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Classiques Garnier

Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 1, n° 29
    . varia
  • Auteur : Dor (Juliette)
  • Résumé : Trevisa a fait précéder sa traduction du Polychronicon ­d’un dialogue entre le ­commanditaire et le clerc chargé de ­l’exécuter. Il reflète la ­controverse sur la traduction de textes scientifiques et religieux, ­compliquée par la présence de deux vernaculaires et de mutations socioculturelles. Le seigneur ­s’appuie sur le prestige de ­l’anglais avant la normandisation et sur ­l’historique de la translatio studii ; il use ­d’arguments souvent proches de ceux des milieux wyclifiens.
  • Pages : 181 à 198
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812448041
  • ISBN : 978-2-8124-4804-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4804-1.p.0181
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/07/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Quelle faute langlais a-t-il donc commise pour quil soit interdit
de traduire en anglais ?

Mon titre1 est emprunté au premier de deux petits textes, un dialogue entre un seigneur et son clerc suivi dune épître adressée à ce seigneur, rédigés en guise de préface à la traduction anglaise du Polychronicon de Ranulph Higden2, une des chroniques universelles les plus diffusées en Angleterre à la fin du Moyen Âge. Leur auteur, également traducteur de la chronique, est John Trevisa, prêtre et chapelain de Sir Thomas Berkeley3. Ancien étudiant dOxford, Trevisa naquit vers 1342. Son nom est associé à la traduction de quelques autres grands textes latins, parmi lesquels nous retiendrons notamment le De Proprietatibus Rerum de Bartholomée lAnglais et le De Regimine Principum de Gilles de Rome. Comme Mary Dove la récemment fait valoir, il a dû être un des personnages centraux de la violente polémique soulevée alors à Oxford par la traduction wyclifienne des Écritures saintes4. Que Trevisa ait été impliqué ou non dans

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cette entreprise5, il faut surtout retenir ici ses sympathies et celles de son mécène pour les milieux lollards6. Il avait été contemporain du théologien à Oxford et connaissait son œuvre, une influence qui se perçoit çà et là dans sa propre production, et sa version anglaise de la chronique latine comporte de surcroît plusieurs interpolations qui reflètent une franche hostilité envers le clergé régulier et certains de ses membres7.

Composés vers 1387, le Dialogue et lÉpître (probablement les seules œuvres originales de notre homme) présentent une mine dinformations sur la progression de la langue vernaculaire en Angleterre. Articulé sous la forme dun débat opposant un seigneur à son clerc, le premier de ces petits textes de fiction fait état des réticences et autres objections de celui qui se voit ainsi chargé de la traduction des chroniques par son seigneur, lequel milite avec force arguments en faveur de la légitimation de la langue anglaise. Dans lÉpitre, après avoir dû se résigner à la soumission8, le lettré énumère certaines difficultés quil va devoir affronter et expose simultanément quelques-unes des techniques auxquelles il va recourir.

Dans cet article consacré à la légitimation de traductions en langue anglaise, je voudrais surtout mettre laccent sur trois points, intimement imbriqués, mais que je mefforcerai de désenchevêtrer pour les besoins de cet article. Il sagira tout dabord de lemploi du terme lewed. La seconde partie portera sur laccusation de transgression portée à lencontre de la langue anglaise, et sur lexposé visant à légitimer son emploi. Je développerai ensuite quelques commentaires sur la mutation du paysage socioculturel à cette époque.

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Un jeu sur la polysémie de lewed

Un paradoxe en conclusion

Nopposant pas simplement ceux pratiquant la langue savante à tous ceux qui sont réduits à lusage du vernaculaire, la dichotomie opposant traditionnellement lettrés et illettrés est plus complexe en Angleterre quen France. Si le moyen-anglais recourt à lewed pour désigner les illiterati, la situation de diglossie, voire de triglossie, outre-Manche a généré quelque confusion sémantique dans lemploi de ce terme. La présence de deux vernaculaires articulés en une relation initialement assez hiérarchisée9 a bouleversé le clivage habituel, qui, en Angleterre, ne se limite pas à opposer lettrés et illettrés, mais aussi les personnes qui ont accès au latin et/ou au français et celles qui ne connaissent que la langue du terroir. Contrairement à langlais, lautorité du français avait cessé dêtre très inférieure à celle du latin et il est probable quà lépoque qui nous concerne, « langlo-français utilisé comme deuxième langue du roi possédait un statut proche de la langue savante – il était une sorte de latin bis – qui lopposait à langlais, la langue vulgaire10 ». En gros, les blocs antithétiques qui se sont ainsi construits opposent le public instruit (quil utilise la langue savante ou le « latin bis ») au reste de la population. Le terme moyen-anglais lewed a dès lors développé une polysémie qui conjugue les notions « illettré, inculte, laïc » (cest-à-dire manquant de culture cléricale, ne possédant que la langue du terroir) avec celles « ignorant, bête ». Le seigneur joue sur cette ambigüité sémantique pour jongler avec les paradoxes et dénoncer avec mépris le caractère lewed – un manque dinstruction qui est proche de limbécilité – de la partie adverse11. Tandis que le clerc sobstine à répéter

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quune traduction est inutile et allègue que le latin est bon et beau, le Dominus accumule les termes relevant du vocabulaire de la ferme, ce qui rabaisse singulièrement son interlocuteur au rang de paysan : « Cette raison mérite dêtre plongée dans une mare et dêtre mise dans de la poudre dignorance et de honte12 », dautant quil ajoute avec perfidie quon pourrait croire que cest une plaisanterie. Lescalade se poursuit, et le seigneur sattaque alors directement au manque total de discernement de son clerc, nhésitant pas à lui lancer quun myope verrait la réponse à cet argument et que même un individu complètement aveugle pourrait la saisir par tâtonnements, à moins que le toucher ne lui fasse également défaut. Il laccable dinvectives et, filant sa métaphore de leau, de la boue et de la pulvérisation, le raille dun : « Le précédent argument dignorant / de fou mérite dêtre pulvérisé, mis dans leau et dy être enfoncé13 ». Ce long persiflage se clôture sur un commentaire cinglant, qui allie logique implacable et remise en question de la formation savante : « Cest étonnant que tes arguments soient aussi faibles alors que tu as fréquenté si longtemps lécole14 ».

