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Classiques Garnier

« Grand Angle » avec Pierre-Jean Benghozi

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2018 – 1, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Pérez (Roland), Zimnovitch (Henri)
  • Pages : 19 à 33
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406084273
  • ISBN : 978-2-406-08427-3
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08427-3.p.0019
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Grand Angle »
avec Pierre-Jean Benghozi

Rappel sur la rubrique « Grand Angle »

Dans sa politique éditoriale, Entreprise & Société (ENSO) a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », consacrée à une personne, un groupe ou un évènement particulier. Il ne sagira pas dun article académique, dune recension ou dune information factuelle, comme dautres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais dune réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers litinéraire et la vision de la personne « mise à la question », du groupe étudié, de lévènement analysé. Lobjectif recherché est daider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois de déchiffrage – de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.

Lentretien entre Pierre-Jean Benghozi (PJB) et la rédaction dEntreprise & Société, représentée par Roland Pérez (RP) et Henri Zimnovitch (HZ) sest déroulé en plusieurs temps (notamment rencontres du 11 avril et 9 juin 2017).

Roland Pérez et Henri Zimnovitch : Vous êtes un chercheur en économie et gestion, relevant du champ des sciences humaines et sociales, alors que votre formation initiale est celle dun polytechnicien, fondée sur les mathématiques et les sciences dites exactes ; doù vient cette orientation, voire cette vocation ?

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Pierre-Jean Benghozi : Dès mon entrée à lÉcole polytechnique, en 1976 (javais 20 ans), jai été sensibilisé aux questions de recherche en général, cest-à-dire une position où la connaissance nest pas délivrée comme une vérité intangible mais relève dinterrogations et de situations évolutives : on parle parfois du « front de la recherche ». Les hypothèses émises appellent des vérifications, les théories existantes peuvent parfois donner lieu à des discussions critiques et des réfutations.

La plupart des enjeux scientifiques et techniques renvoyant systématiquement à des enjeux humains et de société, mon appétence pour les problématiques de recherche sest assez vite tournée vers le secteur des sciences humaines et sociales, et ceci, avant même la fin de ma scolarité à lX. Ainsi, un de mes tout premiers mémoires portait déjà sur « Théorie des jeux et poids des partis au Parlement européen » : il tentait dappliquer des méthodes de type mathématique à un sujet de société. Jai ensuite préparé un DEA en Recherche Opérationnelle à Dauphine, puis un doctorat en sciences des organisations dans cette Université. Je suis resté, peu ou prou, dans cette orientation (je nose dire cette « vocation »…).

RP et HZ : Comment, du point de vue des élèves-ingénieurs de lX, étaient perçues lÉconomie et la Gestion par rapport aux autres disciplines enseignées ?

PJB : À mon époque lenseignement de léconomie était bien plus diversifié quaujourdhui mais mobilisait déjà fortement des modélisations et formalisations mathématiques familières aux élèves ingénieurs et leur permettant dappréhender plus facilement les concepts. Léconomie commençait ainsi un mouvement qui na été quen samplifiant, rapprochant cette matière des autres disciplines « dures » enseignées dans lÉcole. Le département déconomie de lEP a compté dans ses rangs des économistes renommés au plan national, voire à linternational (J.-J. Laffont, C. Henry, P. Artus…).

En revanche, la gestion était à lépoque encore en émergence, cantonnée à une petite équipe de recherche et à une dizaine de stages de recherche : beaucoup délèves la considéraient – tout comme une partie de lencadrement de lÉcole – comme un prolongement naturel de leur formation dingénieur, formation à acquérir, pour lessentiel, sur le 21terrain au fur et à mesure des prises de responsabilités grandissantes auxquelles aspiraient les élèves polytechniciens.

RP-HZ : Quelques années après, vous êtes devenu enseignant-chercheur à lÉcole Polytechnique, puis directeur du pôle de recherche en Économie et Gestion de cet établissement. Comment, de lautre côté du miroir, avec vous vécu ces relations entre, dune part, les Sciences Économique (SE), les Sciences de Gestion (SG) et plus largement les Sciences Humaines et Sociales (SHS) et, dautre part, les autres disciplines ?

