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Classiques Garnier

Incertitude, marché et organisation Sens et portée de la contribution de Knight

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2021 – 2, n° 10
    . varia
  • Auteur : Gaffard (Jean-Luc)
  • Résumé : Dans Risk, Uncertainty and Profit, Knight pose le problème de la maitrise et de la réduction de l’incertitude en la faisant dépendre de la forme de l’organisation sociale. La théorie de l’entreprise fondée sur les coûts de transaction tourne le dos à cette approche en étant une théorie du choix et de l’échange sans véritable considération ni de la production, ni de l’incertitude. Revenir à Knight requiert (i) de reconnaître l’imperfection de l’information et les défaillances du système de prix pour considérer l'importance de l'action collective et faire place à l'entreprise, (ii) de reconnaître la nécessité pour l’entreprise de faire face à l’irréversibilité et à l’incertitude en mettant en place des formes collusives d’organisation.
  • Pages : 95 à 117
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406126980
  • ISBN : 978-2-406-12698-0
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12698-0.p.0095
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/01/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : connaissance, entreprise, incertitude, production, temps
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Incertitude, marché et organisation

Sens et portée de la contribution de Knight

Jean-Luc Gaffard

OFCE Sciences Po,
Université Côte dAzur,
Institut Universitaire de France

Introduction

Louvrage de référence de Knight, Risk, Uncertainty and Profit (1921), souvent cité, moins souvent lu, se veut « une tentative détablir plus précisément les principes essentiels de la doctrine économique conventionnelle et den montrer plus clairement les implications que cela na été fait. Son objet est le raffinement, et non la reconstruction » (ibid. p ix). Il est, toutefois, porteur dune analyse sur la nature, le rôle et la fonction de lentreprise en rupture avec cette doctrine conventionnelle qui va néanmoins perdurer. À lencontre de la thèse défendue par Knight, en microéconomie, lentrepreneur est réduit à un producteur répondant aux signaux de prix émis par le marché (parfait ou imparfait), en macroéconomie, lon ignore jusquà son existence pour mettre laccent sur le consommateur, salarié et propriétaire du capital. Il y a, certes, une exception notable avec Keynes qui, dans The General Theory of Employment, Interest and Money (1936), fait de lentrepreneur, placé en situation dincertitude au sens de Knight, lacteur principal de la vie économique, mais ne dit rien sur la nature de lentreprise.

Le fait est que la distinction-clé opérée par Knight entre risque et incertitude, généralement saluée, nest jamais réellement approfondie par 96ceux qui en font état. Les uns sen tiennent à en minimiser limportance en se référant à des développements formels de plus en plus sophistiqués de la notion de risque. Dautres invoquent lexistence dune incertitude radicale, mais sans véritablement sattacher à savoir comment y répondre sinon en sintéressant aux phénomènes spéculatifs et mimétiques qui peuvent en découler à court terme et impliquant de se détourner de linvestissement productif.

Une littérature importante a, certes, vu le jour dès les années 1930, portant explicitement sur la nature de lentreprise et sur son partage davec le marché. Pour autant, la plupart des travaux, y compris les plus récents, ont ignoré le poids de lincertitude au sens de Knight dans le comportement et plus encore dans lorganisation de lentreprise.

Dans lintroduction quil rédige pour la réédition du livre en 1971 à loccasion de son cinquantenaire, Stigler fait état de lexistence de deux parties qui auraient pu, selon lui, donner lieu à deux livres séparés, lun consacré à une théorie de la concurrence en tant que théorie de léchange et des prix, lautre relevant dune théorie du changement conçue comme une théorie de lentreprise ou de lorganisation sociale. Fort de ce clivage, il récuse la caricature de la distinction entre risque et incertitude qui consisterait à nen faire quune différence de degré impliquant que lincertitude nait dautre effet que lapparition dun profit positif ou négatif, une fois rémunérés tous les facteurs de production. Il discerne, alors, ce quest la véritable originalité de lœuvre étudiée. « Je trouve, écrit-il, le second livre de Knight très intéressant pour une raison quelque peu éloignée de la théorie du profit. Il explique, comme aucun autre travail ne la fait, limportance cruciale de lincertitude, et sa conséquence inévitable, lignorance, dans la transformation dun système économique de ruche en un processus social conscient avec des erreurs, des conflits, des innovations, et des portées et des variétés infinies de changement » (p xiv). Stigler prend, ainsi, acte lexistence dune rupture entre deux approches difficilement conciliables de léconomie de marché, lune sinscrivant dans une théorie de léchange, lautre dans une théorie de la production. Il souligne que ce ne sont pas les conditions de détermination du profit en relation avec lexistence (ou pas) dun pouvoir de marché qui les séparent, mais le rôle attribué à lentreprise en tant quorganisation sociale conçue pour maîtriser sinon réduire lincertitude. Stigler fait, toutefois, le constat que « léconomie moderne commence 97à peine à récolter tout le fruit de cette vision » (ibid.), manière élégante de faire penser que la seule filiation féconde sinon même utile du livre de Knight est celle issue de ce quil qualifie de premier livre.

Lapproche originale de Knight a été dautant plus vite oubliée quune autre théorie de lentreprise va simposer à partir de larticle séminal de Coase, The Nature of the Firm (1937). Celle-ci sinscrit dans une théorie de léchange en expliquant que lexistence de lentreprise tient, non à lincertitude, mais à sa capacité à optimiser les coûts de transaction. Ce sont différentes configurations de léchange qui sont comparées sans quaucune place spécifique ne soit faite à la production et à la manière dont elle est organisée.

