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Classiques Garnier

Recensions d'ouvrages

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2021 – 1, n° 9
    . varia
  • Auteurs : Méric (Jérôme), Pérez (Roland)
  • Pages : 247 à 259
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406122036
  • ISBN : 978-2-406-12203-6
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12203-6.p.0247
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/08/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Romain Laufer (2020), Tocqueville au pays du management. Crise dans la démocratie, Collection les Grands auteurs francophones, Caen, éditions EMS, 128 p.

Recension par Jérôme Méric

À lheure où daucuns affirment que le management est né dans lAllemagne nazie et a été mis en œuvre avec succès par les grandes entreprises au lendemain de la guerre, il était temps que des contre-propositions viennent à élargir la chronologie du concept, au-delà de faits certes probables mais dont linterprétation demeure discutable. Visiblement, une telle interprétation sélabore dans lignorance – ou le mépris – de lancrage culturel, philosophique et culturel du management. Il conviendrait de remettre en cause la prétendue neutralité axiologique de ce qui ne serait que de lordre de loutil pour revenir à lexamen de ce qui en est tout le contraire. Le management est le produit dune pensée, qui lui assigne deux grandes fonctions et deux risques corollaires majeurs. Il est tout à la fois censé : garantir la démocratie en occultant le lien hiérarchique par sa dispersion tout en étant porteur de sévères inégalités ; accompagner des révolutions émancipatrices tout en engendrant des crises politiques propres à remettre en cause ce pour quoi il a été pensé. Cet examen approfondi et pondéré, érudit et audacieux dans les articulations quil propose, cest Romain Laufer qui le livre ici dans une relecture des deux ouvrages majeurs de Tocqueville, De la démocratie en Amérique et LAncien Régime et la Révolution.

Romain Laufer aime les prophètes : Weber, Hegel, Knight…et Tocqueville. Que cherche-t-il au juste dans leurs prophéties ? Cette capacité à éclairer, à légitimer, à porter un regard critique et vigilant sur la société contemporaine, avec ce plaisir non dissimulé de nous dire, le regard en coin : « Il ou elle vous lavait bien dit ! ». Partageons avec nos lecteurs le plaisir que nous avons eu à lire le récit de la prophétie tocquevillienne et en même temps linquiétude – à tout le moins lintranquillité – que ces pages suscitent.

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Les prophètes de Romain Laufer sont des passeurs et des « dépasseurs ». Ils transmettent des savoirs, ils passent les frontières, ils vont au-delà des limites du temps dans lequel ils inscrivent leurs analyses.

Avec Tocqueville, passons avant tout la frontière artificielle (ce qui ne veut pas dire quil ny en a pas) que nous érigeons entre la France et les États-Unis. Le premier chapitre de louvrage opportunément intitulé « est-il bon, est-il méchant ? » creuse les paradoxes du management à la française. Le management…honni parce quimporté par un pays souffrant du complexe du colonisé depuis la seconde guerre mondiale, célébré comme lalternative à une culture de ladministration étatique réputée sclérosante depuis au moins le 19e siècle. Et si ce retour en arrière, la lecture du Littré, qui nous rappelle très opportunément que « ménagement » au 19e siècle est précisément désigné comme « administration, conduite de soins », nétait pas à relier avec la révolution de 1968 ? Quel rapport, me direz-vous ? Romain Laufer le rend limpide. Au moment où lon souhaite saffranchir du poids des traditions dÉtat, on assiste à la création – initiative de Michel Debré – de la FNEGE et à la fondation par la loi Faure du Centre universitaire Dauphine. Révolution il y a bien en cela que ces mesures font en sorte que lintendance vienne à précéder le politique. Létymologie du terme de management traduit bien cette ambiguïté : celle du « ménagement » déjà évoqué, ou celle du maneggiare, un synonyme de diriger en italien. Alors, bras séculier de la volonté ou sujétion de cette dernière à la pragmatique ?

