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Classiques Garnier

Le territoire et ses ressources, un commun comme un autre ? L’étude de la gouvernance d’une SCIC de développement local dans les Vosges

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2019 – 2, n° 6
    . varia
  • Auteurs : Morel (Camille), Poulain (Sébastien), Ezvan (Cécile)
  • Résumé : Cet article présente une démarche collective autour d’un « bien commun » spécifique : le territoire avec ses composantes géographiques, patrimoniales, sociales, culturelles, économiques. Cette démarche vise à protéger et valoriser le territoire face à de nombreux défis (déclin économique, démographique…). Nous nous interrogeons sur la gouvernance légitime et opérante pour orchestrer la valorisation des activités d’un territoire correspondant aux aspirations de ses habitants. Cet article est le fruit d’une recherche-action, d’entretiens et d’observation participante au sein d’une SCIC à Mirecourt (Vosges).
  • Pages : 105 à 127
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406107859
  • ISBN : 978-2-406-10785-9
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10785-9.p.0105
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : SCIC, coopérative, gouvernance, bien commun, développement économique local, café participatif
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Le territoire et ses ressources,
un commun comme un autre ?

Létude de la gouvernance dune SCIC
de développement local dans les Vosges

Camille Morel

Chargée de recherche chez Crois/Sens et chercheuse associée au laboratoire EVS

Sebastien Poulain

Chargé de recherche chez Crois/Sens et chercheur associé au laboratoire MICA

Cécile Ezvan

Professeure associée à La Rochelle Business School – Excelia group et chercheuse associée à lInstitut de Recherche Philosophique de Lyon, Université de Lyon et au programme CODEV à lESSEC

La dichotomie entre privé et public est de plus en plus remise en cause, par larrivée dacteurs hybrides aux modes dorganisation et de financement plus mixtes (Ostrom (2010), Richez-Battesti (2010), Eynaud et Laurent (2017)), ainsi que par la revitalisation décosystèmes économiques ancrés dans les territoires par des acteurs locaux (Delfavard 106(2016), Renouard et al. (2018), Chaillou (2018)). Ces formes de démocratisation de léconomie (Laville (2013 et 2016)) intègrent de nouveaux acteurs comme les citoyens, dans des décisions de développement qui les concernent directement. En contrepoint des modèles traditionnels strictement privés ou publics, certaines de ces démarches mettent en place des organisations spécifiques pour gérer des ressources « communes ».

Notre article porte sur une démarche collective centrée sur un bien qui peut être considéré comme un « commun » : le territoire. Au-delà dun espace géographique borné, reconnu et gouverné par une autorité politique, le territoire est constitué des acteurs qui y habitent, y travaillent, sy divertissent… et par leur mode de relation culturel et symbolique à cet espace (Debarbieux (1999)). Il dispose de ressources naturelles, dun patrimoine historique et culturel, dhabitants et de réseaux sociaux, ancrés géographiquement et construits au fil du temps.

La démarche que nous avons étudiée vise à protéger, promouvoir et valoriser le territoire face à de nouveaux défis : déclin économique et démographique, difficultés sociales et sanitaires, prélèvement des ressources naturelles au-delà des seuils de renouvellement. Nous nous intéresserons en particulier au cas dune société coopérative dintérêt collectif (SCIC) fondée en 2018 à Mirecourt (Vosges) dans le but de fédérer les acteurs du territoire mirecurtien et ses alentours. Une collaboration a été envisagée avec dautres villes proches, comme Vittel ou Contrexéville par exemple, dans des domaines comme lagriculture en transition vers le bio ou le tourisme santé, en cohérence avec les aspirations des habitants. Le fait que ces derniers soient relativement peu nombreux – une population municipale de 5 285 habitants en 2016 – et que lespace géographique en question soit petit – une superficie de 12,12 km2 – rend plus facile la cogestion dun commun quà léchelle dune métropole.

Dans loptique dElinor Ostrom, ce nest pas le concept de « commun » à proprement parler qui caractérise les coopératives, mais plutôt la notion dinstitution auto-organisée (Ranville (2018)) qui repose sur un système de règles édifiées par les membres pour eux-mêmes. Elinor Ostrom et lécole de Bloomington ont identifié des conditions favorables à lauto-organisation pour la gestion de ressources naturelles, et en particulier des règles daccès et dusage (Ostrom et Schlager (1992)) permettant déviter la « tragédie des communs » (Hardin (1968)) et lépuisement des ressources au bénéfice de quelques-uns et au détriment 107du collectif. Ces cadres danalyse sont éclairants pour analyser dautres formes dactions collectives et de gouvernance de communs.

Notre question de recherche porte sur la gouvernance pertinente et opérante pour associer lambition citoyenne et lancrage territorial pour porter une telle démarche. Dans quelle mesure une SCIC peut-elle constituer une forme de gouvernance adaptée pour gérer le territoire comme un commun ?

Pour répondre à cette question, nous proposons de mobiliser lapproche des Communs dElinor Ostrom, ainsi que des travaux récents sur la gouvernance à léchelle territoriale (Enjorlas (2005), Ehlinger et al. (2015)). Fondée sur un principe de gouvernance horizontale, inclusive et transparente, la SCIC néchappe pas aux tensions. Celles que nous avons observées sont de deux types : dune part, des tensions externes lors de la constitution de la SCIC puisque les acteurs du territoire se sont positionnés soit à lintérieur, soit à lextérieur de la SCIC. Dautre part, des tensions internes qui sont encore peu visibles et présentes mais qui pourraient prendre de lampleur du fait de la structuration particulière de la SCIC.