Est-ce à dire que la défaite de Knight a été ainsi consommée ? Sans doute oui, si lon sen tient au petit nombre de citations de son travail hormis les révérences obligées à la distinction entre risque et incertitude. Non si lon se réfère à des analyses ultérieures de la nature de lentreprise qui ont procédé de la même inspiration visant à dissocier la théorie de la concurrence parfaite de celle de la concurrence imparfaite. Lune dentre elles est celle de Arrow pour qui, en situation dinformation imparfaite, le système de prix est défaillant, impliquant de lui substituer, comme moyen de coordination, une organisation de lentreprise dont la particularité est de rompre avec la rationalité individuelle au bénéfice dune action collective. Lautre est celle de Richardson, pour qui la théorie de la concurrence parfaite est inapte à traiter du jeu conjoint de lirréversibilité et de lincertitude, justifiant lexistence de formes collusives dorganisation qui rendent crédible dinvestir sans pour autant attenter au maintien de la rivalité entre entreprises. Ces contributions, aussi peu connues lune que lautre, suivent le chemin ouvert par Knight sans sen revendiquer.

1. Incertitude et ORGANISATION :
LE CHEMIN OUVERT PAR KNIGHT

Dans Risk, Uncertainty and Profit, Knight met explicitement en balance une théorie de la concurrence parfaite conçue comme une théorie de 98léchange avec une théorie de la concurrence imparfaite qui se veut une théorie de la production. Cest en référence à la spécificité dune économie de production que la notion dincertitude en tant quelle soppose à la notion de risque est mise en avant. Cette incertitude tient à lexistence du temps nécessaire pour produire les biens et connaître les besoins. La fonction de lorganisation est den réduire les effets.

Pour Knight comprendre le fonctionnement du système économique requiert de sentendre sur la signification et limportance de lincertitude, et, par suite, denquêter sur le processus de connaissance quelle implique. Son propos est de prendre en considération les difficultés à inférer le futur à partir du présent qui tiennent à ce que les réajustements au moyen desquels les organismes constitutifs de ce système sadaptent à un environnement en perpétuelle mutation prennent du temps, sachant que plus ces organismes peuvent voir loin, mieux ils peuvent sadapter (Knight, 1921/1971, p. 200). Sen tenir, dans ces conditions, au dogme dune connaissance conditionnée par lexistence de lois ou de principes de continuité, duniformité, de régularité (ibid., p. 203), impliquerait de retenir lhypothèse dun monde constitué dunités à lidentité invariante au cours du temps et de similarité de ces identités (ibid., p. 205). Knight reconnaît, certes, quune intelligence finie est toujours capable de faire face à un défaut de connaissance quand le nombre de propriétés et de modes de comportement distincts est limité, ces propriétés et modes de comportement sont intangibles, et les événements sont quantifiables (ibid., p. 207), impliquant que face à des événements alternatifs connus davance, il est possible de prendre des décisions qui reposent sur le seul calcul de probabilités. Il introduit alors une distinction entre un calcul de probabilité a priori qui repose sur des principes généraux, une probabilité empirique qui relève dune évaluation empirique, des estimations ou jugements susceptibles dêtre erronés sans quil soit possible de déterminer lampleur de lerreur. Dans cet esprit, la décision dentreprise daccroître la capacité de production, qui relève de lidée de jugement, est une action dont il est difficile destimer un résultat probable. « Il est manifestement sans signification, écrit-il, de parler de calculer une telle probabilité a priori ou de la déterminer empiriquement en étudiant un grand nombre de cas. Le fait essentiel et remarquable est que le cas en question est si unique quil ny en a pas dautres ou quil ny en a pas un nombre suffisant pour rendant possible une classification suffisamment 99conforme pour servir de base à toute inférence de valeur à propos dune probabilité réelle dans le cas qui nous intéresse » (ibid., p. 226). Ainsi émerge la figure de lentrepreneur qui est la personne capable de former un jugement effectif et de lui accorder un certain degré de confiance.

En bref, la situation qualifiée par Knight de situation de risque signifie que lincertitude est mesurable et, par suite susceptible délimination (ibid., p. 232). Elle se distingue de la situation de vraie incertitude ou dincertitude radicale, dans laquelle lunivers des événements possibles nest pas connu, le présent nest pas perçu comme il est et dans sa totalité, le futur ne peut pas être inféré du présent avec un degré suffisant de fiabilité. « Cest cette vraie incertitude qui, en empêchant le fonctionnement théoriquement parfait des tendances de la concurrence, donne la forme caractéristique d“entreprise” à lorganisation économique dans son ensemble et rend compte des revenus spécifiques de lentrepreneur » (ibid., p. 232).

Ayant ainsi formulé le type dincertitude auquel est confronté lentrepreneur, Knight sinterroge sur la nature du processus de décision. « À la base du problème de lincertitude en économie se trouve le caractère prospectif du processus économique lui-même (…) Deux éléments dincertitude sont introduits (…) En premier lieu, (…) il est notoirement impossible de dire précisément quand débute lactivité productive ce que sera son résultat en termes physiques, quelles (a) quantités et (b) qualités de biens résulteront de la dépense de ressources données. En second lieu, les besoins que les biens doivent satisfaire sont (…) aussi du domaine du futur, et leur prévision comporte de la même manière une incertitude. Le producteur doit alors estimer (1) la demande future quil sefforce de satisfaire et (2) les résultats futurs de son opération en tentant de satisfaire cette demande. Il va sans dire quun comportement rationnel tend à réduire au minimum les incertitudes impliquées en adaptant les moyens aux fins » (ibid. p. 237-238). Knight souligne ainsi que le problème que doit résoudre lentrepreneur nest autre que celui de la maîtrise du temps, en loccurrence le délai requis pour produire et le délai requis pour avoir connaissance de la demande. La solution de ce problème réside dans la capacité de réduire lincertitude et de faire des anticipations fiables. Si le consommateur peut et doit anticiper ses propres besoins, il nen demeure pas moins que le rôle déterminant revient à lentrepreneur.