Les Français sont définitivement mal à laise avec le management mais quid outre-Atlantique ? Le chapitre deux nous montre que lAmérique du 19e siècle et du début du 20e siècle nest pas plus à laise avec la notion de management que les Français. En 1881, la Wharton est une school of commerce, rien de plus. Les revues suivent la même tendance que les universités : le mot management apparaît dans leur dénomination au tournant des années 1950 et 1960. Le terme est tellement courant quil dérange les académiques. En 1957, le futur éditeur de lAcademy of Management Journal propose de préciser le concept avec le néologisme de planaction (plan daction dans laction). Cest bien la terminologie qui est problématique. On sait ce que sont les sciences physiques, les langues, la philosophie, la médecine mais sait-on ce quest le management ? Toute lambiguïté du management est là : il affranchit les Business Schools dune visée strictement professionnelle pour privilégier lorientation 249scientifique centrée sur la question de savoir ce quest cet objet. Vient un second débat sur lorientation de cette recherche. Doit-elle fondamentalement servir la pratique ou contribuer à conscientiser les structures de domination quelle révèle ? Le management à la française et la pensée 68 seraient donc bien les enfants dune même époque.

Après que les propos préliminaires ont fait le constat dun malaise bilatéral à légard du management, le chapitre trois revient au prophète, celui qui, justement, compare les deux rives de latlantique, analyse une révolution qui a servi de référence à lesprit 68 et a révélé le phénomène administratif aux yeux du monde. Pour Tocqueville, ladministration ne peut être quancillaire. Portant le principe de hiérarchie, elle se doit dêtre discrète dans une démocratie égalitaire. Cette discrétion, Tocqueville constate quelle sassure par la division des missions administratives. Telle la grammaire, elle est là pour quon loublie. Mais Tocqueville se rend vite compte que la stabilité de cette administration décentralisée doit passer par le développement dune science propre et de léducation propre à laccompagner. Selon Romain Laufer, il sagit là dune première prophétie sur la nécessité, dans une société décentralisée, de recourir à ce que lon appelle aujourdhui la science managériale. Létat pré-révolutionnaire que décrit Tocqueville en disant quil est le moment où lesprit des hommes vacille entre la notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de lobéissance peut tout autant décrire laube dun renversement politique que les prémices de la prise de pouvoir de lintendance sur la volonté.

Le chapitre quatre franchit le cap. Et si lesprit de 68 navait pas été marqué par limpensé managérial ? Tocqueville construit son propos sur la démocratie autour de la dialectique de légalité et de la liberté. Romain Laufer en fait son angle dattaque. Chacun percevra quentre liberté et égalité, la poursuite de lune fait peser immanquablement une menace sur lautre. Tocqueville entrevoit pour ce motif labolition de lesclavage. Il anticipe aussi à la même aune les effets de lindustrialisation, en particulier la division du travail et la dilution de la propriété. Les capitaines dindustrie ont beau être riches, ils ne constituent pas un corps aristocratique. Léquilibre qui résultera de cette révolution américaine demeurera toutefois précaire, tant le poids de la hiérarchie contribuera à reformer les sociétés aristocratiques. Le management, à la fois fils et porteur de révolutions, porte en son sein le potentiel dune contre-révolution.

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Le chapitre cinq sattache à étudier cette troisième prophétie, celle de la révolution managériale. Elle tarde à se nommer, cette révolution. Voyez les réticences dun Barnard ou de Berle et Means à inclure le terme de management dans leurs titres respectifs. Il faudra attendre Burnham dans les années 1940, Chandler dans les années 1970… Romain Laufer de reprendre les expressions de la révolution managériale une à une chez chacun deux, par une analyse systématique et structurée en quatre thèmes : la disparition de la petite société au bénéfice de grandes structures plus égalitaires ; la possibilité du basculement de la propriété privée vers linstitution publique ; la présence de la notion de révolution ; la centralité et la domination de la représentation managériale.

