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Classiques Garnier

Le plastique, d’un mal privé et public à un bien commun ? À partir des expériences de Danone autour du recyclage du plastique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2019 – 2, n° 6
    . varia
  • Auteur : L'Huillier (Hélène)
  • Résumé : Face aux enjeux environnementaux liés à la production de plastique et la pollution que cette matière engendre, il peut sembler paradoxal d’aborder le sujet en parlant de bien commun. Cependant, de nombreuses initiatives locales permettent de gérer les déchets plastiques. Ces différents acteurs ne forment pas une communauté aux frontières définies, et sont liés par des rapports de force souvent inégaux. Nous appliquons aux déchets plastiques l’analyse des communs impliquant trois aspects : une ressource, des règles et un mode de gouvernance. L’article s’appuie sur des études de cas portant sur des projets de recyclage inclusif au Mexique, en Indonésie, au Brésil et en Argentine menés par Danone dans le cadre de son fonds Ecosystème. Nous complétons l’approche des communs par une réflexion sur l’empowerment, individuel et collectif, des chiffonniers concernés par les projets.
  • Pages : 143 à 160
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406107859
  • ISBN : 978-2-406-10785-9
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10785-9.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Communs, empowerment, approche des capacités, RSE, chiffonniers, recyclage, plastique.
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Le plastique, dun mal privé
et public à un bien commun ?

À partir des expériences de Danone
autour du recyclage du plastique

Hélène LHuillier1

ESSEC Business School

Introduction

La production mondiale de plastique na cessé daugmenter au cours des cinquante dernières années et totalise 359 millions de tonnes en 2018 selon la fédération PlasticsEurope. Massivement utilisés pour les emballages dans lindustrie de consommation, les plastiques mettent entre 100 et 1000 ans à se décomposer. Une mauvaise gestion de leur fin de vie a des conséquences sanitaires et écologiques dramatiques. Au-delà de leur rôle écologique, la collecte et le recyclage des déchets permettent à de nombreuses personnes dans les pays du Sud de vivre. La réalité sociale derrière le travail informel de chiffonniers est toutefois très difficile, marquée par différentes formes de précarité et dexclusion [Cirelli & Florin (2015) ; Corteel & Le Lay (2011) ; LHuillier & Renouard (2017)].

Les matières plastiques et les déchets quelles deviennent en fin de vie constituent à première vue un mal à la fois privé et public. Cependant, de nombreuses initiatives locales de traitement, recyclage et valorisation invitent à sortir de cet accaparement par une gestion commune de ces déchets depuis la création jusquà leur réutilisation. Il sagit détudier si 144et comment une transition sopère, pour faire dun mal privé et public un (bien) commun.

Lapproche des communs dans sa triple dimension économique [Ostrom (1990)], culturelle [Le Roy (2015)] et politique [Dardot et Laval (2015)] semble adaptée à une telle étude des déchets plastiques, notamment dans la mesure où les déchets collectés dans les décharges ont pu être envisagés comme des biens communaux [Sicular (1992)]. Elle sintéresse notamment à trois aspects déterminants de tout processus de gestion ou dadministration dun bien social : la détermination de la ressource, les règles (droits et obligations) relatives à son usage, et le mode de gouvernance approprié [Coriat (2015)]. Le paradoxe de la ressource ici considérée, le plastique, tient à ce que la réalisation dun objectif écologique implique sa disparition, alors même quil sagit de définir à court terme les conditions de son partage et de son usage par différents acteurs pour qui elle est parfois un instrument de survie.

La réflexion sur le plastique met en évidence un aspect parfois occulté par la réflexion sur les communs, linterrogation collective nécessaire autour de la finalité de cette démarche en commun. Nous insistons sur cette dimension délibérative, et définissons les communs comme une démarche dinterprétation et daction collective en vue de la répartition et de lusage des biens (ressources) au service du lien social et écologique [Renouard (2017)]. Dans le cas étudié, la visée consiste à lutter contre laugmentation du plastique en circulation, les décharges à ciel ouvert, le travail dégradant et pénible, et lexclusion des plus pauvres.

