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Classiques Garnier

Faut-il suivre Un paléoanthropologue dans l’entreprise ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2018 – 2, n° 4
    . varia
  • Auteur : Le Bas (Christian)
  • Résumé : Cet article s’appuie sur l’ouvrage de Pascal Picq Un paléoanthropologue dans l’entreprise (Eyrolles, 2011) qui nous interroge sur le sens de l’analogie biologique en économie et du recours aux concepts d’évolution et de sélection pour penser les effets de l’innovation. L’article montre comme cela peut changer notre vision du modèle darwinien de l’innovation.
  • Pages : 203 à 217
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406092483
  • ISBN : 978-2-406-09248-3
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09248-3.p.0203
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/07/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Paléoanthropologie, évolution, sélection, Lamark, Darwin
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Faut-il suivre Un paléoanthropologue
dans l
entreprise1 ?

Christian Le Bas

ESDES-The Business School of UCLy

Je me sers de Lamarck et de Darwin en tant que système de pensée très heuristique sur les capacités à changer ou non les sociétés.

Picq, 2011, p. 139.

Louvrage de Pascal Picq, Un paléoanthropologue dans lentreprise (2011), est un livre remarquable2. Le sous-titre donne une meilleure idée du sujet traité : sadapter et innover pour survivre. Mieux encore, la page 4 de couverture annonce plus simplement la couleur en résumant en quelques mots louvrage : la théorie de lévolution au secours de la crise entrepreneuriale et économique. On fermera les yeux sur le descriptif des idées de Schumpeter qui méritait mieux dans ce livre sur lévolution économique, et on pardonnera la confusion entre John Maynard Keynes bien né le 5 juin 1883 avec un autre John Maynard, Smith celui-là, le père des jeux évolutionnaires né beaucoup plus tard (1920).

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La force indéniable du livre, corrélée à la non moins remarquable expertise et intelligence de lauteur, est de nous amener, à partir de réflexions sur lévolution en général, à la caractérisation des processus sociaux dinnovation. Cela permet à lauteur déclairer le lecteur sur les caractéristiques (trop souvent pénalisantes) du système industriel français qui renvoient fondamentalement aux faiblesses de la culture entrepreneuriale en France (p. 17). Mais on nabordera que très marginalement cet aspect dans la suite de cet article.

Ce livre ne peut laisser indifférent chercheurs et praticiens intéressés par la place de lentreprise dans la société, et du comment procède la coévolution de lentreprise et de son contexte économique, cest-à-dire comment lentreprise parvient sadapter à son environnement mais aussi contribue à le créer ou le modifier. Il sagit pour nous du cœur analytique de louvrage. La perspective théorique est en effet construite autour des deux thèmes que sont lévolution et linnovation darwinienne et lamarckienne. À travers eux le livre tend à nous montrer deux perspectives essentielles sagissant de limpact économique de linnovation. Dune part, lintérêt de la théorie darwinienne de lévolution pour mieux comprendre les contraintes et les conséquences des processus innovants daujourdhui. Dautre part, pourquoi linnovation qui essentiellement darwinienne doit être aussi lamarckienne. Ce sont ces deux aspects que lauteur mobilise afin de (mieux) comprendre comment lentreprise constitue une fabrique dinnovation et, par ce biais, les insuffisances du système français dinnovation. Ce travail novateur en termes de méthode heuristique pose, il nous semble, au moins deux questions sur le fond. En premier lieu le livre nous oblige à réfléchir sur le sens, la pertinence et la portée de lexercice analogique, et en particulier de lanalogie biologique en économie. En second lieu, il nous interroge aussi sur ce que peut apporter de différent en Économie de linnovation lévolutionnisme schumpétérien qui lui aussi a recours aux concepts dévolution et de sélection. In fine nous proposons, quoique brièvement, délargir la perspective en évoquant lexistence de traits latents que la littérature récente en biologie met en exergue, en montrant comme cela peut changer notre vision du modèle darwinien de linnovation. Reprenons successivement ces points.