Nos observations révèlent des enjeux de légitimité locale et de construction démocratique de la SCIC à ses débuts. Même si en théorie « la gouvernance démocratique veille (…) à préserver des équilibres entre les sous-groupes et à favoriser lexpression de leurs divergences » (Maignan et al. 2018 p. 5), lapparition de rapports de domination peut questionner la différence entre la théorie et la mise en pratique : y a-t-il une égalité réelle de statut dans la gouvernance en pratique ?

Larticle est structuré en trois temps. Dans le premier temps, nous présentons le contexte, les origines du projet et les acteurs en présence. Nous montrons ensuite comment la dynamique collective a permis dassocier des acteurs publics et des acteurs privés qui ont appris à coopérer pour le territoire, à travers la mise en place dune gouvernance nouvelle avec ses défis propres. En fin darticle, nous mettons en évidence les questions à résoudre avant de déployer le dispositif à grande échelle.

Méthodologie

Les résultats de recherche présentés dans cet article sont issus de deux sources principales : une observation participante effectuée entre juin 2017 et novembre 1082018 et 29 entretiens semi-directifs menés entre septembre et novembre 2018 avec les acteurs suivants :

– 7 représentants des 5 collèges de la SCIC : 1 « volontaires », 2 « acteurs bienveillants », 1 entreprises et financeurs responsables, 1 « acteurs de la recherche et du bien commun », 2 « institutions publiques »

– 1 salariée de la SCIC

– 12 personnes bénévoles ou ex-bénévoles du café UtopiC (dont 4 personnes qui ont voté contre lentrée du café UtopiC dans la SCIC),

– 9 festivaliers du Festival UtopiC & Co (courts entretiens de 10 à 15 minutes tandis que les autres interviews ont duré 1 à 2 heures).

Lobservation participante sur une durée longue a été rendue possible grâce à limplication des trois auteurs dans lune des entreprises sociétaires de la SCIC.

– Camille Morel, chercheuse salariée au sein de cette entreprise, a participé à plusieurs évènements menant à la constitution de la SCIC (débats au café Utopic, réunions dinformation, Festival Utopic & Co, …) et a ponctuellement conseillé le café et la SCIC en proposant un appui méthodologique sur la gouvernance, les premières demandes de subvention, la formation des salariés, et lorganisation du festival participatif.

– Sébastien Poulain, salarié de la même entreprise, a réalisé des entretiens sur le vif des participants au festival en juin 2018, ce qui a permis dobserver les relations et conflits in situ. Sébastien a contribué à la communication numérique du festival et participé aux formations.

– Cécile Ezvan a participé, dans le cadre dune convention de recherche avec le laboratoire CODEV de lESSEC, à la conception de critères dévaluation de projets au service du bien-vivre pour le compte de la même entreprise, et suit à ce titre les expérimentations qui sont menées à Mirecourt.

Cet article sinscrit dans une démarche de recherche-action dont les résultats de recherche inspirent des préconisations et des méthodologies dactions.

1. Une démarche visant à promouvoir linnovation citoyenne dans un territoire

1.1 La société coopérative dintérêt collectif, renouveau
de la gouvernance coopérative à l
échelle du territoire ?

Les « territoires dinnovation » (Cordoba et al. (2013)) relient le succès des innovations sociales autant aux entreprises qui les promeuvent quaux citoyens qui les adoptent. Dans cette optique, cest parce que linnovation répond à un besoin, quelle accroît le pouvoir dagir ou 109permet daméliorer la qualité de vie sur un territoire donné, que les citoyens qui lexpérimentent, choisissent de ladopter, la développent et parfois la diffusent à une échelle plus large. La valeur économique et sociale co-créée par les acteurs du territoire génère des formes de gouvernance spécifiques pour les orientations stratégiques, lorganisation des activités, et la gestion des ressources. La SCIC est lune de ces nouvelles formes dentreprise.

Issue de la loi no 2001-624, la SCIC suit lesprit des règles coopératives et a pour but de produire ou fournir des biens et services dintérêt collectif, présentant un caractère dutilité sociale. Le mode de fonctionnement coopératif est une condition nécessaire à lappellation SCIC, mais non suffisante. Ce modèle dépasse en effet la coopération entre des travailleurs qui unissent leurs moyens de production ou des consommateurs qui mutualisent leurs achats. La SCIC est une société de personnes, ayant une forme commerciale qui peut associer au sein de sa gouvernance des salariés, des bénévoles, des collectivités territoriales, ou bien encore des organismes non-gouvernementaux. Cette particularité du modèle permet – au moins en théorie – de mettre en œuvre une action économique et sociale au service de lensemble des parties prenantes. Elle permet également dexpérimenter de nouvelles formes de gouvernance plus participatives en vue de collaborations multi-partenariales entre différents acteurs dun territoire.

La SCIC semble ainsi a priori un modèle particulièrement bien adapté pour promouvoir des projets au service des citoyens dans les territoires. Pourtant, la mise en œuvre dinnovations sociales répondant aux aspirations et aux besoins des citoyens est loin dêtre simple. Elle suscite, au sein dune SCIC comme au sein de toute organisation collective, des conflits dintérêt, de personnes, de valeurs. Cet article analyse ce type de gouvernance multi-parties prenantes à partir de lexemple de cette SCIC pour comprendre dans quelle mesure ce type de structure permet de concilier des initiatives privées, publiques et citoyennes.