Cet article sintéresse en particulier au rôle des acteurs privés, et sappuie sur des études de cas portant sur des projets de recyclage inclusif au Mexique, en Indonésie, au Brésil et en Argentine menés par Danone dans le cadre de son fonds Écosystème. Nous souhaitons montrer comment des initiatives locales mettent en évidence le défi, et la nécessité pour que lusage du plastique devienne un commun, danalyser les modalités de partage, tant de la valeur économique créée que du pouvoir entre les acteurs, au long de la filière considérée. Afin dappréhender ces rapports de force au long dune chaîne de valeur et en particulier la position des plus vulnérables, nous complétons lapproche des communs par une réflexion sur lempowerment, individuel et collectif, des chiffonniers concernés par les projets. Notre thèse est que la dimension politique de lempowerment, initialement sous-estimée par des acteurs privés en quête damélioration de la productivité des chiffonniers 145ou de lefficacité gestionnaire des usines, est centrale. La première partie de notre étude vise à enrichir le modèle dElinor Ostrom par une analyse en termes dempowerment des acteurs les plus vulnérables, au long dune filière impliquant des entreprises transnationales et des États. La seconde partie applique cette démarche à lanalyse de projets de recyclage de Danone.

1. Vers une gestion émancipatrice et partagée
des déchets plastiques

1.1. Une praxis collective contre le plastique,
mal privé et public ?

Nous distinguons deux types de responsabilité : (1) vis-à-vis de la ressource et des conditions de sa production, de son utilisation et de sa récupération ; (2) vis-à-vis des personnes pour qui cette ressource est une condition de survie.

Cette double responsabilité invite à identifier les obligations communes et partagées de différents types dacteurs. Le bien commun relatif au soin des déchets plastiques est donc envisagé non pas de façon fixiste, à la fois dans la définition de la ressource et dans les règles et usages qui la caractérisent, mais selon une perspective évolutive et transformatrice. Nous nous rapprochons dune définition du commun comme praxis collective consciente [Dardot et Laval (2015)] : il sagit de faire émerger des représentations et significations sociales partagées, source dune révision des institutions, et de nouveaux modèles économiques – faiblement carbonés et respectant la dignité des personnes.

La responsabilité vis-à-vis des personnes vulnérables qui dépendent de la récupération du plastique implique de sinterroger sur les facteurs dempowerment leur permettant laccès aux conditions dune vie digne. Nous défendons une conception consistant à donner les moyens à des individus et à des groupes dêtre durablement acteurs de leur vie personnelle et collective2. Lapproche des capacités (Nussbaum, 2001 ; Sen, 1999) sintéresse aux processus qui permettent à des individus dacquérir les ressources et moyens 146délargir leur capacité de choix libre et éclairé. Une telle conception peut être formulée en termes dempowerment [Kabeer (1999), Ibrahim et Alkire (2007)], dans sa triple polarité à la fois individuelle, sociale et politique [Ceara-Hatton, Cañete Alonso & Velasco (2008)]. Elle rejoint notre propre cadre théorique [Renouard, LHuillier, Stievenart, Sheehan & Fujiwara (2014)] distinguant trois dimensions socio-économique, socio-culturelle et politique de lempowerment. Une telle conception vise une transformation des rapports de force, une véritable prise de pouvoir des personnes plus vulnérables, ce qui suppose de reconnaitre les tensions possibles avec des objectifs centrés sur une performance économique à court terme.

1.2. Responsabilités particulières
des industries génératrices de déchets

Comment « individualiser » la responsabilité spécifique des entreprises transnationales qui engendrent une quantité importante de déchets plastiques, vis-à-vis dune ressource dont la production est encouragée tant par les consommateurs que par les pouvoirs publics ?