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1. Lintérêt de la théorie darwinienne de lévolution pour mieux comprendre les contraintes
et les conséquences des processus innovants

Lintérêt du livre est quil nous dit que ce que lon sait sur lévolution dans le monde biologique qui obéit aux lois énoncées par Darwin pourrait être mobilisé pour mieux saisir des enjeux technologiques et industriels contemporains. Notons que lévolutionnisme social dHerbert Spencer, entre autres, est rejeté (p. 26). Il est bien établi par ailleurs que lévolution de la vie peut être impactée par des facteurs purement extérieurs comme le positionnement de la terre ou les trajectoires des météorites (p. 35). Les facteurs internes à la vie elle-même, à la vie des communautés écologiques qui évoluent au sein de systèmes où vivent dautres communautés, peuvent jouer un rôle. Il y a alors coévolution des populations et des communautés (p. 37). Des populations différentes entretiennent entre elles des relations complexes de prédation, compétition, parasitisme, symbiose ou entre-aide (p. 39). Enfin lactivité humaine proprement dite, considérée comme facteur récent (p. 39), affecte les termes de lévolution. Le réchauffement climatique en constitue lexemple le plus lourd de conséquences pour la vie même sur terre.

Ces points sont importants car ils nous rappellent que lévolution possède beaucoup de déterminants et pas seulement la sélection naturelle. Cette dernière est un mécanisme de lévolution (p. 43) et non le mécanisme. Toutefois pour que les facteurs de sélection interviennent il faut trois conditions : que les individus soient différents ; que leurs effectifs varient, et quils soient confrontés à des ressources limitées. Cela sapplique aux hommes, aux sociétés et aux entreprises (p. 43). Cette dernière hypothèse, fondatrice de tout le livre, est évidemment forte. Il y a comme une assimilation dune organisation économique (lentreprise) à un organisme biologique. Cest vrai quon peut parler de population dentreprises, lesquelles sont évidemment confrontées à des ressources limitées. On ne peut pas toutefois les considérer comme des êtres biologiques. Mais on peut faire comme si elles létaient. Cest comme cela quil faut selon nous lire les développements essentiels de louvrage.

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Vient ensuite la définition de lalgorithme darwinien (p. 45) composé de deux moments : la production des variations (la variabilité), la sélection. Le point essentiel est que les variations sont aléatoires (p. 46), positives ou négatives pour lespèce. Cest la sélection avec une batterie de mécanismes qui fera le tri. Il en résulte un phénomène dadaptation. Cet algorithme est essentiel. Mais il faut faire ici la différence avec ce qui se passe dans le monde économique de lentreprise. En bref, ce qui intéresse lauteur cest comment lentreprise crée de la variabilité avec de linnovation. Cest là que linnovation est impliquée. Lentreprise darwinienne est celle qui va mettre au point linnovation sélectionnée par le milieu. On reviendra sur cette idée quand on sintéressera à lévolutionnisme schumpétérien.

Lauteur envisage ensuite deux mécanismes. Celui de la sélection sexuelle qui est une source de variabilité (p. 48 et suivantes) : des parents différents engendrent des enfants avec un patrimoine génétique encore différent. La reproduction est source dinnovations. Celui des stratégies K et r (p. 89 et suivantes). Ces dernières décrivent les conséquences de pratiques très différentes de reproduction. Par exemple, certains animaux se reproduisent peu mais engendrent souvent des individus différents (stratégie K) ; à lopposé des micro-organismes se dupliquent très souvent et très rapidement mais avec un faible taux de mutation (à la limite sans changement du matériel génétique quand il y a une réplication à lidentique, un clonage). Avec cette dernière stratégie, dite r (quon peut qualifier de quantitative), on a une faible variabilité. Elle est beaucoup plus forte dans le contexte de K qui est plus « qualitative ». En termes dévolution, linvestissement parental est très impressionnant avec K, cest là que se joue la survie de lespèce. Cet investissement va être corrélé à de lempathie, de laffection mais aussi à la vie sociale et un grand cerveau, etc. Il est quasi absent dans certaines réplication de type r, où la survie de lespèce est assurée par le nombre de la descendance et la fréquence élevée de la reproduction (cest la quantité qui prime)3.

