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Classiques Garnier

Grand angle avec André Comte-Sponville

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2017 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteurs : Basso (Olivier), Zimnovitch (Henri)
  • Pages : 23 à 37
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406073901
  • ISBN : 978-2-406-07390-1
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07390-1.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/12/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Grand angle
avec André Comte-Sponville

Note de la rédaction

Dans sa politique éditoriale, Entreprise & Société a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », consacrée à une personne, un groupe ou un évènement particulier. Il ne sagira pas dun article académique, dune recension ou dune information factuelle, comme dautres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais dune réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers litinéraire et la vision de la personne « mise à la question », du groupe étudié, de lévènement analysé. Lobjectif recherché est daider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois de déchiffrage – de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.

Pour ce deuxième numéro, cest le philosophe André Comte-Sponville qui a accepté de nous accorder un entretien ; celui-ci fut suivi de questions formalisées par écrit auxquelles il a répondu par mail en juin dernier. Le compte-rendu que lon trouvera ci-après est complété en annexe dune courte note biographique et des références bibliographiques citées.

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Entretien avec André Comte-Sponville1

Propos recueillis par Olivier Basso et Henri Zimnovitch

Olivier Basso et Henri Zimnovitch : Dans votre Dictionnaire philosophique la morale est définie en référence à la tradition philosophique, notamment à Kant, comme les devoirs « que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense », laction « ne dépend pas de ses effets attendus, mais seulement de la règle à laquelle elle se soumet » [Comte-Sponville (2013) p. 655). Les conceptions utilitaristes, « conséquentialistes », pragmatistes, de la morale ne sont-elles pas davantage adaptées pour le management des entreprises ?

André Comte-Sponville : Je ne suis pas kantien, et jai beaucoup destime pour lutilitarisme, souvent plus opératoire, en pratique, quune approche strictement déontologique. Quune action soit ou non favorable au bonheur du plus grand nombre, cela en dit au moins autant, sur son éventuelle moralité, que sa conformité ou non à je ne sais quelle « loi morale », prétendument universelle et absolue. Au reste, les grands utilitaristes (Helvétius, Bentham, Mill…) sont comme les héritiers lointains dÉpicure et de Spinoza, dont je suis beaucoup plus proche que de Kant. Il nen reste pas moins que Kant, en matière de morale, a au moins phénoménologiquement raison : il décrit la morale telle que nous avons le sentiment de la vivre. Cest spécialement vrai sagissant du désintéressement. Vous trouvez un portefeuille dans la rue. Si vous ne le restituez à son propriétaire que dans lespoir dune récompense supérieure aux quelques billets quil contient, personne ne trouvera votre action méritoire ! Kant ne fait ici que reprendre une conception largement répandue : une action nest moralement louable quà condition dêtre matériellement désintéressée. Dailleurs, beaucoup dutilitaristes ou de conséquentialistes en seraient daccord ! Pour un utilitariste, une action est morale si elle tend à augmenter le bonheur du plus grand nombre, pas si elle tend à naugmenter, aux dépens dautrui, que mon bonheur à moi ! Bref, quelle que soit la conception philosophique que vous en avez, la morale, en pratique, soppose tendanciellement à légoïsme. Levinas 25notait quelle se résume en une formule de politesse : « Après vous, je vous en prie ! » – alors que légoïsme dit « Moi dabord ! ». Cela vaut pour les utilitaristes comme pour les autres ! Par exemple le commerçant qui nest honnête que par intérêt (par peur du gendarme ou pour ne pas perdre ses clients) : son comportement est certes conforme à la morale, mais il est sans aucune valeur morale (il ne vise que son intérêt propre, nullement celui dautrui ou du grand nombre). Tout cela relève moins du kantisme que du sens commun. Il nest pas moralement condamnable de chercher son propre intérêt. Mais rien nest moralement louable quà la condition de chercher aussi lintérêt dautrui, donc dêtre au moins partiellement désintéressé.

