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Classiques Garnier

« Feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles sibyllines » Consolations fausses et l’écriture de la vérité

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
    2022 – 1, n° 74
    . varia
  • Auteur : O'Sullivan (Luke)
  • Résumé : Lorsqu’il décrit ses efforts pour se consoler, Montaigne dit franchement que son esprit ne fait que reprendre des topoi et des figures de la consolatio. En lisant « De l’expérience » à travers un intérêt contemporain pour la consolation de soi, cet article trouve dans cette rhétorique flatteuse une parrêsia contradictoire : Montaigne pratique les tropes de la consolatio comme parrèsiaste, plutôt que comme consolateur, et ce faisant redéfinit et la « manière » et la fonction de la vérité.
  • Pages : 187 à 205
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406129752
  • ISBN : 978-2-406-12975-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0187
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/03/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : consolation, parrêsia, rhétorique, voix, dialogue
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« FEUILLETANT CES PETITS BREVETS DESCOUSUS COMME DES FEUILLES SIBYLLINES »

Consolations fausses et lécriture de la vérité

Si se parler à soi-même est compris le plus souvent comme un acte privé, sa dimension sociale se tapit toujours dans lombre1. La parole privée sapparente à un dialogue interpersonnel, mais elle diffère par la prise en compte dun public, quil soit escompté ou éludé, réel ou imaginaire, externe ou interne. « Si ce nestoit la contenance dun fol de parler seul, il nest jour au quel on ne mouist gronder en moy-mesme et contre moy : Bren du fat2 ». Pour Montaigne, ce genre de soliloque est la chose la plus naturelle du monde et, selon lui, on le verrait « parler seul » quotidiennement, sans cesse – à chaque heure, comme le précise lédition de 1595 – sil ne craignait pas de passer pour un imbécile, un fou.

Bien quelle prétende aspirer à une « fin domestique et privée » (« Au lecteur », 3), lécriture des Essais ne correspond pas au « flux de caquet » inobservé quelle prétend être (III, 5, 8973). Néanmoins, il y a des moments où Montaigne se parle effectivement à lui-même et la pratique de la parole privée loccupe à plusieurs reprises. Cest sur un de ces passages – qui ne concerne pas le « bren » ou le « flux » mais une « évacuation » dun type différent – que nous nous pencherons : le 188récit dauto-consolation de Montaigne au sujet de ses calculs rénaux. Ce célèbre passage du dernier chapitre des Essais a fait lobjet dun examen critique approfondi. Les analyses sattardent particulièrement sur lattention portée à la cognition incarnée et au problème corps-esprit4, dans le cadre dune réflexion sur les modèles médicaux dhygiène et de pathologie mais aussi comme un dialogue allégorique de la psychologie des facultés5, qui lorsquil est doublé par un prisme psychanalytique, devient une « rhetoric of empowerment based on the mode of the virtual as it is projected by the imagination6 ». Pour Blandine Perona, le dialogue de Montaigne avec lui-même constitue linvention dun rôle théâtral, la création dune persona, celle de l« esprit », « et [il] lui fait inventer autant que possible une gravelle avec laquelle il peut encore vivre » : « En limaginant surmontable, il la surmonte7 ».

Dans cet article, nous tenterons desquisser une autre lecture de cet extrait en arguant que la préoccupation principale nest pas de découvrir ou de tracer la vraie nature dun soi préexistant, ni de diagnostiquer et de surmonter une pathologie, ni encore de linvention dun personnage mieux équipé pour supporter le malheur, mais plutôt de lauthenticité et de la fonction de lécriture. Nous suggérons que ce passage se penche sur la question, dune part, de lefficacité dun certain ensemble de stratégies rhétoriques éculées et, dautre part, dune potentielle pratique denregistrement de soi authentique et franche. Nous ne nous concentrons pas sur les succès dune persona ni sur le pouvoir, la « force », de limagination mais plutôt sur son échec. Dans ce passage, Montaigne se demande ce que les livres et lécriture peuvent faire pour nous, que ce soit en privé ou en public. En lisant ce passage dans le contexte dun intérêt contemporain pour lauto-consolation, nous tenterons de montrer comment Montaigne, au risque dêtre pris pour un fou, découvre une forme de consolation dans une communication authentique. À travers lécriture de la consolatio ad se – genre paradoxal – émerge une parrêsia contre-intuitive. Il sagit donc dun passage qui nous permet de rassembler certains fils clés des études montaignistes pour interroger la 189manière dont le registre public-privé de lessayiste redéfinit lécriture de la vérité, sa fonction et sa manière8.

CONSOLATIO AD SE

Les arguments de Montaigne en faveur de la gravelle – « que cest pour mon mieux que jay la gravelle ; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere » etc. (III, 13, 1090) – sont, pour la plupart, une étroite imitation de Sénèque. En ce qui concerne le thème, la source la plus directe est une lettre précise, lépître 78. Lautre modèle dont sinspire Montaigne, et quil cite en concluant son éloge de la pierre, est Cicéron et ses « argumens, et forts et foibles » sur « le mal de sa vieillesse » (III, 13, 1095) – cest-à-dire le De Senectute.

Nous proposons une lecture de ce passage éclairée par une autre œuvre de Cicéron, la Consolatio ad se, dont linfluence à lépoque de Montaigne est attestée bien quil ne soit pas question ici de prouver un lien direct dinspiration ou dimitation au sens restrictif du terme9. Dans une de ses lettres à Atticus, Cicéron décrit sa réaction – en tant que père, philosophe et écrivain – à la mort récente de sa fille, Tullia. Il remercie son ami de lui souhaiter un prompt rétablissement et note quil a lu tout ce qui existe sur le sujet de lapaisement du chagrin :

Sed omnem consolationem vincit dolor. Quin etiam feci, quod profecto ante me nemo, ut ipse me per litteras consolarer. [] totos dies scribo, non quo proficiam quid sed tantisper impedior – non equidem satis (vis enim urget), sed relaxor tamen. (Ad Atticum, 12.14).

