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Classiques Garnier

« Grand Angle » avec Isabelle Huault

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2020 – 1, n° 7
    . varia
  • Auteur : Pérez (Roland)
  • Pages : 21 à 29
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406107873
  • ISBN : 978-2-406-10787-3
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10787-3.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Grand Angle »
avec Isabelle Huault

Roland Pérez

RAPPEL SUR LA RUBRIQUE
« GRAND ANGLE »

Dans sa politique éditoriale, Entreprise & Société (ENSO) a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », mettant en valeur une personne, un groupe, ou un événement particulier. Il ne sagira pas dun article académique, dune recension ou dune information factuelle, comme dautres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais dune réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers litinéraire et la vision dune personne « mise à la question », du groupe étudié, de lévénement analysé. Lobjectif recherché est daider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois le déchiffrage) de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand Angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.

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ENTRETIEN avec Isabelle Huault

Propos recueillis par Roland Pérez
et Jean-Claude Thoenig

Roland Pérez : Pour commencer cet entretien, est-il possible de vous situer en rappelant le parcours intellectuel et institutionnel qui vous a amenée à vos fonctions actuelles de Présidente dune grande université française ?

Isabelle Huault : Ma formation initiale a été celle dune École de commerce – ESC Lyon, devenue E.M. Lyon. À lépoque, ces écoles nétaient pas très orientées sur la recherche, ce qui ma amenée à préparer un DEA en sciences de gestion – à lépoque co-habilité avec luniversité de Lyon – puis à préparer une thèse de doctorat. Cette thèse, en contrat Cifre avec le groupe PSA, dirigée par Pierre Romelaer, – portait sur la gestion des cadres en mobilité internationale, thème de GRH qui ma fait découvrir la théorie des organisations (notamment J. March, …) et ma orientée sur une carrière scientifique, selon une évolution « chemin faisant ».

Nommée à Dauphine en 2005, jai été amenée à diriger lÉcole doctorale de Gestion et le laboratoire de recherches DRM (Dauphine Recherche en Management) ; par ailleurs, mon prédécesseur Laurent Batsch mavait confiée une mission sur les enseignants-chercheurs de notre université. Toutes ces tâches mont préparée – dune manière incrémentale pourrait-on dire – à lexercice de mes fonctions actuelles, par définition plus globales.

R.P. : Votre discipline scientifique de rattachement étant celle dite des « sciences de gestion » (section 06 du CNU) et vos fonctions présentes vous amenant à gérer une grande organisation, vous êtes, en quelque sorte, passé de la théorie à la pratique. Avez-vous ce sentiment ? Dans quelle mesure, selon vous, votre pratique actuelle de « gestionnaire » a-t-elle été facilitée (ou non) par vos connaissances de chercheuse que lon pourrait qualifier de « gestiologue » (Distinction introduite à linstar de celle entre « politicien » et « politologue »)

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I.H. : Ces rôles me paraissent bien distincts ; quand on est Président dune université, on nest pas en position de chercheur ; cette distinction me parait valable pour dautres disciplines, y compris les sciences politiques (comme des exemples récents lont montré…).

En revanche, connaître les sciences des organisations permet déviter quelques surprises, et de retrouver quelques problématiques bien connues de la théorie des organisations comme lobservation de désordres organisationnels, la place du langage mais aussi des affects et des émotions, les enjeux de pouvoir et les rivalités politiques, le rôle des conflits, limportance des structures formelles qui sont de puissants déterminants de laction… ; tous ces éléments qui ne sont pas signes dune pathologie organisationnelle, mais existent, à des degrés divers, dans toute organisation.

J.-C.T. : Avez-vous eu des surprises en prenant vos fonctions ?

I.H. : Comme tout responsable en début de mandat. Certaines ont été positives, comme la diversité des initiatives étudiantes et le dynamisme de la vie de campus que je ne connaissais que partiellement ; dautres moins, comme les jeux de rôles et la tendance à la théâtralisation dans certaines situations de dialogue social…

Dune manière générale, on est parfois trop pris – au risque de sengluer – par des tâches internes et immédiates, au détriment des fonctions externes et/ou engageant plus le long terme.

R.P. : Dans lautre sens, quels principaux enseignements tirez-vous de votre expérience actuelle à la tête dune organisation humaine finalisée sur le corpus théorique concerné ? (et sur vos recherches futures…)

I.H. : Il semble, daprès les exemples que jai pu connaitre, que le retour à des activités denseignant-chercheur ne soit pas facile, même pour un Président duniversité relevant des sciences de gestion ; car il sagit en fait dun changement didentité professionnelle. Le coût du retour, sil est important, nest pas impossible.

