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Classiques Garnier

Le modèle dans la transmission des savoirs Sondage d’un terrain épistémologique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2014 – 1, n° 27
    . varia
  • Auteur : Sangirardi (Giuseppe)
  • Résumé : La notion de modèle se caractérise ­d’abord par ­l’ampleur de sa diffusion à travers une grande variété ­d’espaces aussi bien disciplinaires que linguistiques, revêtant ainsi un rôle significatif dans ­l’épistémologie ­contemporaine. Avatar à certains égards de la notion de structure, le modèle ne saurait ­s’y réduire, dans la mesure notamment où il semble articuler une science des ­concepts et une science du sujet. Les études de cas ici réunies, portant sur plusieurs domaines du savoir médiéval (musique, littérature, médecine, physique, mathématiques), montrent sous des angles différents la dynamique opératoire du modèle, en faisant notamment émerger la notion de jeu ­comme ouverture de la ­connaissance modélisée vers le nouveau.
  • Pages : 13 à 19
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812435164
  • ISBN : 978-2-8124-3516-4
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3516-4.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le modèle dans la transmission
des savoirs

Sondage dun terrain épistémologique1

1. Lintérêt épistémologique de la notion de modèle tient, au premier abord, à ce quelle traverse une large fraction de la géographie complexe des disciplines scientifiques contemporaines (de la mathématique à la physique, de la géographie à la biologie, de léconomie à la linguistique, pour ne nommer que quelques domaines parmi dautres) en gardant un profil somme toute reconnaissable, en dépit des multiples nuances « locales » que lui confèrent les usages propres à chacun des langages spécialisés2. À ce caractère éminemment transversal de la notion contribue dailleurs la correspondance entre les mots qui la désignent dans quelques-unes des langues principales : au français modèle font écho langlais model, litalien modello, lespagnol modelo ou encore lallemand Modell, tous issus, à travers litalien, du latin populaire modellus (dérivé à son tour de modus et ayant le sens de « petite mesure »)3.

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Le plus souvent, le modèle apparaît comme le résultat dun processus (quon peut appeler modélisation) qui comporte, dans un dosage et une articulation variables, une part dabstraction et une part de généralisation, et qui sexprime par un codage symbolique plus ou moins sophistiqué. Objet artificiel soumis à des règles de construction, le modèle dans cette acception figure et pour ainsi dire matérialise une analyse ou interprétation de la réalité ; il donne à un ensemble de connaissances une configuration apte à leur circulation et à leur mise en œuvre ; il semble également participer du mouvement de transformation des savoirs en objets fonctionnels et partant consommables, typique de nos sociétés.

Il est tentant, par ailleurs, détablir un lien entre cette notion de modèle et celle de structure qui, ayant connu la diffusion quon sait entre les années cinquante et quatre-vingt du siècle dernier, noccupe plus aujourdhui les devants de la scène scientifique. Structure et modèle peuvent en effet être conçus comme deux variantes dun paradigme philosophique qui, pour simplifier très grossièrement, conçoit la connaissance comme production de schémas rationnels au pouvoir explicatif universel, se référant à des systèmes de relations. Aussi, dans lun des textes capitaux du structuralisme, Claude Lévi-Strauss définissait-il la structure comme un type particulier de modèle, soumis à une série de contraintes :

Nous pensons en effet que pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre conditions. En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels quune modification quelconque de lun deux entraîne une modification de tous les autres. En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que lensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles. Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification dun de ses éléments. Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés4.