« Mais ma douleur est plus forte que toute consolation. Jai même fait ce que personne, assurément, navait tenté avant moi : jai entrepris de me consoler moi-même par un écrit. [] Jécris toute la journée, non que je fasse des progrès, mais pendant ce temps-là je suis accaparé – pas assez, il 190est vrai, tant la violence de la douleur me lancine, du moins son étreinte se relâche10. »

Se consoler – tout comme se parler à soi-même – est étrange, paradoxal, peut-être même la marque dun « sot ». En se consolant lui-même, Cicéron change fondamentalement les pratiques rhétoriques et éthiques qui sous-tendent lécriture consolatoire. En relatant cet effort conscient dinnovation, Cicéron se prive sciemment de ces relations dempathie et de compassion, de léchange réciproque de sentiments entre amis et au sein de la familia, qui font de la consolation ce quelle est. Cest une forme de consolation qui devrait être impossible, comme la noté Han Baltussen, qui la compare à un autre aspect curieux de la relation à soi abordé par Aristote entre autres dans lAntiquité : le fait quon ne puisse pas se chatouiller soi-même11. De même, on ne devrait pas pouvoir être à la fois consolateur et consolé. Et, en effet, cette auto-consolation paradoxale ne fonctionne pas, comme nous le dit Cicéron – sauf quelle fonctionne un peu, en quelque sorte : jécris toute la journée et ne me fais aucun bien, dit-il, mais en écrivant toute la journée, je me donne un certain répit.

Montaigne introduit sa propre consolatio ad se en des termes similaires : « Or je trete mon imagination », écrit-il, « le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation ». Il semble que nous soyons loin du chapitre 21 du livre 1 sur « la force de limagination » et des récits sur la façon dont limagination peut guérir (ou causer) des maladies corporelles : ici, cest Montaigne qui soigne attentivement et délicatement son esprit malade et lutilisation du conditionnel souligne dès le départ quil sait que le traitement ne réussira pas12. « Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit 191est propre à ce service : il na point faute dapparences par tout : sil persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement » (nous soulignons).

La Consolatio ad se de Cicéron était perdue, et ne survivait que par fragments. Puis en 1583, Carlo Sigonio publia un ouvrage prétendant être la Consolatio ciceronis. Au cours des années suivantes, cet ouvrage connut une douzaine dimpressions et un bon nombre darguments imprimés pour et contre son authenticité13, dont un des principaux était le jugement de Juste Lipse, imprimé dans lédition Plantin de 1584, dans lequel il affirme que la Consolatio est non seulement une contrefaçon mais aussi une mauvaise contrefaçon, remplie de banalités et didées rebattues (in re et inventione, pleraque protrita et obvia), dont le style est enfantin et inepte, et qui manque totalement « des nerfs et du sang » de lhomme quelle revendique comme son auteur14.

Montaigne composait ses propres efforts dauto-consolation dans les années qui ont immédiatement suivi la publication de cette œuvre controversée et des arguments qui lont entourée. Comme Cicéron dans sa lettre à Atticus, Montaigne souligne la nouveauté et la « curiosité » de son propre projet, nous offrant un « exemple » – « Vous en plait-il un exemple ? » – de la façon dont il « trete son imagination » (III, 13, 1090). Ailleurs aussi, il est conscient que ce genre de réflexion sur lui-même est insolite15. Or ce thème de la consolation de soi dans les années 1580 sassocie donc par convergence non seulement au souci de soi paradoxal et inefficace dont Cicéron est le patron, cest-à-dire à une innovation rhétorique et éthique qui napporte quun « faux réconfort », mais aussi à un texte faux, une imitation contrefaite.

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LES VOIX DE LA CONSOLATION

Lexemple que donne Montaigne est, comme on le sait, un exemple riche et complexe de prosopopée filée – non pas une apostrophe de Montaigne à son « esprit » ou à son « imagination », mais un discours prononcé par lesprit lui-même. Comme la noté B. Perona, alors que « la mise en scène progressive de la voix de lesprit est très lisible », passant du discours indirect (« Il dict que… ») au discours direct, « la sortie de la prosopopée est plus ambiguë16 ».

La crainte de ce mal, faict-il, teffraioit autresfois, quand il testoit incogneu : les cris et le desespoir de ceux qui laigrissent par leur impatience ten engendroient lhorreur. Cest un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly ; tu és homme de conscience.

Lesprit de Montaigne devient de plus en plus sûr davoir trouvé sa voix avant daller encore plus loin, inventant des perspectives à la troisième personne et adoptant des voix empruntées : « Regarde ce chastiement ; il est bien doux au pris dautres, et dune faveur paternelle. [] Il y a plaisir à ouyr dire de soy : Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer dahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang ». Lesprit de Montaigne linvite à imaginer un point de vue à la troisième personne qui ne le regarde pas seulement pendant quil souffre noblement, mais qui regarde aussi ses « assistans » et ses « gens » lui regardant – il sagit ici dune série de perspectives à la manière des poupées russes : « On te voit [] entretenant cependant les assistans dune contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance » (1091). Pour compliquer encore ce dialogue imaginaire, lesprit anticipe et projette la propre voix de Montaigne : « Si tu me dis que cest un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont pas ? »

Les arguments avancés par lesprit sont tout à fait conventionnels. Montaigne, ou son esprit, répète des maximes et des leçons empruntées à lépitre de Sénèque à Lucilius, dans laquelle Sénèque conseille à son destinataire de tirer profit de la philosophie alors quils sont affligés par 193la même maladie, le catarrhe : pour Sénèque, « Multum mihi contulerunt ad bonam valetudinem amici » (78, 4) tandis que Montaigne note avec ironie que « la compagnie me doibt consoler, estant tombé en laccident le plus ordinaire des hommes de mon temps » ; la division tripartite de Sénèque des afflictions de la maladie en peur de la mort, douleur physique, et interruption des plaisirs (« metus mortis, dolor corporis, intermissio voluptatum », 78, 6) fournit à Montaigne ses propres thèmes quil traite en amassant des lieux communs17 : et, dans un ajout postérieur à 1588, Montaigne cite Sénèque dans une traduction proche : « morieris non quia ægrotas, sed quia vivis » (78, 6), « Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant » (1091).

