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Classiques Garnier

L’essentiel et l’accessoire dans l’histoire d’Urbano du xve au xviiie siècle

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Mounier (Pascale)
  • Résumé : Urbano est un roman anonyme certainement rédigé à la fin du xive siècle. Il a connu des versions plus ou moins distinctes, en particulier une édition italienne de 1526, une traduction française dans les années 1530 et une adaptation anonyme en 1784. L’enquête sur la réception du texte gagne à être menée à partir de la question du détail : les éléments très secondaires sélectionnés dans l’histoire d’Urbano et la valeur qu’on leur affecte varient d’un écrivain-récepteur à l’autre.
  • Pages : 259 à 275
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0259
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lessentiel et laccessoire
dans lhistoire dUrbano
du xve au xviiie siècle

Urbano est un récit anonyme vraisemblablement créé en Italie à la fin du xive siècle. Il sagit dune adaptation dune légende byzantine romanisée diffusée en latin et en italien à partir du xiiie siècle : lhistoire dérive de la légende de Constantin Ier, fils de lempereur Constance Chlore et de sainte Hélène1. La narration rapporte comment Urbano, fils illégitime de lempereur de Rome Federico Barbarossa, épouse par tromperie une princesse orientale au Caire puis est reconnu par son père et mis avec lui sur le trône. Elle sorganise en deux temps : une première partie est centrée sur les conséquences du viol dune femme jusquà sa réparation et une autre sur les tribulations dun couple entre lOrient et lOccident sur un fond de machinations économiques et de rivalités politiques. Par linsertion de personnages et de motifs venus de la nouvelle de type boccacien et du roman byzantin, la légende chrétienne prend un tour aventureux et sentimental. Lœuvre a ainsi la forme dun court roman, selon les catégories officieuses didentification des textes en vigueur à lépoque2.

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Circulant sous forme manuscrite au xve siècle, lœuvre a connu une première publication à Bologne en 1492 ou 1493 puis cinq rééditions à Venise, Lucques et Florence de 1526 à 1598. Lauteur indiqué dans les manuscrits et les imprimés, tous constitués denviron trente ou quarante feuillets, est Boccace, ce qui a conduit à une ample diffusion du texte jusquà la fin du xvie siècle3. Le succès italien du roman sest ensuite éclipsé : il na été réédité quen 17234. Il a été traduit en français à la fin de lannée 1532 ou au début de lannée 1533 par Claudine Scève, la sœur du poète Maurice Scève. La traduction française, reliée aussi au nom du maître italien du récit, na pas été rééditée au xvie siècle ni aux siècles suivants5. Un remaniement publié dans la Bibliothèque Universelle des Romans en 1784 a cependant été présenté en France comme une traduction fidèle de la version de 1526 dUrbano. Il sagit en fait dune adaptation du texte de limprimé vénitien du xvie siècle, qui maintient lattribution à Boccace6. Dans tous les cas lhistoire dUrbano reste globalement inchangée du xve au xviiie siècle : elle traite des mésaventures dun enfant non noble et dune fille de sultan et de la reconnaissance de leur amour malgré les obstacles sociaux, financiers et politiques. Si lon procède à une analyse comparée des variantes textuelles, on trouve des changements thématiques de petite envergure produits par le passage

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dune ère socio-culturelle à une autre7. La démarche de collation des versions permet de pointer ce qui est secondaire et ce qui ne lest pas et le sens donné aux éléments passés sous silence ou encore ajoutés par les passeurs du texte, autrement dit de préciser la nature et la fonction des détails, dans lhistoire du héros.

Par « détail », notion en partie fuyante, nous entendons ici un élément thématique très secondaire. Il peut sagir de propriétés affectées aux personnages − nom, pouvoirs ou propos tenus −, dobjets ou de lieux, voire dactions. Notre hypothèse est quil ny a pas de détail sans agent détaillant : lessentiel et laccessoire dépendent de celui qui lit et éventuellement remanie lœuvre. Comme cela a été établi pour lhistoire de lart, tout peut être détail en littérature, a fortiori dans une narration8. Si le récit hiérarchise à sa manière les données thématiques et oriente leur perception, la reconnaissance de ces éléments et la valeur quils prennent dépendent largement des critères que se donne le récepteur. Nous voudrions vérifier cette idée à partir dune étude de nature philologique et dhistoire du livre de trois versions successives dUrbano : une édition dUrbano imprimée en 1526 à Venise par Giovanni Antonio da Sabbio et ses frères pour Niccolò Garanta, lédition dUrbain de c. 1532-1533 faite à Lyon par Claude Nourry et lédition dUrbano-Urbain publiée à Paris en février 1734. Chaque témoin est susceptible de montrer en soi et par confrontation à un état antérieur source que le très accessoire et la signification qui lui est affectée dépendent au moins autant du point de vue de celui qui examine le récit que de celui qui la créé.

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Lédition italienne dUrbano de 1526

La première édition dUrbano sintitule Opera jucundissima, non Novella comme les manuscrits9. La seconde, publiée en 1526 par A. Da Sabbio pour N. Garanta, porte le titre Historia molto dilettevole, ce qui signale lappartenance de lœuvre au domaine narratif10. La troisième, réalisée par Niccolò dAristotile detto Zoppino en 1530, revient à lappellation Opera en sous-titre mais ajoute en titre le nom du héros11. Lédition de 1526 va ici concentrer notre attention : elle offre une révision linguistique légère − surtout du point de vue la ponctuation et lorthographe − du texte de lincunable et introduit un nouvel élément dans le dispositif paratextuel de lœuvre12. Léditeur dA. Da Sabbio, peut-être A. Da Sabbio lui-même, manifeste ainsi son appréhension du récit dans la transcription du récit et dans lajout après lépître liminaire de lauteur, non signée, dun court résumé de lhistoire.