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Les méthodes pour traiter de la vraie incertitude sont basées sur la « consolidation », à savoir le regroupement de cas semblables, et sur la sélection et la spécialisation des plus aptes, deux méthodes étroitement connectées entre elles (ibid., p. 243). La longueur de temps au regard de laquelle le comportement est censé sadapter est lune des variables essentielles. Laccroissement de la durée du processus de production va de pair avec une incertitude plus forte, exigeant des mécanismes améliorés de consolidation et de sélection. Le mécanisme de lassociation se substitue au mécanisme assurantiel lequel nest guère efficace pour répondre à lincertitude relative à lactivité entrepreneuriale de production sauf à lappliquer au groupe que constitue lassociation (ibid., p. 252).

Le problème de lincertitude se trouve ainsi posé dans des termes qui le rendent inséparable du problème du management et du contrôle que doit exercer le manager. Le gain attendu du management est de « fournir linformation sur les conditions de lactivité daffaires rendant possible une prévision plus intelligente des changements affectant le marché » (ibid., p. 260). De la sorte, le contrôle de lactivité productive, lorganisation sociale qui en résulte deviennent la marque de lexistence de lentreprise même si le consommateur reste le juge ultime. Le pouvoir de contrôle réduit lincertitude, non pas que lentrepreneur soit omniscient, mais parce quil est au cœur dun long processus dexpérimentation. « Avec lincertitude, faire les choses, lexécution réelle de lactivité, devient en réalité une partie secondaire de la vie ; le problème ou la fonction principale est de décider ce quil faut faire et comment le faire » (ibid., p. 268).

Ainsi la contribution de Knight nest pas seulement de distinguer lincertitude du risque. Elle est aussi de poser explicitement le problème de la maitrise et de la réduction de lincertitude qui dépendent de la forme de lorganisation sociale, du processus de décision visant à la maîtrise du temps qui la caractérise et non dun calcul de probabilités en toute hypothèse impossible en raison de la nature même du phénomène de production.

Lessentiel de cette contribution a été occulté en raison de la façon étroite denvisager le mode de contrôle de la production. Celui-ci est exercé par une classe restreinte de personnes à qui sont reconnues des compétences spécifiques de management, la possibilité de faire des erreurs et la responsabilité de les corriger donnant le droit à une rémunération spécifique. Un principe hiérarchique lemporte qui semble sopposer 101strictement au principe de marché. Rien nexiste entre la hiérarchie et le marché. La question de la relation entre la taille de lentreprise et son efficacité est posée et, avec elle, celle des frontières de lentreprise, mais sans y apporter de réponse autre que dagiter le spectre de la concentration. Il nest pas étonnant, alors, que, dans les réflexions qui vont suivre sur la nature de lentreprise en contrepoint de celle de Knight, le principe de hiérarchie soit abandonné au profit dun principe de marché certes amendé, mais toujours dominant.

À ce point de lenquête, il nest pas sans intérêt de mentionner comment Knight (1935) enrichit sa conception de lorganisation à loccasion de la controverse qui loppose à Hayek à propos de la théorie du capital (Longuet, 2006). Il y définit le capital comme un ensemble déléments (y compris les ressources humaines) liés entre eux par des relations de complémentarité. Ce quil juge être lerreur essentielle commise par Hayek senracine « dans la négligence des relations coopératives ou “organiques” (…) entre tous les biens capitaux et les autres agents productifs » (Knight, 1935, p. 40). Il entend ainsi souligner limportance des contraintes exercées sur les agents individuels, la limitation imposée à leurs choix dans la conduite de la production avec, implicitement, en ligne de mire lobjectif de réduire lincertitude. Un pas est fait dans la direction visant à mettre en exergue lexistence de formes complexes dorganisation en lieu et place du marché de concurrence parfaite, dun côté, du monopole de la production, de lautre.

2. Retour sur la nature de lentreprise :
Coase versus Knight

Le débat sur la nature de lentreprise prend corps avec lanalyse développée par Coase (1937) qui, certes, se réfère à Knight, mais pour le critiquer. La place éminente reconnue à lentreprise la fait apparaître bien davantage comme un substitut au marché que comme son complément. Certes, Coase admet que « sans lexistence dune incertitude il est improbable quune firme puisse apparaître » (1937/1951, p. 338). Mais cest aussitôt pour se dissocier de Knight en rappelant que « la 102question essentielle paraît tenir à la raison pour laquelle lallocation des ressources ne seffectue pas directement par le système des prix » (ibid.).

Coase entend établir la différence qui existe entre lentreprise et le marché en retenant que, si le système des prix de marché coordonne les transactions entre les entreprises, cest à lentrepreneur quil revient de coordonner la production, en fait dorganiser des échanges à lintérieur de lentreprise. Il avance, alors, lidée que la principale raison pour laquelle il est profitable détablir une entreprise est quil y a un coût à utiliser le mécanisme des prix. Ce coût peut être celui de découvrir le « bon » prix. Ce peut être aussi le coût résultant de la réalisation déchanges successifs, impliquant de conclure une succession de contrats en lieu et place dun seul contrat sur un long laps de temps. Il sensuit quune entreprise est créée quand le coût de passation par le marché est plus élevé que le coût de lorganisation des transactions en son sein. Ainsi prend naissance la théorie des coûts de transaction qui, de manière générale, permet détablir les frontières de lentreprise, autrement dit le partage de la coordination de lactivité économique entre le marché et lentreprise. Certes, pour Coase, lessence de lentreprise réside dans la fonction de direction reconnue à lentrepreneur, mais cette fonction de direction est circonscrite à la gestion déchanges internalisés. Lentrepreneur concerné reste lentrepreneur individuel, propriétaire du capital. Ce dont il est question cest dune allocation des ressources commandée par les prix, des prix de marché et des prix internes de transfert.