Lemploi du dialogue interne et de la prosopopée est également conventionnel (bien que les voix soient particulièrement labiles ici). Le genre du dialogue consolatoire, comme celui du dialogue en général, a de nombreux antécédents classiques et a connu un renouveau marqué à la Renaissance, tant en français quen latin, comme la noté Alexandre Tarrête18. Dans ces textes, on trouve souvent des dialogues allégoriques ou pédagogiques avec des démarcations claires entre le maître et lélève (les Tusculanes de Cicéron, par exemple), entre la Raison et lÂme (le Dialogue de consolation entre lâme et raison de François Le Roy, publié en 1499), ou entre lauteur et la Philosophie (Boèce) ou la Raison (les Soliloques dAugustin)19.

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Mais la conversation de Montaigne avec lui-même est dépourvue de cette identification claire des voix – le va-et-vient entre les personnages – qui caractérise le dialogue à la Renaissance. Dans lexemple de Montaigne, les voix sont constamment projetées et intercalées. En cela, il est plus proche de la prosopopée comme on la trouve dans les écrits consolatoires de Sénèque. Dans la Consolatio ad Marciam, Sénèque parle à trois voix : la voix dAreus, un philosophe à la cour dAuguste ; celle de la Nature ; et enfin celle du père de Marcia, Cremutius Cordus. Chaque voix sadresse directement à Marcia, lui prodiguant des conseils. De plus, Sénèque remanie ladresse imaginée dAreus à Livia – tout en prétendant nêtre pas lauteur lui-même – pour lappliquer à son destinataire, contribuant ainsi à la multiplication des voix et des identités : « muta personam », écrit Sénèque, « te consolatus est20 ». Sénèque introduit notamment ces voix en soulignant quil sécarte des conventions, et ce dans des termes comparables à ceux quemploie Montaigne pour présenter la voix de lesprit (« Vous en plait-il un exemple ? ») : « Scio a præceptis incipere omnis, qui monere aliquem volunt, in exemplis desinere. Mutari hunc interim morem expedit []. Duo tibi ponam ante oculos maxima et sexus et sæculi tui exempla » (« Je sais quil est dusage, lorsquon admoneste quelquun, de commencer par les préceptes et de finir par les exemples. Mais il est bon parfois de changer de méthode. [] Je vais te mettre sous les yeux deux exemples illustres, qui moffrent ton sexe et ton siècle »), ces exemples étant Livie et Octavie21. Ici, donc, Sénèque fournit des voix, des modèles et des interlocuteurs, et non des raisons ou des préceptes, et on pourrait donc dire que, dans ses œuvres qui portent sur la consolation, il établit une méthode pour Montaigne.

La soixante-dix-huitième épître de Sénèque à Lucilius est reconnue depuis longtemps comme une des sources qui a fourni à Montaigne ses arguments sur la pierre. Mais son usage de voix ventriloques a, à notre connaissance, échappé à lattention critique. Le stoïcien dit à son ami que ceux qui souffrent de la douleur doivent pratiquer la patience : ceux qui sont inexpérimentés (imperitos) ne se sont pas habitués à trouver du contentement dans lesprit (non adsueverunt animo esse contenti) : 195« multum illis cum corpore fuit. Ideo vir magnus ac prudens animum diducit a corpore et multum cum meliore ac divina parte versatur, cum hac querula et fragili quantum necesse est » (« Ils ont eu dintimes communications avec leur être physique. Voilà pourquoi lhomme sage et prudent tient son âme indépendante de son corps ; il communique fréquemment avec la meilleure, la divine partie de lui-même ; avec lautre, quinteuse et fragile, juste autant que la nécessité le veut », 78.1022).

Ce qui suit immédiatement cette instruction de séparer le corps fragile de lesprit divin est un passage au discours direct : « Sed molestum est, inquit, carere adsuetis voluptatibus, abstinere cibo, sitire, esurire » (« Mais, dit-il, il en coûte bien dêtre sevré de ses plaisirs habituels, de faire diète, davoir soif et faim ! », 78.11). Cette persona revient plus tard dans la lettre, exprimant une plainte dont Montaigne se ferait lécho (« Dolorem gravem sentio. Quid ergo ? [] Sed grave est. Quid ? », 78.1723). Qui parle ? Dans les Epistulæ, lintroduction dun interlocuteur à la troisième personne, lequel Matthew Roller appelle « ladversaire fictif » ou « linterlocuteur généralisé », est une des figures rhétoriques typiques de Sénèque24. Certes, les épîtres sont principalement un dialogue avec Lucilius, mais elles sont chargées de voix supplémentaires posant des questions, des réfutations et des demandes de clarification. Il en va de même pour les dialogues de Sénèque.

Montaigne, intentionnellement ou non, semble avoir mal interprété cet « inquit ». Il le relie au corps, cette partie « querula et fragili », pour découvrir un dialogue entre lesprit et le corps où celui-ci, personnifié, se plaint directement à une Raison implicite. En interprétant (mal) ce moment de ventriloquie, Montaigne invente un modèle dune adresse de lesprit à lui-même parlant au sujet de son corps. Cependant, en remaniant Sénèque, Montaigne rompt le lien entre le stoïcien, « vir magnus ac prudens », et sa « meliora ac divina pars », et rompt aussi son opposition à son « corpus », cette autre partie plaignante qui sadresse à lui. Dans 196les Essais, Montaigne, préoccupé par le passage, lévacuation dun corps étranger, un « corps » à lintérieur du sien et pourtant distinct de lui, réécrit cet inquit sénéquien de telle sorte que ce nest pas la pierre mais lesprit qui est évacué. Incarnant lesprit dans son propre « corps aéré de la voix » (II, 6, 379), Montaigne ne fait pas que troubler la distinction entre intérieur et extérieur, entre moi et non-moi, il se place du mauvais côté de la ligne de partage.