Ces deux stratégies ont elles des correspondances dans le monde industriel ? Pour lauteur ce qui se passe dans le secteur automobile pourrait être lu avec cette grille K versus r. Les grands constructeurs allemands de voitures de luxe développent K. Un constructeur comme Fiat serait 207sur la stratégie r, comme Renault dans le passé. On ne passe pas de K à r avec succès ; comme on ne monte pas de r à K facilement. Le r subit des phases de sélection drastiques (p. 226), la stratégie K est plus pérenne.

Tel est le paysage théorique dépeint par lauteur.

2. Pourquoi linnovation essentiellement darwinienne doit être aussi lamarckienne

Revenons à linnovation. Cest à travers lopposition (ou la complémentarité selon le cas) entre lévolution lamarckienne et lalgorithme darwinien que lauteur construit son analyse. Rappelons que pour Lamarck (en fait de Lamarck, mais tout le monde oublie le de) cest pour faire vite, le milieu qui produit la variation. Cest le contexte qui produit une adaptation des comportements ou des organes. Linnovation « répond à une sollicitation de lenvironnement » (p. 158). Cest lenvironnement qui pousse les organismes à se transformer. En termes empiriques, cest linnovation des ingénieurs dans les filières bien établies (p. 159). La production de nouvelles connaissances par recombinaison danciennes (approche issue des travaux déconomistes comme Weitzman ou Fleming) nous semble relever de cette logique lamarckienne. Linnovation darwinienne est celle que lon peut produire sans se préoccuper de son utilité. On ne se préoccupe pas de son caractère avantageux ou non. Il faut savoir perdre du temps, reconnaitre et accepter les surprises, faire par hasard des découvertes heureuses. On pense là, inévitablement, à la découverte de ce qui sera la pénicilline par Fleming, dont le génie fut de considérer quil y a avait peut-être quelque chose à faire avec les « champignons » quil trouva accidentellement dans sa boîte de Pétri. Dans cette approche la créativité épaule linnovation (p. 163). Une phrase résume bien linnovation darwinienne : « [] le chercheur a du mal à évaluer ses idées » (p. 170). La diversité des compétences en recherche favorise le projet innovant darwinien. Mais ne nous trompons pas, la firme doit mener les deux, léclosion darwinienne et la logique lamarckienne, la recherche et le développement. On serait ici tenté de reprendre les termes de la tension inhérente 208à toute production organisée de connaissances que lon doit à March : lexploration qui serait dessence darwinienne et lexploitation dessence lamarckienne (Zuscovitch, 1993). La recherche contemporaine à la suite des intuitions de Tushman tend à considérer que les deux activités ne constituent pas des options substituables sur un trade-off, mais relèvent de deux logiques différentes imposant même dêtre menées de façon séparée au sein dune même organisation (thèse de lambidextrie). Ce qui semble valider lhypothèse quon ne peut pas mélanger facilement des logiques lamarckiennes avec lalgorithme darwinien.

Dans la conception lamarckienne, les lignées évolutives tendent à se perfectionner de façon indépendante (p. 130). Pour lauteur (p. 130 et suivantes) on peut voir là les progrès apparaissant par transformations/perfectionnements de grandes filières et non lémergence puis la sélection dune grande mutation. Cest cette logique qui anime les points forts du système techno-industriel français : la culture dingénieurs des grandes écoles, Airbus dit lauteur je dirais plutôt le TGV, le nucléaire, les télécoms mais aussi les programmes scolaires par disciplines et filières (p. 133), le défaut dune culture entrepreneuriale (p. 145), des écosystèmes ne favorisant pas le risque (p. 149). En bref, la stratégie K exprime le « génie national » !