1.2 Une SCIC dans les Vosges
pour développer les ressources du territoire

La SCIC que nous avons étudiée a été initiée par un « entrepreneur militant » cest-à-dire un acteur qui mobilise « un certain nombre de revendications issues des mouvements sociaux tout en inscrivant son 110registre daction dans une activité entrepreneuriale » (Landon (2015)). Celui-ci souhaite mobiliser des ressources pour animer un territoire en déclin du point de vue socio-économique. Ce faisant, il expérimente les préconisations issues dun travail de recherche auquel il a participé quelques années auparavant et qui a donné lieu à une publication éditée avec le soutien de la DATAR : Territoires et Innovations (Cordoba et al. (2013)).

Celui-ci a participé à louverture dun café participatif accueillant des débats pour faire émerger les idées et projets des habitants permettant linnovation dans leur territoire. Sensibilisé aux enjeux de la participation citoyenne, notamment à travers sa participation au concours durbanisme « Réinventer Paris » et des rencontres lors de la mission détude « Territoires et Innovations », cet entrepreneur souhaite démontrer lefficacité de ce quil appelle un « protocole daction pour les territoires innovants ». Louverture du café participatif correspond ainsi à la phase 1 : la mise en débat ou « informaction », et le montage de la SCIC à la phase 2 : lexpérimentation ou « créaction ». Depuis son ouverture en 2015 (Bernard et Poulain 2019), le café a permis de mobiliser au total 1 100 adhérents et lorganisation de plus de 90 débats sur des thématiques en lien avec les ressources locales (parmi les thèmes abordés : lAutre, les différentes formes dintelligences, le territoire agricole). Ces débats ont facilité, semble-t-il, la mise en réseau et le portage de nouveaux projets de développement économique du territoire, objectifs déclarés dans la charte du café.

Caractéristique des « entrepreneurs militants » (Landon (2015) p. 3), le passage à laction et le « faire » sont des termes récurrents dans le discours du leader de cette dynamique locale. Il devient ainsi le principal promoteur du montage dune SCIC, pour structurer les propositions issues des débats. Le calendrier relativement rapide (Figure 1) du passage du débat à laction est révélateur dun paradoxe soulevé par Aurélie Landon : une exigence démocratique quil sest lui-même imposé – l« impératif délibératif » (Blondiaux (2008)) – combiné avec « la démarche de lentrepreneurialisme urbain », que lauteure observe aujourdhui chez ce type de figure militante. Cette SCIC, dont la construction historique est représentée dans la chronologie de la Figure 1, est une prolongation plus économique du café qui se propose « daccompagner et daccélérer des initiatives citoyennes qui visent à être transformées en activités économiques pour développer le bassin de vie1 ». Cette dynamique 111douverture de la gouvernance – également partagée par les différents échelons des institutions publiques – est de plus en plus reprise par certaines entreprises qui cherchent autant à démocratiser leur modèle de gouvernance quà améliorer leur procès dinnovation en cohérence avec les usages.

Fig. 1 – Chronologie de la création du café Utopic à la création de la SCIC.

La société coopérative dintérêt collectif que nous avons étudiée a été créée début 2018 dans le but de construire une gouvernance nouvelle et une structure juridique pour des projets économiques en leur donnant un cadre daction global dans lequel pourront être intégrés à terme des financeurs publics et privés. Siègent dans des collèges à part égales citoyens bénévoles, associations locales, entreprises classiques ou ESS, élus et/ou collectivités et chercheurs (dernier collège en cours de structuration). Présentée comme une initiative bottom-up, portée par des citoyens, la SCIC vise à mutualiser des énergies pour valoriser les ressources présentes sur le territoire dans le but daméliorer le « bien-vivre » de ses habitants. Si le terme « commun » nest pas prononcé en tant que tel par les membres de la SCIC, il figure dans ses statuts (p. 4).

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Après cette phase de lancement, la SCIC, comme le café Utopic, ont connu une crise. Plusieurs acteurs très impliqués jusque-là se sont désengagés du café en remettant en question le bien-fondé de lengagement du café dans la SCIC aux côtés dentreprises privées, non compatible selon eux avec la poursuite de lintérêt général. Ces acteurs craignaient notamment que la « mission » de la SCIC et les profits réalisés par les partenaires de la SCIC ne soient pas exclusivement dédiés au territoire, et redoutaient que les conditions de gouvernance dans lesquelles la SCIC exerce ses activités ne garantissent pas son caractère dutilité sociale2. Cest donc bien la légitimité du statut de la SCIC, autrement dit dune entreprise commerciale intégrant des acteurs publics, associatifs, mais surtout privés, qui est remise en question par une partie des acteurs.

2. Apprendre collectivement
à gérer des biens communs

2.1. Les atouts du multi-partenariat :
mobiliser et relier les acteurs du territoire

La SCIC de Mirecourt repose sur plusieurs dimensions qui ne sont pas exclusivement économiques mais qui concernent la vie des citoyens (alimentation, forme/santé, logement) et vise à terme à identifier des projets correspondant aux besoins des citoyens et susceptibles de promouvoir léconomie locale. La SCIC, qui est un collectif de collectifs, contribue ainsi à favoriser la gestion collective de projets innovants en associant des acteurs multiples dans leurs missions et leur fonctionnement (Manoury (2001), Pezzini (2010)). À ce titre, la constitution de la SCIC est considérée par ses membres comme une réussite en soi, compte-tenu de la diversité des membres et des compétences rassemblées :

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Tab. 1 – Présentation des membres de la SCIC.