Après avoir dénoncé la stupidité des propos de son homme de science, le commanditaire épingle labsurdité de leur logique. Si traduire la Bible est inutile, ceux qui lont traduite de lhébreu en grec se seraient alors consacrés à un travail de lewed, terme dont le sens nest à nouveau guère laudatif. Saint Jérôme lui-même se serait dès lors livré à des activités imbéciles, alors que son texte avait été écrit sous la dictée du Saint Esprit15. Et dailleurs, adresser des sermons en latin à des fidèles anglophones, voilà bien un acte dignorant / dimbécile en dépit de toute la bonté et la beauté du latin. Ce paradoxe permet au maître des lieux de conclure que « Cette raison dignare ne devrait inciter personne possédant un

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peu desprit à empêcher la rédaction dune traduction anglaise16 ». Les douze tracts issus des milieux wyclifiens militaient exactement dans le même sens : « si nous prêchons la loi divine et lÉvangile aux laïcs en hébreu, grec ou latin, ils nen seront pas plus sages17 ».

Plusieurs autres auteurs ou traducteurs font alors valoir des revendications qui sinscrivent dans un mouvement identique18. Dès la seconde décennie du siècle, lauteur du Prologue au cycle de la Northern Homily justifiait le choix de langlais par son souci dêtre compris des natifs du pays, lettrés comme illettrés, chose impossible sil recourait au latin savant ou au français courtois19. Cest dans le Prologue à sa traduction du Traité sur lAstrolabe que Chaucer entre dans la querelle sur la traduction anglaise de la Bible. Il procède de manière indirecte et sappuie sur la métaphore dun petit garçon de dix ans doué pour létude des sciences20, mais qui ne connaît pas encore suffisamment le latin, raison pour laquelle son père a entrepris de lui traduire le traité. Le « grant translateur » se prononce demblée en faveur de laptitude de langlais (suffisen) à transmettre les conclusions de cet ouvrage ; cest exactement la même situation que chaque fois quil a fallu les traduire dans la langue locale :

Néanmoins que ces conclusions en anglais tapportent la même connaissance que celle que ces mêmes conclusions en grec ont apportée aux nobles clercs grecs ; et aussi aux Arabes en arabe, aux Juifs en hébreu et aussi au peuple

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latin en latin ; ce peuple latin les a dabord eues de diverses autres langues, et les a ensuite écrites dans leur langue, cest-à-dire en latin21.

Chaucer affirme en même temps le statut intrinsèquement équivalent du latin et de leur langue maternelle, quil met sur un pied dégalité avec dautres, même les plus prestigieuses. Il stipule ensuite que son anglais light22 possède toutes les nuances nécessaires pour transmettre des connaissances « non seulement aussi vraies, mais également aussi nombreuses et subtiles que celles exposées en latin dans nimporte quel traité sur lAstrolabe23 ». Lorsquil avait été confronté à une situation identique, Jean de Meun avait dailleurs dédouané sa langue en déclarant de même que le français était bien plus « legiers a entendre que le latin24 ». Dès le Prologue, lauteur dépasse la perspective de lenfant de dix ans et élargit son programme de réception : « Maintenant je prie humblement toute personne intelligente qui lit ou entend ce petit traité25 ». Le cercle visé est constitué dun ensemble disparate de personnes dont il évite de préciser le degré de formation et de culture. Léventail se veut très large : des personnages comme John of Gaunt ou la Reine Anne, des savants, des astronomes professionnels ou amateurs, tout comme aussi des compatriotes, des personnes dont il serait vexatoire de déclarer quils sont assimilables à un enfant26. Lewis est en réalité une métaphore dune assez large couche sociale, anglophone, sans formation scientifique,

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et extérieure aux milieux de la cour27. De même, le rôle denseignant28 rempli dans ce cas par le traducteur doit être élargi à celui dagent de la transmission du savoir. Les remarques développées par Jean Batany sur la fonction de la langue maternelle en France permettent de considérer quil faut aller encore plus loin dans linterprétation de la métaphore29. Jouer le rôle de père dans la langue maternelle de lenfant, nest-ce pas simultanément affirmer que cette langue héberge dorénavant les mots antérieurement réservés au domaine culturel du père ?

Une accusation de péché

La légitimation de langlais30

Le Dialogue sétonne de linterdiction de traduire vers langlais et sinterroge sur le péché qui aurait valu pareille sanction à leur langue maternelle. Le seigneur joue très habilement avec largument de la vertu esthétique et morale du latin, des qualités sur lesquelles le clerc avait particulièrement insisté, pour démontrer que cette langue nest pas la seule qui les possède : il suffit en effet de penser à lhébreu, dinspiration divine.

Le second volet de la démonstration sarticule autour du motif de la translatio studii, à lœuvre en France depuis le xiie siècle31. Lhistoire atteste plusieurs transferts du savoir, lequel fut dans un premier temps translaté du monde grec au monde latin. Sous limpulsion de Charles V, qui mène une politique de vulgarisation et sentoure de traducteurs, la latinité est ensuite déplacée physiquement à Paris. Précédant Trevisa de quelques années, Nicolas Oresme préconise alors de jumeler le déplacement de

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la science à Paris avec une translation à la langue vulgaire, et fait valoir quau départ le latin nétait rien de plus que la langue « commune et maternelle des Romains32 ». Un raisonnement identique figure en tête du Prologue à lAstrolabe ; Chaucer y évoque le caractère initialement vernaculaire du latin, une langue qui nétait alors ni savante ni religieuse : les conclusions avaient été traduites « en latin pour le peuple latin, lequel peuple latin, après les avoir reçues de diverses langues, les a écrites dans la sienne, en loccurrence le latin33 ». Imitant probablement aussi les rédacteurs du Prologue général à la Bible wyclifienne34, le commanditaire de la traduction de Higden sappuie sur la même logique pour justifier une nouvelle étape dans la translation du savoir, et, cette fois, la cible doit être langlais. Le latin navait été quun idiome parmi dautres dans cette chaîne de transmission et beaucoup de textes canoniques furent composés dans dautres langues. Charles le Chauve confia à Jean Scot Érigène une traduction latine du texte grec “de saint Denis”35. Les Écritures furent de même traduites de lhébreu en grec, puis du grec en latin, et ensuite du latin en français36. Le plaidoyer du seigneur est parallèle à celui développé dans le programme de traduction de la Bible présenté dans le De Officio Pastorali, traité polémique associé au nom de Wyclif :

Et aussi, malgré tous les obstacles, le noble royaume de France a traduit du latin en français la Bible et les Évangiles, ainsi que dautres écrits fidèles de docteurs. Pourquoi les Anglais nen feraient-ils pas de même37 ?