Nous définissons la responsabilité de lentreprise dans ses différentes dimensions (économique et financière, sociale, sociétale et environnementale, politique) dune double façon [Renouard (2015)] : à la fois comme imputation à légard des effets directs de son activité sur des parties prenantes affectées, et comme mission vis-à-vis des biens communs mondiaux à légard desquels elle se situe comme co-acteur, avec dautres [Bommier et Renouard (2018), Néron (2010), Renouard (2007)]. La responsabilité comme imputation est liée à la reconnaissance quune entreprise est un acteur destiné à mettre sur le marché des biens et services dont il sagit à minima de vérifier quils sont compatibles avec lintérêt général [Hurstel (2012)]. Les définitions par lONU (2011), par lOCDE (2011) et par lUE (2011) de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) vont dans ce sens, puisque la RSE est conçue sous langle de la maîtrise par une entreprise de ses impacts, au long de la chaine de valeur, et en lien avec le cœur de métier.

Dans le secteur des déchets et du recyclage, quelques avancées timides ont vu le jour dans des pays où sont subis les effets de dégradations environnementales par la pollution plastique et les conséquences dun 147partage très inéquitable de la valeur au long de la chaine de production et de recyclage. En Amérique latine, plusieurs pays ont ainsi mis en œuvre des réglementations cherchant à mieux faire droit à la récupération de la ressource et aux conditions de vie et travail des chiffonniers. Cest notamment le cas du Brésil depuis la loi de 2010 instaurant une responsabilité partagée des pouvoirs publics, des entreprises et des consommateurs vis-à-vis des déchets.

1.3. Les déchets plastiques :
des rapports de force au bien commun ?

Le souci de lempowerment des personnes affectées par la production de plastique implique linscription de la RSE au cœur de la stratégie entrepreneuriale. Linterrogation en termes de communs appliquée à la filière du recyclage permet danalyser si par cette voie peut être explorée une transformation possible des logiques dominantes – en évitant le risque dune récupération par la seule entreprise capitaliste des bénéfices de cette transformation, mais en rendant possibles de nouveaux rapports de pouvoir, au bénéfice des plus vulnérables. Le croisement entre approche des communs et empowerment peut-il être fécond pour préciser les voies dune telle transformation de la filière des déchets ?

Dun côté, il existe une proximité entre les deux approches : lattention à la démarche politique en commun correspond bien à lempowerment dans son versant social et politique, tel que nous lavons défini. En effet, dans la perspective des communs présentée par Ostrom :

les règles communes sont définies par les propriétaires/utilisateurs,

la gouvernance est partagée ou polycentrique,

une attention est portée à la subsidiarité, cest-à-dire à la définition des règles dusage et daccès, des modes de surveillance et de sanction, par les populations les plus directement concernées.

Les principes communs aux institutions durables de ressources communes, définis par Ostrom à partir de travaux empiriques, sont donc convergents avec le souci de donner aux populations vulnérables les moyens dun contrôle accru sur leur environnement naturel et politique, par une attention aux conditions institutionnelles qui permettent ce contrôle.

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Selon nous, la notion dempowerment ajoute à la démarche des communs deux dimensions :

Elle met en évidence les rapports de force, et invite à donner plus de pouvoir à ceux qui en manquent. Elinor Ostrom insiste peu sur les processus externes qui permettent ou pas aux principes de gestion des communs de sexercer [Obeng-Odoom (2016)].

Elle explicite les enjeux relatifs aux dimensions individuelles (socio-économiques), et socio-culturelles du développement : comment certains sont exclus de laccès à des conditions dignes de vie et comment jouent les représentations collectives vis-à-vis de ladministration en commun de cette ressource.

Réciproquement, par rapport à la seule notion dempowerment, la démarche des communs établit un lien plus ferme avec les enjeux écologiques, les ressources, pour déterminer ce qui doit rester inappropriable ou, dans le cas du plastique, ce qui doit faire lobjet dune révision drastique de nos représentations collectives, pour assurer les conditions de la préservation de nos milieux de vie.