R.P. : LUniversité Paris Dauphine a célébré, en 2019, les 50 ans de sa création en 1969 en application de la loi dorientation de lenseignement supérieur votée fin 1968. Avec le recul lié au temps passé, comment 24interprétez-vous linitiative qua constituée le projet de création de Dauphine et son degré dinnovation par rapport aux besoins de la société à lépoque et aux réponses données par lenseignement supérieur (Universités et Écoles) ?

Dans quelle mesure considérez-vous que lactuelle Université Dauphine exprime bien le projet initial ou au contraire sen écarte ? (sur telle ou telle orientation stratégique et pour telle ou telle raison)

I.H. : Il me semble que beaucoup dingrédients du projet initial sont toujours présents :

Fonder un établissement universitaire centré sur les sciences des organisations et de la décision, afin de permettre aux nouvelles sciences de gestion dêtre irriguées par dautres disciplines, en affirmant limportance de la pluridisciplinarité

Se distinguer par rapport aux structures facultaires classiques (droit, économie, …) mais aussi vis-à-vis des approches traditionnelles de la gestion dentreprise (par grandes fonctions)

Innover au plan pédagogique en favorisant lenseignement en groupes restreints (organisation qui était initialement liée à des contraintes de locaux mais qui sest avérée très marquante)

Développer les relations avec les milieux sociaux concernés par les activités de létablissement, notamment les entreprises, mais pas seulement elles.

Si Dauphine est restée fidèle à son projet fondateur, elle a dû cependant évoluer pour faire face aux enjeux qui ont marqué les cinquante années écoulées ; comme :

Linternationalisation du secteur de lenseignement supérieur : cela a conduit à adopter une politique très volontariste dans ce domaine, telle la création de campus dans plusieurs pays (à Tunis, à Londres) et de formations délocalisées (Francfort, Madrid), le lancement de doubles-diplômes, la structuration des partenariats stratégiques avec de grandes institutions mondiales. Aujourdhui les étudiants de Dauphine ont presque tous une expérience à linternational.

Le regroupement des établissements denseignement supérieur impulsé par les pouvoirs publics : En liaison avec ces enjeux internationaux (effet des classements de type « Shanghai ») Dauphine a été amenée à se regrouper avec dautres établissements parisiens 25pour créer PSL (Paris Sciences & Lettres)1. Ce fut une étape majeure et une opportunité historique pour Dauphine, qui sallie avec des Écoles et des institutions prestigieuses, se nourrit des coopérations scientifiques et pédagogiques du meilleur niveau mondial et sappuie sur une coopération trans-établissements très vertueuse ; Cela permet aussi damplifier encore le modèle pluridisciplinaire ;

Lémergence de grands enjeux sociaux : Notre stratégie vise à être en prise avec les grands enjeux de société (transition écologique, révolution numérique, modèles de management, entrepreneuriat à impact, modes de consommation.) et dêtre toujours un lieu de débat ancré dans la société.

R.P. : Pouvez-vous en dire plus sur PSL : est-ce une simple coopération ou une véritable fusion ?

I.H. : Le modèle PSL se situe entre ces deux pôles : cest certainement plus quune simple coopération, car nous sommes résolument dans un processus intégratif, lensemble reposant néanmoins sur le principe essentiel de subsidiarité. Les étudiants de Dauphine sont diplômés de PSL, notre offre de formation est désormais commune. Par ailleurs, nous avons créé plusieurs services mutualisés dans lesquels un des établissements membres travaille pour lensemble du regroupement (par exemple, Dauphine porte le service de Formation interne, pour les personnels administratifs et les enseignants-chercheurs, ce qui a permis lan dernier de former 1200 personnes selon une offre très diversifiée).

En revanche, si les établissements-composantes travaillent désormais dans ce cadre stratégique commun, il na pas été jugé souhaitable dopter pour une fusion faisant disparaitre les établissements et leur identité, chacun dentre eux ayant une histoire – parfois exceptionnelle – quon ne saurait effacer et qui constitue des atouts majeurs pour lensemble.

R.P. : Sur linternational et le modèle économique, comment analysez-vous le mouvement de marchandisation des formations supérieures, 26notamment dans les domaines de la gestion ? Comment se situe Dauphine dans ce mouvement ?