Organismes

Café UtopiC

Crois/Sens

La Bouée

Ville de Mirecourt

La Vie Ensemble

Institut du Beau-Joly (ITEP)

Activités habituelles

Rencontres, débats

Développement économique local

Insertion professionnelle

Politique publique locale

Intégration sociale

Médico-éducatif

Mode de fonctionnement interne

Bénévolat animé par un CA

Salariat

Salariat dans une association

Salariat et fonctionnariat dans une institution publique

Salariat dans une association

Salariat dans un établissement public

Nombre de bénévoles ou salariés

A atteint 1 1000 adhésions en une année

10 salariés et dirigeants

10,4 ETP soit 14 salariés ; 2 à 3 bénévoles ; vingtaine de contrats signés/an

69 salariés

Pas de salariés, une quinzaine de bénévoles

49 salariés / 57 ETP

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Le premier projet financé par la SCIC, le Festival UtopiC & Co qui sest tenu en juillet 2018, avait pour but de mobiliser lensemble des citoyens autour des thématiques du « bien-vivre », de présenter les initiatives locales déjà existantes, de les fédérer et éventuellement de repérer des projets qui pourraient être portés pour les compléter. Le festival a permis dimpliquer des nombreux acteurs du territoire, en plus des membres permanents de la SCIC : des bénévoles (200 en amont, 100 pendant le festival), 45 porteurs de projets, 15 associations, 14 institutions publiques. Cet évènement a également permis la participation de populations très diverses : des femmes au foyer avec leurs enfants, des retraités, des étudiants ou jeunes actifs, une famille dont le père sortait tout juste de prison, des jeunes ayant des troubles du comportement accueillis au sein de lInstitut médicoéducatif du Beau-Joly… La mixité sociale qui était recherchée au sein du café UtopiC sest renforcée à cette occasion permettant à chacun de contribuer à cet évènement en fonction de ses compétences ou ressources disponibles.

Depuis le festival de lété 2018, la SCIC a décidé de poursuivre cette démarche dinclusion des populations vulnérables en embauchant en CDI et à temps-plein une « Entrepreneuse du bien-vivre » (EBV) qui anime des ateliers ou débats autour de lalimentation, de lactivité physique, de la prévention en matière de santé. Il sagit pour les participants de prendre conscience de leur « pouvoir dagir ». Des expérimentations collectives leur sont accessibles (préparation de produits lacto-fermentés, potager en permaculture, pôle féminité). Le « défi 7 jours » est lancé en janvier 2019 pour accompagner ceux qui souhaitent améliorer leur santé globale à travers des conseils quotidiens en nutrition. Cette initiative vise à ouvrir à lensemble du territoire des expérimentations vertueuses menées à lInstitut du Beau-Joly, chaque structure membre de la SCIC contribuant à cet essaimage. Les activités sont ainsi organisées par lEBV souvent en collaboration avec une coopération relais permettant de toucher des populations différentes (personnes en réinsertion, enfants présentant des troubles du comportement, migrants…) dans un cadre où elles se sentent déjà en confiance.

Cette forme de coopération permet ainsi dassocier les compétences de chaque acteur en termes dingénierie, de capacité de financements, de mobilisation ou daccompagnement des personnes vulnérables. Elle met en valeur leur complémentarité, permet des synergies, et accroît 115leur échelle dintervention. Les membres de la SCIC reconnaissent par exemple la capacité de lentreprise à les aider à aller au-delà du territoire de Mirecourt : grâce à son réseau et aux compétences de son équipe, laccès à des financements ou à des réseaux est facilité. De la même manière, les associations, déjà ancrées dans le territoire et accompagnant les habitants, apportent une connaissance des populations vulnérables et des enjeux sociaux à laquelle lentreprise navait pas accès.

2.2 Processus dappropriation
d
un nouvel outil de gouvernance

La SCIC est une société commerciale qui relève du régime privé. Elle peut aussi recevoir des dons, des financements privés ou publics, les politiques publiques récentes valorisant justement les projets issus de coopérations. Mais sa gouvernance, structurée par collèges, chaque membre ayant une voix indépendamment du capital apporté, différencie une SCIC dune société traditionnelle. Cette forme de gouvernance semble assez déstabilisante pour une partie des membres qui ont lhabitude de prise de décision assez verticale dans leur propre structure. À titre dexemple, le maire ne semble pas entièrement prêt à déléguer son pouvoir et déclare quà travers les subventions municipales « cest de toute façon [lui] qui décide ce que font ou pas les associations locales d[insertion] ». Cette forme de délibération remet en effet en question un pouvoir décisionnaire descendant et loblige à composer avec dautres acteurs.

Les membres de la SCIC ont ainsi découvert ensemble ce nouvel outil de gouvernance, lont mis en place, ont observé ses avantages et ses inconvénients. À travers cette appropriation, ils ont appris à se connaître, créer de nouveaux liens forts ou faibles, imaginer de nouvelles complémentarités entre eux, développer de nouvelles compétences et les partager, augmenter leur capital socio-économique à titre individuel et collectif. Par exemple, les sociétaires ont travaillé ensemble la définition dun intérêt collectif et dobjectifs partagés dès la constitution de lorganisation (Manoury et Burrini (2001)). En réfléchissant aux atouts et faiblesses de leur territoire, ils ont pris peu à peu conscience quil représente un bien commun et que sa préservation et valorisation impliquent un changement de paradigme.