Lhypothèse que nous souhaitons tester à partir des projets menés par Danone autour du recyclage est la suivante : pour faire des déchets plastiques un (bien) commun, il faut territorialiser leur gestion/administration/gouvernance, en favorisant lempowerment politique des chiffonniers et appliquer la démarche politique et économique des communs à léconomie circulaire du plastique, en mettant en exergue les dilemmes éthiques auxquels les différents acteurs (et en particulier les multinationales) doivent faire face.

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2. La chaine du recyclage du plastique
au défi des communs : analyse des projets de Danone

2.1. Les projets du cluster « recyclage »
du Fonds Danone Écosystème

Danone promeut un « double projet » économique et social. Le Fonds Danone pour lÉcosystème (FDE) a été créé en 2009 et doté de 100 millions deuros qui ont permis de financer plus de 70 projets dans 30 pays. Ces projets sont conçus comme des expériences locales visant le développement par lactivité économique des acteurs les plus vulnérables dans la chaîne de production.

En 2016, lors de nos terrains, le cluster portant sur le recyclage regroupe quatre projets en Indonésie, au Mexique, au Brésil et en Argentine. Il a une importance stratégique puisque, par ces projets, Danone teste de nouvelles façons de sécuriser son approvisionnement en plastique tout en réduisant son impact écologique. Différents choix ont été effectués selon les pays :

Mexique : construction dun centre de tri à destination des chiffonniers (pepenadores) dune décharge dans la ville de Mexicali ;

Indonésie : financement dune usine transformant le plastique acheté aux chiffonniers des rues (pemulung), dans laquelle travaillent des salariés, à Tangerang ;

Brésil : appui à des petites coopératives de chiffonniers (catadores) travaillant dans des centres de tri dans différentes villes de lÉtat du Minas Gerais ;

Argentine : appui à des coopératives de chiffonniers (cartoneros) plus grandes et mécanisées, à Buenos Aires.

Ces choix sont liés aux différents contextes locaux, et notamment à lexistence de réglementations nationales (Brésil) ou régionales (Argentine).

Lapprentissage rendu possible par ces projets est progressif, à travers des expériences initiées sans que les acteurs aient toujours une connaissance approfondie du contexte socioculturel des groupes de travailleurs concernés. Danone affirme vouloir tirer les leçons de ces 150expériences pour envisager des stratégies de plus long terme et de plus grande envergure. Là où dautres acteurs privés font le choix de modèles mécanisés, ou investissent dans des fonds promouvant le recyclage en se limitant à une responsabilité financière, le choix de sengager directement et de travailler avec lécosystème existant en cherchant à conserver les emplois (même informels) est singulier, et a motivé une recherche-action sur cinq ans par une équipe pluridisciplinaire de lESSEC.

Pour analyser les projets de recyclage de Danone, nous avons collecté des données auprès de chiffonniers et dautres acteurs des projets. Plusieurs vagues denquêtes quantitatives et qualitatives ont été menées en Indonésie et au Mexique pour un total de 5 à 6 mois de terrain dans chaque pays (900 chiffonniers interrogés au Mexique et 355 en Indonésie), entre 2011 et 2015. En 2016, nous avons par ailleurs effectué des visites de deux semaines, au Brésil et en Argentine, pour recueillir des données qualitatives auprès de différents acteurs.

2.2. Évaluation des projets
selon les principes des communs

Nous prenons comme base détude la grille des principes dOstrom, en y apportant des compléments à partir de la notion dempowerment, qui permet darticuler la réflexion sur les communs avec une réflexion critique sur le modèle économique et lorganisation de la filière dans lesquels ces initiatives sinsèrent. Nos critères ajoutés à la grille portent sur :

limportance du contexte et des conditions juridiques et politiques qui favorisent ou pas une telle gestion coopérative. Les règles ne sont pas définies de façon ancestrale comme cela peut être le cas pour les communs liés à des ressources naturelles, mais peuvent être modifiées en fonction de lévolution des représentations et des actions collectives vis-à-vis de la ressource. Il sagit de vérifier si les conditions institutionnelles externes dune gouvernance favorisant un partage du pouvoir et des responsabilités3 sont remplies.

