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Classiques Garnier

Images of Courtly Life in Fabliaux Disturbing Elements and Class Solidarity

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Encomia
    2019 – 2021, n° 43
    . varia
  • Author: Corbellari (Alain)
  • Abstract: In the few fabliaux that are set in a curial environment, the latter is represented as a closed world that is tightly bound to its unity, since the very nature of the fabliau is to feature characters who are potentially destructive of social stability. Faced with disruptors such as Trubert, dissension ceases and the aristocratic world appears as a much more united community than it generally is. The troublemaker thus proves to be the ideal scapegoat for a society in need of reference points.
  • Pages: 75 to 85
  • Journal: Encomia
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406130949
  • ISBN: 978-2-406-13094-9
  • ISSN: 2430-8226
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13094-9.p.0075
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-24-2022
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
  • Keyword: fabliaux, social identity, court, scapegoat, Trubert
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Images de la vie de cour
dans les fabliaux

Éléments perturbateurs et solidarité de classe

Que le milieu de prédilection où se déroulent les fabliaux ne soit pas la société de cour est un fait dévidence, dont on ne doit cependant pas tirer des conclusions hâtives pour ranimer la vieille querelle sur lesprit bourgeois ou courtois des contes à rire du Moyen Âge.1 Sil nest pas majoritaire, le milieu curial y est en effet suffisamment présent pour que lon puisse délimiter une sous-catégorie de fabliaux mettant en scène nobles et chevaliers, catégorie dailleurs explicitement privilégiée par Jean-Luc Leclanche dans les deux anthologies de fabliaux quil a publiées, respectivement intitulées Chevalerie et grivoiserie et Le Chevalier paillard.2 Parmi ces contes, on peut délimiter au moins trois groupes : ceux, dabord, qui ne font intervenir que des personnes de haut rang et où lhumour est souvent plus raffiné que dans les fabliaux ordinaires : le ton du Chevalier qui recouvra lamour de sa dame (NRCF 78), par exemple, nest pas si différent quon pourrait le croire de celui de nouvelles courtoises comme Le Lai de lombre, et Le Chevalier qui fit parler les cons (NRCF 15) fait intervenir – fait exceptionnel dans le corpus fabliesque3 – des éléments de merveilleux, certes parodiques ; ceux, ensuite, qui se situent dans le milieu de la petite chevalerie, comme la version II des Tresses, où lorigine sociale des personnages est secondaire par rapport à lintrigue, ou comme Bérengier au long cul, où le personnage du mari nest chevalier que, si lon ose dire, par effraction ; ceux, enfin, qui confrontent 76nobles et roturiers, et qui nous intéresseront essentiellement ici. Dans ces textes, la société de cour apparaît en effet comme un monde clos et crispé sur son unité, conscient de la menace que représente lirruption déléments extérieurs incontrôlés dans leur univers protégé. Ils peuvent par là tout aussi bien servir la thèse du burlesque courtois, défendue par Nykrog, voulant que la noblesse constitue le principal public des fabliaux,4 que la thèse inverse faisant de lirruption du trickster5 dans le monde policé de la cour le signe dune origine essentiellement plébéienne de ces contes à rire.6 Plus intéressant me semble donc de dialectiser le rapport de force : les textes que jaimerais aborder ici ne plaident pas davantage pour lanarchie que pour le respect de lordre, ils décrivent un monde instable où chacun tire à hue et à dia pour sauvegarder ses prérogatives et dont la morale se révèle fondamentalement ambiguë.