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Même lorsquils nexplicitent pas clairement le lien entre la traduction biblique et langlicisation de la matière savante, les défenseurs du vernaculaire le suggèrent. Dans le Prologue au Traité sur lAstrolabe, cest cette même association qui sous-tend lénumération des langues dans lesquelles les « conclusions » du traité furent rendues accessibles. Son regard empreint de relativisme linguistique38 permet au défenseur de langlais mis en scène par Trevisa de conclure que, dans ce contexte, rien nempêche de conférer à leur idiome la dignité scripturale des autres langues vernaculaires. Face à pareille chaîne dillustres précédents, il sinterroge même avec énervement, « Quelle faute langlais a-t-il donc commise pour quil soit interdit de traduire en anglais39 ? ». Pour compléter le bilan, il rappelle quune version bilingue (latine et française) de lApocalypse figure sur les murs et le plafond de la chapelle locale. Ce qui pourrait apparaître comme un détail insignifiant indique au contraire que, à lépoque anglo-normande40, des autorités ecclésiastiques cautionnaient la traduction de textes religieux41. Le champion de leur parler natal poursuit son plaidoyer pro domo en évoquant lépoque où lautorité culturelle de langlais était bien établie, comme en témoignent le prestige des traducteurs et la nature des textes qui furent alors consignés en langue vulgaire. Il sattarde au roi Alfred et à sa politique de traduction vernaculaire de textes latins42. Le souverain

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traduisit les meilleures lois et une importante partie des Psaumes et il confia ainsi à lévêque Werferth la rédaction dune version anglaise des Dialogues de saint Grégoire. Les exemples suivants ne sont pas moins édifiants puisque ce fut lEsprit Saint qui inspira à Caedmon ses étonnants poèmes bibliques et qui inspira à Bède, un « saint », sa version anglaise de lÉvangile selon saint Jean.

Partie intégrante de la démonstration, lénumération de la filiation de ces chaînes de passeurs na toutefois rien dun banal catalogue43. Le choix des cas et les précisions retenues sont en effet dictés par les impératifs de la thèse. Linspiration divine, et plus particulièrement celle de la céleste colombe, tisse un des fils conducteurs du processus de légitimation de langlais. Elle figure une première fois dans lévocation de saint Jérôme, puis lors du rappel de la nature de la poésie de Caedmon. De même, la sainteté de Bède, ou lintroduction de saint Denis dans cet historique ne sont pas étrangères au divin. Le motif atteint toutefois son apogée dans la réplique finale du clerc. Même si solliciter laide de Dieu constitue bien entendu un procédé rhétorique, celui qui va traduire sinscrit dans la lignée de ces illustres prédécesseurs, quil demande pour mener à bien son travail, ou que son œuvre plaise aux trois personnes de la Trinité. La justification par le divin se complète dun argument patriotique, car linsertion relative à la fondation de lUniversité dOxford par Alfred le Grand participe bien entendu de ce projet de réhabilitation de la composante nationale. Lattribution de cet acte patriotique au grand souverain nest en effet pas une invention de Trevisa, dont le texte source rapportait déjà le mythe44. Ce nest dailleurs pas un hasard si le choix de ce qui est probablement la première traduction commanditée par Lord Berkeley sest porté sur le Polychronicon. Comme cest souvent le cas, bien que chronique universelle débutant avec Adam et Ève, la somme compilée par le moine bénédictin représente simultanément une histoire nationale engagée. Higden avait consacré les deux derniers livres à lhistoire du pays, quil couvrait jusquen

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1352. Ses commentaires sur la « normandisation » de lîle dévoilent un scepticisme révisionniste qui insinue quune culture vernaculaire lettrée unifiée permettrait de remédier aux dommages opérés par la conquête normande45. Il déplore la détérioration de langlais, quil attribue à la concurrence déloyale du français, langue de prestige et denseignement :

La corruption de la langue maternelle tient à deux causes. Lune est que les enfants à lécole, contrairement à lusage chez toutes les autres nations, sont obligés dabandonner leur propre langue et dapprendre leurs leçons et de faire leurs travaux en français, et ce depuis que les Normands sont arrivés en Angleterre. De plus, on enseigne à parler le français aux enfants de la bonne société dès le temps quon les berce dans leur berceau et quils commencent à parler et à jouer avec un hochet ; et les gens plus rustiques qui veulent les imiter sefforcent avec peine de parler le français afin dêtre mieux considérés46.

Cest par conséquent surtout lAngleterre « précoloniale47 » qui suscite son intérêt, aussi sapplique-t-il à réhabiliter sa patrie et en évoque-t-il le lustre dantan. La parenthèse quouvre le Dialogue sur le roi Alfred clame avec force que lillustre défenseur de la langue vernaculaire anglaise avait déjà pratiqué la translatio studii en élevant lUniversité dOxford au rang de nouvelle héritière dAthènes et de Rome. Si Charlemagne a transféré les études à lUniversité de Paris, raison pour laquelle Charles V lui aurait voué un tel amour48, Oxford nest sûrement pas en reste puisque