Demeure la question délicate de la relation du pouvoir et du management. Comme Chandler le fait remarquer, aux États-Unis, il est difficile dadmettre que lon détient un pouvoir contrairement à ce qui peut se passer en Europe. Tant que le capitalisme nest pas remis en cause par la révolution managériale (au sens de Burnham), rien ne viendra cependant écorner cette bonne conscience. Attentif au relais que se passent ces grands auteurs comme à la mise sous silence de certains par dautres, Romain Laufer sinterroge dans son chapitre six sur la signification de loubli de Barnard par Chandler. Ce questionnement lamène à prendre Cochran en considération. Cochran dénonce, contrairement à Chandler, lhypocrisie dun système qui se déclare être fondé sur la liberté et légalité alors que sy forgent des formes de domination de plus en plus fortes. Cochran voit 1968 venir, quand Chandler porte a posteriori son regard au-delà de ce quil doit considérer comme une modeste colline de lhistoire.

Ayant permis un saut dans le temps grâce aux prophéties sur les sociétés démocratiques de Tocqueville et un saut dans lespace grâce à larticulation de la Démocratie en Amérique et de lAncien Régime et la Révolution, louvrage a montré comment limplantation du management en France devient possible en 1968. Cest lobjet du chapitre sept. Si, avec Tocqueville, on pense que le changement profond de structure juridique na pas pour autant chamboulé les pratiques administratives françaises en 1789, alors on peut se permettre, avec un soupçon de provocation, de penser que 1968 a eu un impact bien plus fort en cela quil a profondément modifié notre fonctionnement administratif. 1968 tel que décrit au début de louvrage, cest le début de la révolution 251managériale en France. Si lon reprend les catégories tocquevilliennes de révolutions, il apparaît selon Romain Laufer que 1968 est une révolution religieuse qui porte aux nues légalité des conditions. 1968, cest aussi un moment où la tendance à la démocratisation se heurte à la dure réalité de ladministration centralisée. Lesprit 68 se manifeste donc dans des grandes décisions (Dauphine, FNEGE, agrégation en Sciences de Gestion) qui ont voulu porter, comme Tocqueville le suggérait, une science de ladministration propre à répondre aux tensions inhérentes à cette dernière dès lors quelle sert un projet démocratique.

Retour à Burnham dans un chapitre entièrement consacré à la réception de son ouvrage sur les deux rives de lAtlantique. Quoi que lon dise du contexte de guerre froide dans lequel il sest diffusé, quoi que lon reproche à la posture de Burnham, chacun des analystes cités, même les plus hostiles, reconnait lémergence dune technocratie consécutive à la révolution managériale et sen inquiète. Impossible dignorer dans ce texte de 1941 ce qui relève – cest une obsession de Romain Laufer – de la prophétie : dans la société directoriale, la souveraineté est localisée dans les bureaux administratifs. Ce sont eux qui établissent les règles, promulguent les lois et publient des décrets et, dans le monde entier, ils supplantent le parlement. La révolution managériale, un impensé pourtant à lœuvre.

On pourrait suggérer à Romain Laufer que lécologie des populations, depuis trois décennies, tente – avec peu de succès il est vrai – de décentrer le propos. Mais comment comprendrait-il un tel phénomène, au juste ? Comme une tentative avortée, ou au contraire comme une révolution à bas bruit à la Kuhn ?

En guise dépilogue, Romain Laufer revient sur la notion barnardienne dennui, à la source des grandes crises. Ici, lennui nest autre que la remise en cause latente dun régime de légitimité – un terme bien moins présent dans cet ouvrage que dans le Prince bureaucrate, alors que le concept, pour sa part, sous-tend toute la ligne réflexive du propos. Il faut en reconnaître la capacité à éclairer lhistoire et lactualité dun jour particulièrement efficace : les Américains des années 1920 sennuyaient de la confiscation du marché par les grandes entreprises, les Français de 1968 sennuyaient davoir été tenus à lécart des grands événements qui font le monde aujourdhui. Aujourdhui, de part et dautre de lAtlantique, les citoyens sennuient du management…Romain Laufer, prophète à son tour – et surtout fin analyste – de la crise à venir.