PJB : Ces relations ont fortement évolué en quelques décennies. Si le département déconomie est resté important et prestigieux, la gestion a commencé à être reconnue comme champ scientifique autonome, via notamment le CRG (Centre de recherche en Gestion) qui avait été fondé en 1972 et a été, en 1980, le premier laboratoire français de recherche en gestion à être reconnu par le CNRS. Cest dailleurs dans ce laboratoire que jai préparé ma thèse de doctorat sur les politiques daide à linnovation (thèse soutenue en 1982 à Dauphine comme rappelé ci-dessus). Après mon entrée au CNRS en 1989, jy ai été affecté puis effectué lessentiel de ma carrière scientifique.

Actuellement, les relations entre les différentes disciplines représentées à Polytechnique sont plus diversifiées, avec peut-être parfois plus de concurrence entre elles pour attirer les élèves, car les diverses options offertes sont plus nombreuses et plus ouvertes que dans le passé.

RP et HZ : Au-delà de vos fonctions à lX, vous avez été Président de la section 37 (Économie et Gestion) du Comité national de la recherche scientifique (CoNRS). Cette position vous a permis davoir une vue plus globale du positionnement de ces disciplines dans lensemble du champ scientifique français contemporain. Quelles ont été vos principales observations ?

PJB : La période où jai été président de la section 37 du CoNRS (de 2000 à 2004) ma permis en effet de mieux cerner les relations entre les deux composantes SE-SG et, par ailleurs, entre ces disciplines et dautres plus proches ou plus lointaines (mathématiques appliquées, informatique, histoire, psychologie, droit…).

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À lintérieur de la section 37, la situation reste déséquilibrée malgré la symétrie de lintitulé « Économie & Gestion ». Pour certains, cest « un cheval de SE pour une alouette de SG », ce qui explique des réactions comme celles enregistrées pour les classements des revues scientifiques. Pour maints économistes, la gestion reste une application, plus ou moins sophistiquée, dune branche de léconomie, autrefois intitulée « économie de lentreprise ». Pour les gestionnaires (ou « gestiologues » comme vous les appelez parfois), les SG développent un corpus à lobjet spécifique (une science de laction), faisant appel à plusieurs disciplines, léconomie bien sûr, mais aussi dautres disciplines du champ SHS et au-delà.

Par ailleurs, ce mandat national ma permis de mieux appréhender les enjeux du travail académique aujourdhui (publications, structuration des équipes, poids de lenseignement, financement des projets), et les conditions de travail des chercheurs concernés, conditions qui sont, notamment dans certaines équipes universitaires de province, plus difficiles que dans celle de grands laboratoires parisiens.

Cette double expérience de dialogues interdisciplinaires et inter-établissements ma été profitable dans les fonctions que jai ensuite exercées (2005-2013) à la tête du Pôle de Recherche en Économie et Gestion de lÉcole (PREG-EP – UMR 7187 CNRS). Dans un contexte de regroupement déquipes impulsé par le CNRS, les relations entre les composantes du PREG ont appelé des efforts de structuration et de diplomatie du fait de plusieurs clivages dordre épistémologique, théorique et méthodologiques, divergences, voire de possibilités de de risques de concurrence sur les moyens (crédits et postes). Il a fallu trouver des solutions satisfaisantes à la Herbert Simon (pour citer un grand esprit reconnu à la fois en SE et SG…).

RP : Nous avons participé, lun et lautre, à la mise en place de la Société Française de Management (SFM) au début des années 2000 ; institution dont vous avez été président (2007). Quels enseignements en tirez-vous tant sur la structuration de la communauté scientifique concernée que sur ses relations avec les autres champs scientifiques ?

PJB : Comme je lai rappelé ci-dessus, les SG ne se sont constituées que récemment comme discipline autonome, après la loi Edgar Faure de fin 1968, créant une section universitaire dédiée. Mais elles ont connu une croissance exceptionnelle les amenant à rattraper, parfois à 23dépasser, les disciplines économiques stricto sensu, en termes de moyens et dattractivité des étudiants et, corrélativement, de besoins en postes denseignants et chercheurs. Cette croissance sest accompagnée dune segmentation entre les sous-disciplines du champ (finance, marketing, stratégie, GRH…). Une telle différentiation est légitime dans tout champ scientifique denvergure, notamment dans les disciplines dites appliquées dont les savoirs sont destinés à être directement utilisés par des praticiens (ingénieurs, médecins…). Les SG étaient dans cette situation très segmentée, voire balkanisée, au tournant des années 2000 ; dautant quà la différenciation par spécialités sajoutait celle liée aux structures hétérogènes des établissements concernés par la gestion (universités vs écoles, elles-mêmes de divers types : IAE, IUT, Business Schools, Écoles dingénieurs…). Linitiative de créer la Société Française de Management (SFM) a correspondu à une volonté de donner à la communauté scientifique en SG une identité et un espace académique communs au-delà des spécialités de chacun et de son appartenance institutionnelle.

