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Classiques Garnier

Avant-propos L’art ou la condition historique du cinéma

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Écrans
    2017 – 2 et 2018 – 1, n° 8-9
    . Le cinéma ou la nouvelle expérience de l’art
  • Auteur : Vancheri (Luc)
  • Résumé : Les années 1920 ont non seulement réussi à introduire le cinéma dans le champ de l’art et, incidemment, à redéfinir l’idée même de l’art, elles sont en outre parvenues à faire de celui-ci la condition de son devenir historique. Ce numéro de la revue Écrans s’est intéressé aux rôles qu’y ont joué la peinture, la musique, le biopic, le documentaire, les musées, la littérature, l’opéra et le cinéma d’auteur, choisis comme autant d’opérateurs de sa nouvelle condition artistique.
  • Pages : 11 à 22
  • Revue : Écrans
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092469
  • ISBN : 978-2-406-09246-9
  • ISSN : 2491-2557
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09246-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/06/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Art, cinéma, esthétique, histoire, morale
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Avant-propos

Lart ou la condition historique du cinéma

Sil y a bien un goût artistique qui oriente la production cinématographique au début du 20e siècle, il est tenu par une conception moralisante et patrimoniale de lart1, privé dun véritable projet esthétique et subordonné à un modèle industriel de production des films. On crée des sociétés de films spécialisées (Le Film dArt, la Société des Auteurs et des Gens de Lettres, etc.), on puise dans le répertoire de la littérature, on met en scène daprès des tableaux de peinture, on revisite lHistoire, bref on renouvelle les signes dune culture de masse née au xixe siècle dans le sillon de la presse, de la photographie et des politiques publiques de la Troisième République2. Deux tendances se dégagent néanmoins, qui renseignent sur les résistances culturelles et le progressisme artistique qui façonnent lépoque. Lune trouve dans les films dart les « utiles auxiliaires de notre grande littérature, et aussi de puissants propagandistes de notre magnifique histoire3 », tandis que lautre aboutit aux publics du Vieux Colombier et des Ursulines, partagés entre « lextrême gauche 12de la Sorbonne, celle qui prise dans Gide un calvinisme tiraillé entre Nietzsche et saint Paul » et les habitués du cinéma davant-garde qui se recrute dans « cette sorte de parc ethnographique qui sétend de son seuil au Jockey et à la Rotonde4. » Quelques années à peine après que les frères Lumière ont cessé leur activité cinématographique5 pour revenir à la photographie – le procédé Autochrome est breveté le 17 décembre 1903 – le cinéma fait lobjet dun premier investissement critique6, puis théorique7 qui assigne symboliquement et institutionnellement le cinéma au monde de lart et bouleverse son imaginaire culturel avant dinfluencer son économie. Le rattachement du cinéma au système des Beaux-Arts, alors quil est parallèlement mobilisé par des avant-gardes qui ont choisi den faire le moyen dune révolution de lart, nest pas un phénomène contenu dans sa seule dimension esthétique – les conséquences quil imprime au monde de lart –, il compte aussi et surtout une reconfiguration des coordonnées économiques et sociales qui orientent son évolution 13historique. Le signalement esthétique des œuvres nest en définitive que la part la plus superficielle dune situation aux profondes ramifications qui affectent autant lorganisation industrielle des Studios hollywoodiens que la transformation de la culture de masse. Reformulons le problème qui nous occupe : lentrée du cinéma dans le monde de lart na pas simplement modifié le profil social dune pratique industrielle, elle a fait de lart sa toute nouvelle condition historique. Si cest Ricciotto Canudo qui nous permet de dater lévénement de son artialisation, cest Blaise Cendras qui nous donne loccasion den lire le renversement historique. En écrivant que le cinéma est cet « art qui a donné naissance à lune des premières industries du monde moderne8 » sans se soucier de la juste succession des séquences historiques – cest la réalité inverse qui est vraie –, Cendrars consigne le refoulé de ses origines industrielles et impose le blason de sa mythologie. De même, lorsque lon croit retrouver dans les films Lumière les tout premiers signes de lart, on peut bien essayer den atténuer la portée historique en distinguant linvention dune technique de sa reprise artistique au tournant des années 10, on nen reconduit pas moins le mythe dun art délivré des servitudes de sa construction sociale. Cette fiction résistante na pas plus de réalité que linvention de la peinture par le potier Butades de Sicyone rapportée par Pline lancien, mais elle demeure le récit dune société qui a toujours cherché à diminuer sa dépendance à « lentertainment, dans lequel la contingence des loisirs et la contrainte du politique ont fusionné9. » Il y a dans le constat désenchanté de Francesco Masci lécho de la critique lancée contre le cinéma dès 1944 par Adorno et Horkheimer qui dénonçaient la standardisation et lhomogénéisation des œuvres de la culture ramenées au statut de marchandises : « La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société radiophonique à légard de lindustrie électrique, ou celle du film à légard des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres. [] Lunité radicale de lindustrie culturelle annonce de toute évidence celle qui samorce dans la politique10. » Lart aurait donc cessé dêtre une sphère autonome pour nêtre plus quune activité économique 14comme les autres, plaçant la culture dans le giron des industries culturelles qui soumettent la création artistique à linflation technologique et au rendement capitaliste. Reste que si la forme socialisée de la production cinématographique a dabord largement déterminé la structure de son esthétique, linverse qui voit lidéal de lart simposer comme le référent esthétique dune économie et dune