Notons que lauteur développe un concept un peu différent dans sa préface à louvrage de C. Rebours et I. Pauly (Lexpérience, le nouveau moteur de lentreprise, Diateino, 2016). Il envisage les propriétés de lentreprise darwinienne (et non linnovation) qui sait favoriser les nouvelles expériences car le darwinisme cest aussi lapparition des expériences les plus favorables à un moment donné.

3. Lanalogie biologique, une méthode
à utiliser avec modération ?

La métaphore est une figure de style, mais ne vaut pas comparaison. Par exemple quand lauteur nous parle de lentreprise darwinienne, cest bien une figure de style. Il veut nous parler dune entreprise qui se comporte dune certaine façon sagissant de la nature du processus dinnovation quelle met en place. La métaphore est affaire de langage. 209La difficulté provient du fait quelle est fondée sur lanalogie. Lanalogie est plutôt un processus danalyse, un processus de pensée, fondé sur la perception ou lexistence dune similitude entre deux éléments par ailleurs de nature différente. Par exemple on peut considérer que le processus de concurrence peut sanalyser comme si il était un processus dadaptation darwinien au milieu. On suppose alors que les mécanismes en jeu sont voisins mais évidemment on ne peut pas considérer quils sont similaires. Métaphores et analogies sont inévitablement enchevêtrées.

Il y a dans louvrage de Picq à la fois des métaphores et des analogies essentiellement biologiques. Toutefois, en disant, page 19, que les « entreprises sont comme des espèces et néchappent à ces mécanismes (de lévolution) », lauteur jette le trouble. Il précise « comme des espèces ». Donc on reste encore dans la logique de lanalogie. Lauteur revient sur ce terme page 51 et suivantes pour mettre en garde contre le recours à des « analogies entre le monde des entreprises et la biologie… sources de trop dapproximations ». Mais lauteur lui-même semble abuser des analogies. Puisque lentreprise na pas de succès reproducteur (p. 51), on ne peut donc pas lui appliquer de façon mécanique les catégories de la biologie. Dans certains chapitres, par exemple le chapitre 3, lauteur après avoir brossé le descriptif de lévolution biologique, propose ce quil appelle des lectures pour lentreprise. Il sagit sur la base de lévolution biologique de trouver puis de décrire des situations en quelque sorte analogues dans la vie des entreprises (un bon exemple est fourni par le chapitre 3 que jai peu résumé dans ce texte tant le thème de ladaptation qui y a son centre est particulièrement difficile).

Le recours à la métaphore ou à lanalogie biologique est quelque chose de commun en Économie4. Lauteur ne fait pourtant pas référence à des travaux déconomistes ni à leur histoire. Son propre positionnement, à savoir partir de la théorie de lévolution pour comprendre les comportements contemporains dinnovation, échappe aux formules anciennes danalyse économiques fondées sur lanalogie biologique. Il y eut néanmoins des courants de recherche qui ont été au-delà de lanalogie et qui ont développé les idées réductionnistes, « réduisant » les mécanismes et les comportements économiques à des lois biologiques. Ainsi ce que lon a appelé le social darwinisme dont Spencer fut le plus « apte » et le plus populaire propagateur (voir Durand, 2000). Son 210approche eut une influence intellectuelle énorme dans lAngleterre de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Plus imprégné de lamarckisme (les organismes sadaptent à leur environnement) que de darwinisme (le milieu sélectionne les variations), il assimila quasi complètement la société à un organisme vivant. Bien que cette approche ait été rejetée par la suite, le courant de la sociobiologie semble renouer avec certains présupposés de cette approche réductionniste.