Coase justifie son approche en considérant quelle présente « lavantage de fournir une explication scientifique au phénomène que lon décrit lorsque lon dit quune entreprise devient plus grande ou plus petite » (ibid., p. 339). Dans sa perspective, « une entreprise tendra à augmenter de taille jusquà ce que les coûts dorganiser une transaction supplémentaire en son sein deviennent égaux aux coûts de réalisation de cette même transaction par le canal dun échange sur le marché, ou aux coûts dorganisation dans une autre entreprise » (ibid., p. 341). La possibilité ainsi évoquée dun partage, non seulement entre entreprise et marché, mais aussi entre entreprises elles-mêmes sur la base de leurs coûts comparés repose sur lidée que les entreprises peuvent fragmenter le processus de production pour faire face au coût de linternalisation de ses différentes étapes. Ce faisant, si lorganisation de la production est prise en considération, ni la durée du processus de production, ni 103lincertitude qui lui est attachée ne retiennent lattention. Le mécanisme structurant est bel et bien un mécanisme de prix.

Coase conteste, dailleurs, quen raison de lincertitude, lentrepreneur doive détenir la responsabilité du contrôle de la production et de la prévision de la demande des consommateurs, impliquant de diriger les activités de ceux à qui il garantit un salaire dans un cadre hiérarchique. Il considère, en effet, que celui qui détient les compétences de manager nest pas tenu de participer à lactivité productive, pouvant se limiter à vendre ses conseils. « Il est possible, écrit-il, dobtenir une rémunération pour un savoir ou un jugement sans prendre part à la production, mais en établissant un contrat avec les personnes qui produisent » (ibid., p. 346). Une fois encore, Coase met laccent sur les transactions sans sinterroger sur la spécificité de la production.

Sans doute, la faiblesse de lapproche de Knight tient-elle à ce quil ne donne pas dexplication convaincante, ni de la taille de lentreprise, ni de ses frontières sinon en faisant état des limites imposées aux économies déchelle. Dans une préface à une réédition de son livre citée opportunément par Coase (ibid., p. 339), Knight observe que « la relation de lefficacité à la taille est un des problèmes les plus difficiles de la théorie étant, à la différence de la relation à la taille de lusine, largement une affaire de personnalité et daccident historique plutôt que de principes généraux intelligibles », ajoutant aussitôt que « la question est particulièrement décisive car la possibilité de profit de monopole offre une puissante incitation à une expansion continue et illimitée de lentreprise, laquelle force doit être compensée par une autre aussi puissante reposant sur une efficacité décroissante (dans la production dun revenu monétaire) avec laugmentation de taille, à supposer quexiste une concurrence potentielle ». Coase en conclut que « Knight semble considérer quil est impossible de traiter scientifiquement des déterminants de la taille de la firme » (ibid.) au contraire de ce que permet sa propre approche de la nature de lentreprise.

La controverse mise en scène par Coase est révélatrice des défauts de lune et lautre approche. Le défaut de celle de Knight est de nanalyser ni la défaillance du système des prix en situation de concurrence imparfaite, ni le mécanisme de partage des tâches entre entreprises. Le défaut de lapproche initiée par Coase, est douvrir la voie à une assimilation de lentreprise moderne à un nœud de contrats avec pour conséquence 104de rendre floue la distinction entre entreprise et marché, les nouvelles théories de lentreprise devenant davantage complémentaires que rivales de la théorie néo-classique (Williamson 1990).

Les avancées substantielles de lanalyse de lentreprise que Knight propose en relation avec la notion dincertitude pouvaient tomber dans loubli. Leur sens et leur portée ne pouvaient nêtre mis en lumière quà la condition que mesure soit prise des limites imposées au jeu « classique » du marché par limperfection de linformation, que mesure soit prise aussi de limpact conjoint des délais de gestation de linvestissement et dacquisition de linformation de marché sur le choix des formes organisationnelles et sur la structure des marchés.

3. Les limites du marché et de lorganisation

Lincomplétude de linformation de marché explique pourquoi Keynes considérait « quil serait insensé, dans la formation de nos anticipations, daccorder une grande importance à des données très incertaines » (Keynes 1936 p. 148). Encore faut-il savoir grâce à quels moyens les entreprises peuvent décider dinvestir à long terme en se basant sur des anticipations suffisamment crédibles. Mieux cerner la réalité de lincitation à investir suppose de comprendre en quoi lincertitude modifie les conditions de coordination et ce que sont les déterminants de la confiance des entrepreneurs dans leurs propres calculs.

Arrow, parfaitement au fait des hypothèses sous-jacentes de la théorie de léquilibre général de concurrence parfaite et de ses limites (Arrow, 1974a), nous aide à répondre à ces deux questions. Considérant le processus dajustement au déséquilibre entre demande et offre sur le marché, il fait état de lampleur tout à fait considérable de lincertitude liée au fait que lestimation de la demande à un seul entrepreneur suppose davoir une idée, non seulement, sur la demande à lindustrie, mais aussi sur les conditions doffre et les prix des autres vendeurs. Il en conclut que le système des prix nest pas suffisant comme source dinformation et quil faut recourir à dautres sources (Arrow, 1959, p. 46-47). En particulier, il rejette lidée que les prix doivent sajuster le plus vite possible sur 105des marchés en déséquilibre du fait même de lincertitude. « Labsence relative dinformations sur le comportement des autres sur le marché augmente le degré dincertitude. Même en labsence dune aversion au risque, les chances que lentrepreneur interprète mal les signaux sont plus grandes que sil disposait de plus dinformations ; on sattendrait donc en moyenne à ce que la réactivité des prix aux différences entre loffre et la demande soit moindre en labsence dinformation. Une aversion pour le risque augmenterait la réticence de lentrepreneur à saventurer dans des changements de prix en labsence dinformation » (Arrow 1959 p. 48). Il sensuit que lorganisation devient une source essentielle de coordination dans une économie de marché qui ne peut plus être réduite aux seules relations déchange. La concurrence change quelque peu de nature. « La mesure de la compétitivité par le ratio de concentration doit être interprété avec soin. Un degré de concentration qui serait parfaitement compatible avec un degré raisonnable de concurrence si le marché était en équilibre faillirait à lêtre dans léventualité dune sérieuse inégalité entre la demande et loffre » (Arrow 1959 p. 49).

