre que son angoisse était liée à la prise de conscience de sa

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propre dépendance et vulnérabilité en tant quêtre vivant par un jeu de miroir avec lanimal, à la fois « semblable à nous » et « chose à manger ». En conséquence, elle affirme faire droit au sens moral des salariés (ce que Jocelyne Porcher ne ferait pas) pour la simple raison « quil nest pas possible davoir un point de vue moral clair » sur cette situation, sauf « défensivement ».

Lorsque Pascale Molinier affirme qu« il nest pas possible davoir un point de vue moral clair », cest donc moins le caractère normatif de la position de Jocelyne Porcher qui est critiqué que la construction du rapport à la norme que celui-ci suppose et qui est soupçonné dêtre défensif. Il existe donc une opposition franche entre le motif anthropologique auquel léthique du care donne un statut universel – « la vulnérabilité universelle des êtres vivants » –, et lhorizon anthropologique dune enquête de terrain qui met en évidence la déconstruction des rapports à la fois historiques et co-évolutifs des êtres humains et des animaux délevage. Le jugement normatif de Jocelyne Porcher repose sur des études empiriques qui lui permettent de comparer minutieusement les différents contextes anthropologiques de relations aux animaux, tous destinés en principe « à être mangés ». Ces études la conduisent à la fois à refuser de donner le nom d« élevage » à la production industrielle, considérant quy manque tout ce qui caractérise les « relations » délevage, et à affirmer que la production industrielle induit « une vacance de la pensée et du sens moral22 ». Son jugement est lié au repérage dune variation historique majeure dans le rapport de nos sociétés aux animaux. Le « contexte » ici considéré est historique et social. Pour Pascale Molinier au contraire, le « contexte » est psychologique voire existentiel (langoisse). Mais, sil prévaut sur les variations historiques cest quil est producteur de norme par une médiation invisible. Cette médiation nest autre que lidée de vulnérabilité universelle du vivant fondatrice de léthique du care. Si léthique du care empêche de porter un jugement moral sur les discours des salariés de lindustrie porcine, cest parce que les animaux sont toujours considérés dans leur proximité avec nous et comme « à manger ».

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Le jugement normatif porté par Pascale Molinier pourrait tout aussi bien valoir pour toute forme délevage. Le recours implicite à lidée de vulnérabilité universelle, qui vaut comme une norme extérieure fondatrice, réduit donc la palette des rapports des êtres humains aux animaux délevage à cette unique perception angoissante : les animaux sont à la fois « semblables à nous » et « choses à manger ». Mais ce qui se trouve alors nié est la spécificité de la production industrielle et de ses effets. La perspective de Jocelyne Porcher interdit au contraire tout recours à une norme extérieure aux descriptions, fût-elle celle de la qualité « naturelle » dêtre vivant vulnérable. Elle donne de la désaffection des salariés pour la filière porcine une explication spécifique et récuse le fait que langoisse partagée de la vulnérabilité devrait interdire tout jugement moral normatif sur les pratiques de lindustrie. La production industrielle est condamnée comme négatrice de sens moral, parce que les êtres humains et les animaux y souffrent de subir la substitution des relations multi-séculaires délevage à la production de minerai. Sur le plan politique, le travail de Jocelyne Porcher nous oblige à nous interroger sur la perte dhumanité et danimalité quimpose lordre violent du capitalisme industriel agricole, ouvrant une dimension danalyse critique faisant intervenir le concept daliénation. Au contraire, léthique du care récusant en ce sens le concept daliénation, tend soit à prôner le végétarisme, soit à accepter lordre industriel au nom du pragmatisme existant et à proposer de « laméliorer ». Dans ce premier cas, elle est fidèle à son ambition transformatrice, mais elle défend une norme universelle abstraite indifférente à lhistoire et aux cultures, dans le second, lambition transformatrice savère très réduite. Sagissant du premier cas, ajoutons quil crée un cas de conscience assez absurde : que « devrions » nous faire de tous les animaux domestiques voués, par leur co-évolution biologique avec les êtres humains, à être soignés par eux ? Continuer de les élever sans les tuer ? Condamner leurs espèces à la disparition faute de pouvoir les élever comme des reliques vivantes de lhistoire des êtres humains et des animaux ? Plus sérieuses sont les questions normatives censées obliger les peuples éleveurs, autochtones nomades à renoncer définitivement à leur culture au nom du végétarisme. La norme de la vulnérabilité universelle du vivant révèle ici le fondement philosophique sur laquelle elle est bâtie : le concept même de nature,