La question des processus de contrôle accru des chiffonniers sur leur existence, par ces projets. Il sagit de vérifier que ceux-ci ne se réduisent pas à une amélioration à la marge et à très court terme, dune manière instrumentale pour la grande entreprise, 151voire perverse [Pérémarty (2015)]. Cest ce que mesurent les trois dimensions de lempowerment économique, social et politique. Cinq des principes dOstrom (dispositifs de choix collectifs, surveillance, sanctions, mécanismes de règlement des conflits et reconnaissance des droits dorganisation) correspondent aux critères dempowerment politique, et sont complétés par des critères relatifs à la reconnaissance socio-culturelle des chiffonniers (empowerment socio-culturel) et de lamélioration de leurs conditions de vie (empowerment socio-économique).

Les conditions dune transformation durable des modèles économiques favorisant la gestion des déchets plastiques comme un commun et une pérennisation des acquis sociaux, environnementaux et de gouvernance des projets. Nous proposons de considérer deux composantes : la première tient à la contribution des projets à une diminution de la quantité de plastique en production et en circulation sur le long terme. Lautre critère tient au caractère durable du renforcement des capacités des chiffonniers.

Il en résulte une révision du cadre proposé par Ostrom, pour faire valoir ces différents éléments, en distinguant six grandes dimensions, reprises dans le Tableau 1.

Tab. 1 – Principes de gestion émancipatrice des communs et critères associés.

Principes de gestion émancipatrice
des communs

Adaptation aux projets
et à la stratégie de Danone

1 - Frontières - limites définies

a- Frontières de la ressource

a- Définition précise du projet

b- Frontière de ses utilisateurs

b- Définition précise des participants

2 - Cadre institutionnel externe

a- Cadre juridique favorable aux co-responsabilités des acteurs de la filière

a- Existence de règles voire de lois nationales ou régionales

b- Gouvernance partagée de la filière (entreprises imbriquées)

b- Chaine du recyclage : Partage équitable de la valeur créée ? Gouvernance polycentrique ?

3 - Empowerment politique

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a- Concordance entre règles dappropriation et fourniture et conditions locales dapprovisionnement

a- Évolution vers une organisation coopérative et attention à la culture économique et politique locale

b- Dispositifs de choix collectifs

b- Participation aux décisions des chiffonniers

c- Mécanismes de surveillance, sanctions et règlement des conflits

c- Mise en place de processus par les parties prenantes du projet et transparence

4 - Empowerment socio-économique

Amélioration des conditions de vie des utilisateurs, contrôle sur leur existence

Amélioration des ressources, conditions de travail et de vie des chiffonniers à travers les projets

5 - Empowerment socio-culturel 

Reconnaissance sociale des utilisateurs

Reconnaissance, estime de soi des chiffonniers

6 - Durabilité et effets systémiques des projets

a - Objectif écologique et commercial de réduction de la production de la ressource

a- Transformation du modèle économique de lentreprise : réduction de la production de petites bouteilles, développement de filières courtes, etc.

b - Pérennité des acquis sociaux – environnementaux – de gouvernance pour les plus vulnérables

b- Pérennité des projets ; intégration dans une démarche stratégique plus globale de lentreprise

Les paragraphes suivants résument la situation des quatre projets de recyclage inclusif étudiés daprès les critères présentés dans le Tableau 1.

2.2.1. Des limites clairement définies

Les projets portent sur des définitions différentes de la ressource plastique, en particulier concernant sa provenance, mais celle-ci a des limites bien précises pour chaque projet : plastique récupéré dans les rues pour le projet indonésien, collecté sur une décharge puis sur un centre de tri pour le projet mexicain, issu de la collecte sélective à Buenos Aires et Mendoza pour le projet argentin, et issu de la collecte sélective dans une quarantaine de plus petites villes pour le projet brésilien.

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Les personnes concernées par les projets diffèrent également :

en Indonésie, le projet visait dabord les pemulung4 de la rue ; il a été recentré en 2013 sur les salariés de la Recycling Business Unit (RBU) de Tangerang, moins nombreux et non directement concernés par les enjeux de vulnérabilité mentionnés plus haut (il ne sagit pas de chiffonniers).