Dans lesprit de Arrow, le système de prix étant défaillant, le culte du marché pas plus que celui de lÉtat ne sauraient prévaloir. Laction collective lui apparaît nécessaire pour autant quelle étend le domaine de la rationalité individuelle, quelle constitue le moyen par lequel les individus parviennent à pleinement réaliser leurs valeurs individuelles (Arrow, 1974b, p. 16).

Cette vision de la rationalité nest pas sans rapport avec celle développée par Sen (1999) qui introduit la notion de « capabilités » désignant la possibilité de saccomplir, de choisir sa vie, dépassant le fait de simplement disposer des biens « premiers » au sens de Rawls. Cette approche ne postule à aucun moment quil faut voir les individus indépendamment de la société dans laquelle ils se trouvent (Sen, 2009, p. 299). Lexistence de « capabilités » individuelles nexclut pas celle de « capabilités » collectives. « Puisquun groupe ne “pense” pas dans le sens évident où le font les individus, limportance de ses capabilités collectives serait plus ou moins comprise (…) en fonction de la valeur que leur accordent ses membres (…) En dernière analyse, cest sur des évaluations individuelles quil nous faudrait prendre appui, tout en reconnaissant linterdépendance profonde des jugements dindividus qui interagissent. Leurs estimations seront probablement fondées sur 106limportance quils attachent à leur capacité de faire certaines choses en coopération avec les autres » (ibid., p. 300-301). Chez Sen comme chez Arrow, les idées de coopération et de complémentarité font leur chemin.

La rationalité dont il est désormais question relève, non de stricts choix individuels, mais dune intelligence collective dictée par des institutions qui confortent et structurent les prises de décision individuelles en « créant lanticipation dune participation continuée » (Arrow, 1974b, p. 26). Il ne suffit pas que chaque agent soit rationnel, il faut que tous le soient et sachent quils le sont. « Chaque agent doit en effet savoir non seulement que les autres – du moins ceux qui ont un pouvoir de marché non négligeable – sont rationnels, mais encore que chacun des autres sait que tous les autres sont rationnels, que tous savent que tous sont rationnels, etc. Cest en ce sens que la rationalité de même que la connaissance de la rationalité, est un phénomène social et non individuel » (Arrow, 1987, p. 34). Lexistence de droits de propriété ne suffit pas à établir une telle rationalité. Les connaissances exigées dépassent largement celles que procure le système des prix. Le calcul procède de lorganisation qui vient structurer et compléter le marché en inscrivant les décisions dans un temps long et irréversible. Implicitement, il sagit pour les acteurs non pas de sélectionner un équilibre, mais dadopter ensemble un récit commun de lévolution. On laura compris, il ny a pas à choisir entre la soumission aux forces impersonnelles du marché et linstitution dun pouvoir arbitraire, mais à construire les médiations utiles qui structurent les marchés.

Lobjectif est moins de répondre à limperfection de linformation, à son asymétrie, quà son incomplétude. La structure informationnelle conditionne les possibilités qui souvrent aux agents économiques individuels et, par suite, leurs décisions. Par structure dinformation, il faut entendre « non seulement létat de la connaissance à tout moment du temps, mais aussi la possibilité dacquérir linformation pertinente dans le futur » (Arrow, 1974b, p. 37). Dès lors, « la désirabilité de créer des organisations denvergure plus limitée que le marché dans sa globalité est, partiellement, déterminée par les caractéristiques du réseau des flux dinformation » (ibid.). Les canaux dinformation ne sont pas exogènes. « (Ils) peuvent être créés ou abandonnés, leurs capacités et le type de signal à transmettre à travers eux sont sujet à un choix, un choix basé sur une comparaison des bénéfices et des coûts » (ibid.). Les 107coûts dacquisition de linformation font partie des coûts en capital, « ils représentent, typiquement, un investissement irréversible » (ibid., p. 39). Les bénéfices dépendent du champ de la décision ou si lon préfère de la capacité de se projeter à long terme. Il arrive que trop peu dinformation empêche de caractériser les technologies ou les marchés futurs, mais quassez dinformation justifie de poursuivre les expérimentations (ibid., p. 50) Cette démarche nest rendue possible que grâce à lexistence de codes de conduite qui structurent les relations entre les participants, imposent une uniformité de comportement et dont lobjet est la transmission et la création de linformation pertinente afin de tirer avantage dactions conjointes (ibid., p. 55-56).

Ces codes sont ce qui permet aux membres de lorganisation daccéder à cette rationalité supérieure ou rationalité de groupe qui fait pièce à la rationalité individuelle dont le sens est de réduire lincertitude. Ils sont emblématiques dune véritable rupture. « Sils réussissent à se coordonner par le truchement de lavenir, des agents qui ne sont pas au départ plus “éthiques” que lhomo oeconomicus de la théorie économique sauront se faire mutuellement confiance et régler leurs conflits dune façon qui ne les entraîne pas dans la spirale de la violence (…) Des agents rationnels au sens de la théorie économique – disons quils recherchent le maximum de leur intérêt dans lespace des possibilités qui leur sont offertes – nont aucune raison de se faire mutuellement confiance. Ils briseront le verrou de cette impuissance sils réussissent à se coordonner par le truchement de lavenir, accédant ainsi à une rationalité supérieure » (Dupuy, 2012, p. 138-139).