Mais quels que soient le sens et les limites de lanalogie entre structure et modèle, ici il nous importe davantage dévoquer ce qui, dans lépaisseur

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sémantique de la notion de modèle, apparaît, à première vue, irréductible à la philosophie de la connaissance structuraliste. En effet, dans lhistoire sémantique du mot modèle, le sens que nous avons jusquà présent pris en compte ne sest imposé que récemment ; auparavant modèle (comme ses variantes dans les autres langues) désignait moins souvent un objet codé de connaissance quun objet dimitation. Le glissement sémantique qui peut conduire de lune à lautre de ces acceptions ne saurait être plus simplement illustré que par un exemple familier : lorsque Fernand Braudel décrivait le modèle italien de civilisation, ou lorsque la presse de nos jours nous administre ses modèles allemand, scandinave ou asiatique, le modèle en question indique certes un ensemble cohérent de traits caractéristiques sur le plan économique, social ou culturel, mais en même temps il est explicitement ou implicitement donné en exemple et proposé à limitation. Le caractère mesurable et quantifiable du modèle en tant quobjet de connaissance sallie, dune manière un peu paradoxale si lon veut, à un caractère qualitatif, à un jugement de valeur qui le désigne comme excellent et digne dêtre reproduit.

Or, cette dimension mimétique du modèle est caractéristique des traditions littéraires et artistiques. En art et en littérature, le modèle est essentiellement un objet dimitation, porteur dune valeur quon cherche à sapproprier dans un acte relativement immédiat. On peut imiter une œuvre, un style, un genre ; mais lobjet dimitation a tendance à sincarner, à revêtir limage dun auteur, ce qui rapproche de toute évidence cette acception du modèle de la notion dauctoritas. Litalien Pietro Bembo, lun des fondateurs du classicisme européen, dans son épître De imitatione (1513) proposait aux humanistes décrire comme Virgile en poésie, comme Cicéron en prose. Le rayonnement de leur style ne faisait quun avec le prestige de leur nom. Toutefois, la dimension mimétique dominante nexclut pas les démarches danalyse et dabstraction : afin dêtre imités, Virgile et Cicéron devaient être soumis à un processus de modélisation, analysés dans les traits qui caractérisent leur écriture et qui à leur tour « font système », ont leur propre cohérence rationnellement vérifiable.

La richesse à certains égards paradoxale de la notion de modèle tient donc, aussi, à ce quelle semble permettre, dans son ampleur sémantique, larticulation de deux paradigmes en apparence opposés. Dans le champ littéraire notamment, mais dans une logique facilement extensible au-delà, lopposition radicale entre la philosophie du sujet

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dans laquelle sinscrivaient les théories classiques de limitation et la philosophie structurale dont est issue à la fin des années 1960 la notion dintertextualité semble questionnée par la plasticité de lidée de modèle. Modèle est à la fois un auteur et un genre, un artefact rationnel construit par lanalyse et un individu incarné qui suscite un désir mimétique et soffre à la reproduction. Sagit-il dune coïncidence aventureuse, fruit seulement dun hasard linguistique ? Il y a lieu de penser, du moins à titre dhypothèse, que la coïncidence linguistique nest pas immotivée, tant les phénomènes sous-jacents qui lautorisent se laissent entre-apercevoir dès le premier regard. Dans la circulation du langage et de la pensée les opérations subjectives de la mimésis et les mécanismes générateurs de structures apparaissent souvent bien imbriqués. Serait-il donc possible de concevoir une épistémologie du modèle qui permette non pas deffacer la frontière entre un savoir du sujet animé par le désir mimétique et un savoir du « système » gouverné par les réseaux de la conceptualisation5, mais de parvenir à penser le jeu de leurs interactions dans toute sa richesse ?

2. Les études ici réunies, œuvre dhistoriens de la littérature et (la plupart) de la science médiévales, nont pas lambition de répondre immédiatement aux questionnements théoriques que suscite la notion de modèle. Mais lanalyse, quils proposent, de quelques phénomènes inhérents à la transmission du savoir dans plusieurs domaines de la connaissance médiévale (mathématique, médecine, physique, littérature, musique, philosophie), constitue de fait un sondage du terrain épistémologique qui leur est commun.

Les objets et les voies de linvestigation sont certes variés.