pratique sociale est un événement dont il reste à étayer lhistoire. À cet égard la lettre encyclique du Pape Pie XI, Vigilanti Cura, adressée en 1936 à lépiscopat américain est particulièrement édifiante. Saluant la création de la Legion of Decency en 1933 et constatant que « des efforts sérieux ont été réalisés pour que les scènes cinématographiques sinspirent des règles les plus nobles qui régissent les beaux-arts », Pie XI entend encourager la défense de lart cinématographique menacé de « corruption et de dépravation ». Là où lencyclique Divini Illius Magistri donnée à Rome le 31 décembre 1929 traite encore du cinéma comme dun spectacle, six ans plus tard ce dernier est définitivement reconnu comme un art. Toute la pédagogie morale réclamée par lEglise catholique romaine11 repose alors sur une triple conception du cinéma comme industrie, divertissement et comme art. Le plaisir éprouvé aux films ne doit pas éloigner de Dieu – « Car ils sont chargés par mandat divin denseigner aux âmes qui leur sont confiées les règles de conduite qui simposent, même à loccasion de leurs plaisirs » –, tandis que le cinéma, nouvellement accueilli dans le monde de lart, doit poursuivre la mission apostolique que lEglise a souhaité confier aux arts : « tout art un peu noble ne doit-il pas sattacher avant tout à entraîner, pour sa part lhumanité à plus dhonneur et de vertu ? ». Ce changement considérable dans lordre des représentations culturelles a fait lobjet de travaux récents12, mais il reste à se demander si la nouvelle stratégie de 15lÉglise catholique romaine qui cherche à contenir la libéralité artistique du cinéma na pas indirectement contribué à la justifier13. Accepter que le cinéma soit un art revient nécessairement à lui accorder ce que lart permet. Au xxe siècle lart veut tout et, bientôt, il pourra tout. Quune institution aussi conservatrice – nous sommes encore loin de louverture sociale de Vatican II – se soit résolue à reconnaître au cinéma une dimension artistique doit attirer notre attention sur un phénomène nouveau : en cherchant à rattraper leur retard culturel les institutions sociales qui gouvernent la vie morale de la société ont paradoxalement commencé à intérioriser les normes artistiques qui façonnent la nouvelle aisthesis du xxe siècle. Lallocution du pape Pie XII aux représentants du monde cinématographique qui fit suite aux audiences du 21 juin et du 28 octobre 1955 devait confirmer cette nouvelle sollicitude de lEglise à légard du cinéma. Lorsquil oppose « la norme directive » du film idéal14 à lidéal artistique du film, on peut bien sûr retenir linquiétude dune Eglise confrontée à une « décadence spirituelle et culturelle » que pourrait précipiter « la liberté indisciplinée des films », mais on doit aussi comprendre que la politique du cinéma que mène le Saint Siège est désormais obligée par les normes esthétiques de lart. Plus lÉglise entend faire du cinéma le moyen de son apostolat, consciente quil est un fait 16social majeur dont elle espère fléchir lévolution, plus elle se voit contrainte de quitter le média de masse15 pour lart. La vaste entreprise de moralisation du cinéma menée par lEglise tout au long des années 1920 confirme cette nouvelle polarisation du discours catholique. La création en 1927 de lAcademy of Motion Picture Arts and Sciences sur le modèle de lAcadémie royale de peinture et de sculpture, quelles que furent les motivations politiques de Louis B. Mayer, relève dune même logique dintériorisation des demandes dart qui ne va pas sans affecter le marché des biens symboliques16. Il sagit moins davancer largument dune légitimité culturelle recherchée par les Studios, il a été largement discuté, que de souligner la nouveauté des effets de régulation sociale qui exposent lindustrie cinématographique aux exigences de la création artistique. Si la création dune Académie des Arts et Techniques du Cinéma – 1975 pour la version française – présente lavantage immédiat dune habilitation culturelle acquise à bon compte, elle a pour conséquences de formaliser lobligation de ses nouveaux devoirs artistiques et douvrir incidemment un espace de négociations et de conflits. Le procès de LOpéra de Quat sous qui a opposé Bertolt Brecht à la société Nero-Film constitue à ce titre un bon observatoire de la lutte qui oppose lart à lindustrie. Écarté de lécriture définitive du scénario co-écrit par Leo Lania, Laszlo Vajda et Bela Balázs, tandis que la réalisation était confiée à Georg Wilhelm Pabst, Brecht entendait démontrer que le cinéma abandonné à une exploitation capitaliste avait définitivement écarté les artistes du processus de création des films. Sans son intervention la Nero-Film avait échoué à faire « une 17œuvre ne fût-ce quà moitié de la même trempe que la pièce de théâtre17. » Exemplaire parce que théorisé par lun de ses principaux acteurs, ce procès a bien sûr mis en lumière les relations conflictuelles qui se sont tissées entre le film et la marchandise, lart et lentertainment, le cinéma, les industries et les institutions culturelles, mais il a aussi permis de vérifier que lindustrie ne pouvait plus sexempter des demandes dart qui lui étaient adressées. Ce procès nest pas lexception dun système, il est bien plutôt le symptôme de sa dépendance à une culture artistique qui a accompagné la requalification législative du droit du cinéma. Il est à cet égard significatif que la première Commission nationale de censure créée à linitiative du ministre de lintérieur par arrêté du 16 janvier 1916 ait été remplacée trois ans plus tard par la Commission dexamen des films cinématographiques – décret du 25 juillet 1919 – et placée sous lautorité du ministre de lInstruction publique et des Beaux-Arts. Le 23 octobre de la même année Canudo faisait paraître le texte qui devait consacrer le cinéma, désormais septième dans la suite des arts18. Déclaration juridique et proclamation esthétique font valoir une même situation : le cinéma est soumis à un ordre artistique qui commande aussi bien le développement des théories de lart que lévolution de lappareil législatif.