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3. Les défis dune gouvernance inclusive

Cette dernière partie analyse les « débordements » (Gourgues (2013)) ou écarts observés à ce jour entre les principes annoncés et les pratiques de gouvernance participative. Ces écarts sont à la source des tensions observées vis-à-vis des acteurs externes à la SCIC, et potentielles en interne. Les entretiens ont montré que la SCIC était perçue par ses membres et les acteurs externes comme une structure relativement innovante à laquelle ils sont peu habitués, une des raisons pour laquelle certains acteurs du territoire se sont montrés critiques.

3.1. Des parties prenantes aux missions et valeurs très diverses

Dans le cas de Mirecourt, des acteurs aux statuts, « missions », objectifs très variés ont été associés à la SCIC : des collectivités représentées par des élus aux côtés dentreprises classiques ou ESS avec des acteurs associatifs, des structures locales, voire des citoyens à titre individuel. Si tous se retrouvent dans la « mission » de lentreprise, qui comprend un volet de développement économique du territoire, leur fonctionnement interne et leurs attentes respectives sont très différents, comme lindique le tableau ci-après.

Tab. 2 – Effets attendus par les différents membres de la SCIC.

Organismes / Effets attendus

Économiques

Sociopolitiques

Symboliques

Café UtopiC

Directs : Financer des projets plus importants

Indirects : Accueillir dautres adhérents pour animer le café

Directs : Reconnaissance locale

Crois/Sens

Directs : Tester une formation à lentreprenariat alternatif, expérimenter un protocole

Directs : Reconnaissance institutionnelle pour viser dautres territoires

Directs : Validation dune méthode « Bien vivre maintenant » au niveau national

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Institut du
Beau-Joly (ITEP) 

Indirects :
Développement du territoire

Directs : Reconnaissance institutionnelle

Directs : Validation scientifique dune méthode de soin

La Bouée

Directs :
Création demplois

Directs : Reconnaissance institutionnelle

Indirects : Reconnaissance de son utilité sociale

Ville de Mirecourt

Directs : Développement économique de Mirecourt = création de projets et demplois

Indirects : Réussite potentielle en vue délections

Directs : Reconnaissance institutionnelle

Indirects : Reconnaissance locale dune ville dynamique et favorable au bien vivre

La Vie Ensemble

Directs :
Développement de compétences

Indirects : création demploi pour ses adhérents

Directs : Intégration sociale, apprentissage de la langue et de la culture

Indirects : Reconnaissance locale

Dans ce type de structure hybride mêlant objectif sociaux et économiques, la diversité des effets attendus font souvent apparaître des tensions dappartenances (Maignan et al. (2018) p. 4) entre des acteurs issus dorganisations différentes qui privilégient lune ou lautre de ces dimensions, selon leur organisation dorigine. Ainsi, si la diversité des identités est un atout en termes de compétences, elle représente aussi un risque pour la cohésion du conseil dadministration et des membres de la structure. Jarzabkowski et Fenton présentent les organisations pluralistes comme des organisations « typiquement marquées par la divergence des objectifs et intérêts des différents groupes qui les composent, chacun de ces groupes disposant de suffisamment de pouvoir pour légitimer ses propres objectifs dans la stratégie de lorganisation. » (Jarzabkowski et Fenton (2006) p. 631 in Michaud (2012)) Lun des défis de cette forme de gouvernance mixte serait donc labsence théorique dacteur dominant comme cest habituellement le cas dans lentreprise privée classique, résolvant facilement les hésitations dans le processus de décision. Pour cela, il faut se méfier de lapparition spontanée dun acteur prenant la 118responsabilité du leadership de la décision et le rendant ainsi plus fluide mais introduisant du même coup des rapports de domination dans le processus de décision, ce qui devait justement être évité par cette forme de gouvernance inclusive. Chaque membre doit donc rendre des comptes de ce que fait la SCIC auprès du collectif quil représente – et éventuellement obtenir son avis avant de voter une décision –, ce qui provoque parfois des complications, selon le mode de fonctionnement du collectif en question. Par exemple, toutes les décisions du Café Utopic se prennent à lunanimité lors des Conseils dAdministration (CA) et la représentante du Café auprès de la SCIC doit ainsi faire la navette entre les deux structures. La Mairie fonctionne de manière plus verticale pour certaines décisions (prises par le Maire, que son adjointe porte ensuite auprès de la SCIC). Bref, ce collectif de collectifs est obligé de composer avec les différents fonctionnements de ses membres, ce qui engendre des temporalités parfois décalées. Il faut en outre noter, et cest un point qui nous semble important de souligner au regard de lambition inclusive de la démarche, quil ny a pour linstant pas de collèges « usagers » dans la SCIC et ceux-ci ne sont représentés que par les directeurs des institutions qui les accompagnent. Ils nont donc pas directement voix au chapitre dans les instances décisionnelles.

Le processus de délibération est à ce jour relativement simplifié puisque la SCIC prend officiellement toutes ses décisions de manière collégiale et à lunanimité, le bureau nayant quun rôle de représentation. Pour autant, le « off » joue un rôle important dans les délibérations puisque beaucoup dinformations sont échangées en coulisse, dans des moments informels (rencontres dans dautres occasions, appels téléphoniques bilatéraux…) ce qui fait que certaines décisions sont déjà prises quand elles arrivent en délibération collective lors des conseils dadministration. Cela peut constituer une forme de domination ou de monopole par certains acteurs qui contrôlent linformation ou les compétences (Becuwe et al. (2014)).