À travers un examen de la réception du Canon de la médecine dAvicenne aux xive et xve siècles en Italie, Joël Chandelier parvient à dégager une opposition entre le rayonnement limité du personnage Avicenne, rarement évoqué en tant que modèle de médecin, et linfluence considérable du modèle que son texte offre à la pensée médicale (notamment en ce qui concerne lagencement des parties). Le traité De urina non visa (1220) du médecin Guillaume lAnglais, étudié par Laurence Moulinier-Brogi, propose un échantillon assez

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riche des procédures de « canonisation » dun texte : repris par des auteurs issus dhorizons différents (Léopold dAutriche, Geoffroy de Meaux, Jean Ganivet, Ralph Hoby, Nicolas Monel), Guillaume est objet à la fois dimitation, dhommage et de pillage, sa parole étant tour à tour investie dune autorité manifeste ou absorbée dans un discours auquel il fournit de fait son mode opératoire. Nicolas Weill-Parot, à partir des commentaires suscités (dans un laps de temps allant de 1260 au milieu du xive siècle) par un passage de la Physique dAristote concernant lattraction magnétique, sattache à définir des procédures selon lesquelles les modèles de la science physique médiévale permettent, voire favorisent linnovation conceptuelle (modalités qui, sans exclure lopposition pure et simple à lauctoritas, comportent aussi lextension hors cadre initial ou la reprise dans le temps de structures dargumentation déjà validées). Dans le propos dOleg Voskoboynikov, le modèle des modèles au Moyen Âge, Aristote, est au centre dune enquête sur la fabrication, au xiiie siècle, dun idéal de savant qui, loin dêtre un principe régulateur absolu (regula infallibilis omnis veritatis, selon le mot de Pierre de Jean Olivi), doit composer avec les exigences et les limites posées à la science par la doctrine morale chrétienne. Matthieu Husson étudie la Tabula tabularum (1321), court texte de jeunesse du mathématicien, astronome et théoricien de la musique Jean de Murs, conçu comme un outil de calcul au service des astronomes, mais glissant, par le jeu des modèles décriture mathématique et des réflexions quils stimulent, vers la spéculation sur la nature des nombres et des opérations arithmétiques. Enfin, Jean-Marie Fritz interroge la conception des rapports entre la musique du temps présent et celle du passé dans le Champion des Dames de Martin le Franc (1410-1461), en y décelant les signes précoces dune mise en question de lauctoritas de lantique, au nom de la valeur de lexpérience et « dun progrès au sens de processus ».

Les résumés lapidaires que je viens de fournir ne font aucune place à lérudition déployée par les contributeurs et aux nombreuses questions que ces travaux soulèvent chacun dans son domaine de spécialité. Cependant, ils laissent sans doute déjà deviner la trame qui les relie à la réflexion générale à laquelle ce volume voudrait modestement contribuer. Linteraction ou limbrication entre logique « mimétique » et logique « conceptuelle » de la modélisation y figure bien souvent : ainsi, pour ne

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donner quun exemple de façon très sommaire, dans les manipulations auxquelles est soumis le texte médical de Guillaume lAnglais, le jeu entre lautorité de son nom et lefficacité du « modèle » conceptuel de son texte est ouvert à de multiples solutions. Même lorsque lefficacité modélisante dun texte semble être indépendante du prestige personnel dun auteur (comme dans le cas du Canon dAvicenne étudié par J. Chandelier), on peut dire que le texte exerçant les fonctions de modèle est lui-même investi dune aura qui explique pour partie les processus mimétiques dont il est la cible.