Cest ici quil faut reprendre notre compréhension de la littérature théorique et critique des années 10 et 20. Entre le premier texte de Canudo (Lettere darte. Trionfo del cinematografo, 1908) qui milite pour que le cinéma soit le sixième art et Naissance du cinéma (1925) de Léon Moussinac qui soutient que « lordre général de lévolution des arts19 » sera un jour changé, sest jouée une révolution esthétique en deux temps qui a bouleversé le xxe siècle. On a ainsi assisté à des politiques du cinéma conduites au nom de lart qui ont tenté de maintenir lillusion dune continuité entre deux mondes, lavant-garde française ayant cherché à dessiner la raison esthétique de lart nouveau en retrouvant des points dattache possibles au système des Beaux-Arts. On reconnaît là lessentiel de lentreprise de Ricciotto Canudo qui na pas hésité à se réclamer de 18Schopenhauer et de lancienne théorie des arts de lespace et du temps pour pouvoir justifier le principe dune synthèse des arts, dût-il au passage réinventer le système quil entendait prolonger. Souvenons-nous que pour Hegel comme pour Schopenhauer il nexiste que cinq arts, larchitecture, la peinture, la sculpture, la musique et la poésie. En introduisant la danse pour équilibrer les arts du temps – la tradition nen compte que deux – et les arts de lespace qui existe au nombre de trois, Canudo ne sest donc pas contenté de trahir Hegel qui la jugeait imparfaite, il a renoncé aux lois esthétiques qui gouvernaient le système des arts. Hegel refusait la danse, comme il refusait lart des jardins parce quil tenait ces « genres intermédiaires » pour légal des « espèces hybrides, des amphibies et autres transitions, [qui] ne donnent guère à voir que leur impuissance en lieu et place de lexcellence et de la liberté de la nature20 ». Canudo, lui, impressionné comme tous les artistes de sa génération par Charlie Chaplin, fait de la pantomime burlesque lexpression légitime dun art du geste qui lui ouvre les portes de la danse. Ainsi parvient-il à justifier la synthèse équilibrée des arts de lespace et du temps. Le système des Beaux-Arts était un système limité – il manque à chaque art lespace ou le temps qui pourrait compléter sa nature – et imparfait – il nexiste aucune œuvre qui pourrait contenir toutes les vertus de lart. Il revenait ainsi au cinéma de corriger et dachever le système des Beaux-Arts. Cette révision artistique fut pourtant exactement opposée aux politiques de lart menées au nom du cinéma qui devaient précipiter sa transformation moderniste. Penser la dimension artistique du cinéma demandait donc que lon renégocie les rapports que ce dernier avait noués avec les autres arts. Ce sont au moins quatre phénomènes majeurs qui pourront être ainsi dégagés de ce moment historique.