Les codes invoqués par Arrow créent un engagement irréversible en même temps quils imposent une cohérence et, en un sens, une uniformité de comportement aux parties prenantes à lorganisation qui acquiert ainsi une identité propre. Leur objectif est bien celui que Knight assignait à lentreprise. Lautorité demeure lapanage de lorganisation, une autorité personnelle comme chez Knight, mais aussi une autorité impersonnelle « à travers les codes de conduite qui prescrivent ce que chaque membre de lorganisation doit faire en présence dune variété de circonstances possibles » (Arrow, 1974b, p. 63) dont lobjet est de faire converger les anticipations. En revanche, rien nest dit de la façon dont sont déterminées les frontières de lentreprise ni des formes dorganisation intermédiaires entre le marché et la hiérarchie.

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4. Vers une économie de la connaissance imparfaite

Dans sa quête dune économie de la connaissance imparfaite quil oppose à léconomie de concurrence parfaite, Richardson (1998) sinscrit dans les pas de Knight en allant au-delà dune référence obligée au contraste entre incertitude et risque. « Sil est vrai que les résultats des estimations de probabilité de toutes sortes sont différents non pas de nature, mais de degré, il existe une différence importante dans la manière dont elles sont établies, une différence qui a une signification certaine pour lorganisation sociale et qui représente lessence de la distinction que Knight, je crois à juste titre, pensait importante » (Richardson, 1953/1998, p. 4). En soulignant ce point, Richardson entend reprendre lidée que lorganisation sociale est loutil qui permet de faire face à lincertitude et de la réduire. Cette organisation nest pas simplement assimilable au pouvoir de contrôle exercé par lentrepreneur, voire derrière lui par lactionnaire. Elle est faite de nombreuses relations contractuelles internes comme externes à lentreprise qui échappent au jeu strict des marchés et na pas pour objet une simple allocation des ressources. Ce qui est en jeu est avant tout de comprendre comment prend place le mécanisme de réduction de lincertitude associée la création de ressources nouvelles, consistant dans la « consolidation » dont parlait Knight, impliquant de regrouper les entreprises ou les projets et dimpulser des collusions plus ou moins explicites entre entreprises, bien loin de la mise en œuvre de mécanismes dassurance ou de diversification de portefeuilles physiques ou financiers.

Le propre de la connaissance, rappelle Richardson, est dêtre dispersée et incertaine. Lincertitude porte avant tout sur linvestissement entendu comme la création dune nouvelle capacité de production. Elle affecte une décision qui doit être prise sans connaissance, ni des futures conditions technologiques, ni des conditions de marché à venir.

Considérer linvestissement dans sa dimension de création dune nouvelle capacité de production implique, en loccurrence, de reconnaître lexistence dune durée de gestation de cet investissement, la durée qui sépare la décision dinvestir de la mise sur le marché du produit issu de cet investissement. En particulier, si un nouveau produit doit être 109supérieur à lancien dans tout ou partie de ses différentes dimensions, le remplacement nest pas immédiat. La création de ce produit (de la capacité de le produire) prend du temps, ses propriétés ne se manifestent que progressivement, du côté de loffre comme de la demande à raison des dépenses de R&D et de marketing. « Les produits manufacturés ne gagneront des parts de marché que progressivement, au fur et à mesure que leurs mérites seront mis en évidence et que la capacité de les produire se développera. Pendant cette période, des offres concurrentes seront toujours sur le marché et leur durée de vie pourra être quelque peu prolongée par des réductions de prix qui compenseront en partie leurs inconvénients. En attendant, un nouveau produit, prêt à défier celui qui gagne, sera en cours de développement » (Richardson, 1998, p. 172).

Les investissements requis, tangibles comme intangibles, sont, le plus souvent, irréversibles, ce qui signifie quils ne peuvent pas être affectés à dautres usages que celui pour lequel ils ont été prévus. Cest particulièrement vrai des investissements intangibles en R&D ou dans lacquisition de qualifications et de compétences spécifiques qui se donnent lieu à des versements de salaires, autrement dit des dépenses clairement non recouvrables autrement que par la vente future des produits.

Cette propriété dirréversibilité des investissements pose problème dès lors que linformation de marché nest pas immédiatement disponible. Lentreprise doit alors affronter lexistence de deux délais déjà présents chez Knight : le délai de gestation de linvestissement et le délai dacquisition de linformation de marché. Cette information de marché concerne, certes, la demande future, mais aussi et surtout loffre future des concurrents comme, dailleurs, loffre de produits ou de services complémentaires, autrement dit le montant des investissements réalisés par les entreprises aux activités concurrentes ou complémentaires (Richardson, 1960). « Il semble plus raisonnable de supposer que les entrepreneurs napprendront les engagements dinvestissement des autres quaprès un certain temps, qui, par commodité, sera appelé “intervalle de transmission” (…) Un entrepreneur qui envisage dinvestir ne sera pas en mesure destimer le volume de production compétitive qui peut avoir été préparé pendant la période de temps écoulée, égale à lintervalle de transmission ; il ne sera pas non plus assuré que les autres producteurs ne pourront pas entreprendre dans le futur des investissements, dont ils ne se rendront 110peut-être pas compte quils sont excessifs, faute dinformation sur le volume des engagements existants » (ibid., p. 51-52).

Lenjeu pour les entreprises est de pouvoir faire des anticipations fiables à long terme et de se donner les moyens de créer un marché de biens ou services futurs qui soit aussi équilibré que possible. Leur fiabilité est le reflet dune rationalité de groupe. De quelque manière, il faut quelles puissent sassurer que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et les investissements complémentaires des fournisseurs et clients atteignent un certain seuil (Richardson, 1960).