Cela ne veut pas dire quune action morale doive se désintéresser de ses conséquences ! Un enfant, devant vous, tombe dans une eau profonde. Votre devoir est de le secourir. Si vous vous demandez quel intérêt vous avez à le faire, vous êtes déjà un pauvre type. Mais comment le secourir ? En plongeant ? En appelant les secours ? En lui jetant une bouée ? En lui tendant une branche ? La morale vous prescrit de choisir laction la plus efficace (il serait à la fois idiot et immoral de plonger si vous ne savez pas nager, alors quun poste de secours est à quelques pas). Il faudra donc, bien évidemment, tenir compte des conséquences prévisibles de votre action. Mais ce ne sont pas ces conséquences qui font la valeur de lacte ; cest lintention qui le motive. Preuve en est que la valeur morale de votre acte restera la même, quil réussisse ou quil échoue. Imaginez par exemple que vous plongiez et que, saisi par le froid ou par une crampe, vous vous noyiez sans avoir pu sauver lenfant. Votre plongeon nen reste pas moins, moralement, une bonne action. Même chose si vous sauvez lenfant et que celui-ci se révèle, quelques années plus tard, un tyran sanguinaire. Vous avez sauvé le petit Adolf Hitler ! Les conséquences de votre acte se révèlent après coup déplorables, mais votre action nen reste pas moins moralement bonne.

Quil faille tenir compte des conséquences de nos actions, jen suis bien sûr daccord (cest ce qui distingue « léthique de responsabilité », dirait Max Weber, de « léthique de conviction »). Mais ce ne sont pas ces conséquences qui font la valeur morale de lacte : cest lintention, je le répète, autrement dit le but visé, donc la disposition de la volonté au moment où lon agit. Cest lune des différences entre la morale (qui se juge aux intentions) et la politique (qui se juge aux résultats). Les deux 26sont légitimes et nécessaires : raison de plus pour ne pas les confondre ! Il en va un peu de même en matière de management : la valeur morale du manageur dépend de ses intentions ; sa valeur professionnelle, de ses compétences, et plus encore de ses performances ou résultats. Or cest sur la morale que vous minterrogez… Je vous réponds quelle est en effet, dans son principe, indépendante de quelque récompense ou sanction que ce soit, donc matériellement désintéressée, et quelle ne dépend pas des résultats obtenus mais de lintention qui lanime. Cela ne réfute pas lutilitarisme (viser le bonheur du plus grand nombre, cest une intention louable), mais limite la portée dune approche qui se voudrait exclusivement conséquentialiste. Une morale utilitariste, telle que je la comprends, reste une morale de lintention. Elle ne serait pas morale autrement.

Au reste, les conséquences de nos actes, nous ne les connaissons jamais quen partie. Cest spécialement vrai pour les chefs dentreprise, qui travaillent en situation de complexité et dincertitude. Dans un univers chaotique, le conséquentialisme atteint vite ses limites ! Cela nempêche pas les patrons de se préoccuper perpétuellement des conséquences de leurs actes. Mais ils auraient tort de croire que ces conséquences, sils pouvaient les connaître toutes, suffiraient à garantir leur propre moralité. Judas et Ponce Pilate ont peut être augmenté le bonheur du plus grand nombre (si la Crucifixion contribua, comme le croient les chrétiens, au rachat de lhumanité). La dénonciation et la condamnation dun innocent nen restent pas moins, moralement, des fautes. Cest vrai aussi dans le monde des affaires. Il nest pas impossible quen corrompant un politique ou en calomniant un concurrent, vous maximisiez le bonheur du plus grand nombre. Serait-ce moral pour autant ? À linverse, il est probable que vous obtiendrez de meilleurs résultats en respectant vos collaborateurs quen les méprisant. Mais ce nest pas parce que les résultats seront meilleurs que le respect vaut mieux, moralement, que le mépris !