3.2 La transparence des principes de gouvernance,
facteur clé pour éviter la « tragédie des communs » ?

Dune part, le fait que la SCIC prétende répondre à une demande sociale locale grâce à des débats participatifs organisés en amont au sein du café est contesté par sept démissionnaires du CA du Café Utopic depuis 2018. Ceux-ci se demandent si le café a véritablement servi lémergence 119démocratique dune structure économique de plus grande envergure et si ces débats nont pas été plutôt instrumentalisés pour légitimer les initiatives de la SCIC. Face à cette remise en cause, les membres de la SCIC, et notamment lentrepreneur militant, admettent des erreurs : un manque de clarté dans la démarche, une mauvaise appréciation du temps dédié à la pédagogie, mais assurent que les informations étaient à disposition de celui qui voulait en savoir plus. Les statuts du café UtopiC, rédigés aux premiers temps du café, mentionnent explicitement la volonté de développement économique, la démarche dexpérimentations collectives et lambition dun changement déchelle. Pour autant, ces termes ne sont pas évidents à interpréter pour tout le monde, et il faut avoir connaissance de linformation pour pouvoir aller la chercher. De la même manière, lentrepreneur concède que les réunions organisées pour expliquer la création de la SCIC, ses avantages, ses objectifs, lont été sans doute trop rapidement, donnant ainsi raison à ceux qui se méfiaient déjà et souhaitaient plus de transparence. Ainsi la méthode présentée comme participative, qui fait loriginalité de cette SCIC, nest pas unanimement perçue comme telle et un défaut de participation est reconnu a posteriori.

Dautre part, la coopération entre des acteurs publics, privés et associatifs implique linvestissement dacteurs salariés, élus, entrepreneurs ou bénévoles dans les activités de la SCIC, ce qui peut occasionner des différences de traitement vécues comme inéquitables. Cela a été le cas pendant le Festival Utopic & Co pour lorganisation duquel la SCIC a employé deux salariées pendant quatre mois et a bénéficié de trois autres salariés mis à disposition par lentreprise. À cette occasion, la distinction entre salariés ou bénévoles na pas été bien comprise par lensemble des participants au festival parce que peu réfléchie en amont au sein de la SCIC. « Le groupe de pilotage ne doit pas avoir tous les pouvoirs sous prétexte dêtre les salariés du festival, les voix des bénévoles sont à entendre et la charte se fait avec tous et pas à sept avec des décisions contestables et contestées », précise une membre du CA du café représentante du café dans la SCIC. Cette forme de gouvernance, en principe inclusive, a de fait exclu les bénévoles, lorsque les pouvoirs de décision et daction ont été centralisés par les salariés. De plus, si la charte indiquait quaucun intervenant ne serait rémunéré, certains « prestataires » lont pourtant été, provoquant lincompréhension et un sentiment de dévalorisation 120de la part de certains bénévoles du festival. Certains acteurs extérieurs ont ainsi trouvé illégitime quune SCIC puisse à la fois sappuyer sur de lengagement bénévole et du travail rémunéré, arguant que le premier serait « dénaturé » et « dévalorisé » par le second.

En outre, si la structuration en SCIC permet de développer la complémentarité des acteurs individuels qui la composent, elle est en partie limitée par leurs différences de capital social, culturel, économique. En effet, comme le souligne la représentante du café pour la SCIC, il faut du temps et de la pédagogie pour « faire adhérer au discours technocratique et ambitieux des personnes principalement portées vers les valeurs humaines, sociales et éthiques ». La très forte ambition organisationnelle et les références théoriques portées par les fondateurs de la SCIC ne sont en effet pas facilement compréhensibles et nécessitent une pédagogie et une communication adaptée pour pouvoir intégrer et faire participer des personnes qui nont pas lhabitude de ce type denjeux financiers, politiques ou stratégiques. Le calendrier parfois accéléré au gré des réponses aux appels à manifestation dintérêt publics na pas toujours permis de prendre le temps qui y était nécessaire, ce qui a pu faire douter de nombreuses personnes de la « mission » collective portée par la SCIC.

Par ailleurs, cette forme de gouvernance ne semble pas permettre de dépasser les habituels conflits dégos, inhérents aux organisations associatives, ni déviter les attaques personnelles, à léchelle dun territoire où les relations interpersonnelles (anciennes et en cours) pèsent fortement sur la dynamique dinnovation. Il faut ici souligner limportance de la figure du leader, l« entrepreneur militant », ayant initié et piloté la constitution du café puis de la SCIC et autour duquel de nombreuses tensions se sont cristallisées, certains laccusant de favoriser les « intérêts de sa famille » (son épouse ayant accepté de présider le café au moment du lancement et sa fille étant lune des salariée de la SCIC). La personnalisation des conflits dans les réseaux dacteurs autour de personnes et non darguments ou dintérêts pose alors la question de la solidité de ce type de réseau de réseaux qui peut être déstabilisé dans sa globalité par les attaques visant un seul de ses membres. La rupture lors de lintégration de la SCIC au Projet Alimentaire de Territoire (PAT) en juin 2018 a ainsi été causée à la fois par le manque de concertation avec les partenaires et par des faits reprochés personnellement à l« entrepreneur militant » : « un manque de volonté de sintégrer à une dynamique déjà 121existante, et une tendance à la remettre en cause ou se laccaparer », ainsi que par un manque « dinformation des partenaires préalables à une demande de financement… ce qui entraine une perte de confiance » (compte-rendu de réunion PAT (juin 2018)).