Des restrictions ou des contraintes sont, alors, nécessaires qui fixent des limites à ces investissements dont les entreprises peuvent rationnellement tenir compte et qui rendent ces derniers compatibles entre eux. Ce sont des contraintes ou restrictions de nature quantitatives et temporelles. Elles sont la véritable source de création de linformation et, plus généralement, de création du marché lui-même, un marché viable dont les déséquilibres sont contenus. Elles apparaissent, en outre, comme le moyen déviter des destructions inutiles de capital et le gaspillage de ressources, y compris de ressources primaires. Cela tient, évidemment, à lincertitude qui pèse sur ce que seront les « bonnes » technologies. Ces technologies nexistent pas a priori. Elles ne peuvent quêtre construites pas à pas, non par essais et erreurs, mais en étant conditionnées par les formes dorganisation retenues.

Les procédures organisationnelles ne sont pas uniquement celles qui structurent le fonctionnement interne de lentreprise. Elles concernent aussi les relations des entreprises entre elles jamais réductibles à de pures relations de marché. La meilleure façon dobtenir linformation pertinente et de se coordonner dans le temps relève de collaborations ou dententes entre les entreprises. Celles-ci ont pour but de sécuriser les investissements de chacun. Richardson (1960) les appelle, de manière significative, des connexions de marché plutôt que des imperfections de marché.

Lincitation à investir est subordonnée à ces connexions, cest-à-dire à une forme spécifique de coordination inter-temporelle qui accroît la fiabilité des anticipations à long terme. La disponibilité ou, plus exactement, la création de linformation de marché pertinente dépend de lexistence de restrictions ou de contraintes naturelles ou contractuelles sur linvestissement qui réduisent la liberté daction de chaque entreprise 111en même temps quelles rendent crédible dinnover. Il ne sagit pas dacquérir une information à propos de la configuration dun marché existant, mais bien, pour les protagonistes, de construire ensemble un nouveau marché en même temps quils créent une nouvelle technologie.

Cette analyse du fonctionnement des économies de marché est partagée par ceux des économistes qui sintéressent aux conditions dans lesquelles les entreprises peuvent innover. Ainsi pour Howitt (1994) « non seulement, les entrepreneurs doivent anticiper les demandes qui nont pas encore été formulées, mais ils doivent aussi anticiper les décisions que dautres entrepreneurs prennent, parce que payer les frais détablissement pour engager des personnes et des capitaux et développer un marché pour produire et vendre une gamme particulière de biens ne sera rentable que si cette gamme est compatible avec les normes, techniques et stratégies que dautres développent » (Howitt, 1994, p. 770). Pour Metcalfe (2001), « afin dêtre compétitif, il est nécessaire de collaborer, et les ensembles de relations que cela implique, que ce soit avec les fournisseurs, les clients, les universités ou dautres agences, sont assemblés et dissociés au fur et à mesure que le programme dinnovation se développe. On peut donc dire que les modèles dinnovation et les arrangements institués qui les génèrent évoluent conjointement » (Metcalfe, 2001, p. 579).

Lentreprise acquiert ainsi sa véritable dimension. Elle émerge, non pas comme un recours pour faire pièce à un système de prix de marché trop coûteux, mais parce quelle est apte à gérer le processus de production entendu comme un processus de construction et dutilisation dune capacité de production dans un contexte dincertitude radicale. Elle peut, alors, être vue comme un lieu de coalition politique entre des groupes de parties prenantes (managers, salariés, banquiers, clients, fournisseurs) aux intérêts distincts, mais potentiellement compatibles entre eux une coalition constitutive dun environnement qui donne sa valeur à lentreprise (March, 1962). La capacité entrepreneuriale, loin de relever de la seule intuition de linventeur, devient une capacité dorganisation. Cette organisation aide à créer les connaissances nécessaires, en fait à mieux maîtriser un environnement technologique et de marché en mutation permanente (Marshall, 1920 ; Metcalfe, 1998). Elle repose sur lexistence dun pool de ressources dont la gestion nest pas guidée par la seule optimisation de leur usage immédiat (Penrose 1959), ainsi que sur une certaine immobilité de ces ressources (Richardson, 1998, p. 173).

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Une question surgit alors, que se posait déjà Knight sans y répondre de manière satisfaisante, celle de la relation entre taille et efficacité, autrement dit celle des frontières de lentreprise et de la structure du marché. Pour Richardson, lunité danalyse nest pas le produit comme dans le paradigme classique, ce sont les activités. Ces activités sont « reliées à la découverte et à lestimation des préférences futures, à la recherche-développement, à la conception, à lexécution et à la coordination des processus de transformation physique, à la commercialisation des biens, etc. » (Richardson, 1972/1998, p. 148, 1975 p. 355). Inscrites dans le temps, elles sont mises en œuvre par des organisations dotées de compétences spécifiques qui sappliquent à une large gamme de produits ou de services. La valeur de lentreprise est, alors, celle que lui confèrent ses compétences techniques et de marché. La conception de lentreprise comme portefeuille de produits est déplacée au profit dune conception plus enracinée de lentreprise, articulée autour de compétences collectives efficacement combinées. La frontière de lentreprise est, alors, celle que délimitent les activités que lentreprise détient dont le regroupement dépend du degré de similarité ou de complémentarité des compétences qui leur sont associées (Richardson, 1972).