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son fondateur a effectué une démarche parallèle49. Curieuse réécriture postcoloniale du rôle joué par le savant de Northumbrie, le traitement réservé au Vénérable Bède rejoint une préoccupation similaire. Dans les commentaires relatifs au passage du savoir de Grèce à Rome, puis de Rome à Paris, Hélinand de Froidmont avait énuméré les instigateurs de cette ultime étape, en loccurrence chez lui, Bède, Alcuin, Claude de Turin et Jean Scot Érigène. Cette version connut une longue postérité en France, où ces personnages finirent par être perçus comme les fondateurs de lUniversité de Paris50. Christine de Pizan, par exemple, attribue celle-ci à Alcuin, Raban Maur (dont elle précise quil fut lélève de Bède), Claude de Turin et Jean Scot Érigène51. Mais Trevisa se garde bien dinclure Bède dans la liste des responsables ou de leurs maîtres, aussi gomme-t-il entièrement son activité continentale pour ne retenir que son rôle insulaire : cest un saint homme (dès lors habilité à traduire les textes sacrés) et un pionnier de la langue commune à tous les Anglais. Il est significatif que le Prologue à la Bible wyclifienne donne un commentaire apparenté en ce qui concerne la création dOxford :

Tant dhommes ont traduit vers le latin, pour le plus grand bénéfice des Latins, quon permette à une simple créature de Dieu de traduire vers langlais au bénéfice des Anglais ! Car si les clercs séculiers examinent les chroniques et les livres, ils devraient voir que Bède a traduit la Bible et donné beaucoup dexposés en saxon, qui était la langue commune à tous les Anglais en ce pays à cette époque. Bède ne fut pas le seul, il y eut aussi le roi Alfred, qui fonda lUniversité dOxford : à la fin de sa vie, il traduisit le début du psautier en saxon et aurait fait davantage sil avait vécu plus longtemps. Et puis, les Français, le peuple de Bohème et les Bretons ont une traduction de la Bible dans leur langue maternelle, dautres livres de dévotion et des traités. Je ne peux comprendre pourquoi les Anglais nauraient pas la même chose dans leur langue maternelle52.

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Pas question pour le cercle de Wyclif dévoquer le rôle de Bède en France, aussi le Prologue se borne-t-il à citer sa traduction de la Bible et dautres ouvrages en « saxon ». De cette manière, le commentaire détourne intelligemment la tradition de limplication du grand homme dans la translatio studii vers Paris au profit dune autre démonstration, celle du rôle essentiel que le personnage a pu jouer dans la reconnaissance de leur propre langue nationale.

Une mutation socioculturelle

Un changement de public

Dès louverture du Dialogue, Dominus a annoncé que le but poursuivi en faisant exécuter une traduction anglaise de lœuvre de Higden était den élargir le cercle des destinataires53. Dans le feu du débat, il laisse entendre que cette version la rendra compréhensible à tous ceux qui ignorent le latin mais comprennent langlais. Cest évidemment là un programme trop ambitieux, et, dans le double contexte du mécénat de Thomas Berkeley et des attaches bénédictines de la compilation de Higden, on peut considérer quen réalité son public émanera surtout du clergé, de la gentry et de la noblesse54. La situation linguistique de lAngleterre connaît en effet alors une mutation profonde et il sagit précisément là de couches de la population qui subissent une forte

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pénétration de langlais. Cet élan de légitimation du vernaculaire semble ne pas être le fruit des prétentions sociales dun nouveau lectorat issu de la bourgeoisie. Il doit sinterpréter comme le résultat du jeu particulièrement complexe dintérêts mutuels de riches et puissants aristocrates et décrivains soucieux de courtiser des protecteurs de cette envergure55, mais aussi56 du souci daucuns dassurer la dissémination douvrages quils avaient commandités. Les deux textes témoignent du mouvement dappropriation de la science et, avec elle, de la langue anglaise, par de nouvelles couches de la population57. Lord Berkeley a voulu la traduction, et son clerc na eu dautre choix que dacquiescer ; si le clergé se prête à la vulgarisation de linformation, cest parce que les circonstances lobligent à obtempérer. Lattrait du gain nest dailleurs pas étranger à la soumission de celui qui va traduire ; Charles F. Briggs a mis laccent sur lavidité des clercs à transmettre leur science

to anyone [] who could both benefit from it and, in turn, benefit them. They had knowledge to give, but they also had knowledge for sale, and increasingly their market was to be found in the courts and households of the upper echelons of the laity58.

Le bien-fondé de cette approche est confirmé par linsistance mise par lÉpître sur des termes relevant du champ sémantique de la récompense, de la richesse ou encore du profit59. Elle concentre ces vocables, tout en mélangeant, non sans ambiguïté, profit culturel et autre avec gratification divine : Dieu récompensera ainsi le mécène davoir commandité un ouvrage aussi profitable60.

En imposant la vernacularisation de linformation scientifique à son clerc, le seigneur réitère un phénomène quavait connu la France au cours

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du siècle précédent. Il sagit là de « traduction service61 », concept que le mécène définit comme une traduction correspondant à une nécessité bénéfique. Le projet éducatif comporte la transmission du savoir, de linformation et de lenseignement62 à un public élargi, un lectorat, que la discussion entre les deux hommes permet de préciser davantage. En réponse aux propos négatifs de son interlocuteur, qui réduit langlais à une langue comprise des seuls Anglais et qui surenchérit sur linutilité des traductions en stipulant quau sein de cette population il se trouve dailleurs des individus comme le seigneur qui lisent et comprennent le latin, le maître des lieux objecte que personne, pas plus le clerc que lui-même, na accès à lintégralité du contenu des chroniques sans sappuyer sur dautres sources. Le seigneur brosse alors un bref panorama sociolinguistique des motifs interdisant lapprentissage du latin à la majeure partie de la population (âge, manque dintelligence ou dargent, ou encore absence de proches qui puissent intervenir dans leur apprentissage). Quant aux raisons empêchant lillettré de se documenter, elles aussi sont variables, quil ignore les questions à poser ou quil ne trouve aucune aide.