Mais la réflexion principale qui traverse lensemble des articles réunis est plutôt dordre historique, et concerne précisément les conditions de linnovation (on peut garder ce mot, malgré tout, en essayant de faire abstraction des connotations strictement productivistes que lui assigne une certaine idéologie de la science contemporaine) dans le cadre dun savoir hautement modélisé tel que la science médiévale. Le choix du Moyen Âge comme cadre dune réflexion sur le modèle était dans ce sens justifié : du moins dans la perception commune, la connaissance médiévale est soumise strictement à un double régime de modèles, celui représenté par les auctoritates incarnées et celui des protocoles argumentatifs contraignants qui sont produits, à partir précisément des auctoritates, dans lenseignement universitaire. Or, sans prétendre renverser inopinément ce tableau traditionnel, les études réunies dans ce volume vont dans le sens dune mise en avant de la notion de jeu, comme espace dinitiative qui reste offerte au savant ou à lauteur médiéval vis à vis de ses modèles. On peut en quelque sorte se jouer de lauctoritas incarnée, en mettant en cause la science musicale dOrphée comme la moralité dAristote. Ces épisodes et phénomènes « transgressifs » nous rappellent que la révolte contre les pères nétait pas tout à fait inconnue avant la modernité, sil est vrai que les prémices de lŒdipe furent goûtées par le héros homonyme dune tragédie grecque antique, et que le jeune Héraclès tua à coups de lyre son pédagogue Linos, à en croire les légendes anciennes. Mais plus encore que la coupure nette du lien de filiation, dont il faudrait mieux analyser les circonstances, lattitude de nos auteurs médiévaux qui retient lattention des lecteurs est celle qui consiste à jouer avec les modèles conceptuels, atteindre une forme nouvelle en vertu dune impulsion qui vient des anciennes – qui peut venir de leur variété, des réponses que les modèles offrent aux questions

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quon leur pose ou du caractère lacunaire de ces mêmes réponses. Enfants plutôt que nains, ces savants joueurs ne faisaient pas que rester assis sur les épaules de leurs modèles.

Giuseppe Sangirardi

Université de Bourgogne
Centre Interlangues TIL

1 Ce dossier thématique Le modèle dans la science médiévale, coordonné par Giuseppe Sangirardi et Nicolas Weill-Parot, est issu originellement, avec un certain nombre de remaniements et dajouts, dune journée détude organisée à luniversité Paris-Est – Créteil : Les modèles et leur transmission en science et en littérature au Moyen Âge, organisée par les mêmes coordinateurs, le 25 novembre 2011, avec le soutien de lInstitut universitaire de France, du centre de recherche en histoire européenne comparée CRHEC (EA 4392, UPEC) et du centre Interlangues – texte, image, langage (EA 4182, université de Bourgogne).

2 Pour un aperçu synthétique des différentes déclinaisons de la notion de modèle, on peut se reporter à lentrée Modèle de lEncyclopædia Universalis, coordonnée par Noël Mouloud. Voir également lentrée du même nom de lEncyclopédie Philosophique Universelle, Les notions philosophiques, dir. S. Auroux, Paris, PUF, 2002, p. 1646, où on peut lire : « La construction de modèles est désormais devenue le credo de lensemble des disciplines scientifiques. »

3 Le même mot se retrouve dailleurs en croate, danois, hongrois, néerlandais, portugais, roumain, russe, slovak, slovène et tchèque. Je dois ces informations à une conférence du linguiste H. R. Daniels tenue le 12 juin 2012 dans le cadre dun séminaire consacré à la notion de modèle au sein de la M.S.H. de luniversité de Bourgogne.

4 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1985 [1re éd.1958], p. 332. Le raisonnement de Lévi-Strauss est taxé didéologique par A. Badiou, Le concept de modèle, Paris, Fayard, 2007 (mais il sagit de la réédition dun livre publié en 1969), qui pour sa part veut élucider les conditions dun usage philosophique matérialiste du concept de modèle, en le différenciant également de celui qui est proposé par la théorie des modèles en logique mathématique.

5 Sur limportance de cette frontière a insisté récemment G. Mazzoni, Teoria del romanzo, Bologne, Il Mulino, 2011 (voir le chapitre « Mimesis e concetto », p. 38-43).