Montaigne présente consciemment son « exemple » dauto-consolation comme un objet de curiosité. Faire léloge dun mal est certes un sujet typique de léloge paradoxal25, mais lattention que Montaigne porte à lui-même, ses efforts pour se consoler bien que la doxa affirme que lon a besoin dun consolateur qui peut compatir de lextérieur, est également paradoxale. En pratiquant ce souci de soi paradoxal – une réponse au « commandement paradoxe », « regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous » (III, 9, 1001) – Montaigne, ou plutôt son esprit, fait écho à Sénèque, parfois textuellement, et reconnaît Cicéron comme antécédent. Montaigne répète ces vieux arguments, « forts et foibles », et emploie toutes les figures rhétoriques habituelles : prosopopée, le dialogue, appel aux perspectives de la troisième personne, invocation dexempla et de la « glorieuse escole » des « gens du temps passé » que nous devons imiter (1091). De plus, lesprit compare implicitement Montaigne à Sénèque, faisant écho au récit raconté dans le chapitre précédent de la mort du stoïcien :

A voir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre la mort, à le voir suer dahan pour se roidir et pour sasseurer et se desbatre si long temps en cette perche, jeusse esbranlé sa reputation, sil ne leut en mourant tres-vaillamment maintenue. (III, 12, 1040)

On te voit suer dahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables. (III, 13, 109126)

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Mais en fin de compte, de lintroduction à la conclusion, il nest pas clair que le « tretement » soit efficace : « sil persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement » ; « Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, jessaye dendormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles sempirent demain, demain nous y pourvoyons dautres eschapatoires » (ibid., 1090, 1095). Comme Cicéron dans sa lettre à Atticus, Montaigne écrit toute la journée et ne se fait pas vraiment du bien. Son esprit connaît peut-être les arguments et les techniques de la consolation, mais – comme le montre le sens corrompu de linquit de Sénèque – Montaigne est du côté du corps : les arguments de lesprit, la « meliora ac divina pars », semblent toujours être tenus à distance. Dans ce passage consacré à l« évacuation » ou la purgation, lironie est que Montaigne ne semble pas pouvoir retenir ses propres leçons.

« FEUILLETANT CES PETITS BREVETS DESCOUSUS » :
CONSOLATION FAUSSE OU REGISTRE VÉRITABLE ?

Si cette forme dauto-consolation ne fonctionne pas, ou pas très bien, que fait Montaigne, à la fois ici dans les Essais et dans la conversation privée que relate ce passage ? On pourrait dire que son auto-consolation est efficace mais seulement en dépit de son inefficacité reconnue, auquel cas on pourrait se demander comment ces assertions opposées sont comprises par Montaigne et ses contemporains. En abordant ces questions précises, on pourrait aussi se demander comment ce passage, au vu des remarques de Cicéron sur le fait décrire toute la journée sans se faire vraiment du bien, peut éclairer de manière plus générale le projet montaignien, sa relation avec les stratégies rhétoriques ou éthiques empruntés aux anciens, et avec une pratique spécifique de lécriture.

Montaigne aborde un ensemble similaire de stratégies rhétoriques et éthiques dans le chapitre « De la diversion ». Cest ici que lauteur raconte comment on la « employé à consoler une dame vraiement affligée ». Comme la noté Katherine Ibbett, la consolation dans ce chapitre – et, de manière plus générale, laffect – est régie par des relations instables 198entre le réel et lartificiel, entre laction authentique et la performance cérémoniale, entre la sincérité et une tendance (genrée) à « faire semblant27 ». Le cas dont Montaigne soccupe est souligné, à contre-courant, pour son authenticité (« car la pluspart de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux », III, 4, 830), tandis que Montaigne caractérise son propre rôle de consolateur comme un « service » cérémonieux (ibid., 831). Ibbett interroge la manière dont Montaigne évalue la performance émotionnelle, tant vraie que fausse, pour montrer comment le consolateur et le consolé sengagent dans des « complex social scripts28 » (p. 75), érodant la structure binaire entre « fakers and makers », entre le vrai et le faux, « almost as soon as it is imagined29 » : Montaigne note comment les femmes cherchent à « divertir les opinions et conjectures du peuple » en couvrant « leurs vrayes affections par des affections contrefaites » et pourtant « jen ay veu telle qui, en se contrefaisant, sest laissée prendre à bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feinte » (83630). Contrairement au pari pascalien de fake it until you make it, Ibbett souligne un intérêt pour « faking as making31 ».

On pourrait avancer un argument similaire pour la pratique inefficace, mais pas entièrement inutile, de lauto-consolation dans le chapitre « De lexpérience » : dans cette optique, on dirait que Montaigne rend compte dun « esprit » capable de feindre lindifférence et la fortitude face à la souffrance, un moyen de jouer un personnage rhétorique et, « en se contrefaisant », de parvenir à ressentir réellement laffect qui accompagne le rôle théâtral – un moyen de dire les mots et de laisser le sentiment suivre32. Mais la coïncidence entre persona et sentiment authentique ne semble jamais arriver : il y a toujours un « demain » et Montaigne continuera de diriger lensemble de ses personnages et personæ (« Si elles sempirent demain, demain nous y pourvoyerons dautres eschapatoires », III, 13, 1095).

Alternativement, et en restant toujours sous le signe de la vérité et du faux, on peut aussi dire que la « vidange » non pas de la pierre mais 199de lesprit est un renversement ironique dune histoire racontée dans le chapitre « De la force de limagination » dun « marchand à Toulouse, maladif et subjet à la pierre, qui avoit souvent besoin de clisteres » : « Le voylà couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf quil [son apothicaire] ne sy faisoit aucune injection. Lapotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé, comme sil avoit veritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effet à ceux qui les prennent » (I, 21, 104).