Tout comme ce fut le cas antérieurement en France, les destinataires de cette nouvelle littérature ont changé, mais la complexité du contexte anglais ne permet toutefois pas de considérer que les bénéficiaires du service culturel sont identiques des deux côtés de la Manche. Que Trevisa ne traduise pas en français, et même pas du français dailleurs63, est symptomatique dun certain déclin de la langue des colonisateurs dans les provinces dOutre-manche. Loin dêtre linéaire, le glissement du français vers langlais est un phénomène hautement complexe64. Les anglicistes connaissent bien la mise à jour apportée par cet auteur à la description quavait donnée sa source de la distribution des langues dans

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le pays65. Même si les allégations du traducteur doivent probablement être nuancées, on y découvre que les données relatives à lutilisation du français dans les milieux scolaires ont changé depuis la grande peste de 1348-1349. John of Cornwall prit linitiative dutiliser langlais pour enseigner le latin dans les écoles de grammaire, exemple qui fut bientôt suivi par dautres, aussi la langue denseignement est-elle dorénavant langlais dans toutes les écoles de grammaire du royaume. Suit une digression sur les avantages (apprentissage plus rapide de la grammaire) et les désavantages (ignorance du français, situation préjudiciable lors de voyages sur le Continent, ainsi que dans dautres circonstances, ajoute-t-il malheureusement sans préciser) de cette nouveauté. Trevisa termine son commentaire en signalant que les gentilshommes ont largement cessé denseigner le français à leurs enfants.

On le constate, le caractère identitaire de langlais saffirme avec de plus en plus de véhémence, phénomène auquel la royauté nest pas totalement étrangère. Il faut savoir que, pour motiver ses troupes lors des conflits lopposant à la France, le roi avait plus dune fois exercé des pressions sur ses sujets en laissant entendre que le souverain français se proposait déradiquer la langue anglaise66. Et même si ladoption de langlais par la royauté et son gouvernement est loin davoir terminé sa progression, il semble évident que le prestige de la langue de lennemi se ternissait au fil des combats67. Remarquons ensuite que cest précisément dans le Prologue à lAstrolabe que Chaucer use de la formule « Dieu bénisse le roi, qui est seigneur de cette langue68 ». Sans encore parler explicitement de « langlais du roi », prier Dieu pour le roi qui est seigneur de leur langue, cest déjà réclamer pour celle-ci un statut correspondant à celui acquis par le « français du roi69 ». Si

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je massocie à Serge Lusignan pour y déceler la volonté dimiter le modèle français et de sortir langlais dun rang subalterne, je ne puis accepter le lien quil établit avec le changement de dynastie. Lemploi par Chaucer précède de plusieurs années le renversement dynastique doutre-Manche et, même si le pouvoir royal est alors fragilisé, on assiste plutôt à un effort du souverain pour se concilier dimportantes nouvelles couches de la population, sans toutefois pour autant prendre de mesures en faveur de langlais. Noublions pas non plus que cest Chaucer qui déclare ici Richard II seigneur de la langue anglaise et qui, par sa démarche, manipule en quelque sorte lopinion publique, voire le roi, pour consolider la reconnaissance de ce qui allait devenir lidiome national. Il est incontestable que lidentité nationale a peine à se construire dans le contexte de la domination anglaise dune partie de la France, et que cette notion est particulièrement malmenée par la succession de pertes et reconquêtes territoriales de la guerre de Cent Ans70. Il est néanmoins manifeste que la formation dune conscience nationale est en cours de réalisation et quelle se cristallise ici autour de la langue nationale, celle que Chaucer tente de détablir sous lappellation de langue du roi71. En France, comme en Angleterre ou en Italie, on ne peut le nier, la défense du vernaculaire transcende nos conceptions contemporaines des séparations entre les nations72, mais, au-delà du

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phénomène transnational et transhistorique, en sinscrivant dans cette avancée de la vernacularité dans leur pays, des Oresme, Wyclif, Chaucer, Trevisa et Dante, pour ne citer queux, ont également contribué au développement des identités nationales.

Juliette Dor

Université de Liège

1 What haþ Englisshe trespassed þat hit my3t no3t be translated into Englissh ? (l. 99-100). Lédition utilisée est celle de R. Waldron, « Trevisas Original Prefaces on Translation : A Critical Edition », Medieval English Studies Presented to George Kane, éd. E. D. Kennedy, R. Waldron et J. S. Wittig, Woodbridge, D. S. Brewer, 1988, p. 285-299. Le manuscrit édité par Waldron est le British Library MS Cotton Tiberius D VII. Sauf indication contraire, je suis lauteur de toutes les traductions françaises de cet article. Celui-ci sest développé au départ dun colloque « Exégèses vernaculaires » organisé pour lAMAES par Tony Hunt et Jean-Pascal Pouzet, que je remercie pour ses remarques.

2 On trouvera un examen détaillé de cette traduction, et plus particulièrement de linsertion de matériel paratextuel, dans J. Beal, John Trevisa and the English Polychronicon, Tempe / Turnhout, 2012.

3 Pour plus de détails concernant Thomas Berkeley et son mécénat, on se référera à larticle de Ralph Hanna III, « Sir Thomas Berkeley and His Patronage », Speculum, 64, 1989, p. 878-916.

4 La polémique, qui démarra à Queens College (Oxford) au début des années 1370, était à la fois culturelle, littéraire et religieuse ; elle a été déclenchée par le projet de traduction anglaise. Voir M. Dove, The First English Bible : the Texts and Contexts of the Wycliffite Versions, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Dove a aussi dirigé une anthologie de débats moyen-anglais en faveur de la traduction (The Earliest Advocates of the English Bible : the Texts of the Medieval Debate, Exeter, Exeter Medieval Texts and Studies, 2010). Les travaux dAnn Hudson, spécialiste du mouvement wycliffite, apporteront un vaste complément dinformation.

5 Cest la thèse défendue par Dove, The First English Bible.

6 Selon lanalyse de Hanna (« Sir Thomas Berkeley », p. 896), comme Trevisa travaillait sous le contrôle de son mécène, on peut supposer que celui-ci nétait pas opposé aux positions anticléricales de son vicaire, et quil nétait pas non plus hostile à ses liens avec les Lollards, dautant que lui-même entretenait des relations amicales avec au moins deux chevaliers lollards (Sir John Cheyne et William Beauchamp).

7 Par exemple : « le Christ et ses apôtres nétaient ni moines ni frères » (Crist ne non of alle his postles was nevere monk nor frere), cité par D. C. Fowler, English Writers of the Late Middle Ages. John Trevisa, Aldershot, Variorum, 1994, p. 98. Comme lont montré les travaux de P. R. Szittya, The Antifraternal Tradition in Medieval Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1986, lhostilité envers les ordres mendiants nétait pas neuve.