Au Mexique, le projet concerne les 400 pepenadores4 de la décharge de Mexicali, qui appartiennent à des groupes formalisés. Les chiffonniers de la rue ne sont pas concernés.

En Argentine, le projet vise à la fois les cartoneros4 travaillant dans les centres de tri et ceux de la rue qui approvisionnent les centres.

Au Brésil, il concerne principalement les catadores4 travaillant dans les centres de tri, et moins directement ceux de la rue.

2.2.2. Des cadres institutionnels externes plus ou moins aboutis

Les projets diffèrent nettement par leur ancrage dans des évolutions réglementaires : des lois sur la responsabilité partagée existent en Indonésie (depuis 2008) et au Brésil (depuis 2010) mais la première a encore peu deffets structurels tandis que la seconde est déjà appliquée et contraignante. En Argentine, labsence de loi au niveau national est en partie compensée par un engagement fort à Buenos Aires – ville du projet – autour de la loi Basura Cero (2008). Au Mexique, aucune loi nationale nencadre la production de plastique.

Le rôle dune entreprise comme Danone au sein de la chaîne de recyclage (en termes de partage plus ou moins équitable de la valeur créée, et de stabilité des partenariats) varie également selon les pays :

en Indonésie, Danone a des relations stables avec la RBU et les pouvoirs publics mais sest donné des leviers dactions très limités en recentrant le projet sur quelques salariés de la RBU.

Au Mexique, les relations avec lentreprise propriétaire du centre de tri (PASA), les pouvoirs publics de Mexicali et les groupes de 154chiffonniers sont fragiles et la chaîne de valeur du recyclage reste peu structurée ce qui fait peser des risques sur la durabilité du projet.

En Argentine, la position de Danone vis-à-vis dautres acteurs (groupements dentreprises et réseaux dinfluence comme Avina-IRR ou CEMPRE) et des pouvoirs publics est assez stable. Lentreprise souhaite « engager toute la marque » et sensibiliser le consommateur au recyclage, se donnant ainsi un rôle plus prononcé.

Au Brésil, la position de Danone sest renforcée en lien avec les organisations régionales comme le réseau de catadores et les pouvoirs publics, dans le cadre dune gouvernance polycentrique où Danone et le projet sont en lien avec les pouvoirs publics au niveau national (loi), à celui des États (versement des subventions)et au niveau municipal (où la logistique des projets sopère).

La reconnaissance minimale de droits dorganisation aux chiffonniers pourrait également permettre une meilleure reconnaissance publique. À cet égard, le projet indonésien na pas eu deffets sur la reconnaissance du travail des pemulung. Dans le cas mexicain, les droits dorganisation sont revendiqués à travers des actions collectives, et le projet a amélioré en partie les capacités politiques des pepenadores [LHuillier (2017), LHuillier et Renouard (2018)] mais ces acquis restent fragiles et très locaux. Les projets argentin et brésilien sinscrivent dans des contextes plus favorables avec des coopératives déjà très institutionnalisées malgré des différences entre les sites des projets.

2.2.3. Un empowerment politique en cours

Les trois critères dOstrom portant sur la surveillance, les sanctions et les mécanismes de résolution des conflits peuvent être lus comme des leviers dempowerment politique des groupes de chiffonniers puisquils facilitent lorganisation collective des coopératives ou syndicats.

En Indonésie, le projet ne concerne plus directement les pemulung.

Au Mexique, la surveillance et les mécanismes de règlement des conflits et de sanction sont assurés à la fois par les groupes de pepenadores et par lentreprise propriétaire du centre de tri (PASA). Ce double critère manifeste les limites dune organisation où les dépendances hiérarchiques sont fortes.

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Au Brésil et en Argentine, cest par les membres des coopératives et leurs comités dadministration que ces mécanismes sont mis en place. Ils portent principalement sur les travailleurs du centre de tri et peu sur les chiffonniers des rues.

