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Classiques Garnier

De l'entreprise moderne à l’entreprise à mission Les métamorphoses de l'objet social

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2019 – 1, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Hatchuel (Armand), Segrestin (Blanche)
  • Résumé : En sciences de gestion, l’« objet social » définit les relations entre un acteur collectif et l’État. Avec la libéralisation des sociétés anonymes, la notion devint désuète. L’entreprise moderne lui substitua une « gestion scientifique » porteuse d‘intérêt général. Aujourd’hui, face au primat de la doctrine actionnariale, un nouvel objet social, mission ou raison d'être, est nécessaire. Inscrite dans la loi cette refondation de l’entreprise devrait se traduire dans l’enseignement et dans la recherche.
  • Pages : 47 à 61
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406101789
  • ISBN : 978-2-406-10178-9
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0047
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Théorie de l’entreprise, objet social, droit des sociétés, normes de gestion
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De lentreprise moderne
à lentreprise à mission

Les métamorphoses de lobjet social

Armand Hatchuel

Mines Paris Tech/PSL Université CGS-I3 UMR 9217

Blanche Segrestin

Mines Paris Tech/PSL Université CGS-I3 UMR 9217

Je veux que lon réforme la philosophie de ce quest lentreprise.

Emmanuel Macron, première interview télévisée en tant que président de la République, octobre 2017.

Dans cet article, nous présentons, de façon nécessairement rapide, des recherches qui ont conduit à donner une signification nouvelle à la notion dobjet social de lentreprise1. Notion jusque-là désuète et tout au plus utilisée pour désigner les secteurs dactivité de lentreprise. Or, après un détour par son histoire et à partir dune nouvelle perspective théorique, cette notion savère aujourdhui particulièrement utile pour refonder lentreprise, car elle permet de formuler et dorganiser les engagements et les responsabilités de celle-ci, au-delà de la société anonyme à laquelle elle sadosse. Cette conception nouvelle de lobjet social a eu un écho important dans le 48récent rapport Notat-Senard2 qui a inspiré la loi Pacte (mai 2019). Celle-ci responsabilise toutes les sociétés (article 1833), instaure la « raison dêtre » dune entreprise et crée la qualité de société à mission3. Elle a aussi inspiré le récent mouvement des « entreprises à mission ».

Le passage dun objet social obsolète à un objet social refondateur a résulté dun ensemble de travaux dont nous rappellerons ici succinctement les étapes principales en mettant laccent sur la configuration épistémologique qui a permis cette élaboration.

En effet, cest en croisant de façon inédite sciences de gestion, histoire du droit et des normes de gestion, histoire du travail, que lon peut éclairer les métamorphoses de lobjet social, dont son éclipse à la fin du xixe siècle et comment « lentreprise moderne » a pu sen passer.

Mais cette éclipse de lobjet social est aussi une des causes de la crise actuelle de lentreprise. Elle a particulièrement facilité, au plan théorique, la domination de la conception actionnariale de lentreprise qui réduit cette dernière à un simple instrument financier.

Aujourdhui, lentreprise doit être clairement distinguée de la société anonyme. Elle doit aussi être comprise comme un processus de création collective sans lequel – et à condition quil soit orienté vers lintérêt collectif – nous ne pourrons relever les principaux défis technologiques, sociaux, et environnementaux contemporains.

Repensé comme une « mission » qui exprime ces responsabilités, lobjet social permet dopérationnaliser une telle refondation de lentreprise. Il instaure celle-ci en droit et larrime à la civilisation. Cest le sens des réformes en cours.

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1. Une configuration épistémologique originale

On pourrait résumer lensemble des travaux que nous mobilisons en disant quils ont dabord contribué à ce que lentreprise ne soit plus « un point aveugle du savoir » (Segrestin et al., 2014)4. Ce constat, comme celui de labsence de définition juridique de lentreprise, sont souvent surprenants si lon nest pas familier du mode de construction disciplinaire qui a prévalu dans le monde académique. De fait, lélaboration dune « théorie de lentreprise » exigeait une épistémologie et une configuration disciplinaire peu habituelle. Car il fallait rejeter les réductions économiques et sociologiques habituelles, pour mieux rendre compte de lhistoire de la notion dentreprise, des formes de laction collective qui lont précédée et préparée, des conditions de son émergence dans la culture moderne, et enfin, de sa crise contemporaine. Au sein du Collège des Bernardins, cette configuration disciplinaire a été facilitée par la collaboration continue dinstitutions et de disciplines différentes5.