Le résumé de neuf lignes ajouté au verso de la page de titre en 1526 présente les éléments principaux de la trame13. Cette pièce liminaire mentionne les personnages qui ont un rôle de premier plan − « Silvestra », « Federico terzo Imper. Barbarossa », « Urbano », « certi Fiorentini »

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et « dal Soldano la figlia » − et découpe laction en quatre moments : la naissance illégitime, le mariage avec une princesse orientale par lintervention de marchands florentins, le sort contraire après une tromperie et la reconnaissance de lidentité et laccès au bonheur. Aucune mention nest faite de personnages, objets ou lieux secondaires. Lexamen du volume narratif consacré à chacune des parties invite le lecteur à compléter ces données : la conception dUrbano se fait à loccasion dun viol, qui conduit à la naissance de celui-ci à Rome et à son adoption par un aubergiste (p. 160) ; lamour pour Lucretia nest possible que grâce à la supercherie élaborée par les marchands pour faire passer Urbano pour le fils de Federico, Speculo, grâce à la ressemblance entre Urbano et Speculo (p. 166-204) ; la trahison par les marchands en mer se double dun rejet dUrbano de la part de son père putatif à Rome (p. 216-246) ; les efforts du couple pour entrer en grâce auprès de Federico ont pour résultat ladoption officielle dUrbano et de Lucretia par lempereur, qui reconnaît en outre sa faute passée et lamende en épousant celle quil a violée, Silvestra (p. 252-278). Ces éléments nont rien de détails ; en ne les mentionnant pas, le résumé oublie un des deux aspects de lhistoire, à savoir les conséquences du viol dune femme jusquà sa réparation. Laissant de côté laccession finale de Silvestra au rang dimpératrice et le fait quà la fin deux couples « tutti insieme dominando lietamente finirono allultima vecchiezza » (p. 278), la lecture que fait léditeur dA. Da Sabbio de lincunable est ainsi orientée dès le seuil du livre.

Dans cette trame centrée conduisant quatre personnages dun état daveuglement ou de disgrâce à la prospérité et à lépanouissement amoureux le lecteur peut constater la présence de différents éléments narratifs accessoires. Les tribulations dUrbano et de Lucretia entre lOrient et lOccident se font sur un fond de machinations économiques et de rivalités politiques : les marchands veulent profiter de la menace de guerre faite par Federico au Sultan pour senrichir puis pour faire valoir leur nouvelle fonction dambassadeurs du roi de France ; Girardo est emprisonné pour avoir fait du commerce avec lÉgypte ; et Lucretia craint de révéler son identité à Federico car son père a refusé de marquer son allégeance à celui-ci en lui payant le tribut quil exige. Ces éléments ménagent des rebondissements qui rendent lintrigue complexe. Dans le maquillage de lidentité dun héros qui sessaie à adopter lattitude dun prince, quil est en fait véritablement, le déguisement de celui-ci et de Lucretia en

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pèlerins à leur arrivée à Rome, le voyage en mer avec un abandon sur une île infestée de bêtes sauvages et le sauvetage, on reconnaît autant de péripéties héritées du roman byzantin, qui ont séduit différents romanciers médiévaux. Ces détours imprévus retardent longuement le dénouement. Il ne faut pas moins de lachat dune demeure seigneuriale près de celle de Federico, dun piège tendu aux marchands et du témoignage de Girardo, de laubergiste et de Silvestra pour que Federico apprenne lidentité de Lucretia et quUrbano, après avoir révélé quil était fils daubergiste, sache par sa mère et par Federico lui-même qui il est vraiment. Outre le fait quil fait sécouler du temps − une quinzaine dannées se passent entre la naissance dUrbano et son départ pour lÉgypte −, Urbano accorde aussi une certaine place aux dialogues. Discoureurs, les personnages débattent de lopportunité de courir des risques quand on a une situation confortable, se plaignent dêtre trompés, se réconfortent dans ladversité. Leurs prises de parole agrémentent le parcours trépidant du héros et confèrent une portée pathétique aux retournements de situation.

Certains des personnages, objets, lieux, actions et dialogues ont plus que les autres un caractère darrière-plan narratif. Les marchands florentins, réputés par nature trompeurs, laubergiste borné et le trafiquant darmes qui sauve les jeunes mariés en mer nont en effet pas le même statut en termes de volume textuel et de fonction dans laction. Si le second et le troisième peuvent lun et lautre être considérés comme des détails du récit, ce nest pas le cas du premier ; on constate en outre que le troisième possède la particularité de participer à la révélation de lidentité cachée des individus − aux autres et à eux-mêmes. La fin confère en effet a posteriori une fonction signifiante à des détails apparus au cours du récit. Les révélations en chaîne lors du repas organisé par Lucretia se font en loccurrence dans le cadre dun interrogatoire (p. 262-278). Les rencontres et les prises de parole conduisent les marchands à finir leurs jours en prison, Federico à reconnaître ses torts et à établir la paix en permettant à son fils de monter sur le trône avec la fille de son ennemi et Urbano, Lucretia et Silvestra à occuper le rang qui leur revient. Un processus de transformation ascendante affecte donc les personnages principaux, tandis que ceux dont ils prennent la place − la mère de Silvestra, Speculo et la première femme de Federico, Smiralda − meurent et que leurs adjuvants − laubergiste et Girardo − sont récompensés. Le sens de lœuvre apparaît au dernier feuillet, lorsque chaque protagoniste voit son sort arbitré en