Le premier repose sur la réactualisation implicite de lancien paragone qui commande le rang social des arts. Les futuristes italiens qui ont soumis tous les arts à la discipline du futurisme – Boccioni, Carrà, Russolo, Severini et Balla font paraître le Manifeste des Peintres futuristes en 1910, Balilla Pratela son Manifeste des Musiciens futuristes lannée suivante, tandis que Marinetti publie son Manifeste technique de la littérature futuriste en 1912 et celui du Théâtre futuriste synthétique en 1915 – nhésitent pas, dès le mois de novembre 1916, à soutenir que non seulement « le cinéma est un art en soi », mais quil est « linstrument 19idéal dun art nouveau immensément plus vaste et plus agile que tous les arts existants21. » Quant à Léon Moussinac qui rejoue la vieille querelle lancée par le Trattato della pittura de Léonard de Vinci (Codex Vaticanus Urbinas 1270), il nhésite pas à avancer que « le cinéma devancera quelque jour la littérature et occupera la première place22. » Pour ces premiers défenseurs du cinéma, il ne sagit plus seulement dintroduire le cinéma dans la suite des arts, mais de lui accorder la première place. Cest là retrouver la valeur polémique du paragone qui ne doit pas tant être compris comme « un objet parmi dautres de la pensée sur lart à la Renaissance que comme lindicateur esthétique privilégié dune culture fondée sur le conflit23. » Le second phénomène engage le remploi de la doctrine de lUt pictura poesis formulée par le poète latin Horace daprès Simonide (Art poétique, Épître aux Pisons), avant quelle ne soit reprise et renversée à la Renaissance lorsquon a cherché à réhabiliter la peinture encore assimilée aux arts mécaniques. Ludovico Dolce et Giovanni Paolo Lomazzo théorisent ce nouveau topos de la littérature savante pour le xvie, tandis que Charles Du Fresnoy peut écrire dans son De arte graphica publié à Paris en 1667 « Ut pictura poesis erit ; similisque Poesi sit Pictura24 ». Il faudra attendre le Laocoon de Lessing au xviiie pour assister à la liquidation de ce modèle des relations artistiques. On le croyait disparu, il revient avec le cinéma que lon rapproche des autres arts avec lesquels il partage des valeurs esthétiques que lon sefforce de dégager. Lorsque Vachel Lindsay essaie de décrire ce que pourrait être la « peinture-en-mouvement25 » qui sert de modèle à une pensée plastique du cinéma, il a la conviction que le portraitiste Gilbert Stuart qui a imposé la figure de George Washington est le modèle idéal pour quiconque voudrait filmer « la réserve aristocratique » des grands 20hommes de ce siècle. Quun cinéaste sy applique avec sérieux et on dira de « ce film [quil] a été peint par un élève de Gilbert Stuart » et qu« on reconnaît bien là cette période majestueuse26. ». Mais ce rapport aux autres arts a pris des formes plus surprenantes. Vachel Lindsay lit la Grammaire élémentaire égyptienne de Margaret A. Murray et le Livre des Morts annoté et traduit par E. A. Wallis Budge comme autant de solutions pré-cinématographiques, avant quEisenstein nimagine sous le nom de cinématisme sa version théorique et quil ne fasse de lAcropole dAthènes le film le plus ancien de lhistoire du cinéma. Écrire comme le fait Lindsay que le Papyrus dAni « est sans conteste le plus grand film que jaie jamais vu », ce nest pas simplement se donner lillusion que le cinéma est laboutissement dune pensée du mouvement engagée quelques millénaires plus tôt, cest admettre quil est le lieu à partir duquel toute lhistoire des arts peut être recommencée. Un troisième phénomène met les arts au défi de se saisir du cinéma et den reconduire le modernisme technique et culturel. Apollinaire nattend pas et, dès 1907, introduit le cinéma dans ses romans et nouvelles (Un beau film sera repris dans LHérésiarque et Compagnie, 1910), défend lidée dun renouveau de lart et de la poésie à partir du cinéma (Lesprit nouveau et les poètes, 1918), avant décrire des scénarios de films (La Bréhatine, 1917 ; Cest un oiseau qui vient de France, 1918). Meyerhold, qui a pourtant commencé par refuser dadmettre le cinéma auquel il reprochait un naturalisme dont il espérait débarrasser le théâtre – « Lextraordinaire succès du cinéma sexplique en premier lieu par lextrême engouement pour le naturalisme qui caractérise de larges masses à la fin du xixe et au début du xxe siècle27 » –, ne mettra que quelques années avant de changer davis. Non seulement il adapte à lécran Le portrait de Dorian Gray (1918), mais il modifie sa pratique théâtrale à partir du cinéma au point de développer une conception cinématographique de la mise en scène. Le dernier phénomène, enfin, suppose le mouvement inverse qui voit le cinéma chercher dans les autres arts les solutions de son esthétique. Le cinéma expressionniste est à bien des égards sa meilleure jauge. Lorsque Bernhard Diebold déclare dans le journal Neue Zürcher Zeitung 21que le « cinéma est laccomplissement de lexpressionnisme28 », Robert Wiene na toujours pas tourné Le Cabinet du Docteur Caligari. Quatre ans plus tard, à lire la presse allemande au lendemain de la première de sa sortie berlinoise, « la question de savoir si le cinéma peut être de lart a été résolue de façon définitive29. » Si lépoque a été divisée sur la légitimité du cinéma expressionniste, ce dernier est néanmoins parvenu à introduire dans les débats sur lart cinématographique un objet théorique largement reconnu par la tradition historiographique allemande qui a fait du style le critère de lart. Or là où Hugo Münsterberg se tournait vers Quatremère de Quincy pour dégager les principes fondamentaux dune poétique cinématographique, quelques cinéastes et décorateurs allemands réussissaient à établir un lien structurant entre limage, le film et lart en investissant le style dune fonction historique sans rien perdre des exigences modernistes de lart. Panofsky pourra bien affirmer dans son essai sur le style et la matière du septième art30 (1947) que la stylisation de limage doit être tirée de ses propriétés formelles et non pas obtenue à partir de la pré-stylisation de ses décors, lessentiel en 1920 est davantage de trouver le moyen de satisfaire au formalisme esthétique qui justifie lœuvre artistique – le mouvement Dada a sans doute été le lun des tout premiers mouvements artistiques à saffranchir de cette contrainte – que de défendre, comme le fit limpressionnisme français, la pureté dun langage formel.