Au plan épistémologique, loriginalité de ces travaux tient à la combinaison de trois disciplines, qui ont connu des avancées récentes, mais qui étaient rarement rapprochées et navaient pas été mobilisées dans les précédentes réformes de lentreprise.

Le plus ancien de ces corpus est le Droit dans son volet positif, mais aussi lhistoire du droit dans ses rapports avec les transformations de lactivité productive : histoire du droit des sociétés, du droit du travail, du droit de la propriété intellectuelle et industrielle…

Le second corpus est celui de lhistoire des entreprises, et plus largement, lhistoire des systèmes de production qui précède la première. Cette discipline sest récemment renouvelée notamment en prenant mieux en compte les bouleversements apportés par les sciences et linnovation aux conceptions traditionnelles du futur, de la rationalité, de lorganisation, de lautorité et au-delà, de la civilisation6.

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Le troisième corpus mobilisé est celui des sciences de gestion contemporaines. Et plus particulièrement du courant de recherche qui, au-delà de la division fonctionnelle de la discipline, a développé une théorie axiomatique de laction collective. Ce cadre théorique permet une analyse généalogique des formes dactivité collective et des normes de gestion7. Nourri des deux autres corpus, il a permis de souligner la naissance singulière de lentreprise moderne en Occident et les difficultés à en rendre compte dans les disciplines classiques. Pour les sciences de gestion, lentreprise moderne nest réductible, ni à un agent « économique », ni à une combinaison de facteurs universels, ni à une « communauté » au sens que ce terme a pris dans les sciences sociales. Il sagit dun régime daction collective particulièrement novateur, marqué par des conflictualités et des rationalisations multiples, mais qui a été et reste indéniablement un puissant moteur de la civilisation. Un régime, enfin, dont on ne peut comprendre les crises et les fonctionnements sans étudier les doctrines qui prétendent le représenter et lorienter.

Dautres contributions plus disciplinaires (économie, sociologie, théorie politique) ont nourri les recherches, mais la configuration originale évoquée précédemment a certainement permis les principales avancées obtenues8 sur : les dérives de la « corporate governance », lentreprise comme nouvel horizon du politique, la nature du système dirigeant, la codétermination en Europe, et sur « lobjet social étendu » comme fondement de lentreprise responsable.

Nous naborderons ici que les développements relatifs à ce dernier point. Ils ont fait lobjet de plusieurs ouvrages spécifiques9. Ils établissent dabord le constat de la crise contemporaine de lentreprise, avant de proposer les principes de lentreprise à mission.

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2. La crise de lentreprise moderne :
dominance actionnariale et vide théorique

Le constat que nous posions dès les années 2009-2010, est maintenant largement partagé. Lentreprise moderne a connu, selon lheureuse formule dOlivier Favereau, une « grande déformation10 » qui a distendu les liens entre les entreprises et les États/territoires qui les accueillent.

On évoque souvent la financiarisation de léconomie, mais ce terme masque lessentiel car après tout, les échanges économiques sont inséparables de techniques financières depuis lantiquité. Ce à quoi nous sommes confrontés, depuis trois décennies, est une transformation profonde des instruments et des critères qui construisent la stratégie et la gouvernance des entreprises. Cette transformation a commencé dans le monde anglo-saxon au milieu des années 80. Mais ses multiples conséquences nont été comprises que depuis une décennie. Et, ce que lon appelle la « crise financière » de 2008, ou crise des « subprimes », en était déjà une manifestation exacerbée. En effet, sa cause principale, résidait surtout dans la domination de la gestion actionnariale sur le comportement des banques.