On rappellera au surplus que, comme le disait Mario Roques à Jean Rychner, il ny a pas les fabliaux, il y des fabliaux,7 ce qui fait naître le soupçon que la tripartition que je viens de proposer est sans doute elle-même trop rigide. Et de fait, dans deux fabliaux au moins, aux intrigues très proches (Guillaume au faucon, NRCF 93, et Celle qui fut foutue et defoutue pour une grue, NRCF 30a), la perturbation émane de personnages que les narrateurs prennent bien soin de rattacher au monde de la noblesse, dont lunité se voit donc non plus contestée de lextérieur, mais de lintérieur. Le caractère apotropaïque de cette caractéristique est évident ; il sagit de minimiser limpact social des ruses des deux personnages de séducteurs intempestifs : Guillaume qui parvient à ses fins grâce aux équivoques que permet lévocation de son faucon, et le chevalier à la grue qui jouit deux fois dune jeune fille parce que celle-ci 77ignore le sens du mot croistre (que J.-L. Leclanche traduit joliment par tringlette)8 sont deux jeunes gens de bonne famille rompus à lart de tromper la vigilance des duègnes et sûrs que leur statut social leur vaudra lindulgence de leurs pairs et, sans doute plus encore, des lecteurs. À la vérité, nous restons ici dans le cadre dun libertinage très ancien régime qui – soit dit en passant – nous fait comprendre lengouement que le xviiie siècle développa pour ce type de fabliaux.9

Il en va tout autrement dans Trubert (NRCF 124) où le premier bon tour que joue le protagoniste est cependant extrêmement proche de celui du héros de Celle qui fut foutue et defoutue pour une grue, puisque cest en échange dune chèvre multicolore que Trubert obtient, lui aussi, un croistre avec la duchesse. Mais les différences nen sont pas moins frappantes : la duchesse nest pas une pucelle naïve et elle ne se méprend guère sur les intentions de Trubert. (Sinsinue ainsi lidée que la grue, en loccurrence, ce serait plutôt elle…) Surtout, Trubert est un vrai personnage du dehors, et tout lépisode se déroule dans une atmosphère de cynisme aux limites de labsurde fort éloignée du marivaudage éducatif de Guillaume au faucon et même de Celle qui fut foutue et defoutue. Aussi dans ces deux derniers fabliaux ninsiste-t-on que sur la réaction de la vieille qui jure quelle fera meilleure garde la prochaine fois ; les autres membres de la cour restent indifférents à laventure qui vient de se dérouler, préférant fermer les yeux plutôt que de voir compromise lunité de façade de leur univers.

Dans Trubert, au contraire, le protagoniste singénie sciemment à défaire les liens curiaux. Ainsi déjà – quoique sur un mode encore très bénin – de lépisode où il accuse la demoiselle assise à côté de lui du pet quil vient de lâcher, ou – épisode plus lourd de conséquences – du désordre quil cause dans le gynécée lorsquil est déguisé en femme. Malgré tout, ces actions ne perturbent pas longtemps le monde curial, et Trubert le sait fort bien, qui séclipse toujours très opportunément une fois ses méfaits accomplis. La réaction qui suit sa disparition est en effet 78immédiate : sitôt quil nest plus là, les solidarités se recomposent aussi vite quelles avaient été ébranlées ; toute la cour se précipite autour du duc malmené dans la forêt, ou lui manifeste son soutien lors de la mort de son neveu, qui avait inconsidérément revêtu les habits de Trubert et, pris pour ce dernier, avait été pendu. Retrouver Trubert devient alors la préoccupation no 1 du duc. Et il faut un péril plus grand encore pour le faire renoncer à sa vengeance. De fait, le défi du roi Golias le détourne un moment de la pensée obsédante de Trubert. Le trickster lui-même en profite puisque aussitôt connu lordre de mobilisation générale décrété par le duc contre le roi Golias, Trubert se précipite à la cour sous un nouveau déguisement pour offrir ses services. Notons létonnant caméléonisme qui permet à Trubert de passer tour à tour pour un guerrier fort et accompli et, dans lépisode suivant, pour une frêle jeune fille, censément sa propre sœur. Il y a là plus quun art consommé du déguisement, un véritable génie de la persuasion : il suffit que Trubert affirme une identité (charpentier, médecin, guerrier, pucelle) pour que ses interlocuteurs le croient, comme sils étaient hypnotisés par son aplomb. Mais en fait, cette propension en dit peut-être davantage sur les trompés que sur le trompeur : Trubert révèle à ses victimes leur propre désir dêtre mystifiés. La première rencontre du héros avec le duc et la duchesse de Bourgogne dit en effet exemplairement à quel point son irruption était inconsciemment attendue : la chèvre multicolore que la duchesse puis le duc se précipitent tour à tour pour acheter comme sils en étaient amoureux (en mots daujourdhui, on dirait quils ont flashé sur lanimal) nous fait comprendre, par contraste, à quel point la vie de cour est ennuyeuse et dépourvue de piquant. La deuxième rencontre du duc et de Trubert est basée sur le même mécanisme : Trubert se vante à la cantonade dêtre le meilleur charpentier du monde, et aussitôt le duc décide de sattacher ses services, prétendant avoir justement envie de se faire construire une maisonnette. Désir un peu curieux, si lon y regarde de plus près : en quoi le locataire du plus beau château de la région aurait-il besoin dune cabane de jardin ? Ici encore, Trubert a suscité un désir que sa victime naurait jamais eu sil ne lavait pas rencontré.10 La vie de cour, qui devrait se suffire à elle-même, révèle ici une incomplétude dont elle navait nulle conscience : lirruption de lélément étranger provoque automatiquement un désir dassimilation 79qui a tout de la rivalité mimétique.11 Le duc, qui possède tout, ne peut supporter lidée quun autre que lui jouisse de quelque chose dont il vient de découvrir lexistence, et dont la possession lui apparaît aussitôt impérieuse. Une fois la tromperie découverte, les choses ne peuvent cependant plus redevenir ce quelles étaient auparavant ; le caractère illusoire du gain espéré ne renvoie pas simplement au néant le désir suscité : celui-ci demeure, à titre de manque, et la vengeance, à travers la reformation de lunité curiale, savère le seul palliatif à la frustration, car cest en fin de compte moins le dommage subi que la perte de lillusion qui provoque la colère du duc.