Ajoutons un dernier mot. Les patrons passent beaucoup plus de temps à sinterroger sur les conséquences prévisibles de leurs actes que sur leur propre moralité. Ils ont raison ! Ils savent bien quêtre un bon patron (compétent, performant, efficace) nest pas la même chose quêtre un patron bon (moralement irréprochable, plein damour et de générosité) ! Eh bien, je vous dirai deux choses. La première, cest que notre pays a davantage besoin de bons patrons que de patrons bons. La seconde, cest quêtre un bon patron na jamais dispensé dessayer dêtre un patron 27bon, ou du moins, restons modestes, un patron humain et humaniste. Cest pourquoi on a besoin de morale, et cest pourquoi elle ne suffit pas. Le plus souvent, elle dit moins ce quil faut faire que ce quil ne faut pas faire. Imaginons que vous deviez embaucher un collaborateur, parmi 15 candidats : la morale ne vous dit pas lequel choisir ; mais si le candidat le plus compétent est noir et que vous envisagez pour cela den choisir un autre, la morale vous dira : « Non ! Pas ça ! Pas toi ! » Je pourrais multiplier les exemples. Faut-il embaucher ou non ? Faire de la croissance externe ou interne ? Simplanter à létranger ou pas ? Licencier ou pas ? Délocaliser ou pas ? La morale, sauf exception, ne répond pas. Elle na ni frontières ni patrie. Pourquoi les Marocains ou les Slovaques auraient-ils moins le droit de travailler que les Français ? Et quest-ce qui augmente le plus le bonheur du plus grand nombre ? Une entreprise qui végète en France, ou une entreprise qui se développe à létranger ? Une entreprise qui licencie quand cest nécessaire, ou une entreprise qui sy refuse, au risque de disparaître ? Si vous comptez sur la morale pour tenir lieu de gestion ou de management, vous avez du souci à vous faire ! Mais si vous croyez pouvoir vous passer de morale, parce que la gestion suffirait à tout, vous êtes un salaud ou un nihiliste. Angélisme dans le premier cas, barbarie dans le second. Entre les deux, une ligne de crête : une action qui serait à la fois économiquement efficace, quant à ses conséquences, et moralement acceptable, par les limites quelle simpose, voire moralement louable, par les intentions qui la motivent. Mais la question de lefficacité occupe légitimement plus de place, dans le quotidien dun dirigeant dentreprise, que celle de ses propres intentions. La sainteté est lexception, dans lentreprise comme ailleurs. Nul ne saurait lexiger dautrui, ni même y prétendre pour soi. La compétence, moins admirable, est aussi moins rare, et plus utile.

O. B. et H. Z. : On use indifféremment de morale ou déthique pour les appliquer à lentreprise. Pensez-vous quil serait préférable de faire une distinction entre les deux termes, notamment en sinspirant de celle que vous proposez dans le chapitre « Morale ou Éthique ? » [Comte-Sponville (1994) p. 183-206) ?

A. C.-S. : Non. Dans le langage courant, « morale » et « éthique » sont synonymes, donc interchangeables, au snobisme près. Il est plus chic 28de parler déthique. Parlons donc plutôt de morale : tout le monde comprend ce que cela veut dire. La distinction que je propose, entre morale et éthique, est une distinction conceptuelle, que je crois philosophiquement importante, mais trop particulière pour simposer dans le monde de lentreprise. Un chef dentreprise ou un salarié nest pas tenu davoir lu Comte-Sponville !

O. B. et H. Z. : La gestion, le management, analysent des faits mais aussi des valeurs ; leurs prescriptions portent sur la conduite des hommes dans les organisations. Peut-on considérer quils relèvent seulement de lordre « techno-scientifique » ou, comme Yvon Quiniou vous en fait la remarque à propos de léconomie, ne doit-on pas considérer quils relèvent également de la morale [Comte-Sponville (2009) p. 266-274) ?

A. C.-S. : Je ne sais pas ce que vous entendez par « la gestion » ou « le management ». Ce ne sont que des abstractions. Ce qui existe concrètement, ce sont des gestionnaires et des manageurs, tous différents et qui sont loin dêtre toujours daccord entre eux, par exemple de faire les mêmes analyses ou dénoncer les mêmes prescriptions ! Or, ces gestionnaires et/ou manageurs ne sont évidemment pas cantonnés dans lordre économico-techno-scientifique ! Comme tout être humain, ils sont dans les quatre ordres à la fois : dans lordre techno-scientifique, certes (soumis par exemple à la loi du marché ou aux bouleversements technologiques), mais aussi bien dans lordre juridico-politique (ce sont des citoyens, soumis à la loi), dans lordre de la morale (ce sont des sujets, soumis au devoir), enfin dans lordre éthique (ce sont des personnes, sujettes à lamour). Il ne sagit surtout pas de senfermer dans lun de ces ordres, ni de les réduire tous à un seul ! Si jai proposé cette distinction des ordres, cest au contraire pour expliquer quon a besoin des quatre, quils obéissent à des logiques différentes, et quon a toujours tort de les confondre. Si vous comptez sur la loi de loffre et de la demande pour tenir lieu de vertu, ou sur la vertu pour conquérir des parts de marché, vous vous racontez des histoires. Même chose si vous comptez sur la légalité pour tenir lieu de moralité, ou inversement. Il y a des salauds légalistes, et il nest pas exclu quun brave homme doive parfois violer la loi. Bref, arrêtez de vous cacher derrière la gestion ou le management : assumez plutôt vos responsabilités de gestionnaire et de manageur !