Quant à la participation des chiffonniers aux décisions qui les concernent :

Elle est quasi nulle en Indonésie où les pemulung ne participent pas aux décisions de la RBU, et le secteur ne compte pas de syndicat.

Au Mexique, les pepenadores peuvent participer au processus de décision mais linfluence forte des leaders syndicaux conduit à privilégier les relations de type patron-client. Le projet a toutefois contribué à accroitre lautonomie des pepenadores.

En Argentine et au Brésil, les coopératives visitées fonctionnent de façon démocratique, horizontale et transparente, chacun ayant les mêmes avantages et droits. Les modèles choisis différent cependant selon les sites.

Un critère sur lequel il apparait important de compléter lapproche dOstrom est la possibilité de favoriser une critique interne des traditions afin de les faire évoluer lorsque celles-ci maintiennent des rapports de force trop inégaux. Cest le cas pour les projets étudiés, où la présence dune culture coopérative est un élément central permettant la réussite des projets face à des formes dorganisations plus verticales.

En Indonésie, la culture coopérative est absente des représentations collectives, ce qui explique la très faible propension des pemulung à sengager dans les groupes coopératifs initialement envisagés (KSP).

Au Mexique, la culture coopérative existe dans les zones rurales mais peu dans les décharges, qui sont plutôt organisées par des organisations syndicales très verticales. Une évolution vers plus de transparence et de démocratie est possible mais limitée par ces coutumes ancrées.

En Argentine et au Brésil, le choix retenu par les projets de soutenir des coopératives est en concordance avec les conditions locales. Les apports respectifs de la politique municipale et du soutien de certaines associations à Buenos Aires ; de la loi nationale et du 156réseau de catadores au Brésil, permettent la stabilisation de ces coopératives et une meilleure formalisation du travail.

2.2.4. Un empowerment socioéconomique
très lié aux acquis et luttes sociopolitiques

Les projets ont des effets variables sur lempowerment socioéconomique des chiffonniers, à travers lamélioration de leurs ressources et conditions de travail et de vie.

En Indonésie, le projet concerne essentiellement les salariés de la RBU et na a priori pas de retombées économiques sur les pemulung.

Au Mexique, le revenu des pepenadores ne sest pas amélioré avec le projet mais était déjà comparativement élevé sur le site du projet par rapport à dautres décharges comparables. La mise en place de groupes dépargne a pu commencer à améliorer la gestion de largent sur le long terme, tandis que laccès aux soins et les conditions de sécurité au travail se sont améliorés. La pénibilité du travail demeure.

En Argentine, la mise en place des contrats entre les coopératives et la municipalité a grandement contribué à lempowerment socioéconomique en créant des emplois dans de meilleures conditions pour les cartoneros. Au moment de la visite terrain en 2016, ceux-ci traversaient toutefois des difficultés liées à lhyperinflation et menaient une lutte sociale pour obtenir lalignement de leurs salaires avec cette inflation.

Au Brésil, le projet Novo Ciclo contribue à lempowerment socioéconomique à travers la stabilisation des prix, la formation, et laide des techniciens sociaux. De plus en plus de coopératives ont accès à lINSS (caisse de prévoyance).

2.3. Un empowerment socioculturel fragile

2.3.1. La dimension socioculturelle de lempowerment

La reconnaissance et lestime de soi des chiffonniers sont un défi particulièrement fort en Indonésie où la peur de la « fermeture » de lautre est un trait culturel [Renouard et Djoehana Wiradikarta (2015)] ; il demeure des formes dinvisibilité sociale locale des pemulung.

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Au Mexique, le projet permet un début de reconnaissance des pepenadores, dans la ville de Mexicali, en mettant en avant leur utilité environnementale et en valorisant les déchets comme des ressources. Ces avancées restent toutefois timides.