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Edgar Morin (2020), Changeons de voie – Les leçons du coronavirus, Denoël, Paris, 155 p.

Jacques Richard (2020), Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Les éditions de lAtelier, Ivry sur Seine, 143 p.

Florence Rhodain (2019), La nouvelle religion du numérique – Le numérique est-il écologique ?, Caen, éditions EMS, 130 p.

Recensions par Roland Pérez

Lépoque troublée que nous vivons appelle, plus que jamais, des analyses et témoignages permettant à chacun de nous de mieux comprendre les évolutions en cours, den saisir les enjeux et de tenter dy adapter son propre comportement. Pour nous y aider, nous disposons dun nombre impressionnant de publications de toutes sortes, tant en termes de thématiques traitées que de format ou de support dexpression. Pour la présente rubrique de recensions pour la revue Entreprise & Société, nous avons choisi de nous limiter à trois essais, venant dauteurs distincts par leur personnalité, leur notoriété et les thématiques traitées, mais qui nous sont apparus particulièrement pertinents dans le débat scientifique et sociétal contemporain auquel la revue ENSO souhaite contribuer dans son champ éditorial.

Le premier essai est celui dEdgar Morin : Changeons de voie – Les leçons du coranavirus (Paris, Denoël, 2020, 155 p.). La pandémie que le monde connait depuis fin 2019 a pris une telle ampleur, tant par ses effets directs, que par ceux des politiques mises en œuvre pour y faire face, quelle a suscité – et continue à susciter – des analyses nombreuses, notamment des chercheurs les plus confirmés dont lavis est suscité en ces temps incertains. Le grand intellectuel quest Edgar Morin ne pouvait que se sentir concerné, lui qui depuis des décennies sefforce de rapprocher les sciences humaines et sociales des sciences de la vie et, au-delà des spécialisations disciplinaires, plaide pour une approche intégrée de la relation Homme-Nature. 253Dès le printemps 2020, Edgar Morin a entrepris cet essai, paru dès juin 20201, Son objet, déjà apparent dans le titre, est explicité en 4e de couverture : « À défaut de donner un sens à la pandémie, sachons en tirer les leçons pour lavenir ».

La structure de louvrage est simple et claire : après un préambule autobiographique que lauteur, pratiquant lauto-dérision, intitule « Cent ans de vicissitudes2 », lintroduction donne le ton : « un minuscule virus apparu dans une lointaine ville de Chine a créé un cataclysme mondial » (p. 25). Suit un exposé en trois temps, chacun étant représenté par un chapitre :

Dans un premier temps, Edgar Morin tire les « leçons du coronavirus ». Il en énumère une quinzaine, allant dune réflexion philosophique sur les contraintes du confinement sur nos existences3, à un constat géopolitique sur la crise de la mondialisation4, en passant par des considérations sur diverses thématiques : rapport à la mort, réveil des solidarités, inégalités sociales dans le confinement, …sans parler de commentaires sur la crise de lintelligence ou les carences de pensée et daction politique…

Dans un second temps, lauteur, se projetant au-delà de la période pandémique actuelle, présente « les défis de laprès-Covid ». Il en présente une dizaine, allant du défi de type existentiel (nouveau rapport au temps, nouvelles solidarités) au danger dune régression généralisée affectant les divers éléments de la société (intellectuel, politique, étatique).