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O. B. et H. Z. : Au-delà des règles légales, les normes qui sont propres à une organisation influencent le comportement, et lorientation morale, de ceux qui y travaillent, cest la visée des chartes éthiques. Ny-a-t-il pas un risque de voir une dérive « angélique » ou « barbare », pour reprendre le vocabulaire dont vous usez, lorsque lordre moral cherche à simposer dans le « techno-scientifique » et inversement [Comte-Sponville (2009) p. 89-114).

A. C.-S. : Oui, bien sûr, il y a un risque, et cest justement ce risque que ma distinction des ordres tend à penser et à éviter ! Barbarie : soumettre le plus haut (lamour, la morale, le droit) au plus bas (les sciences, les techniques, le marché). Angélisme : prétendre annuler le plus bas au nom du plus haut (comme si lamour tenait lieu de compétence, comme si la morale suffisait à la performance, comme si la légalité garantissait la compétitivité !). Politiquement, dans nos pays et de nos jours, la barbarie menace davantage à droite (barbarie ultralibérale : tyrannie du marché). Et langélisme, à gauche (angélisme politiquement correct : tyrannie des grands principes et des bons sentiments). Individuellement, cela dépend des individus : à chacun de percevoir sa propre pente, pour éviter de sy abandonner !

Vous nen avez pas moins raison sur un point important : les règles dune organisation finissent par influencer le comportement et lorientation morale des individus qui y travaillent. Cest pourquoi il est important dy réfléchir. Les valeurs dentreprise ne tiennent pas lieu de conscience morale. Mais la réciproque est vraie aussi : la conscience morale des individus ne saurait tenir lieu de valeurs dentreprises. Ce sont deux domaines différents, qui se recoupent en partie, mais pas toujours. Imaginez quun patron propose, comme valeurs dentreprise, ce triptyque : « Amour, générosité, justice ». Je serais plus que réservé ! Ce nest plus un patron, me dirais-je, cest un gourou ! Et de quel droit prétend-il faire la leçon, en matière de morale, à ses salariés ? Se croit-il supérieur à eux ? Lamour, la générosité et la justice sont pourtant, à mes yeux, les trois plus hautes valeurs morales. Mais justement : ce ne sont pas des valeurs dentreprise. À linverse, les valeurs dentreprise les plus répandues – par exemple « innovation, esprit déquipe, satisfaction client » – ne sont pas des valeurs morales, ou guère. Nul nest tenu, moralement, dinnover ; et la morale ne fait aucune différence entre ceux 30qui sont membres de léquipe et les autres, ni entre le client, qui est un prochain solvable, et quelque autre prochain que ce soit, solvable ou pas. Quant aux valeurs dentreprise qui sont aussi des valeurs morales – par exemple « intégrité » et « respect » –, reconnaissons quelles sont dune grande banalité. Quil ne faille pas piquer dans la caisse ni injurier ses collaborateurs, jen suis daccord. Quon le rappelle dans une charte éthique, je nai rien contre, bien au contraire. Mais cela ne suffit ni à la vertu dun individu ni à la bonne marche dune entreprise.

O. B. et H. Z. : Selon vous, il nexiste pas de fondement universel de la morale, ce qui vous conduit à une forme de relativisme (Cest chose tendre que la vie, 2015, p. 385-407). Doit-on en déduire quune entreprise multinationale peut avoir des valeurs morales différentes selon les pays dans lesquels elle opère ?