Cette délimitation des frontières permet de rejeter lhypothèse de totale concentration qui voudrait dire que lorganisation est plus efficace que le marché. À cela sajoute, dans la perspective ouverte par Richardson, quen raison du temps requis pour construire la capacité de production et acquérir linformation de marché, la concurrence au sens de rivalité est compatible avec lexistence de rendements croissants qui sont dans la nature dune organisation industrielle de la production (Richardson, 1998, p. 171-172). La raison en est que des entreprises rivales les unes des autres sur un marché concurrentiel et utilisant larme de linnovation porteuse de rendements croissants peuvent coexister en restant différenciées, non pas tant parce quelles offrent des produits différenciés, mais parce quelles sont chacune à une étape différente du cycle de linnovation. Il suffit pour cela que toutes les entreprises ninnovent pas en même temps et que lentreprise qui innove supporte des coûts dinvestissement additionnels avant den obtenir les revenus correspondants avec comme conséquence de devoir faire face temporairement à une perte de compétitivité. Ainsi, le maintien dune pluralité de producteurs résulte des changements récurrents des coûts de production et de demande en univers incertain. 113Il apparaît alors que « le processus de concurrence est un processus de déséquilibre permanent, la tendance naturelle à la monopolisation dun marché, que lon attend des rendements croissants, étant continuellement frustrée par lémergence dun nouveau produit » (ibid., p. 175). La rupture avec la théorie standard de la concurrence est totale. La concurrence nest plus un état parfait ou imparfait, mais un processus de rivalité en situation dincertitude et dirréversibilité.

CONCLUSION

Incertitude et irréversibilité affectent la nature même du fonctionnement de léconomie et la manière de lappréhender. Marshall (1890) sessaie à nous en convaincre. « Chaque force économique, écrit-il, modifie constamment son action, sous linfluence dautres forces qui agissent autour delle. Ici, les changements dans le volume de production, dans ses méthodes et dans ses coûts se modifient mutuellement ; ils affectent et sont toujours affectés par le caractère et létendue de la demande. En outre, toutes ces influences mutuelles prennent du temps à se manifester et, en règle générale, il ny a pas deux influences qui évoluent au même rythme. Dans ce monde, toute doctrine simple sur les rapports entre les coûts de production, la demande et la valeur est donc forcément fausse : et plus lapparence de lucidité qui lui est donnée par une exposition habile est grande, plus elle est malicieuse » (Marshall, 1890, p. 306).

Knight (1921) nest pas en reste. « Nous nous efforcerons, écrit-il, de rechercher et dafficher les irréalités des postulats de léconomie théorique, non pas dans le but de discréditer la doctrine, mais en vue de mettre en évidence ses limites théoriques. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le caractère approximatif des lois économiques théoriques et leur inapplicabilité sans correction empirique à des situations réelles doivent être particulièrement soulignés par rapport, par exemple, à celles de la mécanique » (Knight, 1921, p. 11). Et dévoquer la réalité dune économie en perpétuel mouvement nécessitant de nombreuses corrections de trajectoire, linfluence changeante des croyances individuelles et le mode variable dacquisition des connaissances.

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Deux visions de léconomie sopposent ici, lune qui sapplique à lire et mesurer le changement en se ralliant au dogme mécanique de léquilibre, lautre qui entend cerner ce que Schumpeter (1934) appelle la physiologie du développement. Arrow et Richardson ont en commun avec Knight dopposer une théorie de la concurrence imparfaite à la théorie de la concurrence théorie parfaite, non pas en dissertant sur le degré dimperfection des marchés, mais en mettant laccent sur lincertitude, sur le temps nécessaire pour lever lincomplétude de linformation et en concluant sur limportance de lorganisation en tant quelle structure le marché.

Lenjeu nest pas simplement dordre académique. La position de Knight se distingue de celle de Coase (et de ses disciples) en ce quelle conduit à fonder la stratégie de lorganisation sur la réduction de lincertitude en vue de sassurer de la viabilité du sentier suivi au lieu que ce soit sur lefficience de lallocation des ressources. Dans le premier cas, lentreprise est une coalition durable entre parties prenantes, dans le second, elle devient une collection dactifs, réels ou financiers, négociables (Amendola et Gaffard, 2018, 2019). Ce sont bien deux stratégies concrètes distinctes qui sont ainsi considérées dont les performances à court comme à moyen terme sont fortement contrastées. La première tolère des pertes à court terme dans le but dobtenir des gains à long terme quand la seconde exige de maximiser les gains immédiats.

La conclusion appartient à Knight qui, dans la controverse engagée avec Hayek sur la question du capital, est particulièrement clair. « Les changements à long terme quil est raisonnable danticiper, écrit-il, ne peuvent pas être traités en termes dune quelconque tendance vers léquilibre, et en conséquence ils ne peuvent pas être traités en termes de théorie des prix sous la forme de courbes et de fonctions doffre et de demande » (Knight, 1936, p. 629). La distinction opérée dans Risk, Uncertainty and Profit entre la théorie de la concurrence imparfaite et théorie de la concurrence parfaite prend ici une nouvelle dimension. La première fait une place essentielle au temps et nenvisage effectivement aucune tendance vers un quelconque équilibre alors que la seconde est atemporelle et se rapporte à lexistence dun équilibre en loccurrence statique, mais qui pourrait tout autant être un équilibre dynamique de longue période. Nier implicitement quil puisse y avoir un attracteur est ce qui conduit Knight à se départir dune théorie des prix pour 115privilégier une théorie de lorganisation. Laccent mis sur une incertitude radicale lentraîne à avoir une conception de la vie économique qui le rapproche des thèses institutionnalistes et évolutionnistes. « Tous les intérêts et traits humains engagés dans ce type de vie économique sont soumis au changement historique. De plus, aucune société nest ou ne pourrait être entièrement ou purement concurrentielle. Les rôles de lÉtat, du droit, et de la contrainte morale sont toujours importants et celui des autres formes dorganisation comme la coopération volontaire peut lêtre aussi. La vie économique dans le sens le plus strict ne se conforme jamais étroitement au comportement théorique de lhomo economicus. Lhistoire est toujours en formation ; les opinions, les attitudes et les institutions changent et il y a une évolution dans la nature du capitalisme » (Knight, 1935, p. 184).

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