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fonction de sa conduite : Urbano, qui a demandé pardon à Lucretia de la tromperie à laquelle il a participé pour lépouser, et Lucretia, qui sexcuse auprès de Federico de ne pas lui avoir révélé demblée quelle était la fille de son ennemi, sont sauvés ; les marchands, qui ne se sont pas repentis de leurs méfaits, doivent expier leur faute. La fin renoue en somme les fils narratifs mis en place et laissés inachevés à divers endroits du récit en faisant participer des éléments a priori insignifiants à la construction de lédifice herméneutique. Plusieurs objets jouent ce rôle de pierres dattente narratives. Lune des deux pierres précieuses (p. 214) données par la mère de Lucretia avant le départ dÉgypte sert à celle-ci à acquérir une position sociale à Rome (p. 248-250), première étape dans la conquête de la confiance de Federico. La tête de sanglier et lanneau donnés en cadeau par celui-ci respectivement avant (p. 150) et après le viol de Silvestra (p. 156) sont utilisés par la mère dUrbano comme preuve de sa bonne foi (p. 274-276). La tente de Lucretia, dabord offerte en Égypte au patron du navire (p. 210) puis dressée sur lîle pour abriter les mariés (p. 220), permet à Girardo de constater une présence humaine sur lîle (p. 236) ; après avoir été reçue en récompense par celui-ci (p. 242), elle fait lobjet de convoitise de la part des marins (p. 252) et conduit Girardo en prison ; cest là quil apprend des marchands tout juste arrêtés la recherche de lidentité du couple par Federico et quil décide de se porter témoin. Lépisode final de lenquête thématise en quelque sorte la démarche interprétative que la narration invite à faire. De même que les personnages accèdent ultimement à une vérité qui leur était cachée, le lecteur doit se faire herméneute et reconstituer à la façon de lhistorien un « paradigme indiciaire14 ».

Tels quils sont pointés dans le récit en 1526, les détails de lhistoire dUrbano ont donc faiblement une valeur réaliste15. Si le résumé dédition dA. Da Sabbio nen pointe aucun, ils participent pour lessentiel dentre eux au code de la prolifération thématique du roman daventures. Dautres ont une fonction heuristique précise, qui leur est assignée par la narration dans les derniers feuillets. Ces derniers, parfois intrinsèquement symboliques

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− comme lanneau donné lors des noces secrètes de Federico et Silvestra − montrent en rétrolecture la complexité du réel mais aussi le caractère signifiant du cours des événements. Ils instituent le roman en récit de quête identitaire : par eux les personnages acquièrent un destin exemplaire.

La traduction française :
Urbain (vers 1532-1533)

Le texte proposé par Claude Nourry quelques années après lHistoria molto dilettevole saffiche comme « translat[é] nouvellement dItalien en Françoys » (p. 139). La traductrice, Claudine Scève, suit de façon presque littérale lédition italienne de 1526, ce que révèlent, outre le suivi des corrections apportées par lédition dA. Da Sabbio à lincunable, la reprise du terme Histoire en titre et la transposition du résumé liminaire16. Elle manifeste cependant sa lecture du roman dans une épître dédicatoire ajoutée avant le résumé, quelle intitule « Argument et sommaire de la presente hystoire » (p. 141-142). Elle-même ou léditeur de C. Nourry, ou tous les deux ensembles, élabore par ailleurs un dispositif capitulaire : vingt-neuf intertitres sont ajoutés au texte italien, disposé pour sa part de manière massive tout au long du xvie siècle.

Le « petit livret » (« Argument », p. 141) français aère la présentation du récit. Les intertitres qui organisent la trame en chapitres sans indiquer de numérotation ménagent des pauses visuelles. Souvent introduits par la formule comment + nom de personnage + verbe daction, comme dans les romans daventures du xve siècle, les intitulés confirment la nature « non moins adventureuse que delectable » (p. 139) du récit, annoncée en page de titre. En plus de pointer la dimension romanesque de la narration par labondance de sa matière, ils font attendre le contenu de chacun des chapitres et plus largement lissue globale des faits. Ce jeu danticipation et de retardement de la fin souligne la fonction dramatique de certains détails. Cela est sensible quand un objet, un personnage ou un propos qui

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revient dans le récit apparaît une première puis une seconde fois dans un intertitre. Si la tête du sanglier chassé par Frédéric (p. 147) ne reparaît pas en titre de lavant-dernier chapitre, où Sylvestre révèle les circonstances de son viol, les « grans tresors » (p. 209) emportés par les marchands et les mariés trouvent un correspondant ensuite dans les « bagues » que vend Lucrèce à Rome (p. 247). Le « pavillon » donné par Lucrèce à Gérard (p. 243) est explicitement donné plus loin comme la cause de l« affaire » qui conduit celui-ci en prison (p. 253). Alors que Frédéric commet dabord un viol « soubz promesse de espouser » sa victime (p. 153), il finit par « recongnoist[re] Silvestre estre sa vraye femme » (p. 277). Lédition de C. Nourry rend ainsi saillants certains constituants narratifs et les soumet au regardant ; si celui-ci ne peut se passer dune rétrolecture pour mesurer lévolution de la situation des personnages entre telle et telle de leurs occurrences, il se voit guidé vers le repérage de détails de lhistoire.