Précisons que la gestion actionnariale nest pas le résultat dune simple prise de contrôle par les actionnaires. Là aussi, de telles situations ont toujours existé depuis les débuts de la société anonyme. Mais rien nimpose à un actionnaire majoritaire dassujettir lentreprise à une maximisation du rendement actionnarial ! La crise est donc née dune transformation du système actionnarial lui-même. À lactionnaire individuel, craignant le risque, conscient des incertitudes inévitables de la vie des affaires, et sen remettant patiemment à la sagesse et à la prudence de la direction de lentreprise, est venu se substituer une industrie de linvestissement11, à la recherche de rendements rapides, élevés et certains.

Mais cette logique naurait pu persister, et même recevoir lappui sinon le consentement des pouvoirs publics, si elle navait pas reçu le concours dun appareil doctrinal qui fait du profit de lactionnaire à la fois lobjectif exclusif de lentreprise, mais aussi la condition de lefficacité 52optimale de léconomie. Cette doctrine est de plus enseignée dans la plupart des universités et dans les écoles de commerce. Et bien quelle ait été systématisée dans le monde anglo-saxon, elle sest aussi répandue en Europe. Notamment à travers lalignement des normes comptables européennes sur les standards américains.

Pris sur trois décennies, les effets de ces transformations des acteurs et des doctrines ont été particulièrement néfastes. Ils sont aujourdhui largement décrits dans les médias et nous nous limiterons à rappeler les plus importants : Explosion des rémunérations des dirigeants et par conséquent accroissement des inégalités salariales ; découplage des profits et des investissements ; désarroi des cadres ; dérives managériales, de tous ordres, pouvant aller jusquà la délinquance et la fraude (Dieselgate, Kobe Steel…) ; investisseurs activistes… Ces dérives sont dautant plus graves quelles brident la capacité dinnovation des entreprises au moment même où celle-ci est devenue vitale pour maitriser la digitalisation et relever les grands défis environnementaux et climatiques. Cest aussi en raison de la domination de la valeur actionnariale que les mouvements en faveur de la responsabilité sociale et environnementales des entreprises (RSE) nont eu que des influences limitées et réversibles. Comme la bien montré la remise en question suscitée par la catastrophe du Rana Plaza12. Tous ces éléments ont installé une crise de confiance entre citoyens et entreprises que souligne aussi le rapport Notat-Senard.

Mais comment une telle conception de lentreprise a-t-elle pu simposer ? La gouvernance actionnariale a dautant plus prospéré quelle semblait sappuyer sur une doctrine légale et « économiquement » optimale. Mais cette emprise résultait aussi du vide théorique concernant lentreprise dans lensemble du champ académique (cf. Segrestin et al., 2013). Certes, la domination doctrinale de la gouvernance actionnariale sétait construite sur un ensemble didées reçues, sur une méconnaissance de lhistoire et sur des théories sans fondement. Mais elle avait aussi gagné faute dune véritable alternative théorique. Lurgence pour la recherche était donc de conduire cet effort de clarification et de refondation théorique. Un effort qui devait porter sur : i) une meilleure représentation de lentreprise dans le droit ; ii) sur une théorisation plus rigoureuse de lentreprise qui ne la réduise plus à une simple combinaison de capital et de travail ; iii) 53sur une meilleure compréhension de la nature des normes de gestion, normes indispensables à toute action collective qui doit être à la fois rationnelle et responsable vis-à-vis des différentes parties qui la composent où quelles affectent.

3. De lobjet social à la mission dentreprise : généalogie et revitalisation
dune notion fondamentale

Au fond, il fallait réexaminer scientifiquement les conditions démergence de lentreprise, sa place dans le processus de développement historique de laction collective, les rapports de lentreprise avec son milieu sociétal et son impact sur les enjeux de la planète et de lhumanité. Or, toutes ces interrogations convergeaient sur une même notion : lobjet social de lentreprise. Car, dune part, il était indéniable que les entreprises disposaient dune puissance de transformation qui affecte toutes les composantes de la vie sociale. Dautre part, on devait reconnaître que lorientation de cette puissance et les responsabilités qui lui sont associées devaient être clarifiées et exprimées.