Ce que nous disent ces trop brèves remarques, cest que la concordance des temps qui règle laccord des théories de lart, de la littérature et du cinéma, est inséparable de leurs discordances historiques. Telles étaient les conclusions de Paul Valéry (La conquête de lubiquité, 1928) et Walter Benjamin (Lœuvre dart à lère de la reproductibilité technique, 1935) qui se sont persuadés que la technique a cessé dêtre extérieure et indifférente au monde de lart, parce quelle est désormais lagent de son avenir artistique et la variable esthétique dun changement du régime général de lart. Valéry la pensé pour la musique, Benjamin pour le cinéma tout en reprenant à celui-ci lidée qui veut que « de si 22grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par-là sur linvention elle-même » et iront « peut-être jusquà modifier merveilleusement la notion même de lart31 ». Les luttes qui opposent lart et lindustrie, les partisans dune avant-garde à une autre, les débats, les manifestes, les déclarations qui envahissent les revues ne sont pas les signes dune crise qui diviserait le cinéma, ce sont plus profondément les expressions dun régime de pensée du cinéma qui fait de lart sa loi de séparation – le début des années 1920 marque ce moment où parler de cinéma revient irrésistiblement à parler de ce qui léloigne ou le rapproche de lart, – et sa loi didentification – les films, quelle que soit leur valeur esthétique, appartiennent de droit au domaine de lart32. Le profil des relations qui lient lart et le cinéma a profondément varié, au point quil semble aujourdhui nécessaire de rendre compte des usages de la notion dart dans le champ du cinéma – lhistoire de celui-ci est largement dépendante de lhistoire de celle-là, pendant théorique des usages et remplois du cinéma dans le champ de lart. Quil sagisse de ses manifestations explicites – film dart, documentaire sur lart, cinéma expérimental, cinéma dauteur, etc. –, de ses disparitions apparentes dans les formes du cinéma militant ou dans celles de lentertainment, de ses résurgences mélancoliques dans les années 1990 ou bien encore de son revival contemporain, on constate que lhistoire du cinéma est inséparable de ce filigrane esthétique qui traverse toutes ses époques. En restituer les logiques souterraines et les économies partielles, en décrire les seuils et les formes historiques, les effets culturels et les survivances imaginaires, telles sont les grandes perspectives de recherche que se donne ce numéro de la revue Écrans.