Une telle lecture, en rapprochant ces deux passages, rendrait compte des qualités purgatives de lauto-consolation montaignien et de son effet placébo (bien quil ne soit pas évident que Montaigne éprouve un soulagement purgatif réel33). Mais elle laisse de côté la question de savoir ce que lécriture – à la fois comme pratique rhétorique, et acte décriture, mais aussi comme ressource textuelle qui comprend les écrits, les sentences, les phrases de Sénèque et de Cicéron – peut faire pour nous. Si lextrait du chapitre « De lexpérience » est analogue au cas du marchand de Toulouse, quelle sorte de « cérémonie » pourrait-il représenter ?

Parce quil écrit toute la journée, Montaigne fait écho à Cicéron et il répète les mots de Sénèque ; en se consolant – même sil ne réussit pas – il mobilise les techniques et les stratégies empruntées à ses lectures. Tout comme Cicéron dans sa lettre à Atticus, Montaigne et son esprit semblent avoir lu tout ce qui existe sur le sujet de la consolation et ici, dans les Essais, nous voyons ces voies et stratégies récitées comme par cœur plutôt que par lesprit34. Pourquoi ? Dès le début, Montaigne qualifie ses stratégies rhétoriques de simples « apparences », de lieux communs et de clichés – empruntant le jugement de Lipse sur la Consolatio pseudo-cicéronienne, on peut en dire autant de lexemple de Montaigne : « In re et inventione, pleraque protrita et obvia ».

Dans un ajout célèbre à lexemplaire de Bordeaux, Montaigne change de perspective pour réexaminer sa pratique textuelle. Ici, lobjectif nest plus le but consolateur de diversion et de distraction décrit en III, 4, mais plutôt un projet denregistrement et dinterprétation :

A faute de mémoire naturelle jen forge du papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je lescris. Doù il advient quà cette heure, estant quasi passé par toute sorte dexemples, si quelque estonnement me 200menace, feuilletant ces petits brevets descousus commes des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. (III, 13, 1092)

Lacte décrire ses symptômes – ce quil fait dans le Journal de voyage – est compris comme une pratique qui consiste à tenir un « registre » de ses désordres corporels et qui lui permet de prédire une amélioration sur la base des inflammations passées. Lécriture est donc à la fois un outil de diagnostic et une thérapie35.

Mais ce nest pas ce que fait Montaigne en écrivant les Essais, ici ou plus généralement. On pourrait peut-être voir quelque chose de plus analogue dans un autre ajout manuscrit à ce passage (« Quil soit vray. Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins », 1095) mais il est sensiblement différent du reste de cet « exemple », qui ne concerne pas des « symptomes » mais des maximes et des lieux communs.

La mise par écrit de la relation entre Montaigne et son esprit que constitue cette section des Essais sert elle-même une fonction consolatrice distincte (bien que liée). Cest un « registre » de lhabitude de Montaigne de se parler à lui-même, un registre qui inscrit la façon dont lesprit répète des clichés rhétoriques. Montaigne ne cherche pas à se convaincre en enregistrant ces lieux communs tirés dune rhétorique de la consolation, ni à se distraire. Il inscrit plutôt un compte rendu authentique et précis de la façon dont il se raconte des choses quil sait être des « apparences ». De manière significative, Montaigne prend un risque – le risque de passer pour un sot, en nous montrant publiquement comment il se parle à lui-même en privé. Ici, on voit une version particulièrement aiguë de ce que Warren Boutcher appelle « Montaignes public adoption of the radically open form of the private “registre”36 ». « Bren du fat » (I, 38, 201235) ; « tu és homme de conscience » (III, 13, 1091) : dans ces deux passages Montaigne bouleverse les conventions qui interdisent de se parler à soi-même en public – ce que tout le monde fait en privé et que personne ne veut avouer.

Ce registre privé devient public non seulement parce quil fait partie des éditions publiées des Essais. Autour du jeu sénéquien de la ventriloquie à la deuxième et à la troisième personne se trouve une abondance manifeste dadresses directes à la deuxième personne, non pas de lesprit à Montaigne, mais de Montaigne à nous, ses lecteurs. On a déjà souligné loffre initiale dun « exemple » et le résumé, à notre profit, de « tels argumens, et forts et foibles ». Le passage qui suit immédiatement ce résumé est chargé de questions rhétoriques et dimpératifs, surtout dans le couche [B] : « Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang », « Or sens je quelque chose qui crosle ? Ne vous attendez pas que jaille mamusant à recognoistre mon pous », « Voulez vous sçavoir combien je gaigne à cela ? Regardez ceux qui font autrement » (1095). Montaigne ne se parle pas à lui-même ; cest à nous quil parle, il nous dit honnêtement, authentiquement, véridiquement quil fait cette chose folle – cest-à-dire comment il répète sans fin des clichés rhétoriques de Sénèque et de Cicéron37.

Les Essais, ou du moins cet extrait, ne sont pas seulement un « registre » privé de « symptomes » mais aussi un tas de « feuilles sibyllines » – et cest à nous aussi bien quà Montaigne de les feuilleter et de les interpréter. Comme la noté John OBrien, les feuilles de la sibylle servent de symbole de la vulnérabilité du texte et de son auteur, tous deux soumis aux ambiguïtés de linterprétation et à la menace dune désagrégation physique en leurs membra disjecta constitutifs38. Mais en plus de souligner une certaine vulnérabilité, cette image nous rappelle que cette offrande dun texte, malgré son dédoublement, son obscurité ou son obliquité (III, 13, 1068), est une offrande qui promet une certaine forme de véracité à son lecteur et à son interprète39. En publiant ses « feuilles sibyllines », 202Montaigne partage le rôle de linterprétation et nous invite à le lire, à lidentifier, dans son écriture.