A. C.-S. : Ce nest pas lentreprise qui a des valeurs morales, mais les individus qui y travaillent ! Or ils nont pas forcément les mêmes, fût-ce au sein dun seul et même pays. Par exemple en France : certains jugent lavortement moralement acceptable, dautres non ; certains souhaitent une légalisation de leuthanasie, dautres sy opposent, dans les deux cas pour des raisons morales ; certains sont pour le capitalisme, dautres contre, là encore au nom de valeurs morales ; certains considèrent que lhomosexualité est un péché (cest notamment la position de lÉglise catholique), dautres voient dans ce point de vue une homophobie moralement condamnable ; certains pensent que manger de la viande relève dun spécisme moralement coupable, dautres ny voient quun plaisir innocent… Le relativisme, de ce point de vue, est une donnée de fait ! Pourquoi voulez-vous quune entreprise prenne position sur ces questions ? Et de quel droit ? Quune banque daffaires inscrive dans ses valeurs lacceptation du libéralisme économique, il serait difficile de le lui reprocher. Mais imaginez quelle licencie un de ses salariés parce quil vient dadhérer au Parti communiste ou à France Insoumise : vous imaginez le scandale ? Ce serait lentreprise, selon toute vraisemblance, qui serait condamnée aux Prudhommes, et cela ne me choquerait pas !

Vous mobjecterez que plusieurs entreprises, au nom de la RSE ou des droits de lhomme, combattent lhomophobie… Oui, comme 31pratique discriminatoire, et ils ont raison (cest dailleurs, dans notre pays, une obligation légale). Mais cela nempêche aucunement tel ou tel de leurs salariés, par exemple catholique ou musulman, de considérer que lhomosexualité est un péché, donc une faute morale. Imaginez, là encore, quune entreprise licencie un de ses salariés parce quil aurait publiquement fait état de son accord avec les positions de lÉglise, en matière de morale sexuelle… Le scandale serait sans doute moindre (le politiquement correct veille), mais jespère bien que lentreprise serait là encore sanctionnée aux Prudhommes : dès lors que le salarié ne sest livré à aucune discrimination, il a bien sûr le droit de penser ce quil veut de la moralité ou non de lhomosexualité.

De quel droit une entreprise (cest-à-dire, en pratique, ses dirigeants) déciderait-elle de ce que ses salariés ont le droit de penser ? Du haut de quelle supériorité morale ses dirigeants décideraient-ils, à la place de leurs collaborateurs, du bien et du mal ? La morale, contrairement à ce que certains croient, cela ne sert pas à juger les autres ! Cela sert à se juger soi. Cest ce qui distingue la morale du moralisme. Je lai dit souvent : la morale nest légitime quà la première personne ; pour les autres, le droit et la miséricorde suffisent. Que les entreprises soccupent donc de faire respecter le droit (en commençant par le respecter elles-mêmes), et laissent la morale aux consciences individuelles.

Bref, votre question se pose moins pour les valeurs morales que pour les valeurs dentreprise. Ma réponse sera banale et nuancée : rien nempêche une entreprise dafficher des valeurs différentes dans différents pays, mais rien non plus ne ly force. Les valeurs dentreprise, ce sont des outils de management et de communication, qui peuvent varier dans lespace comme dans le temps. Croyez-vous que JPMorgan Chase aient les mêmes valeurs dentreprise, aujourdhui, que JPMorgan & Co, au xixe siècle, ou que la banque Mitsubishi, au Japon ? Que Ford manage et communique, au xxie siècle, de la même façon que du temps de Henry Ford, au début du xxe ? Évidemment pas. Mais pas non plus, selon toute vraisemblance, de la même façon que Fiat, Renault ou Hyundai… Le relativisme, là encore, est une donnée de fait, mais qui doit elle-même être relativisée. Il y a peu de chances quune entreprise, où que ce soit dans le monde, érige en valeurs dentreprise le triptyque suivant : « Paresse, négligence, routine ». Elle ny survivrait pas ! À linverse, il ny a rien détonnant à ce que les valeurs dentreprises tendent à converger, à léchelle du monde, 32et elles le feront de plus en plus. Cest vrai, a fortiori, au sein dune même entreprise, fût-elle multinationale, ou dun même groupe, fût-il planétaire. Dans une économie mondialisée, où les produits circulent et où les salariés eux-mêmes changent souvent de pays, il me semble que la tendance sera plutôt à une globalisation, voire à une homogénéisation. Quon ne manage pas de la même façon à San Francisco et à Shenzhen, quon ny fasse pas non plus la même campagne de pub, ce nest ni étonnant ni choquant. Encore faut-il quil y ait une cohérence minimale (et si possible maximale) entre les discours quon tient ici ou là, à ses clients comme à ses salariés, faute de quoi lentreprise sera vite accusée de duplicité. Bref, il est souhaitable que les différences, concernant les valeurs dune même entreprise, soient des différences daccents ou de présentation, plutôt que des contradictions de fond.

