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Classiques Garnier

De l'ombre à la lumière La Messe là-bas dite par Didier Sandre

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DE LOMBRE À LA LUMIÈRE

La Messe là-bas dite par Didier Sandre

Lautomne dernier, au Studio de la Comédie-Française, Didier Sandre a interprété La Messe là-bas1, un des plus beaux poèmes lyriques de Paul Claudel. Un poème de lexil et de la solitude, écrit durant la Première Guerre mondiale, à Rio de Janeiro où il était ambassadeur, loin des siens.

Entre ténèbres et lumière, Didier Sandre nous fait vivre avec intensité la crise que traverse alors Claudel. Il avait déjà fait une lecture de La Messe là-bas sous la direction de Christian Schiaretti, il y a une dizaine dannées. Cette fois, il signe également la conception du spectacle, avec le regard dÉric Ruf. On est dans un espace vide où lextrême simplicité est de rigueur. La scénographie se résume à trois panneaux et à trois tabourets. On pourrait voir dans ce chiffre trois un signe du mystère de la Trinité. Dans la composition de son poème, Paul Claudel observe strictement les rites liturgiques de la messe. Il commence par lIntroït, le chant dentrée. Et termine par la Bénédiction : « Ite Missa est. » Quelques notes de piano claires et mélancoliques, composées par Othman Louati, introduisent chaque moment de la célébration. Pour le Kyrie, on entendra une cloche sonner. Et un chœur prononcer les mots : « Kyrie Eleïson ». Sur les trois panneaux, ce ne seront que jeux dombres et de lumières poétiques, imaginées par Bertrand Couderc.

Lorsque tout commence, Claudel évoque le soleil qui se lève sur le Corcovado. Sur scène, une servante, qui restera éteinte durant la représentation, nous rappelle que nous sommes au théâtre, autre lieu du mystère, et que nous ne le quitterons pas. Vêtu dun smoking noir, qui nous rappelle les fonctions officielles de Claudel, Didier Sandre est pieds nus. Un contraste qui exprime bien létat de crise où se trouve le Poète. Juché sur deux tabourets quil a empilés lun sur lautre, il se tient dans un équilibre fragile pour nous faire entendre le bilan amer 92et douloureux, lexamen de conscience sans concession dun homme à la veille de ses cinquante ans. Cest une longue prière où Claudel sadresse directement à Dieu, linterroge et le prend à partie : « Mon Dieu, pourquoi mavez-vous repoussé ? Mon âme, pourquoi êtes-vous triste ? » Cest un flot de paroles qui disent le manque et le désarroi, comme si Claudel, seul sur une terre étrangère, lâchait prise pour se livrer tout entier, et quil lui fallait conjurer dans lurgence les démons qui lhabitent.

Nous sommes en 1917. De lautre côté de lAtlantique, en Europe, cest la guerre, le vacarme des armes. Quant à la vie intime du poète, ce ne sont que désordre et incertitudes : « Son domicile est de nêtre pas chez lui ». Il est loin de sa famille. Son mariage, ses enfants ne lui semblent pas plus réels quun rêve. Rose, la femme aimée, rencontrée quelques années plus tôt sur un paquebot en Chine, la quitté alors quelle attendait leur enfant. La crise que vit Claudel est à la fois existentielle et mystique. À la violence des mots, à lironie amère qui est la sienne, Didier Sandre oppose paradoxalement le calme et la douceur. Il est, à la fois, dans le lyrisme et dans lintériorité comme sil lui fallait aller au plus profond de lui-même pour nous rendre tangibles le tumulte et la confusion des sentiments auxquels le poète est en proie.

Un des plus beaux moments de La Messe là-bas, cest la Consécration, lorsque Claudel parle de et à Rimbaud, cet autre poète quil admire tant et qui la tant influencé. Avec Rimbaud, il partage le goût de lailleurs et de laventure, lappel des rivages lointains, le désir de sen aller, la tentation infernale de fuir toujours. Ils sont tous deux écartelés entre, dune part, leur besoin concret de « la réalité des choses » et, dautre part, leur exigence absolue de beauté et de spiritualité. Mais si Claudel recherche Dieu, Rimbaud le fuit.

Pour lOffertoire, les lumières éclairent la salle. Debout, les mains ouvertes, Didier Sandre sadresse aux spectateurs, comme ce curé dune église de Paris dont nous parle Claudel, qui se retourne vers lassistance et lui demande : « ny a-t-il personne ici qui souffre ? » À Dieu, il dira : « Je Vous offre labsence de tout ». Puis ce sera la Communion. Avec deux tabourets, Didier Sandre échafaude une sorte de prie-Dieu rudimentaire. Plongé dans un profond recueillement, il nous fait ressentir lapaisement qui gagne le Poète quand, enfin, il entend en lui la parole de Dieu. Cest linstant de grâce. Il aura fallu cette expérience à la fois poétique et mystique, cette traversée tourmentée, ce long temps de méditation et dintrospection pour 93que le Poète trouve enfin la Paix : « La Messe est dite ». Les trois panneaux silluminent. On entend au loin la rumeur de lOcéan. La servante, cette petite lampe, qui veille sur le théâtre quand il ny a plus personne, peut alors être rallumée.

Chantal Boiron

1 La Messe là-bas de Paul Claudel, conception et interprétation : Didier Sandre ; Studio de la Comédie-Française, du 30 septembre au 11 octobre 2020 ; « Singulis, Seul-en-Scène ».