Ce « brevet » donc est un registre public qui promet un compte rendu fidèle de son auteur, enregistrant les conversations privées quil a avec lui-même, son recours à de vieux lieux communs éculés et sa tendance à la philautie. En offrant son « registre » à la consultation et à linterprétation, il prend un risque – celui dêtre mal interprété, celui dêtre pris pour un « sot ». En nous donnant cet « exemple » dauto-consolation paradoxale, Montaigne instaure une pratique tout aussi paradoxale de la parrêsia, cette manière courageuse de dire la vérité. Plus quailleurs dans les Essais, la parrêsia de Montaigne se révèle ici fondée sur la flatterie et la rhétorique (auxquelles elle devrait sopposer), construite non pas sur lunité harmonieuse de la parole et du cœur, mais sur une polyphonie complexe et instable qui engage lesprit, limagination, des mots empruntés et des réflexions inédites40. Cest une adresse franche à un lecteur qui est aussi une rhétorique usée, répétée en privé à soi-même. « Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre, » dit Montaigne (III, 1, 790). Mais ici, il parle au papier comme il se parle à lui-même.

LE TRUCHEMENT DE LÂME :
LÉCRITURE DE LA CONSOLATION
COMME PARRÊSIA PARADOXALE

Ce célèbre passage est innovant non pas parce quil met en scène une plongée profonde dans les recoins obscurs de lâme, mais parce quil rend public quelque chose de banal mais que lon garde normalement 203caché : une habitude de se parler à soi-même et, plus encore, une habitude dont on ne profite même pas vraiment. Tant dans la manière dont lesprit sadresse habituellement à lessayiste que dans la présentation que lessayiste nous en fait, Montaigne se préoccupe constamment de la réputation, la perception sociale, non pas de la connaissance intime de soi mais du fait de se faire connaître : « On te voit suer dahan », dit lesprit ; « Voulez vous sçavoir combien je gaigne ? » écrit Montaigne. En nous offrant cet « exemple », en rendant public son registre privé, Montaigne prend le risque de paraître fou et se rend vulnérable à la fois à une mauvaise interprétation et à des accusations de folie (en plus de se parler à lui-même publiquement, il rassemble des arguments quil sait ne pas fonctionner). Mais en prenant ce risque, Montaigne fait de son registre privé de lieux communs rhétoriques et de figures consolatrices un acte public de parrêsia.

Si Montaigne risque de passer pour un sot en se parlant à soi-même, ce nest pas parce quil imite Pyrrhon (ou plutôt sa caricature), « si esloign[é] de lusage commun, [qu]il est incroyable » – Pyrrhon qui, « sil avoit commencé un propos, ne lassoit pas de lachever, quand celuy à qui il parloit sen fut allé » (II, 29, 705-706). Lun comme lautre « na pas voulu se faire pierre ou souche » (II, 12, 505) et, contrairement au philosophe « stupide et immobile » qui est dépeint comme ne parlant à personne, lattention au soi dans les Essais se dirige toujours vers le monde extérieur. À chaque instant, Montaigne est conscient de son lecteur, de son public ; il vise une communication authentique, dynamique, et non une constance lourde et statique, se parlant à lui-même quil ait ou non un interlocuteur41.

Cest là, peut-être, que nous voyons chez Montaigne une réponse à la question identifiée par Jean-Luc Nancy comme centrale à lécriture philosophique (la question « de sa forme, cest-à-dire de son style, cest-à-dire enfin de son adresse ») : « comment la pensée sadresse-t-elle – à la pensée (ce qui veut dire aussi, à tout le monde) ? ». Montaigne ne se laisse pas prendre à ce que Nancy appelle lillusion de « ladéquation dune “forme” et dun “contenu” [], comme si je pouvais écrire en sismographe de nos secousses, de nos agitations, de nos troubles et de nos adresses sans 204destinataires42 ». Les Essais, en tant que paquet de « feuilles sibyllines » qui nous est envoyé, en tant quexemple, ne sont pas une empreinte passive mais un lieu de communication et dinterprétation – et cest linsistance sur la communication qui donne du sens au « registre » montaignien.

Enregistrant et publiant ses habitudes de philautie, Montaigne aborde un nouveau moyen décrire authentiquement – un « livre de bonne foy » qui est véridique dans la mesure où le lecteur reconnaît Montaigne dans la forme et le contenu de son caractère, ses façons de penser par et à travers des modèles rhétoriques. Lanalyse de ce mode décriture authentique à côté de la fausse Consolatio ciceronis (et de la fausse consolation décrite par le vrai Cicéron) souligne linteraction entre le vrai et le faux, entre lauthentique et linauthentique, la parrêsia et la flatterie, « faking it and making it ». Dans « De lexpérience », on voit une parrêsia caractérisée par la flatterie, par des phrases dont on se souvient à moitié, par des stratagèmes rhétoriques appris par cœur : cest une parrêsia qui a toutes les caractéristiques de linsincérité, une parrêsia qui semble saligner davantage sur les « [services] artificiels et ceremonieux » (III, 4, 830) que sur une « vraie » passion. Ici cependant, il y a ce quon peut appeler une « rhétorique naturalisée43 » ou une « rhétorique authentique » – une manière décrire qui enregistre les habitudes de pensée rhétoriques de Montaigne, et sa dette envers des figures rhétoriques. Cest une parrêsia exprimée à travers une matière usée, rassemblée par lesprit, et à travers des voix empruntées ou inventées, notamment dans limitation par Montaigne – si cest bien de cela quil sagit – de ce quil prend pour la ventriloquie des plaintes corporelles de Sénèque (linquit).