O. B. et H. Z. : Selon vous, lentreprise na pas de morale et cela rend dautant plus souhaitable, nécessaire, que ses dirigeants et ses cadres en aient une. Peut-on, et si oui, comment, les y préparer au cours de leur formation supérieure et continuer de les faire progresser au long de leur vie professionnelle ?

A. C.-S. : La morale ne vaut que par et pour les individus. Il ny a donc pas de morale de lentreprise. Mais cest précisément pourquoi il doit y avoir de la morale dans lentreprise : par la médiation des individus qui y travaillent et spécialement qui la dirigent ! Comment les y préparer ? Par léducation bien sûr (on ne naît pas vertueux : on le devient), mais cela dépend plus des parents que de lécole, et plus de lécole que de lentreprise. Cela ne veut pas dire que lentreprise nait aucun rôle dans ce domaine. Quand on fait partie dun groupe, on a presque inévitablement tendance à en intérioriser, au moins en partie, les règles et les valeurs. Cest en quoi le travail est moralement structurant : non parce quil serait en lui-même une valeur morale (on a le droit dêtre rentier ou sans profession), mais par les contraintes et les normes quil impose, surtout au sein dun groupe. Cest un enjeu de management, de formation, de recrutement, de communication interne et externe. Cest donc extrêmement important. Une commission, une charte éthique, un code de déontologie, etc. peuvent aider. Mais, dans ces domaines, je crois davantage à lexemplarité quaux discours.

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O. B. et H. Z. : Les dirigeants des grandes entreprises sont-ils uniquement au service de leurs actionnaires ?

A. C.-S. : Uniquement, non, sans doute pas ! Dabord parce quils sont dabord au service deux-mêmes, comme la plupart dentre nous. Ensuite parce que rien ne les empêche de se mettre aussi au service de leurs collaborateurs ou de leurs clients, et même ils sont tenus, en partie, de le faire. Très bien. Mais enfin, sauf dans une SCOP ou une mutuelle, ce ne sont pas leurs collaborateurs ni leurs clients qui les ont embauchés et qui les paient : ce sont les actionnaires. Or rien ne garantit que les intérêts des clients, des salariés et des actionnaires convergent toujours spontanément. Quel est lintérêt des clients ? Posez-leur la question, ils ne sont pas idiots. La plupart vous répondront : que vous baissiez vos prix. Cela paraît raisonnable. Quel est lintérêt des salariés ? Posez-leur la question. La plupart vous répondront : que vous augmentiez nos salaires. Cela paraît tout aussi raisonnable. Le problème du dirigeant, cest que baisser les prix et augmenter les salaires, il ne sait pas bien faire. Ou alors, il faudra baisser les dividendes : ce nest pas lintérêt des actionnaires. Cest justement parce que les intérêts de ces trois catégories ne convergent pas toujours spontanément (au fond, cest ce que Marx appelait la lutte des classes) quon a besoin de dirigeants pour les faire converger, dans la mesure du possible, sous le contrôle du droit (droit du commerce, droit des affaires, droit du travail) et en fonction des rapports de force ! Les chefs dentreprise en ont une vive conscience : « Nous sommes tous dans le même bateau », disent-ils volontiers. Oui, mais pas à la même place ! Un dirigeant dentreprise, cest un professionnel de la convergence des désirs ou des intérêts, donc un professionnel de la solidarité ; mais ce nest pas un juge-arbitre, réputé neutre, qui répartirait équitablement la manne de la valeur ajoutée entre ces trois catégories ! Son boulot, sil est patron salarié, cest de faire converger les intérêts des clients, des salariés et des actionnaires, mais au service de lactionnaire. Pourquoi ? Parce que cest lactionnaire qui la recruté et qui le paie, souvent fort bien ! Et sil est patron propriétaire ? Alors il fait comme il veut : libre à lui, sil le souhaite, de privilégier ses clients ou ses salariés plus que lui-même, par exemple de se rémunérer au SMIC ou peu sen faut, voire de travailler bénévolement… La chose, toutefois, reste rare, et je ne le leur reproche pas. À quoi bon créer une entreprise, avec les 34risques et la fatigue que cela suppose, si lon nen tire aucun profit ? Les patrons, quils soient salariés ou pas, doivent bien sûr viser à satisfaire leurs clients et leurs salariés. Cest le B.A.-BA de leur métier. Mais cest un moyen, pour la plupart dentre eux, plutôt quune fin : leur but premier ou ultime est fonctionnellement de faire converger les intérêts de ces trois parties prenantes au bénéfice de lactionnaire quils sont ou qui les paie. De même que les syndicalistes, sils sont intelligents (sils ne confondent pas la lutte des classes et la guerre civile), essayent de faire converger les intérêts de ces trois catégories au service des salariés. Et les associations de consommateurs, ou chacun dentre eux, au service des clients. Noublions pas que lentreprise est aussi un lieu conflictuel. Cest pour cela quelle a besoin de solidarité : non pour abolir les conflits, ce que nul ne peut, mais pour les gérer de façon apaisée et efficace, afin que chacun – sous le contrôle du droit et en fonction des rapports de force, jy insiste – y trouve à peu près son compte.