Marshall, le père de lÉconomie Industrielle, qui fut sans doute le plus célèbre économiste anglais du xxe siècle après Keynes, se considérait comme évolutionniste et avait marqué son attrait pour la biologie (sans toutefois tomber dans le travers réductionniste). Malheureusement il na jamais développé ses intuitions en la matière et ses disciples encore moins. Ainsi Hodgson (1999) peut alors affirmer quavec sa mort (1924) le dialogue entre biologie et économie a virtuellement cessé, au moins en Angleterre. Léconomie néo-classique alors en émergence sappuierait plutôt sur de la « mécanique » ou de la physique.

LAllemagne est un pays qui reçut positivement le message de Darwin, aussi les économistes de ce pays développèrent un projet scientifique nouveau imprégné danalogies organicistes. Au sein de plusieurs formulations chacune intéressante, on peut retenir par exemple la théorie des étapes de développement calquée sur la croissance des organismes biologiques qui donna ensuite les multiples modèles du cycle de vie. Ce dernier appartient maintenant, il me semble, à « lADN » des économistes et des théoriciens des organisations. Paradoxalement, Schumpeter, qui nest pas allemand mais autrichien mais qui vécut quelques années en Allemagne, fut très peu influencé par ce mode de pensée. Son premier ouvrage traite de lévolution économique sans faire appel à une quelconque approche biologique. Cest plutôt chez les premiers institutionnalistes américains que lanalogie avec le modèle darwinien est la plus évidente. Lœuvre de Veblen est de ce point de vue exemplaire. La reconstruction de lanalyse économique quil appelle de ses vœux passe par le rejet du mécanicisme néo-classique et ladoption danalogies avec les schémas darwiniens. Il est difficile dexpliquer pourquoi le mot même dévolution ait disparu des recherches économiques tant lindividualisme économique fut dominateur dans la pensée académique. Deux penseurs originaux, Georgescu-Roegen et Boulding, profondément inspirés par la biologie, ressortent toutefois avant que 211les idées évolutionnistes modernes de Nelson et Winter ne se diffusent largement. Dans lévolutionnisme contemporain, de Veblen à Nelson et Winter, lusage de lanalogie biologique se pratique comme outil de féconde mais critique comparaison (voir Hodgson, 1999). Encore que chez Nelson et Winter le fond darwinien tend à sestomper alors que la problématique de la théorie des organisations monte en puissance.

Ce serait une erreur de croire que lusage des métaphores et analogies ne produit pas deffets. Elles peuvent avoir un rôle constitutif dénoncés et de résultats dans la recherche scientifique. Par ce biais elles peuvent affecter son développement et ses résultats bien que les acteurs de la recherche nen soient pas eux-mêmes vraiment conscients (Hodgson, 1999, p. 89). On doit nous semble-t-il aller plus loin. Ce type de procédés peut également éveiller chez le lecteur, au-delà de la curiosité et lintérêt, des significations inédites pouvant déboucher sur la formation de représentations nouvelles de la réalité économique (du fonctionnement et du développement des entreprises en particulier). De nouveaux comportements (que lon suppose plus performants) peuvent même être attendus. Cest sans doute pour cette raison que le discours de Picq trouve une écoute attentive de la part de chefs dentreprise. On leur parle si différemment de la même chose : comment les organisations peuvent-elles se développer et croître dans le contexte dans lequel elles vivent ou survivent. Ce discours peut donc nourrir limagination, chose plus importante que les connaissances si lon en croit Einstein.

4. Que nous dit lévolutionnisme schumpetérien
sur lentreprise darwinienne ?

Un intérêt du livre est quil nous interroge sur lévolutionnisme que jappelle, pour faire vite, schumpétérien, celui né des travaux fondateurs de Nelson et Winter (1982) et développé ensuite par toute une génération déconomistes (entre autres Dosi, Metcalfe). Quest-ce qui différencie le schéma darwinien qui structure la démarche scientifique en biologie et dont Picq dans son livre reprend la structure, du modèle de sélection de lévolutionnisme schumpétérien ?