Regardons de plus près le moment où lexpédition punitive est enfin organisée : le narrateur a pris grand de soin de la placer à un moment où convergent plusieurs fils narratifs. On se souvient en effet que le défi de Golias était intervenu juste après lexécution du neveu du duc, pris pour Trubert. La guerre contre Golias avait interrompu la reconnaissance du quiproquo et ce nest, de fait, quune fois lépisode guerrier clos et la fille du duc promise à Golias, que lécuyer du neveu parvient enfin à la cour ducale pour annoncer que les hommes du duc de Bourgogne nont pas pendu la bonne personne. Le chagrin du seigneur est à la hauteur des chocs successifs quil a subis :

Mout est li sires adolez,

jamés si grant duel ne verrez

com li dus fet por son cosin.

Il jure que jamés de vin

ne bevra jusque tant quil ait

le glouton qui ce li a fet.12

Le mouvement de la douleur est significatif : le duc passe sans transition de la plus grande tristesse au désir de vengeance envers le coupable.13 Chevauchant plusieurs jours par monts et par vaux, il parvient avec ses hommes (dont il peut ici encore tester à la fois la patience et la fidélité) à la cahute de la mère de Trubert, mais cest un dernier leurre que le duc en rapportera : Trubert lui-même, mais sous lapparence de 80sa sœur. Notons en passant les quelques mots par lesquels le duc caractérise la prétendue jeune fille en la présentant à sa femme, à son retour :

ele ne set ne bien ne mal ;

onques mes ne fu entre gent. (vv. 2380–81)

Cette idée que seule la vie en société peut procurer la connaissance du bien et du mal confirme lopposition diamétrale de Trubert et du milieu curial, mais dédouane aussi Trubert lui-même, qui, homme sauvage par excellence, doit par conséquent également être exonéré du reproche davoir voulu faire le mal, soulevant par là le paradoxe avec lequel joue Douin de Lavesne tout au long de son récit : Trubert est-il un simplet inconscient de ses nuisances ou un véritable génie du mal ? Cest, au fond, on le sait, toujours là la double et inextricable nature du trickster.14