Il ne sagissait pas de nier la nécessité dune activité lucrative : il fallait coordonner la recherche de profit avec la réalisation de la « mission » de lentreprise vis-à-vis du progrès collectif. Or, cétait précisément cette coordination que réalisait l« objet social » dune activité collective. Repensée dans le contexte contemporain, cette notion constituait donc le chainon manquant dune nouvelle théorie de lentreprise. Sans « objet social », la notion dentreprise disparaît derrière la société anonyme et se réduit à linstrument des associés. En restaurant lobjet social, en ladaptant aux enjeux daujourdhui, on faisait dune pierre deux coups : i) on refondait lentreprise en droit ; ii) on retrouvait une théorie de lentreprise comme activité créative guidée par un objet social innovant, et un régime de responsabilité associé à ce même objet. On éclairait aussi lhistoire oubliée de lentreprise moderne pour laquelle lobjet social implicite avait été défini et représenté par les idéaux du management scientifique.

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Car la généalogie de lobjet social est très ancienne. Elle nait avec la nécessité dexpliquer et de justifier des actions collectives particulières au sein dune société plus large et disposant de ses propres codes de gouvernement. Lobjet social devait décrire :

a. la valeur de cette action collective pour la cité ou lempire qui laccueillait,

b. les règles qui sappliquaient aux membres de cette action collective.

La Rome antique reconnaissait ainsi plusieurs actions collectives : les collegia, les universitas et les societas. La définition même de ces différentes formes constituait un énoncé légitime de leur objet social. Mais dans tous les cas, chacune ne pouvait démarrer ses activités quen ayant lautorisation expresse des autorités publiques. Plus près de nous, sous lancien régime, les corporations dartisans et de marchands avaient pour objet social dorganiser une activité conforme à des « règles de lart » et dinstituer entre leurs membres des règles dappartenance et de solidarité. Toutes devaient au Prince ou au Roi, le privilège de pouvoir sétablir. Ce dernier constituant la preuve légitime que lactivité de la corporation contribuait au bien-être du royaume. Les grandes compagnies de commerce internationale qui se développent au xviie et xviiie siècle, exerçaient aussi en principe une mission agréée par les villes et les États qui les avaient fondées.

Les sociétés anonymes et par actions qui se développent ensuite avaient besoin dune autorisation publique avant de se former. Celle-ci était accordée si lobjet social de la société était jugé compatible avec lintérêt collectif, et nétait pas susceptible de provoquer des troubles à lordre public, ou de profiter indûment de la confiance des souscripteurs13.

Ainsi est-il constant sur la longue durée que lobjet social organise la cohérence entre la raison dêtre dune action collective « privée » et lintérêt général tel quil est perçu par la puissance publique. Cohérence et non pas confusion. Une action collective privée na pas à viser lintérêt général, mais elle doit y contribuer, ou tout au moins ne pas mettre ce dernier en danger.

Il faudra attendre 1867 pour que lÉtat français « libéralise » la création des sociétés anonymes et par actions. Lhypothèse qui sous-tendait 55cette libéralisation était claire : a priori toute activité collective à visée commerciale, si elle est licite, contribuait au développement national. Cette hypothèse condamnait lobjet social dont la fonction de mise en cohérence navait plus lieu dêtre.

Mais en 1867, lentreprise moderne est encore dans lenfance. Cependant, commence à simposer la représentation de la « grande industrie ». Le monde des affaires et de la production entame une mue radicale que lon a trop hâtivement appelée « seconde révolution industrielle », comme sil sagissait des mêmes transformations que la révolution anglaise des années 1780. Entre 1880 et 1914, ce nest pas dune révolution industrielle dont il sagit ! Toutes les données historiques montrent quil sest agi dune transformation de la civilisation occidentale, qui sest ensuite étendu au monde entier. La cause principale en est la diffusion de lesprit et de la démarche scientifique dans tous les domaines de lactivité humaine. On a pu nommer « modernisation », « rationalisation » ou « progrès technique » ce grand mouvement culturel, mais il sagit, dans tous les cas, dune même mutation anthropologique accélérée par la généralisation de léducation, lexpansion des universités de sciences et de technologies, la diffusion de la recherche dans toutes les industries et dans les arts.