Enfin, pour ne pas rester sur ce constat négatif, Edgar Morin propose de « Changer de voie »., reprenant et précisant les lignes directrices dun « nouvelle Voie politique-écologique-économiques-sociale » quil avait exposée dans un précédent ouvrage5. Lauteur aborde tout dabord la politique nationale, en prenant le cas de la France, proposant de conjuguer « souveraineté et mondialité », « unité et diversité », et souhaitant des réformes tant sur le plan économique que politique. Il appelle de ses vœux ce quil 254nomme « une politique de civilisation » qui se « pratiquerait contre les caractères négatifs de notre civilisation tout en développant ses caractères positifs » (p 108), ainsi quune « politique de lhumanité » qui « donnerait à chaque nation le sens de la communauté humaine » (p 117), couplée à une « politique de la Terre » (eaux, énergie, …) compte tenu de « la communauté du destin terrestre entre la Nature vivante et laventure humaine » (p 129) ; le tout permettant un « humanisme régénéré » reposant sur la prise de conscience de ce quil avait déjà dénommé « Terre-patrie » (p 142).

En conclusion, Edgar Morin nous livre une dernière réflexion, concernant « laventure hominisante commencée il y a sept millions dannées », évènement quil replace « au sein de laventure, elle-même stupéfiante, de lunivers » (p 149).

Tout lecteur, après avoir lu cet essai – en général dune seule traite – est tenté den reprendre les différents éléments pour les commenter, y compris parfois lorsquils sont présentés dune manière cursive, voire péremptoire.

In fine, on est impressionné par la variété et la pertinence de ces réflexions (« leçons », « défis », Voie) sachant quelles ont été formulées quelques mois seulement après le début de la pandémie, laquelle navait pas encore atteint les dimensions quelle a connues depuis. Formulées par un scientifique respecté, au soir de sa vie, de tels propos résonnent comme un message adressé, dans une époque exceptionnelle, par un homme également hors normes. Chacun de nous se sentira concerné et tachera den tirer des éléments nourrissant sa propre réflexion.

Le second essai est celui Jacques Richard, intitulé « Révolution comptable – Pour une entreprise écologique et sociale6 »(Les éditions de lAtelier, Ivry/Seine, 2020, 143 pages). Ce petit ouvrage se veut être un manifeste exprimant le point de vue de son auteur principal et, à travers lui, du courant de pensée auquel il se rattache et quil a contribué à créer et façonner, depuis plusieurs dizaines dannées maintenant7. Pour Jacques Richard, « il est impossible de changer le cours des choses sans sattaquer au cœur du système actuel : la comptabilité des grandes sociétés capitalistes » 255(p. 6) ; par-là, « pour changer le monde, il faut avant tout changer le mode de calcul des performances des grandes firmes » (p. 7).

La démonstration se déroule en quatre chapitres dont chacun est centré sur un thème précis :

Le chapitre 1 est dordre historique. Son intitulé, « lorigine du système capitaliste actuel et de son mode de calcul malfaisant » est volontairement incisif pour convaincre le lecteur que « pour comprendre le capitalisme, il faut absolument connaitre sa comptabilité » (p. 7). Lauteur, à partir dun exemple pédagogique situé près de Florence à la fin du 14o siècle, montre que « lapparition du concept moderne de capital est liée à une question de conservation et non dusage » (p. 14). Le développement économique qui a marqué les siècles suivants jusquà nos jours, na pas modifié ce statut fondamental qui fait que « le capital en comptabilité classique est une dette à légard du capitaliste » (p 23).

Le chapitre 2 a un titre également provocant : « comment ce mode de calcul malfaisant est entériné dans une constitution mondiale ». Son contenu est au diapason et se décline en neuf « thèses » successives qui se présentent comme un réquisitoire8. Lauteur en conclut que « ce ne sont pas la mondialisation ni le marché mondial qui sont les causes des problèmes actuels, mais une certaine mondialisation sous légide des lois comptables capitalistes » (p 66)

Dans le chapitre 3, lauteur, ne souhaitant pas rester sur ce constat négatif, propose de « remplacer la comptabilité capitaliste destructive par une comptabilité écologique ». Il présente, à cet effet, douze « propositions9 », 256lesquelles sont à la base de modèle CARE/TDL10 quil a proposé et développe actuellement, notamment avec son co-auteur. Cela permet de proposer un « nouveau schéma comptable de lentreprise en commun11 ». En complément de cette présentation du modèle quil a construit, lauteur rappelle, pour les critiquer, divers travaux concurrents, comme ceux relatifs à linternalisation des externalités, à la taxe carbone ou au reporting intégré ; il les qualifie de « fausses solutions » (p. 100).