I.H. : Il est vrai quaujourdhui notre dotation publique ne représente plus que 50 % de notre budget, les ressources propres ayant significativement augmenté ces 5 dernières années grâce à lapprentissage, la formation continue, les contrats de recherche, mais aussi les droits dinscription.

Sur ce dernier point, je pense que nous faisons preuve de beaucoup de modération. Car nous sommes convaincus quil convient dêtre prudent et déviter des excès comme on peut les constater pour certains établissements, en particulier à linternational.

Pour ce qui concerne Dauphine, nous restons raisonnables, avec des droits de scolarité adossés aux revenus des familles concernées2. Notre taux de boursiers est aligné sur celui des établissements franciliens, autour de 23 %. Et surtout, nous avons développé un programme « Égalité des Chances » très ambitieux, visant à lutter contre lautocensure de certains très bons lycéens de zones déducation prioritaires. Ce programme est financé par la Fondation Dauphine, et permet daccueillir environ 70 étudiants par an issus de nos lycées partenaires, soit 10 % dune promotion. Ces étudiants sont sélectionnés selon les mêmes modalités que les autres, mais ont bénéficié de cours de renforcement dans leur lycée et peuvent sappuyer sur du tutorat et un accompagnement spécifique lorsquils rejoignent Dauphine.

R.P. : Pourquoi, daprès vous, Dauphine est-elle restée un cas assez spécifique dans le paysage français de lenseignement supérieur et na pas été vraiment repris, ni dans le système universitaire (cf les IAE devenus « Écoles universitaires de gestion »), ni dans celui des Écoles consulaires ou privées (cf les ESC devenues « Business Schools »)

I.H. : Il est clair que Dauphine nest ni une Faculté de gestion, ni une Business School. Parce que son champ disciplinaire est plus large.

On peut considérer que cest un modèle hybride, tentant de conjuguer les avantages et les éléments saillants des deux systèmes. Si lon simplifie : (i) un enseignement au contact avec la recherche et des connaissances en train de se construire, comme dans les universités ; (ii) une attention portée au monde professionnel comme dans les Grandes Écoles.

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R.P. : Comment tout particulièrement Dauphine peut-elle préserver linterdisciplinarité, non seulement dans les cursus de formation, mais aussi dans la recherche ? (cf la liste des laboratoires de recherches qui sont organisés autour dune discipline pivot)

I.H. : Que lon soit clair ; linterdisciplinarité souhaitable demande que les chercheurs concernés soient dabord reconnus dans leurs disciplines dorigine ; doù une structuration de la recherche à Dauphine en grands laboratoires dont chacun est reconnu de qualité par ses pairs. Dauphine compte ainsi des équipes disciplinaires fortes en droit, économie, informatique, mathématiques, sciences sociales et sciences de gestion, équipes dont la plupart sont des UMR associées au CNRS, ce qui est un signe de qualité.

Mais nous soutenons de manière résolue les travaux de nature transversale, à lheure où les défis sociaux, requérant le croisement de plusieurs disciplines, sont particulièrement prégnants. Nous nous appuyons par exemple sur les chaires de recherche hébergées au sein de la Fondation. Elles ont vocation à produire des recherches à linterface de plusieurs disciplines et sont un catalyseur dactions transversales entre équipes.

R.P. : Dans le domaine des SG qui est plus spécifiquement le vôtre, comment situez-vous cette discipline par rapport aux autres ?

I.H. : initialement, et au début de mes études, je voyais les SG dans une posture plutôt instrumentale. Mais cétait une vision tronquée de la réalité de ce domaine, finalement riche et divers. Je me suis aperçu, au cours de mon cursus que ce champ scientifique était très ouvert ; presque plus que dautres disciplines plus anciennes, souvent installées dans un paradigme figé. Même à linternational, il existe une variété de revues scientifiques (en tout cas en théorie des organisations et en management) et il est possible de publier avec des approches hétérodoxes et différenciées par rapport aux approches dominantes (dites « mainstream »).

R.P. : Pour élargir le débat aux relations entre Entreprise & Société – relations qui se situent au cœur même des préoccupations éditoriales de la présente revue – quels sont, daprès vous, les questions qui vous paraissent les plus prégnantes dans la période actuelle ? Comment les traduire en termes de recherche et de formation ?