4. Le paradigme de lentreprise moderne (1890-1930) :
un substitut à lobjet social

« Lentreprise moderne » émerge de ce mouvement et ne naît pas de la seule expansion du commerce. Elle est la fille de lindustrie, du progrès des sciences, des techniques et des « lumières ». Dailleurs, la société anonyme qui était le grand véhicule juridique de la vie des affaires sestompe peu à peu derrière des figures nouvelles de la puissance créative : les noms de grands inventeurs deviennent des marques dentreprises célèbres et incarnent des collectifs nouveaux qui ne sidentifient plus seulement à des usines et des propriétaires. Bureaux détudes, ingénieurs, services commerciaux, réseaux de distribution peuplent désormais ces nouvelles entreprises qui donnent à voir une liste de métiers toujours en renouvellement.

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Mais quelle est la vocation de ces nouvelles entités ? À lévidence lespérance de profit marchand ne suffit pas à construire leur vision du futur. Il leur faut incarner la promesse dun nouveau monde, susciter un attachement et une espérance de la part de leurs clients et de leurs employés. Leur véritable succès est civilisationnel : les entreprises modernes qui réussissent deviennent des emblèmes de la modernité. Elles nourrissent activement les mythologies et les imaginaires de cette modernité. Dans un texte resté célèbre, Roland Barthes reconnaîtra dans la DS Citroën, un des icônes les plus forts de la vie moderne. Mais on na pas assez souligné quau-delà de ses productions, lobjet social de lentreprise moderne sest précisément construit sur cette promesse. Il fallait cependant traduire celle-ci dans un nouveau langage de laction collective, dans des principes et des normes de gestion inédits exprimant une nouvelle vision de lefficacité et de la responsabilité. Ce sera la grande tâche du management scientifique.

On sait que ses pères fondateurs (Fayol, Taylor) élaborent les paradigmes constitutifs de lentreprise moderne : autonomie du management, gestion scientifique, rationalisation du travail, formation des personnels, recherche et développement etc. Ces paradigmes auront un impact universel. Ils intéressèrent des penseurs progressistes de premier plan (Louis Brandeis, Albert Thomas, Arthur Fontaine…) qui virent dans lentreprise moderne et scientifiquement gérée un milieu plus favorable aux travailleurs14. La même période voit aussi laboutissement de nombreuses revendications ouvrières avec la loi sur les accidents du travail (1897), linstauration des droits syndicaux et lémergence du « contrat de travail » qui se substitue progressivement au contrat de louage.

Ainsi lentreprise moderne avait perdu « lobjet social » des anciennes sociétés anonymes, mais ses principes de constitution et de management formèrent un corpus qui sera enseigné et enrichi de plus en plus massivement dans les meilleures universités et Écoles. Désormais, la cohérence entre lentreprise moderne et la société était garantie par son « bon management », cest-à-dire une gestion obéissant aux principes scientifiques enseignés dans les meilleures académies. Et même si tous les dirigeants nont pas reçu de telles formations, il leur appartenait 57de sentourer de collaborateurs possédant cette expertise. Le corpus du management scientifique prônait une planification stratégique à long terme, la croissance par la diversification et par la recherche, la clarté dans les structures dorganisation, la conception rigoureuse des processus de travail, la participation des travailleurs aux progrès continus dans les ateliers. « Bien manager » une entreprise signifiait certes, quelle serait profitable, mais surtout quelle contribuerait au progrès collectif. La « gestion moderne » sétait substituée à lancien objet social.

Jusquau milieu des années 80, les paradigmes du management scientifique et ceux du droit du travail, ont guidé la construction collective des richesses. Ils ont aussi fait entrer lentreprise moderne dans la culture commune. Pourtant, lentreprise restait sans existence en droit : seule existait la société anonyme. Cette vulnérabilité politique et doctrinale allait ouvrir la voie à la domination de la corporate governance dont leffet doctrinal a été de distordre les normes de gestion de lentreprise moderne. Et par conséquent de distordre son ancrage politique en découplant lintérêt de lentreprise de lintérêt général.