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La différence centrale cest la nature de la variation. Plus exactement : est-ce que lon peut penser linnovation technologique qui est le moteur de la croissance économique comme une variation darwinienne, cest-à-dire stochastique ? Non évidemment. Linnovation moderne produite par les activités de recherche et de design des grandes entreprises ou des start-ups ne peut être aléatoire. Metcalfe et Boden (1992) sappuyant sur les travaux de Campbell ont fourni une analyse élégante et pertinente de la nature de la variation dans lapproche moderne de lévolutionnisme économique. Lidée fondatrice est que la variation est aveugle (blind variation) et pas aléatoire, et que la rétention est sélective. Envisageons la première idée. La variation aveugle nest pas aléatoire dune part, mais nest pas totalement prédictible ex ante dautre part. Ce qui veut dire que lentreprise na pas les connaissances suffisantes pour apprécier ex ante quelles sont les variations qui auront un avantage sur les autres et qui donc pourront être sélectionnées. Cette thèse se tient si lon suppose quil ny a pas dapprentissage relativement aux succès technologiques passés. Une fois admis lexistence de formes dapprentissage, les variations ne sont évidemment toujours pas aléatoires mais sont de moins en moins aveugles. Or on peut affirmer avec justesse quen matière de progrès technologique laccumulation du savoir joue énormément. Le capital de connaissances mobilisées aide à définir comment et où faire des progrès technologiques. On est ainsi ramené à un monde lamarckien dans lequel les organisations apprennent de leur milieu. Est-ce à dire que la notion de variation aveugle na pas de pertinence ? En fait son degré de validité est limité à des domaines de recherche comme ceux pour lequel le capital social et privé de connaissances est inopérant, ou ceux pour lesquels les exercices de prévision technologique sont quasi impossibles. Dans le cas général, la notion de variation aveugle na plus de sens. Est-ce à dire que lon doit renoncer à lalgorithme darwinien variation/sélection ? Metcalfe propose de ne pas y renoncer en suggérant que lespace de sélection nest plus seulement à lextérieur des firmes mais à lintérieur. Les entreprises identifient, analysent, testent différentes options technologiques. Et finalement lorsquelles choisissent certaines options sur la base de considérations stratégiques, elles-mêmes fondées sur leur expérience et leur connaissance du marché, elles ne font rien de moins que sélectionner de façon darwinienne. On voit que la notion de sélection darwinienne est quand même réappréciée.

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Lespace de sélection interne est construit par lentreprise à travers une organisation du fonctionnement des activités de recherche et des règles de décision et de communication. Il est différent de lenvironnement de sélection qui est extérieur (essentiellement le marché) qui subsiste dailleurs toujours. Lespace de sélection interne est clairement le plus important parce quil reçoit les messages et signaux de lespace de sélection extérieur, et structure les réponses les plus appropriées pour la firme. Cest lui qui constitue le déterminant principal de la croissance et de la survie des firmes. Toutefois, le marché comme espace de sélection reste le juge ultime. On aura ainsi noté que les deux environnements de sélection restent connectés. Lidée essentielle est que le second valide en quelque sorte les normes établies par le premier. Pour le dire autrement : la firme via lenvironnement de sélection quelle a formé tend à anticiper les termes de la sélection par le marché. En cela on pourrait dire que ce « second » environnement de sélection (le marché) est en fait primordial en « dictant » des conditions au premier. Certaines méthodes de créativité sont parfaitement cohérentes avec cette ligne de réflexion (Swann, 2009).

En définitive, linnovation, le moteur de la croissance des firmes et des nations, est une variation qui nest pas darwinienne, cest-à-dire pas aléatoire. La dynamique dévolution est foncièrement lamarckienne, alimentée par lapprentissage ou lapprentissage de lapprentissage (apprendre à apprendre). Autrement dit, lévolutionnisme schumpétérien nous propose quand même sur le fond un éclairage différent de celui dépeint par Picq quant aux enchaînements des relations entre innovation et sélection.

5. Élargir la perspective :
la reconnaissance de lexistence de traits latents change-t-elle notre vision du modèle darwinien de linnovation ?