O. B. et H. Z. : Au-delà de la maximisation du profit pour ses actionnaires, lentreprise a-t-elle une responsabilité sociale, environnementale, sociétale ?

A. C.-S. : Bien sûr que oui ! La loi en a décidé depuis longtemps. Une entreprise pollue : elle est passible de sanctions, qui peuvent être lourdes. Même chose si elle pratique la corruption, la fraude ou la discrimination. Les entreprises sont donc juridiquement responsables, et cest très bien ainsi. Moralement, en revanche, seuls sont responsables les individus qui ont pris les décisions concernées. Prenons laffaire des logiciels truqués de Volkswagen : lentreprise a été légitimement sanctionnée. Mais moralement, cela ne nous dit rien sur la responsabilité personnelle de tel ou tel. Il nest dailleurs pas impossible que les tribunaux aient à en connaître. Quune entreprise soit condamnée, cela ne met pas tel ou tel de ses dirigeants à labri de toute sanction pénale. La loi connaît et des organisations (des « personnes morales », comme on dit dans le jargon juridique, mais ce ne sont pas des personnes et elles nont pas de morale) et des individus. La morale, elle, ne connaît que des individus. Pourquoi ? Parce que pour avoir une morale, et même pour la transgresser, il faut avoir une âme ou un cerveau humain en état de marche. Interrogez les théologiens : tous vous diront que Dieu, dans sa sagesse, a donné 35une âme à quelques sept milliards dindividus ; mais nul ne prétend quil ait donné une âme à telle ou telle entreprise. Dans mon langage dathée, je dirai la chose autrement : si vous me montrez le cerveau de telle ou telle entreprise, je consentirai à minterroger sur la moralité de cette dernière. Mais je sais bien que vous ny parviendrez jamais : vous ne pourrez me désigner que le cerveau de tel ou tel individu, qui y travaille ou qui la dirige !

Ajoutons quil ny a pas que la question juridique et morale. La RSE, cest aussi, et peut être surtout, un enjeu managérial ! Par exemple une grande entreprise de chimie : si elle na pas, sur la protection de lenvironnement, un discours exigeant et un comportement en accord avec ce discours, elle na, de nos jours, aucune chance de réussir ! Dabord parce quelle risque dêtre sanctionnée par les tribunaux – et je souhaite quelle le soit. Mais il ny a pas que ça ! Comment pourrait-elle recruter les meilleurs chimistes, satisfaire ses clients et motiver ses salariés, si tous ont le sentiment quelle saccage lenvironnement ou ne prend pas, pour le préserver, toutes les précautions nécessaires ? La RSE nest pas seulement un outil de com (le greenwashing) ! Cest assurément un enjeu de communication, interne et externe, mais cest aussi un formidable enjeu et de marketing et de management ! À léchelle des individus, cest aussi une exigence morale. Mais qui serait de peu de poids, à léchelle de la société, si les entreprises ny avaient également intérêt.