8 Une soumission toute relative, car il y a bien entendu un jeu très subtil entre les propos du narrateur fictionnel et la position de lauteur.

9 Une nouvelle génération dhistoriens de la langue anglaise porte un regard plus nuancé sur la durée et la nature de la primauté du français durant les siècles qui suivirent la Conquête. Ardis Butterfiled résume ce changement dattitude ainsi que les nouvelles recherches en cours dans The Familiar Enemy, Chaucer, Language and Nation in the Hunded Years War, Oxford, Oxford University Press, 2009, en particulier p. 54-56.

10 S. Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, PUF, 2004, p. 200.

11 On constate ici les débuts de lappropriation par les laïcs de ce qui avait longtemps été chasse gardée des clercs. Fiona Somerset a schématisé linteraction traditionnelle entre les clercs et les laïcs (formés à cette fin, les premiers se réservaient jalousement la pratique du latin, lart de largumentation et linstruction) et a montré que les idées du seigneur sont en rupture avec le statut qui est le sien : F. Somerset, « As just as is asquyre : The Politics of Lewed Translacion in Chaucers Summoners Tale », Studies in the Age of Chaucer, 21, 1999, p. 187-207 ; Clerical Discourse and Lay Audience in Late Medieval England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, notamment chapitre 3, « The publyschyng of informacion : John Trevisa, Sir Thomas Berkeley, and their Project of Englysch translacion », p. 62-100.

12 Þis reson ys worþy to be plonged yn a plod and leyd in pouþer of lewednes and of schame (l. 81-82).

13 The vorseyde lewed reson ys worþy to be pouþred, yleyd a water and ysouced (l. 96).

14 Hyt ys wonder þat þou makest so feble argementys and hast ygo so long to scole (l. 111-112).

15 Les rédacteurs de la traduction wyclifienne avaient eux aussi relevé ce précédent. Voir A. Cole, « Chaucers English Lesson », Speculum, 77, 2002, p. 1128-1167.

16 This vorseyde lewed reson scholde meeve no man þat haþ eny wyt to leve þe makyng of Englysch translacion (l. 105).

17 Voir R. Waldron, « John Trevisa and the Use of English », Proceedings of the British Academy, 4, 1988, p. 171-202, ici p. 180, n. 22 (þou3 we preche to þe lewid peple goddis lawe & þe gospel in ebrewe, grwe or latyn, þei schullen neuere be þe wiser).

18 Pour un choix documenté de ces textes, consulter The Idea of the Vernacular, An Anthology of Middle English Literary Theory, éd. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor et R. Evans, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999.

19 Voir à ce propos The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 127-128, v. 63-74.

20 Mes citations du texte moyen-anglais du Treatise on the Astrolable sont extraites de The Riverside Chaucer, éd. L. D. Benson, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 661-683. Il sagit dun texte clef dans la relation entretenue par le père de la poésie anglaise avec le vernaculaire : voir à ce sujet G. Olson, « Geoffrey Chaucer », The Cambridge History of Medieval English Literature, éd. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 566-588, ici p. 582. Le texte figure dans la traduction complète des œuvres de Chaucer dirigée par André Crépin ; voir Geoffrey Chaucer, Les Contes de Canterbury et autres œuvres, trad. A. Crépin et al., Paris, Laffont, 2010. Vu limportance du sens précis des termes pour mon propos, jai toutefois préféré donner ma propre traduction.

21 Natheeles suffise to the these trewe conclusions in Englissh as wel as sufficith to these noble clerkes Grekes these same conclusions in Grek ; and to Arabiens in Arabik, and to Jewes in Ebrew, and to Latyn folk in Latyn ; whiche Latin folk had hem first out of diverse langages, and written hem in her owne tunge, that is to seyn, in Latin (l. 28-Preface).

22 Appliqué à une langue, light na rien de péjoratif et, selon le Middle English Dictionary, sinterprète comme facile à comprendre. Ladjectif est, par exemple, attesté avec cette valeur sémantique dans le Prologue à la Chronique de Robert Mannyng.

23 As trewe conclusions touching this mater, and not oonly as trewe but as man*y and as subtile conclusiouns, as ben shewid in Latyn in eny commune tretys of the Astrelabie (l. 51-55). On trouvera le texte de ce prologue dans The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 19-24. La formule light lange est attestée l. 63.

24 Cet extrait du Li Livres de comfort de Philosophie est cité par S. Lusignan dans Parler vulgairement. Les Intellectuels et la langue française aux xiiie et xive siècles, Paris, Vrin, 1986, p. 149.

25 Now wol I preie mekely every discret persone that redith or herith this litel tretys (l. 41-44). Mon commentaire rejoint les remarques émises par S. Eisner, « Chaucer as a Technical Writer », Chaucer Review, 19, 1985, p. 179-201, ici p. 181 ; G. Olson, « Geoffrey Chaucer », p. 583 ; J. Mead, « Geoffrey Chaucers Treatise on the Astrolabe », Literature Compass, 3/5, 2006, p. 973-991, ici p. 986.

26 Edgar Laird a quelque peu développé ce point dans « Chaucer and Friends, The Audience for the Treatise on the Astrolabe », The Chaucer Review, 41/4, 2007, p. 439-443.

27 Pour une analyse de la constitution de ce public, voir ma troisième partie.

28 Teche (l. 12), for thy doctrine (l. 63).

29 J. Batany, « Lamère maternité du français médiéval », Langue française, 54, 1982, p. 20-39, ici p. 34. Cest à Nicolas Oresme que revient la création du néologisme « langue maternelle » pour désigner la langue qui nétait pas celle des clercs.

30 Jai développé cette question au Congrès The Theory and Practice of Translation in the Middle Ages, consacré en 2013 à Translation and Authority – Authorities in Translation. Larticle, « John of Trevisa légitimise la traduction en langue anglaise (vers 1387) », paraîtra dans The Medieval Translator, 13, Turnhout, Brepols, sous presse.