Dans le dernier chapitre, lauteur parle de « la réforme des droits constitutionnels et législatifs au niveau de lÉtat » ; réforme qui lui parait souhaitable pour mettre en œuvre ses propositions, Il propose notamment un « bicaméralisme systématique », dans lequel, « la chambre des représentants des citoyens… serait doublée dune chambre des représentants des trois capitaux (naturel, humain, et financier » (p 115).

Après une brève conclusion dans laquelle sont évoqués Aristote, Marx-Engels et le Pape François, deux annexes présentent successivement, un exemple dapplication de la méthode CARE-TDL à une entreprise (p. 125) et une extension possible vers une nouvelle comptabilité nationale écologique (p. 131).

La lecture de cet essai appelle, de notre part, un commentaire distinguant la forme du fond. Sur la forme, on peut regretter le ton volontairement polémique, des critiques parfois excessives (ou qui nous semblent lavoir été) ; quelques propositions peu utiles ou à la limite du sujet12. Lauteur a voulu marquer les esprits, mais risque de se voir répliquer par ceux-là même quil critique : « Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Ce serait dommage, car, sur le fond, ce petit ouvrage apporte une contribution de premier plan, tant sur le rôle important de la comptabilité dans le fonctionnement dun régime économique et la critique ancrée dans lhistoire du système comptable, que par les propositions quil présente pour un nouveau système intégrant le capital 257humain et le capital naturel au même titre que le capital financier. Car cest bien dans cette direction quil est souhaitable davancer.

Le troisième essai est celui de Florence Rodhain : « La nouvelle religion du numérique – Le numérique est-il écologique ? », co-édité en 2019 par les éditions Management & Société (EMS, Caen) et par les éditions Libre et Solidaire (ELS, Paris), 130 pages. La question posée est importante sil en est ; en effet si lécologie est devenue le défi majeur que rencontrent les sociétés humaines contemporaines et si le numérique est le vecteur le plus actif de lévolution de celles-ci, alors il est légitime de se demander si ce vecteur est de nature à surmonter le défi posé. Si la réponse était positive, le monde pourrait être sauvé ; en cas contraire, nous avons des soucis à nous faire….

Lauteure qui est une universitaire, spécialiste des systèmes dinformation, na pas voulu ajouter une publication supplémentaire à un curriculum scientifique déjà bien fourni, mais, comme elle lécrit, son essai « se veut pamphlet, étayé par la vulgarisation scientifique, délaissant le jargon académique… » (p. 15). Dans cette perspective, elle a organisé son ouvrage en deux parties distinctes et structurées de manière spécifique.

Dans la première partie, elle tente de répondre à la question posée – « Le numérique est-il écologique ? » – en produisant une série de « chroniques » (une vingtaine au total) présentant différentes situations et des exemples montrant que, à linverse des idées reçues, le numérique ne rime pas vraiment avec lécologie et quau contraire, il contribue à accentuer lempreinte des activités humaines sur lécosystème planétaire. Ainsi sont pointées les illusions portées par la novlangue du numérique sur la dématérialisation, le « cloud », le « zéro papier », le « zéro déchet », le « zéro déplacement », etc. Toutes ces petites histoires sont contées sur un ton badin, accessible à tout lecteur ; elles reposent néanmoins sur des observations corroborées par des études scientifiques, notamment en ce qui concerne la part de lindustrie du numérique dans certains domaines sensibles au plan écologique (comme lutilisation des terres rares, le coût en énergie des data centers et la prolifération des déchets constitués par les appareils obsolètes)13.