Luc Vancheri

Université Lyon 2

1 Le Forestier, Laurent, « Lart et les manières. Quelques hypothèses sur la généralisation des séries dart en France », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 56 | 2008.

2 Le phénomène est décrit dès le début des années 1910 : « Personne aujourdhui ne nie plus limportance de la presse sous forme daffiche, de journal ou de revue ; mais nest-ce pas sous forme daffiches, ou de publications illustrées, quelle atteint son maximum de persuasion ! Personne non plus ne conteste linfluence sur les mœurs du théâtre ou art dramatique reproduisant plus ou moins exactement la vie et les sentiments humains. Eh bien, le cinéma est la synthèse de lun et de lautre ! comme la feuille imprimée, la pellicule cinématographique peut maintenant pénétrer dans la bourgade la plus reculée et y introduire de façon frappante des idées, des sentiments ou des connaissances qui y étaient autrefois inconnus. » – « La Question cinématographique », Lille, 1912 (Lille-Cinéma), in LHerbier, Marcel, Intelligence du cinématographe, Paris, Éditions dAujourdhui, 1977, p. 52-53.

3 Deschanel, Paul, « Discours du 26 mars 1914 prononcé au banquet de la chambre syndicale française de cinématographie et des syndicats sy rattachant », in Marcel LHerbier, Intelligence du cinématographe, op. cit., p. 97.

4 Arnoux, Alexandre, « Cinéma », 1929, in Marcel LHerbier, Intelligence du cinématographe, op. cit., p. 333-334.

5 Alors quen 1902 Georges Méliès prépare le tournage du Voyage dans la Lune – commencé en mai à Montreuil le film dune longueur de 260 mètres sera achevé au mois daoût – la Société Lumière arrête les projections cinématographiques quelle organisait au Progrès depuis mars 1897. Année charnière qui fera dire à Georges Sadoul en 1962 que « Si lon devait un jour célébrer le centenaire, non du cinématographe mais de lart du film, il faudrait alors choisir non le 28 décembre 1995, mais le mois de juin ou juillet 2002. De même que, depuis 1882, les recherches et les appareils de Marey, Demenÿ, Edison, Anschütz, Armat, Jenkins, Le Roy et dix autres préparèrent le subit triomphe du Cinématographe Lumière, de même tous les essais sans éclat de Méliès (et de plusieurs autres) depuis 1896-1897 amenèrent la victoire imprévue du Voyage dans la Lune, qui imposa universellement la pratique de la mise en scène. Il est symbolique que ce film ait permis en octobre 1902 aux frères Tally de fonder le premier cinéma non forain, “à quatre murs”, ayant jamais existé à Los Angeles, et quil ait imposé lart du film à cinq ou six lieues dune bourgade nommée Hollywood. » – Cité par Lherminier, Pierre Annales du cinéma français. Les voies du silence. 1895-1929, Nouveau Monde éditions, 2012, p. 209. – Si Sadoul a raison de distinguer linvention technique de linvention artistique, il ny a dart cinématographique quà penser lart et le cinéma en termes de discours et dinstitutions. Les pratiques cinématographiques et les films sont à eux seuls insuffisants pour constituer une raison artistique du cinéma.