Les éléments très secondaires pointés dans le péritexte signalent lagencement de la trame et la portée symbolique du récit. Comme dans tout texte narratif le suspens en effet a des implications herméneutiques17. Laction de détailler18, en loccurrence de segmenter le récit en unités saillantes et de les rapporter à un tout par lintermédiaire dun discours éditorial, accompagne le lecteur dans son accès progressif à la saisie du destin du héros. Lacte de mettre en pièces, de découper ce qui a été importé en gros, autrement dit de vendre à destail (p. 183)19, clarifie lécheveau des événements et incite le lecteur à avoir un regard critique sur laction. En signalant les coïncidences qui font avancer la trame − la naissance simultanée dUrbain et de Spéculo (p. 163), labordage propice dun navire sur lîle où les héros agonisent (p. 237) ou la venue opportune des marchands à Rome lorsque le jeune couple est en train de se rapprocher de Frédéric (p. 255) −, la rubrication suscite lattente anxieuse de la suite du récit en même temps quelle donne des pistes pour la deviner. Averti

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trois chapitres avant les faits que Lucrèce va accuser publiquement les marchands quelle reconnaît par hasard dans la rue (p. 255), le lecteur se voit encouragé dans son effort danticipation de la fin et de déchiffrement des aventures. Il est invité à reconstruire le parcours des personnages, à formuler des hypothèses sur ce qui dans lillégitimité marque la légitimité. À lui de constater en particulier la facilité avec laquelle Urbain joue le rôle de Spéculo sur le navire qui le conduit en Orient. Tout en invitant à goûter le plaisir dimaginer des péripéties trépidantes, les intertitres incitent ainsi à chercher dans les détails quils pointent la motivation dactions surprenantes au moment où elles se produisent. Sils passent sous silence certains détails signifiants, ils fournissent une sorte de propédeutique illustrée à la lecture dun récit à portée exemplaire.

La valeur que la traduction donne à ces détails indiciels converge largement avec le contenu intrinsèque du récit. Cest ce que montrent en particulier les qualificatifs axiologiques affectés aux personnages. Plusieurs termes insistent sur une même propriété secondaire des femmes : « une fort belle jeune fille nommée Silvestre » (p. 149), « la belle Silvestre » (p. 153), « la belle Lucrece » (p. 205). Il en va de même sur la page de titre et au colophon : lhistoire est censée traiter « de Urbain filz de lempereur Barberousse, et de la belle Lucrece fille du Souldan de Babylonne » (p. 279). Lucrèce se voit ainsi liée au destin du héros : les personnages masculin et féminin principaux apparaissent comme des êtres très différents dun point de vue socio-culturel mais promis à saimer. Les intertitres soulignent cette dimension amoureuse, voire matrimoniale, des aventures. Dès quil a vu sa promise, Urbain regrette en effet que lon retarde « la solennization de mariage de sa fiancée » (p. 205) et sur le navire censé le ramener à Rome, il ne pense quà ses « joyeuses amourettes » (p. 217). Une fois quil aura « confess[é] le grand tort quil [a] de Lucrece » (p. 233), celle-ci « reconforte[ra] son cher mary » (p. 247). Lindication dune reconnaissance des torts va même dans le sens dune idéalisation dUrbain : le protagoniste éponyme sest détourné de lappât du gain, a ressenti un amour désintéressé et a fait amende honorable, ce qui atténue le poids de lescroquerie dont sont victimes Frédéric, le Sultan et Lucrèce Le libellé de la rubrique du dernier chapitre rachète aussi la fausse promesse de mariage de Frédéric, celui-ci « recongnoi[ssant] Silvestre estre sa vraye femme », et fait aboutir le parcours amoureux et moral des quatre personnages principaux : « ilz vesquirent despuis tous honnorablement » (p. 277). Limportance accordée à la beauté,

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à la bonté féminines et au lien conjugal dans lappareil péritextuel trouve un écho à la dédicace de la traduction. Selon la formule denvoi placée après le résumé de lhistoire, C. Scève, étant mariée, se trouve en mesure de conseiller une demoiselle au « virginal cueur » (p. 143), Jeanne Faye, de prendre Lucrèce comme modèle de conduite20. Les caractérisations des personnages données dans les intertitres renforcent ainsi laxiologie que leur confère le récit, tout en atténuant la responsabilité du héros dans le sort contraire qui le frappe, et font système avec léquivalence idéale des deux femmes posée dans lépître liminaire.

Lopération de traduction et dédition effectuée dans latelier de C. Nourry façonne ainsi lhistoire dUrbano pour un public appréciant le suspens et la quête dindices. Sélectionnant différents fragments dun tout, les titres de chapitres signalent la place que la narration affecte aux éléments les plus secondaires. Cela a certes leffet trompeur de faire croire que tous les éléments indiciels sont relevés, que la valeur dornement ou de signe de tel ou tel élément très accessoire tient seulement à son absence ou sa présence dans le dispositif péritextuel. Mais le libellé des rubriques souligne la suspension de lavancée des faits et la nécessité dinterroger le sens des actions : ils mettent en évidence le rôle à la fois dramatique et heuristique de différents détails.

Ladaptation française
dUrbano-Urbain de 1784

Le remaniement de lhistoire qui paraît deux siècles plus tard dans la Bibliothèque Universelle des Romans, ouvrage périodique publié à partir de 1775 à linitiative du marquis de Paulmy proposant un choix de romans de différentes époques, fait mention à la fois du titre de lédition dA. Da Sabbio et de celui de lédition de C. Nourry21. Il sagit en fait

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aussi certainement dune adaptation de lédition de 1526 dUrbano22. Le remanieur maintient lattribution à Boccace et hésite sur le genre de lœuvre : il indique quil sagit dune « Histoire, un peu plus étendue quune Nouvelle du Décaméron, [qui] sembleroit avoir été composée pour y entrer » ou dune « Historiette » (p. 128) mais la classe dans la catégorie des « Romans étrangers ». En labsence dappareil capitulaire il faut se reporter au contenu du récit et sappuyer sur la notice liminaire en forme de déclaration dintention pour voir le nouveau contenu et la nouvelle hiérarchie thématiques instaurés par lauteur anonyme.