HZ : La FNEGE existait cependant…

PJB : Certes et elle a joué un rôle majeur dans le développement des SG depuis des décennies. Mais, la FNEGE est une institution créée en 1968 par une convention entre lÉtat et une organisation patronale (le CNPF à lépoque) et non une institution directement issue de la communauté scientifique concernée. Cest du moins, la situation qui apparaissait au début des années 2000, justifiant la création de la SFM. La situation a aujourdhui évolué, notamment par le lancement de nouvelles actions et la création, auprès de la FNEGE, dun conseil scientifique consultatif, composé de lensemble des associations scientifiques du secteur, y compris de la SFM elle-même.

RP et HZ : Vous vous êtes intéressé depuis longtemps à lÉconomie numérique, bien avant quelle ne prenne limportance quelle occupe actuellement, via votre équipe de recherche, la Chaire « Innovation et Régulation des services numériques » à lEP, puis via votre nomination à lARCEP. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces choix de terrains détudes et sur les principaux enseignements que vous en tirez ?

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PJB : En effet, je me suis intéressé depuis longtemps à linnovation et aux technologies de linformation et de la communication. Cétait déjà le cas dans ma thèse de doctorat, puis parmi les premiers travaux de recherche menés sur le courrier électronique, la gestion de projets innovants dans les télécoms, les nouveaux modèles daffaires des industries culturelles. Cela ma permis de structurer progressivement un des axes de recherche principaux du CRG sur « Technologies de linformation et de la communication, Télécommunication, Audiovisuel, Culture ». Les terrains de recherche croisaient à la fois des travaux sur les enjeux du numérique (nouvelles formes déchanges et de marché, stratégie de numérisation des entreprises, régulation) Technologies de lInformation de la communication (analyses économiques et stratégies managériales) et sur les Medias et industries culturelles (analyses sectorielles et organisation, gestion et protection de la propriété intellectuelle). Ces recherches ont contribué à nourrir un positionnement original et fertile grâce à la connaissance croisée de la gestion des technologies et de lindustrie des contenus. La bonne connaissance de linternet et des TIC a permis dapporter des éléments originaux et nouveaux de connaissance pour mieux comprendre les dynamiques de transformation du secteur de la culture (hyper-offre, plateformes, R&D, intermédiation), et la connaissance intime dindustries culturelles qui ont été pionnières sur internet permet de mieux anticiper les dynamiques qui traversent désormais toutes les industries (économie de lattention, stratégie de marque, nouveaux modèles daffaires, organisation de la création, régulation).

Au-delà de mes recherches, jai toujours cherché à construire et consolider la communauté des collègues intéressés par ces thématiques afin de nourrir et stimuler échanges coopérations et projets de recherche conjoints. Cela sest traduit par différentes initiatives : le GDR « TIC et société », le Réseau Thématique Pluridisciplinaire « Économie, Organisation & STICS » (2002), lécole doctorale thématique sur le numérique, la Chaire « Innovation et Régulation des Services Numériques » (École Polytechnique et Telecom ParisTech en 2007), le Master IREN « Industries de réseau et Économie numérique » (Universités Paris 6, Paris 10, Paris 11, SupElec, Telecom ParisTech, EP en 2009).

Ma nomination (en 2013) à lARCEP na fait, en quelque sorte, que prolonger cet engagement dans la structuration du champ et cette série dinitiatives en leur donnant une dimension opérationnelle qui ne peut 25que satisfaire un enseignant-chercheur formée dans une École dédiée aux « savoirs daction ».

RP et HZ : Justement, pour nous focaliser sur vos fonctions actuelles à lARCEP, pouvez-vous, sans entrer dans les détails, nous dire en quoi elles sont guidées par vos travaux de chercheur et, en retour, complètent votre parcours denseignant-chercheur ?