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Dans la seconde partie, intitulée : « contextualisation : la nouvelle religion du numérique » lauteure propose un essai autour dune idée centrale : les bienfaits supposés du numérique sont tellement vantés quils lui semblent relever de la religiosité : « Le Dieu numérique représente une aubaine qui vient à propos dans une société de consommation exposant des signes dessoufflement » (p. 16). Lauteur développe cette métaphore tant au long de son essai, proposant « les dix commandements de la nouvelle religion » (p. 85), parlant ici de « genèse » (p. 88), là d« apôtres » (p. 84), ailleurs de « curés » (p. 100) ; sinterrogeant même sur la possibilité dune « laïcité numérique » (p. 102), sur le « baptême » via la biométrie (p. 108), allant jusquà « lextrême onction » (p. 111).

En conclusion, Florence Rodhain, sappuyant sur une leçon du grand résistant Raymond Aubrac pour qui « comprendre, cest rendre la lutte possible » (p. 113), conseille de « se réveiller, penser, résister, oser lhérésie » (p. 115). Elle oppose au « faux changement » que constituent les politiques dites de « développement durable », le « vrai changement » qui correspondrait à une politique de « croissance de la conscience » (p. 120). Selon son expression imagée, « il sagit de passer du vert à la vertu » (p. 121) ou encore, parodiant Rabelais, « croissance sans conscience nest que ruines et larmes » (p. 122).

Dans une « Postface », lauteure revient sur cette position philosophique et recommande d« ouvrir les yeux et prendre le risque de tourner le regard vers lintérieur » (p. 123). Elle exhorte chacun de nous de « faire preuve de discernement en laissant le numérique à sa juste place en refusant sa domination » (p. 130).

Comme on a pu le voir, cet essai sest volontairement démarqué dune publication conventionnelle tant en termes de problématique que sur la forme rédactionnelle. Cette double distanciation était-elle nécessaire pour convaincre le lecteur ? Lauteure en était probablement persuadée, pensant, par son style décalé, atteindre plus de lecteurs et mieux les convaincre. Cest probable et on ne peut que se réjouir de pouvoir intéresser ainsi un public non spécialisé, donnant ainsi au concept de « vulgarisation » un statut de « popularisation ». Cependant, il ne faudrait pas quune lecture agréable laisse seulement le souvenir des bons 259mots qui émaillent les chroniques de la première partie et lallégorie développée en seconde partie, et que le lecteur en oublie le fond. Ce serait dommage, car, à linstar de certaines œuvres théâtrales, on peut dire que le ton est léger sur un sujet qui ne lest pas ; Florence Rodhain nous amène, avec le sourire, à réfléchir à une question majeure. Le sujet traité de la relation entre numérique et écologie est et restera prégnant, car, même si la crise majeure que le monde connait actuellement en modifiera certains paramètres, il nous parait clair que le débat auquel cet essai participe va continuer et samplifier.

In fine, les trois ouvrages sous revue, au-delà de la spécificité de chacun en termes dauteurs, de thèmes traités et de styles rédactionnels, présentent quelques points communs qui justifient peut-être, si besoin était, davoir ainsi été réunis dans la présente recension.

Le premier trait commun est quil sagit de « petits » ouvrages en termes physiques (130 à 150 pages), format qui est souvent celui dun essai personnel, dans lesquels lauteur vise à faire passer quelques idées fortes plutôt quune longue étude. Cest le cas de chacun des trois présents essais lesquels, une fois de plus, démontrent que limpact dun écrit nest pas proportionnel à son nombre de pages….

Toujours au niveau formel, chaque auteur sest, à des degrés divers, affranchi des conventions académiques usuelles au profit dun ton plus direct, plus engagé, faisant apparaitre, peu ou prou, ses positions idéologiques et doctrinales – sa weltanschauung –, ce qui est finalement plus honnête que des présentations apparemment neutres, mais qui sont souvent, comme le rappelait François Perroux, « implicitement normatives ».

En effet, sur le fond, les différents sujets traités sont trop importants pour permettre aux chercheurs qui en parlent de le faire avec un total détachement. Chacun des ouvrages porte, pour une part, une partie des questions qui nous concernent tous.