Si lon compare Urbano-Urbain à Urbano, on constate une reprise globale de la trame et de ses quatre parties : Sylvestra, violée par « la Barberousse » dans la forêt alors quelle attend le retour de sa mère, enfante Urbano, recueilli et élevé par un « Hôtellier » florentin jusquà ses dix-huit ans, âge auquel il décide de retourner vivre dans la forêt (p. 128-138) ; laubergiste sassocie à « deux coquins », Pippo et Blandizio, pour méditer de tromper La Barberousse grâce à la ressemblance dUrbano et de Spéculo, ce qui conduit au mariage du héros et de la princesse Gozamina (p. 138-156) ; durant le voyage les marchands abandonnent les époux sur lÎle perdue mais Blandizio est lui-même abandonné par Pippo, ce qui amène les trois personnages à vivre trois ans sur lîle jusquà se retrouver en Italie après avoir été sauvés par un navire (p. 156-168) ; revenus près de la cabane où vivaient la mère et la grand-mère dUrbano, les personnages apprennent que celles-ci ont été emprisonnées par La Barberousse et Urbano demande à Blandizio de trouver une solution pour les libérer, ce qui incite le héros à faire témoigner Sylvestra devant lempereur, qui décide alors de le reconnaître comme son fils (p. 168-173). Le nouveau récit raccourcit et simplifie donc loriginal. Il y a moins de personnages : si Blandicio et Pippo sont maintenus, laubergiste prend la place du troisième marchand − appelé Pirotto dans loriginal − et le capitaine sauveteur du couple napparaît pas. Peu de péripéties agrémentent le parcours du héros, sinon les épisodes hérités des romans antiques ou byzantins : une naissance illégitime, une adoption par un aubergiste, une ressemblance physique entre deux enfants, un voyage

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de Venise au Caire et un mariage avec la fille du « Soudan », rebaptisée pour lexotisme Gozamina. Plus rien nest dit par exemple de la cause de la guerre entre La Barberousse et le Sultan, ce qui atténue les obstacles politiques à lamour du couple. Cela est conforme aux indications données dans la notice liminaire : le remanieur y valorise la présence de « quelques détails » (p. 128) mais déprécie lœuvre pour sa platitude et son infraction à la morale ; il explique quil a choisi dinsérer le récit dans le périodique littéraire en raison de la verve de Boccace23. Détailler ne signifie plus dans ce cas « découper en petites quantités », autrement dit en chapitres comme dans la traduction française, ni même par extension « aller dans la précision », comme dans loriginal italien : ladaptation revient au sens primitif du verbe, à savoir « élaguer », « supprimer les taleæ, les rejetons inutiles ».

Le récit, plus court que les deux précédentes versions, se recentre sur Urbano. Puisque lempereur et le Sultan nont pas vraiment envie de se faire la guerre et quils cherchent secrètement à faire « alliance » (p. 146), la situation du héros et de sa femme à leur retour en Italie se résume à devoir faire reconnaître lorigine noble dUrbano. Un simple mensonge résout la situation : laubergiste, accompagnant Blandizio, va dire à lempereur que les marchands et lui ont conclu un mariage avec la fille du Sultan parce quils savaient par Urbano quil était son fils ; Blandizio soutient avoir vu La Barberousse sortir de la cabane vingt-trois ans plus tôt. Cela réduit considérablement la longueur de la fin, dans laquelle lUrbano de 1526 accorde une place majeure au thème de la révélation : aux reconnaissances en chaîne motivées par la mort de Spéculo, par larrivée des marchands à Rome et par lemprisonnement de Girardo se substitue un simple faux témoignage. En trois pages lempereur donne audience aux traîtres, convoque Sylvestra et demande à voir Urbano, à qui il pardonne. La part du hasard signifiant, pointée dans le récit italien par la reprise de personnages ou dobjets déjà apparus, est réduite peu de choses. Un seul concours de circonstances se produit : au moment de larrivée du couple dans la forêt, alors que Sylvestra et sa mère viennent dêtre arrêtées par La Barberouse qui a reçu une lettre du Sultan mentionnant le mariage de Spéculo. Une taille est ainsi faite des rebondissements de la fin et par corollaire une suppression du rôle

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dramatique dindices qui la préparent. Puisque lempereur ne finit pas par épouser Sylvestra, il ne donne pas à celle-ci danneau après lavoir engrossée. Si la « tête de sanglier » accrochée à la selle du cheval de La Barberousse (p. 137) ainsi quun repas champêtre et une fontaine sont mentionnés par Sylvestra pour authentifier le récit de son viol, les deux « superbes agrafes de pierrerie » données par la sultane (p. 156) et la « tente » mise sur le rivage de lîle ne jouent aucun rôle pour faire reconnaître le statut dUrbano. Le récit, plus largement, sorganise peu comme un assemblage de traces.

Le rejet du paradigme de lindice dans la structure narrative ne fait pourtant pas disparaître les détails. Pour les identifier, il faut repérer ce qui par contraste est essentiel dans ladaptation. Le passage de la notice introductive déplorant les « traits piquans » de loriginal et le manquement aux « bienséances » par Boccace (p. 128) met sur la voie : le remanieur a cherché à moraliser le récit. Les dernières paroles de lempereur24 et dUrbano25 énoncent le message du roman : la noblesse est liée plutôt quà lorigine sociale aux dispositions morales et il faut en toute circonstance haïr les méfaits. Cette insistance sur les forces de lindividu peut expliquer le recul des coïncidences dans la réécriture. Outre les nombreuses interventions axiologiques du conteur, les discours rapportés dévoilent lintériorité des personnages et permettent au lecteur de juger ces derniers en fonction de leurs motivations. Les longs dialogues à coloration philosophique constituent en effet autant déléments inessentiels au plan dramatique mais utiles à la mise en place du système de valeurs défendu. Le débat de laubergiste, de Pippo et de Blandizio sur lopportunité dêtre honnête quand on a loccasion de senrichir facilement (p. 139-144), la résistance dUrbano aux offres alléchantes des traîtres et son raisonnement au sujet de la « friponnerie » (p. 147-149) et lanalyse pragmatique quexpose laubergiste à Blandizio sur lintérêt de faire le bien dans certaines circonstances (p. 169-171) constituent par exemple des réflexions gratuites dans lavancée narrative. Leur caractère généralisant atténue lintérêt de la délibération sur la conduite à tenir dans le contexte où le récit sest arrêté. Elles ont en revanche une fonction didactique forte. À côté des propos lapidaires du narrateur et de personnages qui font de La Barberousse un seigneur arrogant et de Sylvestra une « pauvre fillette » (p. 134), de Spéculo une « barbe sotte » (p. 147) ou encore de Pippo « un coquin » (p. 149),