PJB : Comme je lai dit, mes nouvelles fonctions sont pour moi, tout à fait complémentaire de mon parcours précédent. Je ne conçoit pas, en effet quil existe de coupure entre ce qui serait la recherche fondamentale et les avancées scientifiques dun côté, et ce qui serait les enjeux opérationnels, managériaux, de régulation ou dapplication, de lautre côté. Ce nest dailleurs pas quune spécificité de la gestion, on trouve la même situation en chimie, en biologie ou en mathématique appliquée par exemple. Cest à la fois le résultat de ma pratique et le constat des travaux les plus récents en histoire des sciences et de linnovation. Jai dailleurs toujours cherché à mener de concert travail empirique et production de recherche au meilleur niveau dans les revues à comité de lecture. Y compris encore maintenant où je continue à publier régulièrement sur mes sujets dintérêt.

Cette liaison entre le savoir et laction est plus que nécessaire – indispensable – dans des secteurs fortement évolutifs – certains les qualifient de « disruptifs » – comme ceux du numérique, de la création et des nouvelles technologies. À cet égard, les travaux menés ces dernières décennies et les initiatives collectives rappelées ci-dessus mont permis, jen suis certain, dexercer avec plus de pertinence et dacuité mes fonctions de régulateur.

En effet, en matière de numérique le « front de la recherche » est, par nature mouvant ; instabilité des technologies, du mouvement des acteurs économiques, des pratiques des utilisateurs, du cadre réglementaire. Cest ce qui rend intéressant mais complique les tâches du régulateur dont la vocation est justement dintroduire des éléments de stabilité. Ce challenge ne pouvait quenthousiasmer un chercheur dont la vocation est de toujours sinterroger sur ce quil fait et comment il le fait. Ainsi, en étant membre dune « Autorité de régulation », je suis resté dans une mentalité de chercheur, développant une action de compréhension, danalyse et de recherche « chemin faisant ».

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En retour, au terme de mon mandat de régulateur (6 ans non reconductible, soit 2013-2019), je ne doute pas que cette expérience dacteur en situation sera profitable pour une réflexion ultérieure ; évidemment sur les autres acteurs du secteur et plus concrètement sur les processus de prise de décisions stratégiques et les pratiques de régulation… dans les limites de la confidentialité de certains des dossiers traités.

HZ : Toujours sur lARCEP, comment voyez-vous son rôle par rapport aux autres autorités de régulation dans dautres secteurs ?

PJB : lARCEP créée comme « Autorité de régulation des télécommunications » (ART) en 19971 vient davoir 20 ans. Elle est une des premières des autorités administratives indépendantes qui se sont multipliées depuis plusieurs années. Contrairement à une autorité généraliste comme lAutorité de la Concurrence, lArcep est une autorité sectorielle qui a vocation à intervenir « ex ante », en amont, pour organiser, contrôler et accompagner le développement du secteur des communications électroniques (télécom, internet) et des services postaux. À ce titre, elle intervient en relation avec les opérateurs mais aussi dautres acteurs publics : le gouvernement, les administrations publiques, dautres autorités (AdlC, CNIL, CRE, CSA), le Conseil dÉtat et les tribunaux.

Par rapport aux autres autorités, elle a la particularité dintervenir pour partie dans un secteur extrêmement concurrentiel et surtout connaissant en permanence des profondes évolutions. Projets de concentration, nouvelles technologies mobiles (4G ou 5G), nouveaux réseaux fixe (la fibre), initiatives européennes, opérations commerciales, nouveaux acteurs économiques, fréquences à attribuer, marché B2B… « [] il se passe tout le temps quelque chose à lArcep ». Pour pouvoir répondre de manière cohérente à ces différentes sollicitations, nous devons donc savoir définir une doctrine et des principes dintervention dans un contexte plus instable que dans dautres secteurs.

RP : Justement, cette révolution numérique étant mondiale, comment situez-vous laction de lARCEP, comme institution française par rapport à dautres pays ? Quelles coordinations, notamment dans lespace européen ?

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PJB : lARCEP est profondément ancrée dans lespace européen. Son existence même est dailleurs liée à une directive européenne2 en ce qui concerne la réalisation de la pleine concurrence sur le marché des télécommunications. Au-delà, limportance du marché unique et des engagements français dans la construction européenne, conduisent lArcep à interagir directement et constamment avec la Commission (qui contrôle certaines de ses décisions) et à entretenir des rapports étroits avec les régulateurs des autres États membres de lUnion européenne via notamment lOrgane des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE).