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qui, sur le plan anthropologique, est un concept singulier propre à lOccident23. De ce point de vue, larrière-plan anthropologique fondateur de léthique du care, pourrait bien être finalement un obstacle plus quun outil à la transformation de notre rapport aux vivants non humains. Sagissant des vivants non humains, lontologie occidentale savère prisonnière de son attention aux objets de la production24 (jardinage, élevage, valorisation marchande des paysages, etc.), et des rapports de protection y compris sous leurs formes autoritaires. En faisant du soin une norme, lextension de léthique du care pourrait bien figer notre naturalisme en point aveugle de léthique environnementale, et contribuer à léchec dune nouvelle qualification morale des rapports de réciprocité qui nous lient aux éléments naturels qui nous environnent. Entendant apporter des remèdes aux maux des relations des êtres humains avec le monde qui les entoure, elles pourraient contribuer à assurer lhégémonie de la catégorie occidentale de nature. Certaines philosophes du care ont dailleurs mis en évidence le rôle trouble de la notion de « soin » dans les alibis de la colonisation25. Il est donc essentiel, sagissant de lextension du care à lenvironnement, que le contextualisme qui fait loriginalité des éthiques du « soin » ne se retourne pas en dogmatisme induit par létroitesse anthropologique de la notion prétendument universelle de nature.

Lextension du care à lenvironnement pose des problèmes spécifiques. Quil sagisse du « soin » donné aux personnes ou du « soin » accordé à lenvironnement et aux animaux, la réalité politique concrète du care est ambivalente, traversée par le monnayage des soins en services ou en marchandises. Mais, pour décider de ce qui fait un « bon care », et engager une politique efficace, le « soin » des personnes dispose dune structure spécifique, longuement analysée par Joan Tronto. Luniversalité du besoin de « care », sa « naturalité » joue ensuite le rôle dun repère objectif qui donne sens à lanalyse critique des rapports sociaux de soin. Rien de tel nest possible sagissant du « soin » de la nature.

Revenons donc sur les analyses de Joan Tronto26 définissant les quatre phases du care :

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lattention à un besoin (caring about)

le fait dassumer une responsabilité (taking care of)

le fait daccomplir des actes de soin (care-giving)

la réponse au soin (care-receiving

Les deux premières phases du care semblent facilement transposables à léthique environnementale : lattention à la nature (caring about) et le fait den assumer la responsabilité (taking care of) sont même des topoi du souci environnemental. Mais tout se complique avec les deux autres moments du care, dont on sait pourtant quils sont les plus essentiels à une éthique du soin. En effet, un bon « soin » suppose que soient mises en œuvre des solutions adéquates (care giving), – cest-à-dire des actes de soins, ce qui demande à la fois de la compétence et un travail concret ; un bon « soin » demande enfin que soit déployée une capacité de réception du soin (care receiving). Or, sur ces deux derniers points lextension du care à lenvironnement est un parcours semé dembûches.