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des tergiversations contiennent des vérités éthiques et des traits psychologiques immédiatement décryptables. Si Urbano et Blandizio évoluent, les réticences à tromper volontairement autrui quils expriment ne présagent pas à elles seules leur réforme future, qui prendra effet pour lun sur lîle par une demande de pardon faite à son épouse et pour lautre au retour en Italie par lacceptation daider Urbano à réaliser « ses idées délévation » (p. 150). Lajout de raisonnements moraux dans les prises de parole des personnages fait ainsi primer laxe vertical de lallégorie morale − sans figuration directe toutefois, sauf pour les noms Urbano, Spéculo, Sylvestra et Pippo26 − sur laxe horizontal de laction.

Le remaniement recèle un autre type de détails, en rapport cette fois non avec les discours mais avec lespace de laction. Deux épisodes placent Urbano dans un cadre naturel idyllique : lorsquil quitte Florence et quil décide de rester vivre avec sa mère et sa grand-mère sous « le délicieux ombrage des bois » (p. 138 et 144) et lorsquabandonné par les marchands, il mène avec Gozamina et lenfant quils ont une vie rustique sur lîle pendant trois ans (p. 162-164). Cela donne lieu à une description à limparfait itératif de tableaux touchants du bonheur familial et à léloge au présent gnomique des « plaisirs de lamour » par opposition aux « plaisirs des grandeurs » (p. 164). Alors que les trajets du couple entre Florence, Venise et Rome sont à peine évoqués, le narrateur expose ici longuement les pleurs dUrbano devant la cabane vide de sa mère et de sa grand-mère à son retour dOrient. Leffet de relative vraisemblance tient à une attention portée aux réalités quotidiennes, qui fait écho à la mention de la « manière ordinaire et presque inimitable » de Boccace (p. 128) dans la notice liminaire. Mais la précision descriptive na pas vraiment de fonction référentielle : elle repose sur la sélection et linsertion de stéréotypes culturels. Les adresses du conteur au lecteur et les précisions sur la bonté et la méchanceté des personnages − la francisation de Barbarossa en « La Barberousse » a évidemment une

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résonance intertextuelle − renvoient en loccurrence au mythe dêtres vivant en harmonie à partir de leur labeur. Sous la double influence de la philosophie morale et de la sensibilité rousseauistes conversion est faite dUrbano en « Historiette » sentimentale larmoyante qui, à la différence de Paul et Virginie, publié en 1787, se termine bien. Détachées de lavancée des faits, les descriptions et les interventions pleines démotion des personnages, où lon verrait aujourdhui précisément ce que le remanieur reproche à loriginal − des « naïvetés » −, valorisent la pureté de la nature et des sentiments. Par lattention minutieuse aux éléments matériels et aux émotions vécues au jour le jour par les personnages le récit suscite lempathie du lecteur, au risque de contredire en partie son exemplarité intrinsèque27.

La réécriture que la Bibliothèque Universelle des Romans propose du récit italien ajoute en somme « quelques détails » à sa source plutôt quelle ne lui en reprend. Malgré lopération anti-détaillante de ladaptateur, linessentiel réapparaît dans les pauses discursives et descriptives du récit. Certains éléments interrompent de manière ornementale le cours des événements, tandis que dautres participent à lhumanisation des personnages et à la surimposition dun sens moral à la narration. Les longs dialogues et le petit fait vrai contribuent plus que lagencement des actions à élaborer le sens de l« Historiette ».

Conclusion

Cest in fine la dimension éminemment subjective et culturelle de la définition de la notion de « détail » que révèle le devenir de lhistoire dUrbano du xve au xviiie siècle. Lanalyse de trois témoins permet de montrer que les éléments thématiques très accessoires dune histoire ne sont pas les mêmes pour tous et de tout temps. La sélection et la valorisation de tel ou tel détail na rien dunivoque ni dintemporel : la procédure de « la détaille » résulte de la rencontre entre un récit

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source et écrivain-récepteur singulier. Cest dabord le repérage du très accessoire qui diffère dUrbano à Urbain et à Urbano-Urbain. Difficile ainsi de suivre la métamorphose dun aspect adventice dune version à une autre. Ce sont ensuite le statut et lappréciation des détails qui varient. Sils se fondent sur le même texte source, C. Scève et le remanieur de 1784 reçoivent de fait différemment une des premières éditions italiennes dUrbano. Invitant par lexemple à une analyse sémiologique, la traductrice fait du texte un roman de quête identitaire et insiste sur le destin matrimonial du héros et de celle quil aime ; fidèle dans ses grandes lignes aux actions principales du récit, lauteur anonyme atténue pour sa part la dimension herméneutique du suspens et ajoute une dimension pathético-morale aux actions. Le plus insignifiant renseigne dès lors moins sur lensemble dans lequel il sinsère que sur celui qui le reçoit. Corollaire prévisible, qui pose question plus largement sur nos démarches de littéraires dans lapproche des textes que nous commentons ou dhistoriens dans lexamen des faits passés : larbitraire est toujours susceptible de sinfiltrer dans un examen qui se veut objectif28.