Lironie de la capture de la sœur est que, alors même quil croit navoir pris quun succédané de sa proie, cest bien celle-ci que le duc détient, mais de telle manière quelle lui échappera encore, au moment précis où il croira avoir fait une bonne affaire en substituant sa captive à sa propre fille. Il y a là double jeu de dupes où le duc, lui-même trompé, croit de bonne foi avoir évité le pire à sa fille en jouant un bon tour à Golias. Mais le fait est quen réalité, et tout à linverse de son vœu, le duc a exposé sa fille à une disgrâce plus grave encore que sil en avait fait lépouse de Golias, puisquelle sera engrossée par Trubert ! La probable incomplétude du manuscrit nous laisse dailleurs dans lignorance de sa réaction finale, mais il est aussi possible que celle-ci ait été laissée délibérément en suspens. On ne peut certes pas exclure que la fin du manuscrit soit accidentelle et que le récit ait pu revenir finalement sur un duc comprenant la dernière mystification dont il a été victime, mais, telle quelle, la fin curieusement abrupte de Trubert savère plus excitante pour lesprit du lecteur moderne : ayant réussi à mettre à sa place dans le lit de Golias la suivante qui laccompagnait, et donc à rétablir un équilibre dans le milieu curial, puisque sa tromperie 81compensera jusquà un certain point celle fomentée par le duc, le héros semble alors disparaître dans le néant. Et lon est fortement tenté de se dire que cette façon de terminer son récit en queue de poisson était peut-être, pour Douin de Lavesne, la seule façon de clore une histoire qui, à travers lescalade des mauvais tours, navait aucune raison de sarrêter. On le sait : seule lauto-immolation du bouc-émissaire (donc, pour Girard, la crucifixion du Christ)15 permet de mettre fin au cycle de la violence mimétique. Jen reviens ainsi, par une voie détournée, à la caractérisation antéchristique de Trubert que javais proposée dans une précédente publication.16

Trubert nest pas le seul fabliau ou le monde curial est investi par un imposteur, mais il est celui dans lequel lantagonisme des deux mondes est le plus éclatant. À un degré moindre, Le Vilain mire (NRCF 13) illustre aussi cette dialectique, en la neutralisant partiellement, dentrée de jeu, par le fait que, comme dans Bérengier au long cul, le héros a épousé la fille dun chevalier. Il se montre cependant tout aussi peu digne de cet honneur, car il bat sa femme, et lon peut dire que sa promotion comme médecin malgré lui lui donnera loccasion de réussir une entrée dans le milieu curial que son comportement avec son épouse semblait avoir irrémédiablement compromise. Contrairement à Trubert, dailleurs, le héros du Vilain mire ne vient pas à la cour de son plein gré, mais il comprend vite que ce nest quen acceptant le rôle de médecin quon lui impose quil trouvera son salut,17 lironie voulant précisément que le stratagème de sa femme pour se débarrasser de lui aboutisse exactement à linverse de ce quelle souhaitait : voulant le punir et lembarrasser en le prétendant médecin, elle permet tout au contraire son élévation sociale. De fait, plus notre héros montre daplomb dans lexercice de son art prétendu, plus ses victimes sempressent de lui donner leur aval. On retrouve ici la logique perverse de Trubert : le roi lui déclare même, avec un double jeu de mots, quil en fera son mestre [en médecine] et 82saigneur [pour lui administrer des saignées].18 De peur de voir dévoilée la précarité de sa propre cohésion, la cour se soumet donc aveuglément aux ordonnances du faux médecin. Mais celui-ci, bon prince, si lon ose dire (et au contraire de Trubert), ne profitera pas de la situation pour nuire à ses protecteurs ; tout au plus parviendra-t-il à se soustraire à ses obligations par un stratagème qui renforcera encore sa réputation dans la mesure même où il nen usera pas : prétendant sacrifier le plus malade de ses patients pour guérir les autres, il verra simplement se disperser la cohorte des éclopés, personne ne voulant risquer sa peau en se vantant dêtre le plus malade.19

Le roi le récompense richement, tout comme le duc avait couvert Trubert de présents :

Assez avrez dras et derniers

et palefroiz et biax somiers (vv. 363–64)

Mais le mire réclame seulement le droit de retourner chez lui. Il y retrouve son épouse avec qui il vivra désormais en excellente intelligence, bien conscient de ce quil lui doit, comme le disent les derniers vers du fabliau :

par sa feme et par sa voidie

fu il bons mire sans clergie. (vv. 377–78)

Le récit se termine donc sans drame ni déchirement : à linverse du mari de Bérengier au long cul (NRCF 34), le faux médecin a réussi à dompter son épouse et, contrairement à Trubert, son naturel pacifique (et, il faut bien le dire, parfaitement opportuniste) le préserve de la fuite en avant à laquelle le héros de Douin de Lavesne se voyait poussé par son démon intérieur.