La relation de « soin » se caractérise en effet par une tension entre la dissymétrie de la dépendance qui suscite le soin et la symétrie structurelle de toute relation morale qui oblige non seulement chacun à se mettre à la place de lautre mais aussi à respecter la capacité dacquiescement ou de refus qui constitue le quatrième moment du soin. Or, la nature nétant pas en ce sens un sujet moral, on ne voit pas ce qui peut tenir lieu dans ce cas dacceptation ou de refus. Comment apprécier la « réponse » de lenvironnement, si, comme il est dit depuis le départ, les êtres vivants non humains, ou les milieux dans lesquels ils vivent ne sont pas capables de « répondre », cest-à-dire dexprimer si le soin reçu correspond effectivement à leur besoin ? À la différence du soin accordé au patient, – qui, en règle générale, peut dire si le soin lui convient –, la nature ne sexprime pas ; cest nous qui interprétons ce que nous en percevons en fonction de principes parfois contradictoires. Notons que ces incertitudes concernant ce quatrième moment du « soin » à lenvironnement rejoignent les interrogations qui ont orienté le travail dUlrich Beck mais aussi celui de Jocelyne Porcher. Elles nous renvoient aussi à celles qui traversent le troisième moment du care : comment juger de la qualité des soins ? Comment savoir un tel ou tel acte de soin est approprié ?

La question de lefficacité du « soin » démultiplie donc les contradictions propres à léthique environnementale : un bon soin est-il un soin qui

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remédie à une pollution, qui restaure un état (sauvage) disparu ? Est-ce simplement un ensemble de pratiques négatives visant « à ne toucher à rien » (wild) ? Ces questions nous renvoient à leur tour au premier moment du care, dabord paru évident, et qui na finalement rien de commun lorsquil sagit de lenvironnement ou dun autre souffrant : en matière environnementale, comment être sûrs dêtre attentifs à ce qui doit lêtre ? À quoi au juste sommes-nous attentifs lorsque nous nous sentons ou nous disons attentifs à la nature et à lenvironnement ? Comment être sûrs que nous ne projetons pas nos émotions ou nos habitudes culturelles dans la perception que nous avons des modifications de ce qui nous semblait être un « équilibre » naturel ? Lorsquelle sadresse aux personnes, léthique du care dispose dun certain nombre déléments de réponse à ces questions : dune part lanalogie éveillée par la compassion et la sympathie donnent sens aux perceptions de lautre souffrant, et dautre part, celui-ci dispose de la capacité de répondre au care qui lui est donné. De ce fait ladéquation des actes de soin à la situation ou au contexte, qui est la traduction concrète des responsabilités de care trouve des points dappui solides qui donnent sens aux actions et permettent de construire une politique du care. Rien de tel ne peut structurer le care environnemental. Comment distinguer alors un « bon » care, dun care inadapté ? En labsence de critère, comment sassurer que la marchandisation ne pervertisse pas les actions environnementales menées au nom du care ?

Léthique du care savère donc peu susceptible de donner des fondements solides à une politique environnementale. Pire, sur le plan politique, la puissance du projet initial de transformation des rapports de genre par la transformation des rapports de care menace de se trouver dévitalisée par lextension du care à lenvironnement. Il est incontestable que la question fondatrice du care garde sa pertinence pour analyser les rapports sociaux de soin. Laissant de côté tout risque de raidissement dogmatique ou normatif sur ce qui serait un « bon » soin donné à la nature, à lenvironnement ou aux animaux, léthique environnementale pourrait reprendre cette question fondatrice ; mais au lieu de se construire à partir de sa formulation positive, appropriée pour le soin des personnes, « Who cares ? », elle sattacherait à répondre à la question « Who pollutes ? ». Cette formulation apparemment minimaliste permettrait non seulement déviter les apories et les faiblesses dune politique structurée par un care

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environnemental, toujours discutable, mais aussi danalyser efficacement les rapports sociaux existants. Dès lors, il sagirait moins de « prendre soin » de lenvironnement, que dorganiser une lutte efficace contre les mécanismes économiques et sociaux protégeant les pollueurs. Nul doute que léthique du care renouerait alors avec son projet initial de transformation de la société, rompant avec le caractère vague de mots dordre tels que celui de la vulnérabilité universelle du vivant. La nature ne demande pas à être lobjet dun soin de même ordre comme celui que lon donne à un être cher ; en revanche, le soin des proches exige dinterroger le rapport social et politique qui lie ceux qui polluent aux victimes de cette pollution. Ce qui ne peut se faire quen réconciliant léthique du « soin » avec léthique des lois et des droits.