Les travaux récents en biologie tendent à mettre en évidence lexistence et les conséquences de traits latents (quon pourrait encore dire « cachés »). Le livre de Picq ne les aborde toutefois pas. La latence (latency) signifie 214quil y a un intervalle de temps entre le moment où la stimulation est fournie et la réponse de lindividu. Il y a en quelque sorte un temps de retard entre une cause et un effet. Cest un phénomène quasi général dans beaucoup de domaines naturels. Ce phénomène ne doit pas être confondu avec le phénomène dhystérésis qui fait quun système tend à rester dans un certain état alors que la cause extérieure qui la amené dans cet état a cessé. Et quil devrait donc revenir à létat antérieur. En biologie les traits latents sont de type non adaptatif au moment où ils trouvent leur origine (aléatoire) mais peuvent se réveiller et adapter lorganisme dans un autre environnement. On se trouve alors dans une configuration originale en ce que le pouvoir de lenvironnement (lécologie) semble plus fort que celui quon a pu percevoir en ne tenant pas compte de nombreux cas de traits latents. Ce qui conduit par exemple Wagner (2017) à définir deux types de traits selon lorigine du facteur contraignant : la modification génétique ou la contrainte de lécologie (lenvironnement). Cette problématique de la latence débouche sur lidée quune modification génétique pourrait ne jamais voir ses conséquences inscrites dans un phénotype à cause de lenvironnement. En clair, lenvironnement pourrait bloquer des innovations positives. Il y a des exemples fournis par lhistoire des technologies. Par exemple dans lempire Maya la roue était connue mais pas utilisée parce que leur type déconomie ne connaissait pas les animaux de trait pour des raisons compliquées qui ont peut-être à voir avec le climat. Autrement dit lenvironnement ne permettait pas à cette innovation majeure dêtre opérationnelle dans le domaine du transport. On pense également à ces innovations latentes qui ont besoin pour être mises en œuvre ou se développer de toute une infrastructure de réseau. On a en tête par exemple des situations de « compétition technologique » entre deux technologies. Ainsi dans la compétition entre le TGV et lAérotrain qui fut mis au point par la société Bertin, le fait que le premier pouvait utiliser le réseau classique de voies ferrées fut un élément crucial faisant pencher la balance en sa faveur. Des facteurs extrinsèques sont donc importants pour le succès économique de certaines « variations ». Ce modèle est peut-être plus pertinent pour certaines espèces ou certains traits, il montre toutefois que linnovation est principalement un problème décosystème plutôt que de génétique (Wagner, 2017).

Ce type dapproche pourrait déboucher sur de nouvelles visions en termes de prescriptions. Ainsi en termes dimplications pour les politiques 215publiques, on voit que lexistence de niches écologiques limitant limpact de mutations (en supposant que celles-ci soient positives) doit nous orienter à reconcevoir des politiques dinnovation qui mettraient au point des écosystèmes « libérant les mutations » tout en maintenant des dispositifs dincitations à entreprendre des investissements de recherche-développement. En termes de stratégie dentreprise cette approche redonne de limportance à lespace de sélection externe à lentreprise, pour reprendre la terminologie de lévolutionnisme économique. Un management de linnovation efficient devrait aussi se poser la question de lécologie pouvant accepter linnovation. Lévolutionnisme schumpétérien a traité ce type de questions. Dans ce corpus, les configurations des relations entre la variation (linnovation) et lespace de sélection (lécologie) sont très riches. En plus du modèle de sélection ex ante déjà décrit, on peut par exemple envisager le déploiement dune stratégie de niche visant à atténuer localement la pression de lenvironnement de sélection (voir Kemp et al., 1998). Si on introduit lidée que les consommateurs ont des préférences hétérogènes, il se peut que certains utilisateurs acceptent de payer plus cher un nouveau produit même sil ne correspond pas aux normes techniques de facto et sociales en vigueur (Windrum et Birchenhall, 1998). Une fois la niche constituée elle sagrandir ou va permettre une modification graduelle de lenvironnement de sélection autorisant le déploiement de la variation sur une plus grand échelle. On a là encore un indice que les processus de sélection sociaux sont dune nature différente de celle de la sélection dans le monde biologique.