5. Refonder lentreprise par sa mission :
un enjeu législatif et doctrinal

Lanalyse précédente a été le fruit de nombreux travaux. In fine, elle invitait à reprendre une réflexion fondamentale sur la notion « dobjet social ». On peut la résumer en disant que dans le processus de construction dune action collective particulière – « privée » ou locale – lobjet social possède une double fonction externe et interne :

Dune part, il organise la cohérence entre un intérêt collectif particulier (entreprise, association, communauté) donc un commun relatif à certains, et un intérêt plus large et plus général (État, région, pays, monde…).

Dautre part, il agit en interne comme une mission qui organise laction collective de lentreprise à partir dun système de promesses et dengagements.

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*Il marque par exemple le passage de la société anonyme comme groupe dintérêt à lentreprise comme régime collectif dactivités et de responsabilités.

*Il fonde lactivité du dirigeant en exprimant son « programme général daction15 ».

*Il fonde les normes de gestion de lentreprise, en désignant les parties qui participent à leur élaboration et les engagements qui définissent la « bonne gestion ».

Les lecteurs du rapport Notat-Senard pourront observer que les recommandations des auteurs visent ces mêmes objectifs.

Le premier objectif est réalisé par i) la modification de larticle 1833 du code civil qui inscrit les responsabilités sociales et environnementales dans la définition de la gestion de la société ; et par ii) la définition des salariés comme partie constituante de lentreprise16.

Le second objectif est réalisé par linstauration dune « raison dêtre » de lentreprise. Cette notion ouvre la voie aux « entreprises à mission » (profit and purpose corporations) qui souhaitent inscrire dans leur statut une mission fondatrice de leurs engagements et qui fait lobjet dune gouvernance et dun reporting spécifique adapté à la mission.

Aujourdhui nous savons que la Loi Pacte a sur toutes ces propositions suivi le rapport Notat-Senard. Quels en seront les effets ? Il est trop tôt pour le dire. Mais dun point de vue plus scientifique cette réforme se distingue de toutes celles qui lont précédé par les hypothèses et les cadres théoriques qui la sous-tendent. Il ne sagit plus, comme dans le passé, de réconcilier le capital et le travail, ce qui laissait dans lombre lentreprise en tant que telle. La démarche est même inversée : cest en refondant lentreprise que lon saura rendre justice à chacun, et surtout mettre en place une « gestion responsable », par laquelle, capital, travail, et tous ceux qui font lentreprise, contribueront au progrès collectif.

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Conclusion : au-delà dune réforme,
une rupture épistémologique

Le destin dune réforme législative nest jamais acquis davance. Au-delà de leur impact direct, certaines lois préparent lopinion et pavent le chemin pour des lois futures. Ils nous semblent que les travaux que nous avons évoqués dans cet article sinscrivent dans cette perspective longue parce quils marquent une rupture épistémologique.

Ils montrent clairement que la refondation de lentreprise ne se réduit ni à une politique économique ni à une politique sociale. Il sagit de transformer le moteur majeur de notre civilisation et au-delà celui de lhistoire mondiale. Cette proposition marque une compréhension nouvelle de ce qui est advenu depuis un siècle. En effet, il faut résister à lidée classique que lÉtat ou laction politique sont les grands transformateurs de la civilisation. Cette idée était devenue clairement fausse, vers 1880, quand les entreprises sont devenues de puissants processus collectifs de création scientifique, technologique, mais aussi symboliques et culturels. Ce constat signifie que les États doivent adapter leur action à ce qui est le véritable moteur du cours du monde. Or, labsence dune théorie de lentreprise a conduit lÉtat à se concevoir exclusivement comme un régulateur de marchés. Or, si les marchés valorisent les biens et les richesses, ils ne les créent pas ! Tout au plus peuvent-ils sélectionner les produits qui survivront. Mais on ne peut choisir ce qui nexiste pas ! Le marché le plus efficient reste dun piètre recours, si lon ne peut choisir que la moins médiocre des offres. Lentreprise étant le moteur majeur de la création des richesses et si ce moteur est, à léchelle mondiale, dune piètre puissance innovatrice, alors aucun marché ne pourra y remédier.