Je prendrai pour conclure lexemple dun fabliau qui ne se déroule pas exactement dans un milieu curial, mais qui en dessine la parodie. 83Je veux parler de Boivin de Provins (NRCF 7), dont le héros éponyme parie avec lui-même quil parviendra à profiter de lhospitalité dun bordel sans bourse délier.20 Appâtant la maquerelle Mabille à travers un monologue destiné à lui faire croire quil est riche, il se fait choyer par la tenancière qui lui prodigue un bon repas et lui réserve les faveurs de sa meilleure employée, Ysane. Après avoir joui du repas comme de la fille, Boivin crie quon lui a subtilisé une bourse quil na en réalité jamais eue et, profitant du remue-ménage occasionné (puisque la maquerelle est persuadée quYsane a voulu lui soustraire ses gains), séclipse pour aller raconter son bon tour au prévôt de la ville.21 Ce fabliau est, avec Richeut, lun des rares à nous faire voir la vie interne dune maison close, dont on comprend vite, sans grande surprise, quelle fonctionne à la manière dune cour miniature, dont tous les membres sont tenus par des liens de hiérarchie et de solidarité. Or, ce que nous montre parfaitement le récit de Boivin de Provins, cest que, unie pour plumer le pigeon, cette micro-société voit se désagréger le vernis de sa cohésion dès que lun des membres est soupçonné de vouloir faire cavalier seul pour sapproprier indûment un profit qui devrait alimenter la caisse commune. La bataille qui conclut le fabliau, digne des scènes les plus débridées du cinéma burlesque, illustre, comme dans dautres fabliaux qui se déroulent à la cour, la vérité anarchique dun monde impuissant à cacher longtemps le manque de solidarité qui le mine de lintérieur. Tant que Mabille, ses sbires et ses employées pouvaient croire avoir circonvenu Boivin, lentente était parfaite, mais notre héros une fois disparu sans avoir payé, cest à qui criera ou tapera le plus fort pour faire valoir son droit bafoué. On pourrait sétonner, au demeurant, que le bordel de Mabille ne se mette pas, pour retrouver son unité, en quête du fripon, comme dans Trubert, où le projet de retrouver le mauvais plaisant garantit justement, au moins pour un temps, la solidarité du monde curial. Mais la ville nest pas la cour : hors de son château, mais à lintérieur de son fief, le duc de Bourgogne reste le maître. En milieu urbain, par contre, le pouvoir de la mère maquerelle sarrête sur le seuil de sa maison close : au-delà, 84cest lanonymat dun espace qui appartient à tous et à personne,22 le dédale des rues offrant à Boivin la meilleure protection contre ceux quil a grugés, au point que la personne à qui il choisit de raconter son histoire, pour le prix, une fois encore, dun bon repas (mais ici le marché est honnête), nest autre que le chef de la police urbaine.