La parrêsia de Montaigne, remplie de figures rhétoriques et lieux communs, ne ressemble pas du tout à une pratique sincère du « parler du cœur ». Et pourtant cest à travers lécriture de ces figures et sentences que Montaigne écrit ses habitudes cognitives : ces figures et sentences sont la « matière » et la « manière » de son registre franc. On peut donc dire que ce passage interroge le rôle de lécriture et comment elle nous aide à nous sentir mieux. Les anciennes techniques de consolation – et, en fait, dauto-consolation, que ce soit sous forme de divertissement ou de « prognostication » optimiste basée sur des épisodes passés – semblent 205ne mener Montaigne que jusquà un certain point. Et, de toute façon, seule une très petite partie de ce passage – lajout postérieur à 1588 commençant par « Quil soit vray » (1095) – est réellement consacrée à lenregistrement de la maladie. Le centre dintérêt de Montaigne dans ce chapitre, et la voie peut-être vers une véritable consolation, ne résident pas dans les stratagèmes rhétoriques ou lauto-persuasion (« sil persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement », 1090), mais dans la production et la publication dun registre authentique et véridique de ses habitudes de pensée. Cette combinaison dun projet consolateur – destiné à lui-même mais aussi à ses lecteurs – et dun effort pour faire de son « livre de bonne foy » un compte rendu authentique et franc de son caractère fait de ce passage une illustration particulièrement éclairante, un « exemple », de ce que Montaigne expose dans ses remarques préliminaires : « que mayant perdu », ses lecteurs « y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance quils ont eu de moy » (« Au lecteur », 3). En se parlant à lui-même, Montaigne écrit une consolatio ad se non pas en tant que consolateur mais en tant que parrèsiaste : cest un compte-rendu public dune habitude privée, un registre authentique de la consolation fausse. Consolation fausse, mais consolation tout de même car, comme dit Pascal (dans un tout autre contexte avec une tout autre intention) : « Il ny a de consolation quen la verité seule. Il est sans doute que Sénèque et Socrate [on peut inclure Cicéron peut-être] nont rien de persuasif en cette occasion44 ».

Luke OSullivan

St Hildas College, Oxford

1 Cet article a tiré profit des suggestions proposées par les participants à une journée détude consacrée à la Psychosomatic Early Modern (Kings College London, juin 2021). Nous tenons à remercier particulièrement Alice Roullière davoir amélioré notre expression française.

2 Les Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, 38, 235. Toutes les références seront données à cette édition et données entre parenthèses.

3 Voir Emily Butterworth, « Un flux de caquet : Excès et éthique de la parole à la Renaissance (le cas de Montaigne, “Sur des vers de Virgile”) », dans Mauvaises Langues ! Florence Cabaret et Nathalie Vienne-Guerrin (dir.), Mont-Saint-Aignan, Presses des universités de Rouen et du Havre, 2013, p. 327-340. Voir aussi Montaigne sur la possibilité de ne pas avoir un public : « Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps [?] » (II, 18, 665).

4 Charis Charalampous, Rethinking the Mind-Body Relationship in Early Modern Literature, Philosophy, and Medicine : The Renaissance of the Body, Londres, Routledge, 2016, p. 35-37.

5 Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993 [1982], p. 333-350.

6 Lawrence D. Kritzman, The Fabulous Imagination, New York, Columbia University Press, 2009, p. 171-180 (p. 172).

7 Prosopopée et persona à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 286-295 (p. 290-291).

8 Nous pensons ici principalement aux travaux sur la parrêsia dOlivier Guerrier, entre autres, et à létude que fait Warren Boutcher du « registre » et de la notion de « reader-writer » dans lEurope de Montaigne, The School of Montaigne in Early Modern Europe, 2 vols, Oxford, Oxford University Press, 2017.

9 Montaigne a peut-être connu cet ouvrage grâce aux nombreuses allusions de Cicéron, notamment dans les Lettres à Atticus et dans les Tusculanes.

10 Cicéron, Correspondance, texte établi, traduit et annoté par J. Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1983, t. 8, p. 36. Sauf autre indication, toutes les traductions sont les nôtres.

11 Han Baltussen, « A Grief Observed : Cicero on Remembering Tullia », Mortality, no 14, 2008, p. 355-369 (p. 362). Voir aussi Baltussen, « Ciceros Consolatio ad se : Character, Purpose, and Impact of a Curious Treatise », Roman and Greek Consolations : Eight Studies of a Tradition and Its Afterlife, éd. Han Baltussen, Swansea, Classical Press of Wales, 2013, p. 67-91.

12 Nous pourrions opposer le point de vue de Montaigne à celui de Sénèque, qui compare « honesta solacia », les consolations quil tire de sa pratique philosophique, et « vim medicinæ » (78.3). Sur lattitude sceptique de Montaigne à légard de la médecine, voir Dominique Brancher, « “Ny plus ny moins que la rubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs” : La rhubarbe au purgatoire », p. 303-320 et – soulignant douceur – John OBrien, « Si avons-nous une tres-douce medecine que la philosophie », p. 13-24, tous deux dans Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), LÉcriture du scepticisme, Genève, Droz, 2004.

13 Voir William McCuaig, Carlo Sigonio : The Changing World of the Late Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1989, surtout p. 291-326.

14 « Quid enim tam dissimile ab illo auro, quam hoc plumbum ? Ne simia quidem Ciceronis esse potest, nedum ut ille. In re et inventione, pleraque protrita et obvia : in phrasi, pueriliter aut inepte imitata. Nihil usquam nervorum aut sanguinis : ac ne color quidem, nisi cum aperta cerussa et fuco », M. Tullii Ciceronis Consolatio [] De quo judicium Justi Lipsii subjuntum, Leyde, Plantin, 1584, p. 209-210.

15 Voir, par exemple, II, 18.

16 B. Perona, Prosopopée et persona, op. cit., p. 288.

17 Voir, par exemple, la maladie comme præparatio mortis, « Considere combien artificiellement et doucement elle te desgoute de la vie et desprend du monde » (1092) ; la douleur corporelle et lintensification de la santé, « De combien la santé me semble plus belle apres la maladie » (1093) ; et, de plaisirs corporels, « Regarde sa tardiveté : il nincommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile » (1091).

18 « Remarques sur le genre du dialogue de consolation à la Renaissance », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 57, 2003, p. 133-152.

19 En ce qui concerne les personæ, l« exemple » de Montaigne sur la façon dont son esprit sadresse à lui pourrait être le plus étroitement comparé au texte dAugustin, bien quil ne soit pas clair que Montaigne en ait eu connaissance. Pour une étude récente de linfluence augustinien sur les Essais, voir Takeshi Kubota, Montaigne, lecteur de la Cité de Dieu dAugustin, Paris, Champion, 2019. Sur les Soliloques dAugustine, voir Brian Stock, Augustines Inner Dialogue : The Philosophical Soliloquy in Late Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. La discussion de Montaigne sur les calculs rénaux et la médecine en II, 37 a été lue à la lumière dun autre modèle dialogique, les Dialoghi dAmore de Léon lHébreu ; voir Dorothea B. Heitsch, Writing as Medication in Early Modern France : Literary Consciousness and Medical Culture, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2017, ch. 5, « Evacuative Strategies in Jacques Dubois and Michel de Montaigne ».