Si les trois états imprimés dUrbano étudiés témoignent de la manière dont des lettrés ont successivement configuré le destin du héros et des personnages qui lentourent, lenquête sur la réception européenne du texte gagnerait à être poursuivie29. On laura compris : autant de variantes textuelles, autant de lectures dune même histoire.

Pascale Mounier

Université de Caen

EA 4256 LASLAR

1 La légende a circulé oralement et sous forme dhagiographies chrétiennes et de récits populaires, rédigés aux xiiie et xive siècles. Lune des sources dUrbano est lInstoria Helene matris Costantini inperatoris que requisivit crucem domini nostri Jesu Christi, vie de sainte Hélène en langue latine avec des éléments de vulgaire italien et de dialecte vénitien ; une autre est la Storia o Leggenda di Manfredo imperadore di Roma, récit anonyme rédigé en italien ; une autre encore le Libro Imperiale de Giovanni Bonsignori. Pour un examen de lécheveau complexe de la filiation des textes, voir A. Coen, « Di una leggenda relativa alla nascita e alla gioventù di Costantino Magno », Archivio della società romana di storia patria, 4, 1881, p. 1-56, p. 293-317 et p. 535-563 ; 5, 1882, p. 33-66 et p. 489-541.

2 Le récit possède une trame linéaire, refuse le merveilleux et construit une fin exemplaire. À ce titre il pourrait relever de la nouvelle. Mais outre labsence du code de la véracité, institué par Boccace comme critère distinctif de la novella, Urbano possède une intrigue complexe où interviennent plusieurs personnages − les quatre principaux ont une histoire à part entière −, ménage des rebondissements en partie invraisemblables et accorde une place importante aux dialogues. À ces titres et au regard du principe, encore valable aujourdhui, dune attention portée à lécoulement du temps, le récit pouvait intuitivement être considéré au xive siècle comme un roman.

3 Même si Vincenzo Borghini a signalé dès les années 1560 ou 1570 que « Giovanni Bocchacio » ne pouvait avoir écrit Urbano, lattribution à Boccace a duré jusquen 1598. Certains bibliographes et critiques ont dailleurs continué jusquau début du xxe siècle à présenter lœuvre comme authentique.

4 Il ny a pas dédition récente dUrbano. Lédition dIgnazio Moutier dUrbano, Firenze, Magheri, 1834, vol. 16, qui sert de référence au xixe siècle pour les Opere volgari de Boccace, suit lédition de 1598. Cest également lédition de 1562 retouchée en 1598 que reprennent les éditions du xxe siècle.

5 Urbain le mescongneu filz de lempereur Federic Barberousse, qui par la finesse de certains Florentins surprist la fille du Souldan, Histoire de Jehan Boccace non moins adventureuse que delectable, Translatée nouvellement dItalien en Françoys, Lyon, C. Nourry, s. d. [ca 1532-1533]. Nous avons donné avec J. Incardona une édition moderne de lœuvre : Urbain, trad. C. Scève, Genève, Droz, 2013. Nous citerons par la suite le texte de lédition de 1526 dUrbano et celui de lédition de ca 1532-1533 dUrbain dans cette édition bilingue.

6 Urbano, Historia molto dilettevole di M. Giovanni Boccaccio, Urbain, histoire très-récréative de Jean Boccace, Bibliothèque Universelle des Romans, Paris, s. n., février 1784, classe « Romans étrangers », p. 127-173. Cest cette édition, consultable en ligne sur le site bable.hathitrust.org, que nous citerons par la suite.

7 Cette approche philologique du détail est aussi celle dA. Guillaume dans « Ponthus et la belle Sidoyne et les rédactions A et B de Pontus und Sidonia. Importance du détail / détails dimportance pour létude comparée médiévale », Le Parti pris du détail. Enjeux narratifs et descriptif, éd. M. Ricord, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, p. 49-62. Le critique confronte un roman français des xive et xve siècles à deux textes allemands du xve siècle.

8 Dans Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2005 [1re éd. 1996], p. 12, D. Arasse constate lexistence relative du détail, conditionné quil est par la mesure quen fait celui qui le regarde. Il distingue la partie en soi dun ensemble et « le résultat ou la trace » de lacte de la prendre en considération (p. 10). Ce que le critique affirme au sujet du domaine pictural sapplique aussi à lécriture : le détail est fabriqué par « le peintre ou le spectateur », en loccurrence lauteur ou le lecteur. Lun rend saillant lélément de second plan de la composition et lautre le repère par une observation attentive. Voir également lavant-propos du Détail, éd. L. Louvel, Poitiers, La Licorne, 1999, p. 11.

9 Opera jucundissima novamente retrovata del facundissimo et elegantissimo Poeta Meser Joanne Bocchacio, s. l. n. d. [Bologne, Platone de Benedetti, ca 1492-1493]. Pour une description de cinq manuscrits dUrbano, qui présentent tous le texte comme une « novella », voir lintroduction de notre édition dUrbain, p. 21-25. Mais à part la mention par lauteur dans lépître quil sagit dune « non molto antiqua historia » on ne trouve nulle part dans le récit le code de la véracité narrative propre à la nouvelle, institué justement par Boccace au milieu du xive siècle.

10 Historia molto dilettevole di M. Giovanni Bocaccio, nuovamente ritrovata, Venise, Giovanni Antonio et fratelli da Sabbio pour Niccolò Garanta, 1526.

11 Urbano di M. Gioan Boccaccio opera bellitissima in questi novelli giorni venuta a luce, con somma diligenza vista, corretta, et nuovamente stampata, Venise, Niccolò dAristotile detto Zoppino, 1530.