Mais les relations internationales de lArcep ne se limitent pas à lEurope. Son excellente réputation fait que lAutorité reçoit régulièrement des délégations étrangères et elle est également membre dautres groupements internationaux à vocation dentraides et déchanges dexpériences, ainsi le Fratel (réseau francophone de la régulation des télécommunications).

RP et HZ : Pour quitter lARCEP et aller vers lArt, nous avons remarqué que vous vous êtes très largement intéressé aux activités artistiques et culturelles, tant dans vos activités de recherche quà titre personnel. Pouvez-vous nous en dire un peu plus et, par exemple, comment vous voyez la place de lart et de la culture dans une société placée sous lomnipotence de la technique et de léconomie ?

PJB : Au-delà de mes goûts et de ma sensibilité personnelle à lArt et la Culture, ce secteur est aussi, pour plusieurs raisons, particulièrement important à mes yeux du point de vue de la recherche en gestion

Dabord, lArt contribue à créer du sens ; lintégration de dimensions artistiques et culturelles dans les produits et les services (design, habillage, conception) contribue à leur donner pour les individus, une valeur ajoutée plus forte que les fonctionnalités techniques et économiques stricto sensu ;

les industries culturelles, leur organisation et leur manière de penser innovation et conception sont emblématiques et à lavant-garde des modes de fonctionnement de lensemble des entreprises ; on peut le 28vérifier dans la sensibilité récente aux questions de création et de conception dans des industries aussi différentes que lautomobile ou lélectronique ;

les industries culturelles ont préfiguré très tôt la plupart des transformations portées aujourdhui par la révolution numérique dans tous les secteurs, autant dans les modes dexpression et de consommation culturelles que dans léconomie des biens et services classiques (transport, hébergement, tourisme, e-commerce…).

Pour ces raisons, jai été amené, aussi loin que je me souvienne, à ne jamais considérer lart et plus largement la culture comme un simple « ornement » – à limage du « 1 % culturel » auquel sont astreints les grands chantiers de bâtiment et travaux publics – mais à le considérer au contraire, comme une composante significative, parfois essentielle, de tous les projets et productions collectifs, bien avant la vogue actuelle des travaux de management allant chercher leurs sources dinspiration dans la création artistique.

Comme je le notais plus haut, cette conviction ma toujours conduit, au plan de mes activités de recherche, à étudier parallèlement innovations technologiques et industries culturelles, tout autant quà mengager à la fois dans des institutions généralistes (SFM, Arcep) et à fonder ou prendre des responsabilités dans dautres plus directement orientées dans la culture (Groupe dAnalyse Stratégique des Industries Culturelles placé auprès du ministre de la culture et de la communication, GIS Culture Médias & Numérique, association internationale « Management, Art & Culture » qui regroupe près dun millier de membres issus de plus dune quarantaine de pays).

RP : votre parcours professionnel sexprimant désormais en décennies et ayant concerné tant la recherche et lenseignement que laction publique dans plusieurs secteurs dactivité, eux-mêmes en profonde mutation, quelle vision globale avez-vous sur ces évolutions ; à la fois celles de ces activités et de leurs écosystèmes, également de votre propre parcours ?

PJB : Ces quatre décennies écoulées depuis mon engagement dans la recherche sont passées rapidement – trop vite à mes yeux – tant les domaines sur lesquels portaient mes recherches ont évolué de manière parfois drastiques sous leffet de ce quil est convenu dappeler la révolution numérique. Celle-ci est mon objet central de recherche et jai tenté 29de contribuer à mieux la comprendre dans ses diverses manifestations et à en accompagner le développement sous diverses formes.

Les activités diverses auxquelles vous faites référence ne constituent que les formes successives dun même engagement :

la recherche appelle, pour être efficace, une implication dans son organisation et son animation ; ce que jai essayé de faire tant au Pôle de Recherche en Économie et gestion de lEP quà la section éponyme du CoNRS, sans oublier la Société française de management ou lassociation internationale « Management, Art & Culture »

la recherche, si elle veut être utile à la société, doit pouvoir bénéficier aux étudiants en formation ; cest le sens de mes initiatives pédagogiques à tant à lEP et que dans dautres établissements (ainsi pour le master IREN3 devenu la formation de référence du secteur)

Sagissant dune recherche « en mouvement » sur une réalité elle-même évolutive, elle doit aussi sadresser aux acteurs professionnels et aux autorités publiques concernées par son objet. Dans mes fonctions antérieures, jai veillé à ce transfert de connaissances sous diverses formes (études et conseils notamment) et mes fonctions actuelles à lARCEP en constituent en quelque sorte un aboutissement.