La thèse que jai tenté dillustrer ici à travers divers cas de figures ne devrait pas surprendre. Magistralement déployée par René Girard, mais assez rarement appliquée au fabliau,23 la logique du bouc émissaire savère ainsi une clé de compréhension aussi commode quefficace des liens qui unissent le trickster et les groupes sociaux plus ou moins fortement structurés auxquels il soppose. Au-delà des logiques de tromperie souvent pratiquées dindividu à individu (songeons aux prêtres inhospitaliers du Boucher dAbbeville [NRCF 18] ou du Prêtre et le Chevalier [NRCF 103], ou encore aux innombrables cocus des fabliaux), il arrive que le fripon sattaque à des groupe plus complexes : or, quil sagisse de la micro-société des Trois aveugles de Compiègne (NRCF 9) qui, dans le fabliau éponyme, se battent comme des chiffonniers pour une pièce de monnaie inexistante ou des cours raffinées mises en scène dans Trubert ou Le Chevalier qui fit parler les cons, en passant par la cour parodique de la maquerelle Mabille, la morale est presque toujours la même : il nest pas de groupe humain, aussi soudé soit-il, qui ne puisse longtemps résister à laction diffractrice dun trickster venu du dehors, sauf à voir celui-ci se neutraliser lui-même comme dans le demi contre-exemple du Vilain mire. Plus cyniques que Goscinny qui, dans une fameuse aventure dAstérix, montrait les stratagèmes du semeur de zizanie se retournant contre lui,24 les auteurs de fabliaux nabandonnent jamais leurs héros aux griffes de ceux quils roulent dans la farine. Modèle par excellence de 85société médiévale organisée, la cour ne sort donc jamais grandie de ces récits qui, dans la logique de leur poétique anti-idéaliste,25 se délectent à dévoiler les mesquineries et les jalousies dun milieu sur lequel la littérature satirique ne sacharnera que plus tard. Cest en effet surtout aux xive et xve siècles que la satire anti-curiale fleurira.26 Mais à cette époque le fabliau aura déjà disparu.

Alain Corbellari

Universités de Lausanne
et de Neuchâtel

Alain.Corbellari@unil.ch

1 Débat bien résumé par Philippe Ménard, Les Fabliaux, contes à rire du Moyen Âge (Paris: PUF, 1983), p. 102. Comme à son habitude, lauteur y adopte une position moyenne de conciliation.

2 Chevalerie et grivoiserie, Fabliaux de Chevalerie, ed. by Jean-Luc Leclanche (Paris: Champion, 2003), et Le Chevalier paillard. Quinze fabliaux libertins de chevalerie, ed. by Jean-Luc Leclanche (Arles: Actes Sud, 2008).

3 Il y a certes aussi Le Souhait desvez (NRCF 70) où le merveilleux nest, identiquement, quun prétexte à obscénité.

4 Voir Per Nykrog, Les Fabliaux (Copenhague et Genève: Droz, 1957; repr. Genève: Droz, 1973), p. 104.

5 Sur la notion de trickster, voir P. Radin, Carl Gustav Jung, Charles Kerenyi, Le Fripon divin (Genève: Georg, 1993), Mehdi Belhaij Kacem, Théorie du trickster (Paris: Sens et Tonka, 2002), et sur son application à Trubert, Massimo Bonafin, La Parodia e il briccone divino. Modelli letterari e modelli antropologici del Trubert di Douin de Lavesne, LImmagine riflessa. Rivista di sociologia dei testi, 5 (1982), 237–72 et Carlo Dona, Trubert, o la carriera di un furfante: genesi e forme di un antiromanzo medievale (Parma: Pratiche, 1994).

6 Thèse dont Bédier est loin dêtre linventeur, puisquelle se situe dans le prolongement de lexaltation romantique du génie populaire, exaltation que Bédier combat comme on le sait, mais quen loccurrence il ninfléchit quà peine en postulant au genre une origine bourgeoise (J. Bédier, Les Fabliaux, Paris: Champion, 1895), p. 371.

7 Jean Rychner, La Narration des sentiments, des pensées et des discours dans quelques œuvres des xiie et xiiie siècles (Genève: Droz, 1990), p. 8.

8 Le Chevalier paillard, ed. by Jean-Luc Leclanche, p. 293.

9 Je dis ce type de fabliaux, plutôt que les fabliaux en général car les éditions du xviiie siècle montrent bien que les plus appréciés de ces contes étaient ceux dont le vernis de courtoisie était le plus grand. On allait alors jusquà compter des textes comme Le Vair palefroi parmi les fabliaux. Voir à ce sujet la thèse de Fanny Maillet, sous la direction de Joëlle Ducos et Richard Trachsler, Extraire la littérature médiévale: du fonds de lArsenal à la Bibliothèque universelle des romans, Paris 4, 2016.