31 S. Lusignan en rapporte les différentes étapes dans Parler vulgairement, p. 180.

32 Cité à ce propos par C. F. Briggs, « Teaching Philosophy at School and Court. Vulgarization and Translation », The Vulgar Tongue. Medieval and Postmedieval Vernacularity, éd. F. Somerset et N. Watson, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2000, p. 99-111, ici p. 109 n. 14 : « en ce pays le langage commun et maternel, cestoit latin ». Voir aussi Batany, « Lamère maternité », p. 37, ainsi que, pour les prolongements au xve siècle, S. Lusignan, « “Le latin était la langue maternelle des Romains” : la fortune dun argument au xve siècle », Préludes à la Renaissance. Aspects de la vie intellectuelle en France au xve siècle, éd. C. Bozzolo et E. Ornato, Paris, CNRS, 1992, p. 265-282.

33 To Latyn folk in Latyn ; whiche Latyn folk had hem first out of othere dyverse langages, and written hem in her owne tunge, that is to seyn, in Latyn (l. 33-36).

34 Larticle de Cole, « Chaucers English Lesson », souligne les fortes analogies entre les deux prologues et le débat de Trevisa, et démontre combien le personnage de Wyclif et sa pensée sont au centre des réflexions des écrivains de lépoque.

35 Il sagit de Denis lAréopagite, que Trevisa confond avec le premier évêque de Paris.

36 Selon Waldron, « John Trevisa », p. 179, le manuscrit Cotton Tiberius D. VII est le seul qui ait conservé la phrase relative à la traduction des Écritures ; les autres manuscrits se sont prudemment dégagés de toute allusion à la controverse.

37 Also þes worþy reume of Fraunse, notwiþstondinge alle lettingis, haþ translatid þe Bible and þe Gospels, wiþ oþere trewe sentensis of doctours, out of Lateyn into Freynsch. Why shulden not Engli3schemen do so ? (cité par Waldron, « John Trevisa », p. 179). On trouvera lédition du chapitre dans lequel figure cet extrait dans K. Sisam, Fourteenth Century Verse and Prose, Oxford, Clarendon Press, 1re éd. 1921, éd. revue, 1955, p. 117-119.

38 « A linguistic relativism that gives English equal standing with all other languages » (Olson, « Geoffrey Chaucer », p. 582).

39 What haþ Englisshe trespassed þat hit my3t no3t be translated into Englisshe ? (l. 117).

40 Comme la fait remarquer N. Watson, « Lollardy : the Anglo-Norman Heresy », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. J. Wogan-Browne, Woodbridge, York Medieval Press, 2009, p. 334-346, ici p. 343-344, le renvoi à la période anglo-normande est contraire à la stratégie des wycliffiens, lesquels sefforcent de démontrer la continuité dune tradition biblique anglophone, et, pour renforcer la dichotomie latin/anglais, lettrés/lewd, gomment lactivité de cette période.

41 On connaît lincidence du Quatrième Concile de Latran (1215) et des Constitutions de Lambeth de 1287 sur le développement de linstruction religieuse. Parmi labondante littérature sur ce sujet, citons R. M. Haines, « Education in English Ecclesiastical Legislation of the Later Middle Ages », Studies in Church History, 7, 1971, p. 161-175, ainsi que les articles de J. Shaw et de L. E. Boyle dans The Popular Literature of Medieval England, éd. T. J. Heffernan, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1985, p. 40-60 et 30-43.

42 Les actes des manifestations organisées à loccasion du XIe centenaire du décès du roi (Alfred the Great : Papers from the Eleventh-Centenary Conferences, éd. T. Reuter, Aldershot, Ashgate, Studies in Early Medieval Britain, 2003) reflètent bien le rôle du souverain. Parmi dautres publications, voir aussi J. M. Bately, « Old English Prose Before and During the Reign of King Alfred », ASE, 17, 1988, p. 93-138.

43 Beal, John Trevisa a consacré un long développement à ce transfert.

44 Dans Ranulf Higden, The Universal Chronicle, éd. J. Taylor, Oxford, Clarendon Press, 1966, p. 45, Taylor fait remarquer quil sagit dune innovation de Higden et de chroniques contemporaines ; il donne dautres détails illustrant lintérêt du chroniqueur pour les périodes plus anciennes de lhistoire de son pays.

45 On consultera notamment A. Galloway, « Writing History in England », The Cambridge History of Medieval English Literature, p. 255-283, ici p. 276-277.

46 Hæc quidem nativæ linguæ corruptio provenit hodie multum ex duobus ; quod videlicet pueri in scholis contra morem cæteraru nationum a primo Normannorum adventu, derelicto proprio vulgari, construere Gallice compelluntur ; item quod filii nobilium ab ipsis cunabulorum crepundiis ad Gallicum idioma informantur. Quibus profecto rurales homines assimilari volentes, ut per hoc spectabiliores videantur, francigenare satagunt omni nisu. La citation latine est extraite de F. Mossé, Manuel de langlais du Moyen Âge des origines au XIV e siècle. II. Moyen-anglais, t. 1, Grammaire et textes, Paris, Aubier, 1959, p. 327 ; les deux versions y sont reprises en parallèle. La traduction française du texte de Higden donnée ici est celle qui figure dans Lusignan, Langue des rois, p. 201.

47 Même si cette dénomination (anachronique et imparfaite) a ses détracteurs, les décennies qui suivirent la conquête normande sont souvent perçues comme une période de domination coloniale (pensons notamment à B. Golding, Conquest and Colonisation. The Normans in Britain, 1066-1100, Londres, Palgrave Macmillan, 20122 ; J. C. Holt, Colonial England, 1066-1215, Londres, Hambledon Press, 1997 ; R. Evans, « Historicizing Postcolonial Criticism : Cultural Difference and the Vernacular », The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 366-378).

48 Christine de Pizan, Le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V le sage, III, 13, trad. É. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock, 1997, p. 219-220.

49 On trouvera des informations supplémentaires sur cet aspect de la translatio studii dAthènes et de Rome à Paris et sur le rôle de lUniversité comme composante de lidentité nationale dans S. Lusignan, « LUniversité de Paris comme composante de lidentité du Royaume de France : Étude sur le thème de la translatio studii », Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne du Moyen Âge à lépoque moderne, éd. R. Babel et J.-M. Moeglin, Sigmaringen, Jan Thorbecke, 1996, p. 59-72.