Aujourdhui, le sort de la planète dépend autant de la réduction des inégalités et de la lutte contre le réchauffement climatique. On ne pourra relever ces défis que si les entreprises ne contribuent pas à aggraver ces dangers, et surtout engagent toute leur puissance créative dans cette direction. La seule réforme qui soit déterminante à long terme est donc celle de lentreprise. Là est donc la tâche cruciale de laction politique. LÉtat nest pas le moteur de la civilisation mais il peut agir pour que ce moteur soit orienté dans la direction la plus souhaitable 60pour tous. En outre, une telle action ne briderait pas ce moteur, mais au contraire amplifierait sa puissance. De la même façon que le management scientifique na pas bridé la vie des affaires, mais a contribué à sortir le monde des marchands, de calculs étroits et à courte vue, pour donner naissance à lentreprise moderne dont limpact a été décuplé. Hélas, cette puissance a aussi été utilisée pour le pire.

In fine, cette rupture épistémologique ouvre un nouveau champ scientifique fondamental : la dynamique des rapports entre entreprise et civilisation. Cette rupture souligne la fécondité de laxiomatique de laction collective proposée par certains courants en sciences de gestion. On doit noter aussi que la puissance explicative de cette axiomatique bénéficie dun couplage scientifique à lhistoire et au droit. Cette configuration épistémologique devrait être activement favorisée dans lenseignement et dans la recherche. Elle sera en tout cas indispensable pour rendre compte de ce quont été la recherche et les mouvements réformateurs de lentreprise au cours des dix dernières années.

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BIBLIOGRAPHIE

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1 Les thèmes évoqués dans cet article sont développés dans louvrage collectif : B. Segrestin et K. Levillain (2018).

2 Rapport au gouvernement sur « Lentreprise comme objet dintérêt collectif » remis par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard en mars 2018.

3 Il sagit du chapitre de la loi Pacte (Article 61) qui concerne la place de lentreprise dans la société.

4 Nous renvoyons ici au titre du colloque de Cerisy et de louvrage qui en est issu : Segrestin et al. (2014).

5 Au sein de ce collectif, les travaux sur lobjet social de lentreprise ont été plus particulièrement développés par les chercheurs rattachés à la chaire Théorie de lentreprise de MinesParisTech : Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Kevin Levillain, Stéphane Vernac, Errol Cohen.

6 Cf. Le tournant Fayolien, dossier spécial de la Revue Entreprises et Histoire 2016, 2 no 83.

7 Cf. David et al. (2002).

8 Pour une présentation des travaux et publications conduits dans le cadre du Collège des Bernardins de 2009 à 2018, on pourra se reporter au site du Collège, département Hommes et sociétés.

9 Segrestin et Hatchuel (2012) ; Segrestin et al. (2013) ; Levillain (2017). Ces ouvrages sont cités en référence par le rapport Notat-Senard et ont obtenu plusieurs prix académiques et professionnels.

10 Cf. Favereau (2014).

11 Cf. pour une synthèse de cette évolution : Belinga et Guez (2018).

12 En France, cette remise en question a conduit à la Loi sur le devoir de vigilance des grandes entreprises (ou Loi Potier).

13 Cf. par exemple : Instruction sur les demandes en autorisation et approbation de Sa majesté pour létablissement des sociétés anonymes, 1817 notice du Ministère de lintérieur. Source Gallica.

14 Il faut aussi rappeler que les principes du management scientifique auront une influence importante sur les premiers économistes dits « institutionnalistes » comme Commons et Veblen : tous deux ont consacré un ouvrage à ce mouvement.

15 Cette expression est due à Fayol (1917).

16 Ce qui devrait préparer à terme une codétermination à la française. Sur cette question on pourra consulter les publications issues des colloques des Bernardins.