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NOTE BIOGRAPHIQUE

Pierre-Jean Benghozi, né en 1956, ancien élève de lÉcole Polytechnique (EP), est titulaire dun doctorat en sciences des organisations et dune HDR en économie de lUniversité Paris Dauphine. Il est directeur de recherche au CNRS et professeur à lÉcole polytechnique où il dirigeait, jusquà sa nomination à lArcep en 2013, le pôle de recherche en économie et gestion. Il y était également responsable de la chaire « innovation et régulation des services numériques » quil avait contribué à fonder. Il a également enseigné dans plusieurs grandes universités françaises et étrangères.

Pierre-Jean Benghozi est, en France, un des précurseurs des recherches sur lentreprise et léconomie numérique ainsi que sur les industries de contenus. Ses travaux ont porté plus spécifiquement sur le développement et lusage des TIC dans les grandes organisations ainsi que sur lanalyse des chaînes de valeur et des modèles daffaires associés aux marchés du commerce électronique, notamment dans les industries créatives. Il est lauteur de nombreuses publications et ouvrages sur ces questions, en France et à létranger.

Au Collège de lArcep, Pierre-Jean Benghozi suit plus particulièrement les dossiers du « Très haut débit fixe », les relations avec les collectivités territoriales, le marché « Entreprise » et les usages publics du numérique.

SÉlection de publications
(parmi environ 250 publications acadÉmiques)

Livres et numéros spéciaux de revues

Benghozi P.-J. (1989), Le Cinéma entre lart et largent, Paris, LHarmattan.

Benghozi P.-J. (1990), Innovation et gestion de projets, Paris, Eyrolles.

Benghozi P.-J. et Bayart D. (1992), Négocier la modernisation : le cas de la presse, Paris, La Documentation française.

Benghozi P.-J. et Bayart D. (1993), Le tournant commercial des musées en France et à létranger, Paris, La Documentation française.

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Benghozi P.-J. et Bergadaà M. (2012), Les savoir du Web, Bruxelles, de Boeck.

Benghozi P.-J. et Chantepie P. (2017), Jeux vidéo : lindustrie culturelle du xxie siècle ?, Paris, Presses de Sciences Po.

Benghozi P.-J. et Huet J.-M. (2009), Le meilleur de la stratégie et du management, Paris, Pearson Éducation.

Benghozi P.-J. et Paracuellos J.-C. (2011), Télévision : lavènement du numérique, Paris, La Documentation française.

Benghozi P.-J. et Paris T. (2013), Howard Becker et les mondes de lart, Palaiseau, Éditions de lÉcole polytechnique.

Benghozi P.-J., Bureau S. et Massit-Follea F. (2009), The Internet of Things : What challenges for Europe ?, Paris, Éditions MSH, collection : « praTICs » (publication bilingue).

Benghozi P.-J., Charue-Duboc F. et Midler C. (2000), Innovation based competition and Design systems dynamics, Paris, LHarmattan.

Benghozi P.-J., Rayna T., Salvador E. et Striukova L. (2015), numéro spécial : « Leveraging Technological Change : the Role of Business Models and Ecosystems », International Journal of Technology Management, (Guest Editors), vol. 75, no 1/2/3/4, p 1-5.

Articles dans revues à comité de lecture
et chapitres douvrages

Abecassis C. et Benghozi P.-J. (2012), « Efficiency and Innovativeness as Determinants of Design Architecture Choices », Journal of Product Innovation Management, vol. 29, no 3, mai, p. 405-418.

Benghozi P.-J. (1990), « Managing innovation : from ad hoc to routine in French Telecom », Organization Studies, vol. 11, no 4, p. 531-554.

Benghozi P.-J. (2001), « Relations interentreprises et nouveaux modèles daffaires », Revue Économique, vol. 52, numéro spécial : « Économie de lInternet », p. 167-190.

Benghozi P.-J. (2002), « Technologie et organisation : le hasard et la nécessité », Annales des Télécommunications, vol. 57, no 3-4, p. 289-305.