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I.H. : La crise sanitaire, environnementale, sociale, politique et économique que nous vivons est de nature à changer notre regard sur la manière dont nous appréhendons léducation et la recherche. Parce quelles ont une grande responsabilité dans la construction dune société plus juste, les institutions denseignement supérieur sont appelées à être des catalyseurs de créativité. Nous vivons un moment historique qui peut être une opportunité dinfléchissement et de renouvellement du contenu de nos programmes de recherche et de formation, des modalités pédagogiques, de notre conception de linternationalisation, de lamplification de la pluridisciplinarité et de lopen science, …

Jamais le projet éducatif de Dauphine de former des citoyens actifs, réflexifs et responsables nest paru aussi essentiel et urgent.

De manière plus spécifique nous avons lancé à Dauphine deux grands programmes transversaux pour appréhender les enjeux de la transition écologique et de la révolution numérique.

Le premier est le programme « Dauphine Durable » : Il sagira de diffuser auprès des étudiants les enjeux de la transition écologique en enrichissant de notre offre de formation de manière substantielle dans ce domaine. Il sagit aussi de conjuguer lexcellence scientifique avec la responsabilité sociale et politique, mais aussi daméliorer le fonctionnement de luniversité en tant quorganisation responsable, tant du point de vue de limpact environnemental de nos actions que de la qualité de vie pour les étudiants et les personnels.

Le second est le programme « Dauphine Numérique ». Ce programme pluridisciplinaire, sur lequel luniversité met des moyens (financiers, RH…), est articulé autour de la formation initiale et continue, et de la recherche. Il vise à développer une approche réflexive de lintelligence artificielle et des sciences des données, et den interroger les modalités, les usages, les effets. Notre université bénéficie sur ce sujet dun atout décisif, celui dêtre un lieu de croisement et dhybridation entre plusieurs disciplines, dont les unes (mathématiques et informatique) maîtrisent les fondements des technologies, et les autres (droit, économie, management, sciences sociales) ont une compréhension de leurs effets sociaux, organisationnels et managériaux.

En 2020, elle prend la direction de lEM Lyon.

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Isabelle Huault est professeure à lUniversité Paris-Dauphine depuis 2005 et Vice-Présidente de lUniversité Paris-Dauphine de 2015 jusquau 9 décembre 2016, date à laquelle elle devient Présidente.

De 2009 à 2015, elle a dirigé le centre de recherche Dauphine Recherche en Management (UMR CNRS 7088). Elle a également été Vice-Présidente du Conseil National des Universités (section sciences de gestion) de 2011 à 2015.

Elle est diplômée de lEM Lyon, docteur en sciences de gestion et agrégée des universités.

En tant que professeure, elle enseigne la stratégie et la théorie des organisations. Ses travaux de recherche portent principalement sur la question de la construction sociale des marchés financiers, de la financiarisation et de la régulation financière.

Isabelle Huault est membre de plusieurs associations académiques internationales :

European Group for Organization Studies (Egos),

Academy of Management (AoM),

Society for the Advancement of Socio-Economics (SaSE).

Elle a présidé lAssociation Internationale de Management Stratégique (AIMS) de 2006 à 2008. Elle est membre de plusieurs comités éditoriaux de revues internationales dont Organization Studies et Organization.

Elle a été deux fois membre des jurys du concours national dagrégation pour le recrutement des Professeurs des universités en sciences de gestion (2002-2003) et en économie (2013-2014).

Elle a écrit de nombreux articles, parus dans des revues nationales ou internationales à comité de lecture et elle est lauteur ou le coordinateur douvrages, notamment :

Critical Management Studies : Global Voices, Local Accents, Routledge, (avec C.Grey, V.Perret et L.Taskin), 2016.

Finance. The Discreet Regulator. How Financial Activities Shape and Transform the World, Palgrave MacMillan (avec C. Richard), 2012.

1 Pôle de recherche et denseignement supérieur (PRES) crée en 2010, devenue COMUE en 2015 et Établissement public expérimental en 2019 ; 11 établissements-composantes (ENS Ulm, Mines Paris, École de Chimie, ESPCI, École des Chartes, EPHE, Collège de France, CNSAD, Observatoire de Paris, Institut Curie …) auxquels sajoutent des institutions associées (Femis, ENSAD, CNSMDP, …)

2 De zéro à 2300 E/an au niveau licence, de zéro à 6500 E/an u niveau master (quid des frais dinscription en doctorat/ ce sont les droits nationaux)