Sous forme dune rapide conclusion disons que ce livre très riche, tend à montrer quentre la variation (linnovation) dans le monde biologique et lévolution dans celui de la technologie et de lentreprise il y a des traits évidemment communs et des processus dynamiques parfois très similaires. Mais on aurait tort toutefois de recourir à la seule figure de lanalogie pour les penser.

Les recherches récentes développent des démarches parentes qui sont évidemment liées. La première est celle des écosystèmes qui proposent une autre biologie de la survie. Le travail de Reeves et al. (2016) en offre un intelligent résumé. Les contextes dans lesquels les entreprises interviennent sont plus complexes, diversifiés, imprévisibles et interconnectés. Lentreprise est alors pensée comme un système adaptatif vivant se développant dans un (voire des pour les plus grandes) écosystème(s). 216Il y a maintenant une riche littérature traitant du management et de linnovation qui sappuie sur ses présupposés. Une seconde approche est celle de la complexité (Antonelli, 2011) qui tend à sémanciper du « vieux fond » darwinien. Dans cette approche le système quon analyse est composé dun grand nombre déléments en interaction entre eux et avec leur propre environnement. Une grande différence davec les modèles biologiques (et les schémas que retient Picq) est que les acteurs décident des actions à entreprendre sur la base dinformations. Les trajectoires dynamiques qui sont générées sont non linéaires. Les unités élémentaires sadaptent en apprenant. Lapprentissage constitue alors un moteur dévolution. On évite ainsi la difficulté quil y a à penser linnovation comme une simple variation darwinienne.

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BIBLIOGRAPHIE

Antonelli C. (2011), Handbook on the economic complexity of technological change. Cheltenham, UK, Edward Elgar Publishing.

Durand R. (2000), Entropie et évolution économique, Paris, Belin.

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Metcalfe S. et Boden M. (1992), « Evolutionary Epistemology and the Nature of Technology Strategy », in : R. Coombs, P. Saviotti et V. Walsh, (éds.), Technological Change and Company Strategy, San Diego EU, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, p. 49-71.

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Windrum P. et Birchenhall C. (1998), « Is product life cycle theory a special case ? Dominant designs and the emergence of market niches through coevolutionary-learning », Structural Change and Economic Dynamics, vol. 9, no 1, p. 109-134.

Zuscovitch E. (1993), « Evolutionary Economics and the Lamarckian Hypothesis : Towards a “Social Imperfect Competition” », Revue Internationale de Systémique, vol. 7, no 5, p. 459-469.

1 Je remercie Jacques Ninet pour ses remarques et commentaires précieux. Je reste seul responsable des erreurs et insuffisances qui subsisteraient.

2 Lauteur extrêmement prolifique, a publié au cours des deux dernières décennies des ouvrages sur la préhistoire et lévolution, dont jextrais : Nouvelle histoire de lhomme, Paris, Perrin, 2005 ; Il était une fois la paléoanthropologie, Paris, Odile Jacob, 2010 ; De Darwin à Lévi-Strauss. Lhomme et la diversité en danger, Paris, Odile Jacob, 2013 ; Le Retour de Madame Neandertal. Comment être sapiens ?, Paris, Odile Jacob, 2015. Je retiens également le projet « encyclopédique » sous la direction de P. Picq et Y. Coppens, Aux origines de lhumanité, 2 vol., Paris, Fayard, 2001.

3 Je ne sais pas si Picq serait daccord avec moi. Mais du côté de K je mettrais par exemple les éléphants, du côté de r je mettrais les fourmis.

4 Je mappuie ici sur louvrage très documenté de Hodgson (1999).