20 Consolatio ad Marciam, 6.1. Sur la « consolatory voice » de Sénèque, sa mediation de voix et de perspectives, dans la Consolatio ad Marciam, voir James Ker, The Deaths of Seneca, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 92-96.

21 Consolatio ad Marciam, 2.1. Nous citons la traduction de René Waltz dans la collection Budé, Dialogues, Paris, Les Belles Lettres, 1942, t. 3, p. 15.

22 Traduction (légèrement modifiée) dHenri Noblot, dans la collection Budé, Lettres à Lucilius, Paris, Les Belles Lettres, 1957, t. 3, p. 74.

23 Cf. Montaigne, supra : « Si tu me dis que cest un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont ? ». Notons que le texte de Montaigne double la ventriloquie : lessayiste imagine son « esprit » qui imagine sa réponse.

24 « The Dialogue in Senecas Dialogues (and Other Moral Essays) », dans S. Bartsch et A. Schiesaro (dir.), The Cambridge Companion to Seneca, Cambridge University Press, 2015, p. 54-67. Voir aussi Giancarlo Mazzoli, « Le “voci” dei Dialoghi di Seneca », dans Seneca al suo tempo, éd. Piergiorgio Parroni, Rome, Salerno Editrice, 2000, p. 249-260.

25 Voir, par exemple, Ortensio Lando, Paradossi, Lyon, 1543, traduit en français par Charles Estienne, Paradoxes, Paris, 1553, dans lequel on trouve largument « Quil vault mieux estre maladif, que tousjours sain ». En dehors de son encomium plus célèbre de la folie, lui-même présenté comme le produit dun trouble rénal, voir aussi la préface dÉrasme à son édition de Chrysostome faisant léloge de la goutte et de la pierre, Divi Joannis Chrysostomi [] per Des. Erasmum Roterod., Bâle, Froben, 1527.

26 Ce sont les seules occurrences de lexpression « suer dahan » dans les Essais.

27 « Faking it : Affect and Gender in the Essais », Montaigne Studies, no 30, 2018, p. 69-81 (surtout p. 74-81).

28 Ibid., p. 75.

29 Ibid.,, p. 76.

30 Cf. loc. cit.

31 Ibid., p. 80-81.

32 Voir B. Perona, Prosopopée et persona, op. cit., p. 288-289.

33 Voir D. Brancher, « Ny plus ny moins que la rubarbe », art. cité.

34 « Nihil enim de mærore minuendo scriptum ab ullo est quod ego non domi tuæ legerim », Ad Atticum, 12.14.3.

35 La description de cette méthode par Montaigne saligne sur un modèle empirique de la pratique médicale centré sur lenregistrement des historia ou des consilia. Sur historia dans II, 37, voir D. Brancher, « Montaigne face à la médecine : écriture sceptique et modèle médical à la Renaissance », BSIAM, no 2, 2012, p. 41-64. Voir aussi B. Heitsch, Writing as Medicine, op. cit., p. 196-200.

36 The School of Montaigne in Early Modern Europe : The Patron-Author, Oxford University Press, 2017, p. 318. Voir aussi The School of Montaigne : The Reader-Writer, Oxford University Press, 2017, p. 438 : Montaigne « is cuing his contemporary readers to see [the Essais], to receive it, as a hybridized version of a kind of archival book with which they were familiar, and that usually was “secret”, private, and authentic ».

37 Sur « souci de soi » en tant quacte social, voir Olivier Guerrier, « “Alter remus aquas, alter mihi radat arenas” : composition des liens et “souci de soi” chez Montaigne », Astérion, no 20, 2020, en ligne.

38 « Wounded Artefacts : Vulnerability and Montaignes Essais », MLN, no 127, 2012, p. 712-731 (p. 729-731).

39 Notons que, tout comme la Consolatio, les humanistes – Turnèbe, Dorat, Opsopœus, entre autres – sintérrogent sur lauthenticité des Oracula sibyllina, livre douteux contenant une vérité douteuse. Voir lédition dOpsopœus, ΣΙΒΥΛΛΙΑΚΟΙ ΧΡΗΣΜΟΙ hoc est Sibyllina oracula, Paris, LAngelier, 1599.

40 Nous nous appuyons sur le travail dOlivier Guerrier sur la parrêsia ; voir « Le Socrate de Foucault et le “Socratisme” de Montaigne. Autour de la parrhêsia », dans Th. Gontier et S. Mayer (dir.), Le Socratisme de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 57-69 ; voir aussi Rencontre et reconnaissance. Les « Essais » ou le jeu du hazard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 161-207. Sur la parrêsia et laveu – distinction pertinente ici – voir Virginia Krause, « Confession or Parrhesia ? Foucault After Montaigne », dans Zahi Zalloua (dir.), Montaigne After Theory/Theory After Montaigne, Seattle, University of Washington Press, 2009, p. 142-160.

41 Sur Montaigne comme lecteur des « vies » de Pyrrhon et sur « the search for a livable skepticism », voir Alison Calhoun, Montaigne and the Lives of the Philosophers, Newark, University of Delaware Press, 2015, p. 79-108.

42 Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1995, p. 13-14.

43 Philippe Desan, Déborah Knop, et Blandine Perona (dir.), Montaigne : une rhétorique naturaliséee ? Paris, Champion, 2019.

44 « A Florin et Gilberte Périer au sujet de la mort de M. Pascal, son père », Œuvres complètes, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, vol. 2, p. 16. La citation de Pascal – et aussi son contexte et son intention – a été commentée par Gwénolé Le Mest, « De Sénèque à Pascal en passant par Descartes : puissance consolatrice de la raison face à la mort », LEnseignement philosophique, no 67, 2017, p. 75-97.