Ainsi, la question de la confiance envers la SCIC et envers son « leader charismatique » semble déterminante. Dans le cas étudié, cette confiance a été partagée par ceux qui ont suivi les propositions du leader mais na pas été possible – voire a été rejetée – par ses détracteurs après les premières erreurs de gouvernance. Aussi, la qualité relationnelle instaurée avec le leader semble être un des critères majeurs de la construction de la SCIC et cela pose alors la question de la généralisation de la méthode.

3.3. Des points de vue divergents
sur la gestion de l
intérêt collectif

Si parmi les membres de la SCIC, tous ont fait le pari de cette gouvernance hybride, lassociation dacteurs publics et privés pour gérer lintérêt collectif – parfois appelé « bien commun » par les membres de la SCIC – nallait pas de soi pour tout le monde. À Mirecourt, nombreux sont ceux qui nont pas compris comment une association ou un café participatif, et leurs bénévoles, pouvaient sengager aux côtés dun acteur privé commercial, au sein dune structure au statut juridique méconnu. Cest parce que la SCIC a intégré un acteur privé commercial, que le doute règne sur la « mission », les intentions dintérêt collectif de la SCIC : « elle utilise le statut associatif et le travail bénévole sans avoir affiché clairement ses intentions dès le départ ». Certains acteurs du territoire lui reprochent « le détournement du statut associatif au profit dintérêts privés », et craignent un « risque de récupération et de marchandisation dinitiatives citoyennes au profit de lentreprise ».

Dautres enquêtés affirment ne pas avoir de problème avec le fait que la SCIC poursuive une activité économique, puisquils sont « en faveur du développement du territoire ». Néanmoins, ils font reposer une partie de leurs critiques sur une divergence de « valeurs » sans détailler vraiment sur quoi elle se fonde, difficile donc de dire sil sagit de dogmatisme anti-entrepreunarial ou de positionnement politique. Ce serait la cohabitation de bénéfices économiques aux côtés de lintérêt social qui serait impossible à leurs yeux car les « valeurs » défendues seraient contradictoires. La dichotomie marché/État ou public/privé 122semble impossible à dépasser pour ces personnes et il ne peut y avoir de troisième voie légitime entre ces deux options. Le défi de la SCIC consistera donc à convaincre et faire la preuve de sa « bonne foi » dans la recherche de cette alternative, sous peine dêtre sans cesse disqualifiée et renvoyée à son statut de « société » même sil est « dintérêt collectif ».

La question des effets directs ou indirects (Figure 3) revient souvent dans les entretiens mais aucun des enquêtés ne déclare chercher des bénéfices directs pour lui-même ou le collectif quil représente. Chacun affirme compter sur les effets indirects produits par la rencontre et la mutualisation des ressources des différents membres au sein de la SCIC, comme sil y avait un tabou à dire quils pourraient en retirer un avantage économique ou individuel, même sil est partagé et réinvesti dans les activités de la SCIC. Pourtant, lactivité économique figure bien dans les statuts : « le marché, lentreprise, la rentabilité sont des objectifs dans le strict respect dune démarche responsable dun point de vue social et environnemental ; mais ils ne sont jamais une finalité ». Aussi, on peut se demander comment la SCIC assumera les bénéfices économiques quelle retirera et si elle les présentera comme un succès de lensemble du territoire (à travers la baisse du taux de chômage ou du taux de pauvreté, la hausse de la création dentreprises…) et non comme une réussite individuelle. La complémentarité entre la mission sociale et économique de la SCIC est ainsi revendiquée par une partie des membres (lentrepreneur et le directeur de la structure dinsertion) mais encore délicate à assumer pour des acteurs associatifs (notamment au Café Utopic dont une partie des membres lont totalement rejetée).

Dautres accusent également la SCIC d« occuper le terrain et de se substituer aux projets déjà existant sur le territoire », autrement dit daccaparer les financements publics pour des projets dont ils contestent lefficacité et la légitimité. Dans un contexte de baisse des finances publiques, la SCIC pourrait donc être remise en cause parce quelle vient concurrencer des projets purement publics ou associatifs dans laccès à des financements publics. Est-il alors possible déviter la « tragédie des communs » à partir dun mode de gouvernance hybride, coopératif et commercial ? Dans le cas de Mirecourt, la question reste ouverte : le projet de légumerie-conserverie porté depuis le début par la SCIC, à lorigine des premières subventions régionales obtenues, a dû être abandonné par la SCIC et sera finalement porté par la Communauté de communes, faute de 123trouver une forme de gouvernance qui convienne aux acteurs externes de la SCIC. Mais celle-ci reste très active et pourrait intégrer ce type de projet à lavenir. Même si de nombreux exemples de retour à une gestion publique des communs ont été étudiés (Combes et al. (2016)), lenjeu des communs sociaux au xxie siècle selon Delfavard (2017) est celui dune nouvelle alliance (« alliance inédite » selon les termes de notre « entrepreneur militant ») entre lÉtat social et des écosystèmes territoriaux ouverts sur le monde. Les deux exemples de communs sociaux quil étudie, lun orienté vers lemploi avec le PTCE Pôle sud Archer, lautre orienté vers la santé avec le GCSMS de Lorris, articulent leur dynamique de développement avec les droits sociaux de lÉtat social et transforment ainsi des ressources en capacités à choisir leur mode de vie sur les territoires.