50 Voir Lusignan, Parler vulgairement, p. 161.

51 Christine de Pizan, Livre des faits et bonnes mœurs, p. 219-220.

52 So manie men translatiden into Latyn, and to greet profyt of Latyn men, lat oo symple creature of God translate into English, for profyt of English men ! For if worldli clerkis loken wel here croniclis and bokis, thei shulden fynde that Bede translatide the Bible and expounide myche in Saxon that was English either comoun langage of this lond in his tyme ; and not oneli Bede but also King Alvred, that foundide Oxenford, translatide in hise laste daies the bigynning of the Sauter into Saxon, and wolde more if he hadde lyved lengere. Also Frenshe men, Beemers, and Britons han the Bible and othere bokis of devocioun and of exposicioun translatid in here modir langage. Whi shulden not English men have the same in here modir langage I can not wite. Voir Medieval English Political Writings, éd. J. M. Dean, Kalamazoo (Michigan), Medieval Institute Publications, 1996, l. 356-365.

53 Sa déclaration doit de nouveau se lire dans le cadre de la fiction. Comme on le sait, limplication délites urbaines dans la diffusion dœuvres savantes en anglais nétait pas un phénomène récent. Comme on le sait aussi depuis les travaux de Michael T. Clanchy (From Memory to Written Record, England 1066-1307, Oxford, Blackwell, 2e éd., 1993) et de Malcolm Parkes (« The Literacy of the Laity », Scribes Scripts and Reader, éd. M. B. Parkes, Londres, The Hambledon Press, p. 275-298), « lalphabétisation pratique » avait débuté dès le xiie siècle.

54 Voir The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 131.

55 Cette thèse est celle avancée par R. F. Green, Poets and Prince-Pleasers : Literature and the English Court in the Late Middle Ages, Toronto, 1980.

56 Hanna, « Sir Thomas Berkeley and his Patronage ».

57 On trouvera un complément dinformation dans la notice relative à Trevisa de The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 130-131. Voir aussi F. Somerset, Clerical Discourse and Lay Audience in Late Medieval England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

58 Briggs, « Teaching Philosophy », p. 108.

59 Medeful making (l. 139), mede (l. 155), this medeful dede (l. 155), profitable (l. 155), mede (l. 156), quiteth et quite (l. 156), welth (l. 156). Lédition de lÉpître utilisée est celle de The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 134-135.

60 Le motif de la récompense céleste nest pas original ; il figure par exemple également dans le Prologue au Northern Homily Cycle (The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 129), mais ce qui frappe ici, cest son caractère répétitif.

61 Dénomination proposée par P. F. Dembowski, « Learned Latin Treatises in French : Inspiration, Plagiarism, and Translation », Viator, 7, 1985, p. 255-269, notamment p. 257. Selon ce concept, le but du traducteur est de servir lauteur latin en transmettant le sens et lintention du texte à des contemporains dont la connaissance du latin est insuffisante, voire nulle.

62 Konnyng, informacion and lore (l. 29-31).

63 Il ne faudrait bien entendu pas en déduire quaucun traducteur ne traduira plus du français.

64 Les essais rassemblés dans le volume Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. Wogan-Browne, permettront de mesurer les interactions entre les deux vernaculaires ainsi que leur évolution.

65 Voir Mossé, Manuel de langlais du Moyen Âge, p. 325-330, et n. 36 supra.

66 Cité par J. H. Fisher, « Chancery and the Emergence of Standard Written English in the Fifteenth Century », Speculum, 52, 1977, p. 870-899 ; T. W. Machan, « French, English, and the Late Medieval Linguistic Repertoire », Language and Culture in Medieval Britain, p. 363-372. Dans larticle « Langue et nation en Angleterre à la fin du Moyen Âge », Revue française dhistoire des idées politiques, 36/2, 2012, p. 233-252, C. Fletcher énumère plusieurs épisodes de la guerre au cours desquels le roi ou son chancelier font état de lintention du roi de France denvahir lAngleterre, ainsi que de détruire toute la nation et la langue anglaises.

67 Voir R. A. Potter, « Chaucer and the Authority of Language : The Politics and Poetics of the Vernacular in Late Medieval England », Assays, 6, 1991, p. 73-91.

68 Gode save the king, that is lord of this langage, The Riverside Chaucer, p. 662, l. 56-57.

69 En 1333, Philippe VI limposa à la chancellerie, élevant ainsi le français au rang de langue qui symbolisait le pouvoir du souverain ; voir Lusignan, La Langue des rois, p. 148-149.

70 Pour la France, on se référera à C. Beaune, Naissance de la nation française, Paris, Gallimard, 1985. Comme le montrent plusieurs travaux récents, la question est beaucoup plus complexe dans le cas de lAngleterre, dautant quil faut aussi sentendre sur la signification précise du terme nacion. Le développement du concept de nation anglaise à la fin du Moyen Âge résulte de linteraction dun éventail de phénomènes. Voir par exemple Th. Turville-Petre, « The “Nation” in English Writings of the Early Fourteenth Century », England in the Fourteenth Century, éd. N. Rogers, Harlaxton Medieval Studies, 3, 1993, p. 128-139 ; Imagining a Medieval English Nation, éd. K. Lavezzo, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2004 ; Butterfield, The Familiar Enemy ; Fletcher, « Langue et nation ».

71 Ces questions sont étudiées dans le volume Inscribing the Hundred Years War in French and English Cultures, éd. D. N. Baker, Albany, State of New York Press, 2000, en particulier dans larticle dE. J. Richards, « The Uncertainty in Defining France as a Nation in the Works of Eustache Deschamps », p. 159-175. Lauteur relève notamment la déclaration de la délégation anglaise au Concile de Constance (1415) : selon ces délégués, la définition dune « nation » pouvait sappliquer soit à un groupe distinct de personnes apparentées par le sang, soit à un groupe présentant une différence linguistique, soit encore à une unité politique (p. 160).

72 Voir C. Collette, « Aristotle, Translation and the Mean : Shaping the Vernacular in Late Medieval Anglo-French Culture », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. Wogan-Browne, p. 372-385.