6 En 1903 Georges-Michel Poissac fait paraître la première revue française de cinéma Le Fascinateur. Aux États-Unis Variety est fondée par Sime Silverman en 1905, tandis quEduard Lintz lance en Allemagne Der Kinematograph en 1907.

7 Les premiers essais théoriques consacrés au cinéma voient le jour dès le début des années 1910. Voir par exemple, Guido, Laurent, lÂge du rythme – Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, Éditions Payot Lausanne, coll. « Cinéma », 2007.

8 Cendrars, Blaise, Hollywood, La Mecque du cinéma, 1936, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1987, p. 115.

9 Masci, Francesco, Entertainment !. Paris, Allia, 2011, p. 28.

10 Adorno Theodor Wiesengrund & Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, trad. Eliane Kaufholz, Paris, Allia, 2015, p. 12-13.

11 « II est nécessaire, en effet, et urgent de veiller à ce que, même sur ce point, les progrès de lart, de la science et même de la technique et de lindustrie humaine, véritables dons de Dieu, soient ordonnés à la gloire de Dieu et au salut des âmes, et à ce quils servent pratiquement à lextension du règne de Dieu sur terre, afin que tous, comme nous fait prier la Sainte Eglise, nous en profitions de façon à ne pas perdre les biens éternels : sic transeamus per bona temporalia ut non amittamus aeterna. » Pie XI, « Vigilanti Cura, Lettre encyclique aux vénérables frères les archevêques et évêques des États-Unis et autres ordinaires des lieux en paix et communion avec le siège apostolique, Des spectacles cinématographiques », 1936, in Actes de s. s. Pie encycliques, motu proprio, brefs, allocutions, actes des dicastères, etc., Tome xiv, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1936, p. 74-75.

12 Leventopoulos, Melisande, Les catholiques et le cinéma : la construction dun regard critique (France, 1895-1958), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015 ; Vezyroglou, Dimitri, « Les catholiques, le cinéma et la conquête des masses : le tournant de la fin des années 20 », in Revue dHistoire moderne et contemporaine, 2004/4 (no 51-4).

13 « Bien quon ait prédit en certains milieux que la valeur artistique des films de cinéma se trouverait atteinte par les exigences de la “Légion de la Décence”, il semble que cest exactement le contraire qui advienne, car cette Légion a donné une forte impulsion aux efforts faits pour amener de plus en plus le cinéma à une grande noblesse de vues artistiques, en le poussant à la production dœuvres classiques et à des créations originales dune valeur peu commune. » Pie XI, « Vigilanti Cura, Lettre encyclique aux vénérables frères les archevêques et évêques des États-Unis et autres ordinaires des lieux en paix et communion avec le siège apostolique, Des spectacles cinématographiques », op. cit., p. 71-72.

14 Puisque le spectacle cinématographique, comme on la observé, a le pouvoir dorienter lesprit du spectateur vers le bien ou vers le mal, Nous nappellerons un film idéal que si, non seulement il noffense pas ce que Nous venons de décrire, mais le traite avec respect. Bien plus, cela même ne suffit pas ! Nous devons dire : sil renforce et élève lhomme dans la conscience de sa dignité ; sil lui fait connaître et aimer davantage le rang élevé où le Créateur le mit dans sa nature ; sil lui parle de la possibilité daccroître en lui les qualités dénergie et les vertus dont il dispose ; sil consolide en lui la persuasion quil peut vaincre des obstacles et éviter des décisions erronées ; quil peut toujours se relever de ses chutes et se remettre sur la bonne route ; enfin quil peut progresser du bien au mieux en se servant de sa liberté et de ses facultés. Allocution de sa sainteté Pie XII aux représentants du monde cinématographique, Libreria Editrice Vaticana, 1955.