10 Voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris: Grasset, 1961).

11 Voir René Girard, La Violence et le sacré (Paris: Grasset, 1972).

12 Douin de Lavesne, Trubert, ed. by Guy Raynaud de Lage, pres. and trans. Alain Corbellari (Genève: Droz, 2018), vv. 2197–202.

13 On reconnaît au demeurant bien là la société dans laquelle les mots ire et courroux désignent simultanément le chagrin et la colère.

14 Sur Trubert homme sauvage, voir Pierre-Yves Badel, Le Sauvage et le sot. Le fabliau de Trubert et la tradition orale (Paris: Champion, 1979). Rappelons que le Moyen Âge ne connaît pas de bon sauvage, et pas davantage de mauvais; pour lui, lhomme sauvage est dabord lindifférencié. Perceval, dont Trubert est le double monstrueux, nest tout simplement rien avant sa rencontre avec les chevaliers.

15 Voir René Girard, Le Bouc émissaire (Paris: Grasset, 1982).

16 Voir mon article, Trubert antéchrist, in Figures de lOubli, ed. by Patrizia Romagnoli and Barbara Wahlen, Études de Lettres, 1–2 (2007), 161–77, repris dans Des fabliaux et des hommes. Narration brève et matérialisme au Moyen Âge (Genève: Droz, 2015), pp. 121–35.

17 Je me permets de renvoyer à la distinction que je fais, dans mon introduction à Deux contes à rire médiévaux. Le Boucher dAbbeville, suivi de Trubert, ed. by Jean Rychner and Guy Raynaud de Lage, pres. and trans. by Alain Corbellari (Genève: Droz, 2018), p. xv, entre le trickster ontologique et le fripon doccasion.

18 Le Mire de Brai, in Fabliaux français du Moyen Âge, vol. 1, ed. by Philippe Ménard (Genève: Droz, 1979), v. 280.

19 On retrouve cet épisode dans Amis le Prêtre du Stricker (mais pas chez Molière !), où il est replacé dans une série descroqueries où la propension du trickster à la nuisance reprend ses droits: voir Le Stricker, Amis le Prêtre (Der Pfaffe Amis). Roman du xiiie siècle, pres. and trans. by Marianne Derron Corbellari et Alain Corbellari (Amiens: Presses du Centre détudes médiévales, Université de Picardie – Jules Verne, 2005), pp. 70–71.

20 Voir mon article Boivin de Provins ou le triomphe du monologue, Vox Romanica, 49–50 (1990/1991), 284–96, repris dans Des fabliaux et des hommes, pp. 105–20, où je propose de lire lexpression faire le fabliau dans le double sens de jouer un bon tour et écrire une histoire comique, puisque Boivin apparaît à la fin du récit comme le narrateur même de sa propre aventure.

21 Voir larticle de Michel Zink, Boivin auteur et personnage, Littératures, 6 (1982), 7–13.

22 Voir le poème anonyme intitulé Les Rues de Paris, en vers, inspiré du dit du même nom par Guillot de Paris, in Paris sous Philippe-le-Bel, daprès des documents originaux, et notamment daprès un manuscrit contenant le rôle de la taille imposée sur les habitants de Paris en 1292, publié pour la première fois par H. Géraud (Paris: Crapelet, Collection de documents inédits sur lhistoire de France. Première série: Histoire politique, 1837), pp. 567–79, dont le héros cherche vainement sa femme dans la ville, en énumérant toutes les rues où il ne la trouve pas.

23 On lira tout de même Denis Billotte, LUnité de Trubert: le sens dune série, Reinardus, 1 (1988), 22–29.

24 Voir René Goscinny et Albert Uderzo, La Zizanie (Paris: Dargaud, 1970). Bien que stipendié par César, Tullius Detritus laisse librement sexprimer un plaisir de nuire tout personnel qui est la marque du vrai trickster.

25 Voir mon ouvrage Des fabliaux et des hommes, pp. 17–18.

26 Voir J. Blanchard et J.-Cl. Mühlethaler, Écriture et pouvoir à laube des temps modernes (Paris: PUF, 2002), en part. pp. 59–83.