O. B. et H. Z. : Un dirigeant a-t-il une raison spécifique pour sintéresser à la philosophie ?

A. C.-S. : Tout être humain a des raisons de sintéresser à la philosophie, qui est la discipline intellectuelle la plus intéressante du monde ! Mais un dirigeant dentreprise y a aussi un intérêt particulier, quasi professionnel. Quest-ce quun dirigeant dentreprise ? Cest un professionnel du désir de lautre : professionnel du désir de cet autre particulier quest le client (cest ce quon appelle le marketing) ; professionnel du désir de cet autre particulier quest le salarié (cest ce quon appelle le management). Or la question « Quest-ce que le désir ? » est évidemment une question philosophique (même si les sciences humaines ont aussi leur mot à dire) ; et, surtout, la question « Comment me comporter face au désir de lautre » est irréductiblement philosophique : aucune science ny 36répondra jamais. De même que la biologie ne dira jamais si la vie vaut ou pas la peine dêtre vécue, les sciences de la gestion et du management, à supposer quelles existent, ne diront jamais à un être humain, fût-il chef dentreprise, comment il doit se comporter avec ses collaborateurs et ses clients, ni si management et gestion valent la peine quon y consacre sa vie professionnelle, ni comment les pratiquer sans y perdre son âme ! En loccurrence, quand jinterviens moi-même sur ce sujet (ce que jappelle une « philosophie du management »), je mappuie surtout sur Platon et Aristote, Spinoza et Schopenhauer ; et les dirigeants qui mécoutent découvrent que cest au moins aussi intéressant et éclairant – et parfois plus utile – quun cours de gestion ou de management !

Cest vrai aussi sur dautres sujets quil marrive de traiter devant eux, par exemple sur la place de léthique dans lentreprise ou sur le rapport entre la mondialisation et les civilisations. Jai pu éprouver moi-même, depuis des années, combien les dirigeants dentreprise, du moins ceux qui minvitent, étaient demandeurs dun éclairage philosophique. La plupart dentre eux ont fait de bonnes études et sont dune intelligence au moins égale à la moyenne. Mais cette intelligence, dans le cadre de leur métier, est presque inévitablement sous-employée : ils sen servent surtout pour résoudre mille petits problèmes quotidiens – souvent urgents, parfois dérisoires –, plus que pour se poser des questions de fond ! Jetez leur une idée un peu forte, ils sen emparent avec avidité ! Ils ont presque toujours « le nez sur le guidon », comme ils disent eux-mêmes. Quand on leur donne loccasion de lever la tête, de prendre du recul, daller au fond des choses et deux-mêmes, de voir plus loin ou plus haut, ils en redemandent !

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Annexe

Note biographique

André Comte-Sponville, Ancien élève de lÉcole normale supérieure de la rue dUlm et agrégé de philosophie, a fait la preuve dune pensée rigoureuse et profonde dès sa première publication, Le mythe dIcare, en 1984. Il a connu un grand succès de librairie en 1995 avec son Petit traité des grandes vertus. Au-delà de ses réflexions sur la morale, il a construit une œuvre dans laquelle il donne ses réponses aux grandes questions auxquelles est confronté lHomme : Dieu, lamour, le bonheur, la sagesse, la politique, la spiritualité… La clarté de son expression le fait apprécier dun public élargi au travers darticles de Presse et de conférences.

Publications citées

Comte-Sponville A. (1984), Le mythe dIcare. Paris, PUF. Tome 1 du Traité du désespoir et de la béatitude ; tome 2, 1988, Vivre. Paris, PUF ; réédité en un seul volume, 2002, collection « Quadrige ».

Comte-Sponville A. (1994), Valeur et vérité (Études cyniques), Paris, PUF.

Comte-Sponville A. (1995), Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF ; réed. Points-Seuil, 2001.

Comte-Sponville A. (2001), Dictionnaire philosophique, Paris, PUF ; réédition augmentée en 2013, collection « Quadrige ».

Comte-Sponville A. (2004), Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel ; réédition en 2009 et Le Livre de Poche.

Comte-Sponville A. (2015), Cest chose tendre que la vie. Entretiens avec François LYvonnet, Paris, Albin Michel ; rééd. Le Livre de Poche, 2017.

1 Entretien réalisé le 6 juin 2017 par Olivier Basso et Henri Zimnovitch.