15 « Le cinéma est entré dans les mœurs ; il y entrera de plus en plus ; la seule chose qui reste à faire, cest de sadapter à cette situation. » Chanoine Brohée, « Le devoir des catholiques », Dossiers du cinéma, no 5, janvier 1928. Six ans plus tard, le 27 avril 1934, le Cardinal Pacelli adresse une lettre au chanoine Brohée, alors président de lOffice Catholique International du Cinématographe, afin den soutenir les efforts : « Aussi les catholiques de tous les pays du monde doivent-ils se faire un devoir de conscience de soccuper de cette question qui devient de plus en plus importante. Le cinéma va devenir le plus grand et efficace moyen dinfluence, plus efficace encore que la presse, car cest un fait constant que certains films ont été vus par plusieurs millions de spectateurs. En conséquence, il est hautement désirable que les catholiques organisés soccupent toujours du cinéma dans leurs séances dAction catholique, dans leurs programmes détudes, etc. Il importe pareillement que les journaux catholiques aient tous une rubrique cinématographique pour louer les bons films et blâmer les mauvais. », in La Revue catholique des idées et des faits, XIVᵉ année, No 7 et 8, 18 mai 1934.

16 Sur ce point, voir Bourdieu, Pierre, Les règles de lart. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

17 Brecht, Bertolt, « Sur le cinéma », in Écrits sur la littérature et lart 1, Paris, LArche, 1970, p. 158.

18 Canudo, Ricciotto, « La leçon de cinéma », in LInformation no 286, 23 octobre 1919, repris in Lusine aux images, Paris, Seguier / Arte éditions, 1995.

19 Moussinac, Léon, « Naissance du cinéma », in Lâge ingrat du cinéma, Paris, Les éditeurs français réunis, 1967, p. 60.

20 Hegel, Esthétique, Paris, édition Aubier, tome 2, 1964, p 251.

21 Marinetti, Corra, Balla, Settimelli, Ginna et Chiti, « La cinématographie futuriste », in LItalia futurista, no 9, in Lista, Giovanni, Le futurisme, Champ Vallon, 2015, p. 993.

22 Moussinac, Léon, « Naissance du cinéma », in Lâge ingrat du cinéma, op. cit., p. 61.

23 Collareta, Marco, « Nouvelles études sur le paragone entre les arts », Perspective [En ligne], Nouvelle actualité en histoire de lart, 1 | 2015, Varia, p. 154.

24 Là où Horace déclare que « la poésie est comme la peinture, dans lune et dans lautre il y a des morceaux qui vous plairont davantage, si vous les voyez de près, dautres si vous les voyez de loin », Du Fresnoy soutient que « La poésie sera comme la peinture ; et que la peinture soit semblable à la poésie. » – Sur ce point voir Lee, Rensselaer W., Ut pictura poesis. Humanisme & Théorie de la peinture xve xviiie siècles, Paris, Macula, 1991.

25 Lindsay, Vachel écrit « Painting-in-Motion », in Vachel Lindsay, The Art of the Moving Picture, New York, The Macmillan Company, 1915/1922.

26 Lindsay, Vachel, De la Caverne à la pyramide, Écrits sur le cinéma, 1914-1925, trad. Marc Chénetier, Paris, Librairie Klincksieck, 2000, p. 143.

27 Meyerhold, Vsevolod, « Le théâtre de foire », in Écrits sur le théâtre, tome 1, trad. Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, Lâge dHomme, 2001, p. 187.

28 Diebold, Bernhard, « Expressionismus und Kino », 1916, in Anton Kaes, Nicholas Baer, Michael Cowan, The Promise of cinema : German Film Theory, 1907-1933, University of California Press, 2016, p. 418.

29 Cité par Richard, Lionel, Comprendre lexpressionnisme, Gollion, Infolio, 2012, p. 190.

30 Panofsky, Erwin, « Style et matière du septième art », in Trois essais sur le style, Paris, Gallimard, Le Promeneur, 1996.

31 Valéry, Paul, « La conquête de lubiquité » (1928), in Œuvres, tome II, Pièces sur lart, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 1283.

32 La valeur des films fait lobjet dune constante négociation entre les différentes institutions cinématographiques – revues critiques, cinémathèques, festivals, académies, universités, etc. – qui en ont la charge.