1 Avec la collaboration de Salah Abouessalam, qui co-anime la chaire UNESCO sur la complexité.

2 Edgar Morin né le 8 juillet 1921, est en effet devenu centenaire en 2021.

3 « Le confinement doit surtout ouvrir sur lessentiel de lexistence » (p 30)

4 Crise qui lui parait refléter une boucle d récursivité : « la pandémie mondial a créé une crise violente de la mondialisation. On peut se demander aussi si la mondialisation na pas contribué à la pandémie » (p 58)

5 E. Morin (2011), La Voie, Paris, Fayard.

6 Avec la collaboration dAlexandre Rambaud, qui coanime la chaire UNESCO « Comptabilité écologique » créée à AgroParisTech avec le concours de luniversité Paris Dauphine (où était en poste Jacques Richard), ainsi que luniversité de Reims où est en poste Yulia Ailtukova (ancienne thésarde de Jacques Richard)

7 Cf le « Grand Angle » consacré à Jacques Richard dans ce même numéro.

8 1 – « Les marchés et toute léconomie actuelle sont dominés par des lois comptables » (p. 41). 2 – « Vers une constitution économique mondiale sur la base dune loi comptable internationale » (p. 44). 3 – « Lamour des libéraux et des capitalistes pour certaines contraintes » (p. 49). 4 – « La domination de la comptabilité capitaliste américaine dans le monde entier » (p. 51). 5 – « Le traitement inique des droits humains et environnementaux » (p. 55). 6 – « La monopolisation des organes de législation économique et comptable par les capitalistes et leurs alliés » (p. 57). 7 – « Le façonnage des esprits par la comptabilité » (p. 60). 8 – « Il ny a pas de loi des nombres, mais certaines lois couplées avec certains nombres » (p. 61). 9 – « Il y a toujours eu une intervention du politique dans la comptabilité capitaliste » (p. 63)

9 1 - « La définition du concept de capital » (p. 72). 2 – « Le choix des capitaux » (p. 74). 3 - « La réalisation détudes ontologiques » (p. 76). 4 – « La mise en place de normes et de standards scientifiques humains et écologiques » (p. 78). 5 – « Le maintien dune comptabilité à partie double » (p. 82). 6 – « Limposition du nouveau modèle par des lois comptables » (p. 83). 7 – « Létablissement décarts de conservation (ou de soutenabilité) » (p. 84). 8 – « La tenue de budgets de coûts de maintien des trois capitaux » (p. 84). 9 – « Linscription des budgets de coûts de maintien au passif en tant que capitaux » (p 86). 10 – « La comptabilisation dun coût complet écologique et humain permettant le maintien des trois capitaux » (p. 86). 11 – « Un nouveau type de profit commun » (p. 89). 12 – « Une cogestion écologique des entreprises » (p. 92)

10 CARE, acronyme de « Comptabilité Adaptée à une Restauration de lEnvironnement » fait un clin dœil au « care » anglo-saxon, synonyme de « soin ». – TDL, acronyme de « Triple Depreciation Line » faisant une autre allusion au « Triple Bottom Line » (TBL)

11 Cf figure page 93. Le qualificatif « en commun » fait référence aux travaux dE. Ostrom sur les « Common-Pool Resources » pour lesquels lauteur pense que le modèle CARE-TDL serai pertinent.

12 Ainsi sur la demande de « Référendum dinitiative populaire » (RIC) (p. 116)

13 Nous serons un peu plus réservés sur largument relatif aux déplacements ; en effet, si pendant longtemps, les rencontres dites en « distanciel » nont eu que peu dincidence sur celles dites en « présentiel » et donc sur le rythme des déplacements des personnes concernées, la pandémie que le monde subit depuis fin 2019 a entrainé des mesures régaliennes restreignant drastiquement ces déplacements, et maintes réunions nont pas se tenir quen distanciel, redonnant à loutil numérique un rôle salvateur… Mais cette crise mondiale était postérieure à louvrage sous revue…