En Argentine et au Brésil, sur une durée beaucoup plus longue (plus de 10 ans), a pu sobserver un changement graduel de mentalité des populations. Cette évolution est en lien avec le tri à la source et lexistence de lois dans les deux pays. En Argentine, elle sexplique également par la formalisation du travail de cartoneros des coopératives (illustrée par exemple par le port dun uniforme) et lappui de personnalités comme le Pape François. Au Brésil, le réseau national et la communication positive autour du travail du catador ont été pour beaucoup dans ce changement de mentalité.

2.3.2. Des défis persistants pour lier ces projets locaux
à des changements systémiques

Ces réalisations ciblées restent limitées et nont pas encore deffets sur des transformations des pratiques commerciales de Danone. Dans les quatre pays étudiés, les stratégies des filiales reposent sur un objectif de croissance des ventes de leau en bouteille et donc sur une hypothèse daugmentation des quantités de plastique produites.

Un début de réflexion peut sobserver en Argentine avec lidée dengager toute la marque. Toutefois leau dÉvian continue à y être exportée alors que celle de la marque Villavicencio, filiale argentine de Danone, a les mêmes propriétés. Au Mexique, où leau du robinet nest pas potable, la stratégie privilégiant les petits formats (bouteilles plutôt que bonbonnes) pose question. Ce choix est présenté comme socialement utile, leau en bouteille étant en concurrence directe avec le Coca Cola dans ce pays au taux dobésité le plus élevé du monde. Néanmoins, dautres modèles stratégiques, reposant par exemple sur des plus grands formats ou sur du réutilisable (gourdes à remplir), pourraient être étudiés en concertation avec dautres acteurs, pour une transformation plus durable.

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Conclusion

Notre étude a mis en évidence lintérêt du recours à la notion dempowerment – dans sa triple dimension économique, socioculturelle et politique - pour compléter lanalyse, inspirée du cadre dElinor Ostrom, de projets relatifs à la gestion de ressources ambivalentes et multi-territorialisées comme les déchets plastiques, et de lévolution des responsabilités partagées des États, des collectivités territoriales et des acteurs privés. Notre recherche fait apparaitre limportance dune régulation nationale appropriée sans laquelle les principes de gestion coopérative sont inopérants ou extrêmement réduits ; elle montre aussi le processus dapprentissage, dans une multinationale, relatif à la compréhension des conditions socio-culturelles et politiques de lempowerment des acteurs situés au bout de la chaine du recyclage. Néanmoins le caractère très partiel, et précaire, des réalisations obtenues par un grand groupe particulièrement engagé5, et les tensions auxquelles il est toujours confronté démontrent les limites de lengagement volontaire des entreprises et le nécessaire rôle des pouvoirs publics à différentes échelles, ainsi que celui des consommateurs et des organisations de la société civile, pour aiguillonner les décideurs en vue dune transformation radicale des modèles économiques. Le renforcement des capacités politiques des acteurs (en particulier des plus vulnérables) apparait la condition dun développement économique soutenable.

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Bibliographie

Bommier S., Renouard C. (2018), Lentreprise comme commun. Au-delà de la RSE. Paris, Charles Leopold Mayer.

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Corteel D., Le Lay S. (2011), Les travailleurs des déchets. Toulouse, Érès.

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1 Je remercie Cécile Renouard pour ses contributions au cadre théorique, Hervé Bourdais et Raphaële de la Martinière pour mavoir partagé les résultats de lévaluation du projet Pemulung, et Danone pour laccès aux terrains

2 Cette conception se présente comme alternative à une vision avant tout économique de lempowerment, favorisant laccès des populations pauvres à un certain nombre de biens et services, particulièrement séduisante pour des entreprises multinationales (notamment à travers les initiatives au bas de la pyramide).

3 Ce type de gouvernance est caractérisée par Ostrom comme polycentrique.

4 Pemulung, pepenadores, cartoneros et catadores signifient respectivement « chiffonniers » en indonésien, mexicain, argentin et brésilien.

5 Danone promeut un « double projet » économique et social, tient des engagements publics ambitieux comme la neutralité carbone en 2050, plusieurs de ses filiales sont certifiées B Corp.