Aliènor Bertrand

CNRS/UMR 5037

École normale supérieure de Lyon

1 Conformément aux habitudes aujourdhui en vigueur, le mot care sera conservé le plus possible en langue anglaise ou traduit en français par le terme de « soin ». Rappelons quen anglais le terme de care couvre un spectre sémantique très large allant dune disposition à l« attention », à la « sollicitude » ou au « souci » jusquaux actes mêmes de « soin ». Quant à lexpression « éthique du care », elle a été forgée par Carol Gilligan, qui entendait rompre à la fois avec certaines conceptions psychologiques du développement moral dominantes dans le monde anglo-saxon et avec ce quelle considérait être le langage masculin et dominant des théories de la justice (Carol Gilligan, Une voix différente, pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek revue par Vanessa Nurock, Paris, Champs Essais, Flammarion, 2008 ; titre initial anglais In a Different Voice, publié en 1982).

2 Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », in Quest-ce que le care ?, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Payot, Paris, 2009, p. 41 ; Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 10.

3 Uma Narayan, « Colonialism and its others : considerations on rights and care discourses », Hypathia, no 10 (2), 1995, p. 133-140.

4 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 143.

5 Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », Quest-ce que ce care ?, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Payot, Paris 2009, p. 51.

6 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 170. Sur la critique par Joan Tronto des relations dyadiques, et particulièrement des analyses de Nel Noddings, cf. par exemple, Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », op. cit., p. 46, ou Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 151. Cf. enfin Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993, et Joan Tronto, « Au-delà dune différence de genre : vers une théorie du care » (1987), in Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Raisons pratiques no 16, EHESS, Paris, 2006, p. 25-49.

7 Evelyn Nakano Glenn, « Creating a caring community », Contemporaries sociologies, vol. 29, no 1, 2000, p. 84-94.

8 Joan Tronto, Le risque ou le care ?, Paris, PUF, 2012.

9 Ibid., p. 19.

10 Ibid. p. 25.

11 Ibid. p. 8-9 et sq.

12 Ibid., p. 22.

13 « Loubli du care dans la théorie éthique et politique condamne une société à méconnaître la source de sa propre perpétuation – donc, à une incomplétude radicale du politique, à une hétérogénéité problématique entre sa dimension morale, et ce qui la perpétue. Cest cet oubli qui permet de comprendre et de justifier le passage de la conception du care comme attention aux humains proches, à un care “étendu” à dautres animaux et à des éléments de la nature », Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement, Sandra Laugier (dir.), Paris, Payot, 2012, p. 20.

14 Joan Tronto, Le risque ou le care ? …, p. 21

15 Cf. Sandra Laugier « Frontières du care », Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement, p. 30 et Eva Feder Kittay, « Une éthique de la pratique philosophique », dans Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement, op. cit., p. 123-173.

16 Solange Chavel, « Léthique animale : frontière de la justice ou frontière du care ? », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement …, p. 93.

17 Anne Le Goff, « Le care, le juste rapport à lanimal sans voix », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement …, p. 62.

18 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

19 Pascale Molinier, « Cochons et humains. À propos dune tension inhérente à nos façons de traiter les animaux ? », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et lenvironnement …, p. 65-79.

20 Pascale Molinier, Jocelyne Porcher, « À lenvers du bien-être animal. Enquête de psychodynamique du travail auprès de salariés de lélevage industriel porcin », Nouvelle Revue de psychosociologie, no 1, 2006, p. 55-72.

21 Pascale Molinier, “Cochons et humains … », p. 87.

22 Jocelyne Porcher, « Introduction » du dossier Élevage/Industrie, Travailler, no 14, 2005, cité par Pascale Molinier, « Cochons et humains … », note 5, p. 268 ; cf aussi Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2011.

23 Philippe Descola, Par delà nature et culture …

24 Ibid., p. 536.

25 Cf. particulièrement larticle déjà cite de Uma Narayan, “Colonialism and its others …”.

26 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care …, p. 147 sq.