12 Lédition de 1530 revient au contraire à létat de texte de lincunable. Pour un inventaire des éditions italiennes jusquen 1598 et un examen des particularités textuelles et matérielles de chacune delles, voir lintroduction de notre édition dUrbain, p. 128-130 et p. 32-37.

13 « Silvestra da Federico terzo Imperatore Barbarossa Incognito engravedata partorisce Urbano il quale allevato come figliuolo da uno hostieri : con il consiglio di certi Fiorentini ottiene con nova arte dal Soldano la figlia per moglie : poi ingannato da essi fiorentini dopo varii et compassionevoli casi pervienne a Roma ove dallo Imperatore per figliuolo riconosciuto vive con la moglie felice » (p. 140).

14 Pour ce concept sémiologique et anthropologique défini par C. Ginzburg, voir « Traces. Racines dun paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180. Le critique repère la mise en place à la fin du xixe siècle dans les sciences humaines dun modèle interprétatif indexé sur le repérage et lanalyse de traces émanant dune réalité complexe et en fait le mode privilégié de lenquête historique.

15 Sur la « fonction authentificatrice et informative » du détail descriptif dans lécriture réaliste et sa portée générique, voir lavant-propos de L. Louvel au Détail, éd. Louvel, p. 8.

16 Sur le nom de la traductrice lyonnaise et la datation de lunique édition et pour une identification de lédition dUrbano à partir de laquelle la traduction a été effectuée, voir lintroduction de notre édition dUrbain, p. 44-60 et p. 80-86.

17 Sur le renforcement du lien entre suspension de la trame, produisant une impatience de savoir la suite, et suspension du sens, conduisant à interroger la portée symbolique des aventures, à la Renaissance, voir, entre autres, T. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 129-141. Le critique montre que dans la théorie narrative comme dans la pratique romanesque la mise en intrigue se met à jouer un rôle essentiel dans la construction interprétative à la Renaissance.

18 Ce que L. Louvel appelle « la détaille » dans son avant-propos du Détail, éd. Louvel, p. 11.

19 Même si cest un hasard, on trouve dans la traduction la première attestation en français au xvie siècle de la locution vendre à detail créée au xiie siècle, à lorigine du substantif detail, déverbal de detaillier.

20 « Au semblable de laquelle [= Lucrèce] dieu veuille diriger et conduyre vostre virginal cueur, et bien moriginées contenances » (« Argument », p. 143).

21 Après avoir signalé lexistence dune première édition italienne datant probablement davant 1500, rare, en avoir donné le titre et avoir mentionné les rééditions de « 1543, 1598, etc. », la notice initiale précise quil en existe une traduction française, qui « nest pas non plus bien commune » (p. 128).

22 Deux passages italiens inventés sont cités entre parenthèses au cours du récit (p. 133 et 164) pour faire croire à une traduction fidèle. Mais dans « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », Bulletin italien, section « LUrbano », 8, 1908, p. 206-211, ici p. 211, H. Hauvette affirme avec raison que la publication faite dans la Bibliothèque Universelle des Romans « est indépendante » de la traduction lyonnaise du xvie siècle et quelle est « très infidèle » à litalien.

23 « Cette Histoire [] na rien de bien saillant. Elle est bornée à lintérêt de quelques détails, à celui de la curiosité, à celui quinspire le Conteur par sa manière ordinaire et presque inimitable. Peut-être lui a-t-on supprimé des traits piquans, des naïvetés, des nudités. Boccace était si bon homme, si rond, que souvent il sennuyoit des bienséances et de la gravité » (p. 128).

24 « [] Urbain est mon fils, par son audace autant que par sa naissance » (p. 173).

25 « [] dans ce monde, la meilleure finesse est lHonneteté » (p. 173).

26 Comme dans Urbano, les anthroponymes, presque tous repris à litalien, ont une valeur symbolique en lien avec la nature ou le cheminement existentiels des personnages. Voir à ce sujet lintroduction de notre édition dUrbain, p. 86-112. Il est difficile de trouver la motivation de Pippo Scarmo dans le texte italien, ces formes napparaissant pas ou peu dans les dictionnaires étymologiques et dans les corpus ditalien médiéval. On peut cependant supposer que dans ladaptation Pippo fait écho au verbe français piper, qui signifie au sens propre « attirer les oiseaux en imitant leur cri » et au sens figuré « prendre par un moyen malhonnête ». Ce rapprochement et le fait que la racine italienne de Blandizio ne soit plus comprise peuvent expliquer que Pippo incarne ici à lui seul la malice.

27 La description de la vie rustique des deux épisodes adventices transforme la symbolique négative de la forêt et de lîle en idéalisation dune humanité perdue. Elle saccorde mal avec laspiration dUrbano à quitter sa condition première de « sauvage » (p. 137).

28 Remarque déjà faite par M. Ricord dans lintroduction au Parti pris du détail, éd. Ricord, p. 7. Dans « Le détail balzacien : fantasmatique de la marque, idéologie du sceau. Les enjeux idéologiques dun paradigme indiciaire », Le Détail, éd. Louvel, p. 144-153, (ici p. 147-148), F. Terrasse-Riou montre aussi le lien du détail avec « le qualitatif » et « lindividuel ». Elle déduit de la théorie indiciaire de C. Ginzburg la nature conjecturale des sciences humaines et la possible « infiltration de toutes les idéologies » en leur sein.

29 Par un examen par exemple de la traduction hollandaise publiée à Anvers par la veuve de Jacob van Liesveldt en 1558 ; à en juger par son titre, il sagit dune reprise de la version de C. Scève. Du côté de la bibliographie matérielle, on pourrait aussi envisager danalyser déventuelles annotations manuscrites apportées par les lecteurs aux exemplaires de lUrbano italiens conservés.