Benghozi P.-J. (2006), « Les communautés virtuelles : structuration sociale ou outil de gestion ? », Entreprises et Histoire, vol. 2006/2, no 43, p. 67-81.

Benghozi P.-J. (2008), Intellectual Property Rights in the Digital Age, The Culture and Globalization Series, (edited by UCLA, LSE & SAGE).

Benghozi P.-J. (2009), « La pérennité : un lest ou un gyroscope pour lentreprise ? », Dossier Spécial Pérennité organisationnelle (édité par S. Mignon), Revue Française de Gestion, vol. 35, no 192, mars, p. 177-181.

Benghozi P.-J. et Benhamou F. (2010), « The Long Tail : Myth or Reality ? », International Journal of Arts Management, vol. 12, no 3, p. 43-53.

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Benghozi P.-J. et Bergadaà M. (2011), « Métier de chercheur en gestion et Web. Risques et questionnements éthiques », Revue Française de Gestion, vol. 38, no 220, p. 51-69.

Benghozi P.-J. et BUREAU S. (2005), « Professionnalisation des nouveaux métiers liés aux TIC : le cas des webmestres intranet de France Télécom », Économie et Sociétés, série Socio-Économie du Travail, vol. 25, no 4, p. 775-802.

Benghozi P.-J. et Licoppe C. (2003), « Technological national learning in France : from minitel to internet », in : B. Kogut (éd.), The Global Internet Economy, Cambridge, Mass., MIT Press, p. 153-190. et p. 381-406.

Benghozi P.-J. et Lyubareva I. (2014), « When cultural industries look for new business models : A study from the case of the online French press », International Journal of Art Management, vol. 16, no 3, p. 6-19.

Benghozi P.-J. et Mellier G. (2016), « The Internet of Things : a New Paradigm for Regulation ? », Journal of Law and Economic Regulation, vol. 9, no 1, p. 1-29.

Benghozi P.-J. et Paris T. (1999), « Authors Rights and Distribution Channels : an Attempt to Model Remuneration Structures », International Journal of Arts Management, vol. 1, no 3, p. 44-58.

Benghozi P.-J. et Paris T. (2000), « LIndustrie de la musique à lâge dinternet : nouveaux enjeux, nouveaux modèles, nouvelles stratégies », Gestion 2000, vol. 18, no 2, p. 41-60.

Benghozi P.-J. et Paris T. (2003), « De lintermédiation à la prescription : le cas de la télévision », Revue Française de Gestion, vol. 2003/1, no 142, p. 205-227.

Benghozi P-.J. et Paris T. (2007), « The Economics and Business Models of Prescription in the Internet », in : E. Brousseau et N. Curien, (éd.), Internet and digital economics : principles, methods and applications, New York, Cambridge University Press p. 291-310.

Benghozi P.-J. et Salvador E. (2014), « Are traditional industrial partnerships so strategic for research spinoff development ? Some evidence from the Italian case », Entrepreneurship & Regional Development : An International Journal, vol. 26, no 1-2, p. 47-79.

Benghozi P.-J. et Salvador E. (2015)(2016), « Investment strategies in the value chain of the book publishing sector : how and where the R&D someway matter in creative industries ? », Technology Analysis & Strategic Management, vol. 28, no 5, p. 568-582.

Benghozi P.-J. et Santagata W. (2001), « Market piracy in the design-based industry : economics and policy regulation », Économie Appliquée, vol. LIV, no 3, p. 121-148.

Benghozi P.-J., Solomon R. J. et Kavassalis P. (1996), « The Internet : a Paradigmatic Rupture in Cumulative Telecom Evolution », Industrial and Corporate Change, vol. 5 no 4, p. 1097-1126.

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Lyubareva I., Benghozi P.-J. et Fidele T. (2014), « Online Business Models in Creative Industries : Diversity and Structure », Journal of International Studies in Management and Organization, vol. 44, no 4, p. 43-62.

Salvador E. et Benghozi P.-J. (2015), « Research spin-off firms : does the university involvement really matter ? », Management International, vol. 19, no 2, p. 177-194.

1 Compétences étendues aux activités postales (la loi de régulation de ces activités en 2005).

2 Directive 96/19/CE de la Commission, du 13 mars 1996 ensuite transposée en droit français.

3 Industries de Réseaux et Économie Numérique.