A Mirecourt, ceci nécessiterait de travailler collectivement sur la définition de lintérêt collectif porté par la SCIC et la méthode et le discours que ses membres souhaitent adopter et mettre en avant. Pour cela, un accord sur les objectifs et valeurs communes est à établir. De même, la mise en place dun comité de suivi ou de régulation des conflits, permettrait aux voix dissonantes de sexprimer, de manière à sassurer quun sens partagé est toujours le moteur de laction collective. En effet, parvenir à faire coopérer des acteurs aux intérêts très différents demande de faire le diagnostic en amont des apports et intérêts de chacun, de sassurer que tous en sont conscients et lacceptent, et le cas échéant déquilibrer au mieux cette distribution. Ce type de gouvernance suppose néanmoins une réflexion sur la place du conflit dans le processus de délibération : le consensus à tout prix provoque souvent des frustrations qui peuvent briser la dynamique de coopération à long terme (Morel (2016)). La question du conflit se pose en tout cas dans de nombreuses SCIC et de nombreux auteurs (Maignan et al. (2018)) soulignent dailleurs la vertu des tensions dans le fait quelles sexpriment pour commencer et quelles poussent les acteurs à se dépasser et innover.

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Conclusion : le pari ambitieux dune gouvernance inclusive et dalliances inédites

La SCIC de Mirecourt sinscrit dans un territoire en difficulté, avec un réseau dacteurs entrepreneuriaux, publics ou associatifs, stabilisé autour de ses ressources peu généreuses mais relativement stables. Aussi, larrivée dun collectif hybride, piloté qui plus est par un « entrepreneur militant » bousculant les schémas traditionnels (économiques, daction publique et de relations interpersonnelles) a marqué un clivage entre ceux qui étaient prêts à donner une chance à cette forme de remise en cause et ceux qui ont contesté sa méthode et sa légitimité. La SCIC est donc aujourdhui mise à lépreuve de la confiance par les autres acteurs du territoire et devra prouver sa capacité à sattaquer à des enjeux aussi importants avec de nouveaux partis-pris. Si le cas de la SCIC étudiée montre plusieurs spécificités, il met également en lumière des points que lon retrouve dans dautres exemples de SCIC ou de formes de gouvernance hybrides, notamment la question de la coopération entre des intérêts divergents et de linclusion dacteurs différents dans un mode de gestion collectif et donc commun à tous.

Lambition dune SCIC est double : faire collaborer à léchelle locale (ou nationale puisque la SCIC Enercoop a été constituée au niveau national avant de créer un réseau de SCIC locales) différents acteurs selon des modalités de gestion démocratique, et faire en sorte que lobjectif de rentabilité de lentreprise se fasse en accord avec une action durable et responsable. Les associés, qui rendent cela possible à travers leur engagement, doivent apprendre à porter ces responsabilités. Ce double objectif – on la vu plus haut – nest pas simple à faire partager, y compris en interne.

Dun point de vue empirique, la réussite dune coopérative est bien plus difficile que celle dune simple entreprise capitaliste, car elle doit non seulement, comme cette dernière, viser une réussite économique, mais aussi et surtout une réussite humaine. Elle requiert chez ses membres, un grand sens de la solidarité et de la responsabilité. La solution coopérative est le contraire dune solution de facilité, et cest un engagement très prenant et intense. Le surinvestissement des personnes, lié au sens de 125laction, et les difficultés à dissocier les besoins individuels des besoins collectifs, créent parfois une confusion entre sphère professionnelle et sphère privée. Cette face cachée du système coopératif sajoute à la volonté dagir de façon responsable, afin que lentreprise remplisse un véritable rôle social ou écologique à léchelle dun territoire et dun collectif, très chers aux membres de la SCIC. En effet, non satisfait de garantir une écologie humaine à lintérieur de lentreprise, le modèle de la SCIC souhaite également garantir une capacité daction à ses parties prenantes.

Malgré cette grande ambition, il est souvent difficile dinclure la totalité des membres à égalité dans la gouvernance, et le poids des habitus sociaux, des conflits de personnes aux conflits de valeurs, se font souvent ressentir. En effet, certains membres ne disposent pas des codes informels de lorganisation, nécessaires à la mise en avant dun projet personnel ou à la prise de pouvoir. La SCIC, bien quelle puisse remédier à ces mécanismes dexclusion, ny échappe jamais tout à fait, tout comme elle néchappe pas aux logiques concurrentielles à léchelle globale.

Il existe dautres structures juridiques locales qui visent à lancer des projets : clusters, agences de développement territorial, pôles de compétitivité… Mais ces outils ne permettent pas dinclure une diversité dacteurs (citoyens, associations, TPE, PME, collectivités territoriales, centres de recherche…) pour mettre en place des collaborations (avec un objectif de rapports équilibrés) en vue de la mise en place de projets thématiques et de la gestion du commun que constitue le territoire.

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1 Bilan annuel de la SCIC, juin 2018.

2 La circulaire du 18 avril 2002 relative à la société coopérative dintérêt collectif complète la qualification de lutilité sociale en faisant référence à larrêt du commissaire du gouvernement DELMAS-MARSALET du 30 novembre 1973 : « Le caractère dutilité sociale dune institution ne découle pas du secteur dans lequel elle exerce son activité, mais bien des conditions dans lesquelles elle lexerce. »