Langues et façons d’écrire dans les manuscrits de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 1, n° 67. varia - Auteur : Legros (Alain)
- Résumé : Avant d’écrire en langue française, les autographes qui nous restent de lui montrent que Montaigne écrit en latin sur ses livres de jeunesse, avec un peu de grec et d’italien. Sa charge de juge l’oblige cependant à écrire en français, ce qu’il continue de faire sur ses livres comme dans ses lettres, puis sur l’exemplaire de travail où il prépare une ultime édition de ses Essais, cherchant son orthographe et son style.
- Pages : 79 à 101
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406083986
- ISBN : 978-2-406-08398-6
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0079
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/07/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
LANGUES ET FAÇONS D’ÉCRIRE
DANS LES MANUSCRITS DE MONTAIGNE
La récente mise en ligne du fac-similé de l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB) sur Gallica (Bibliothèque nationale de France) permet aujourd’hui aux spécialistes et aux curieux d’examiner en détail les corrections et additions que Montaigne a apportées au texte des Essais de 1588 sur cet exemplaire où il préparait une nouvelle édition de son livre. Rédigées en français, elles comprennent quelques citations latines, et cinq mots grecs qui montrent que l’auteur savait encore à cette époque les reproduire d’une main alerte, comme il avait dû le faire pour les citations déjà imprimées, parmi lesquelles se trouvaient en outre un bon nombre de citations en italien, une en espagnol et une en gascon.
Nous disposons désormais aussi de l’édition numérique d’EB, mise en ligne par les Bibliothèques Virtuelles Humanistes (désormais BVH, projet « Montaigne à l’œuvre »), qui en facilite la lecture et aide à mieux apprécier les différences entre, d’une part, la partie imprimée d’EB, y compris quand elle a été corrigée à la main (notamment pour la ponctuation et le traitement des majuscules de scansion) et, d’autre part, la partie manuscrite, faite pour l’essentiel des additions marginales d’un scripteur qui a déjà eu l’occasion d’ajuster sa langue aux exigences de la publication en tant que traducteur (Paris, 1569, 1581), éditeur (Paris, 1571), puis auteur (Bordeaux, 1580, 1582 ; Paris, 1588). Les différences entre EB imprimé et EB manuscrit sont en général lissées par toutes les éditions dites « selon l’Exemplaire de Bordeaux », à distinguer d’une stricte édition d’EB en l’état.
Pour mieux appréhender l’évolution de la pratique autographe de Montaigne, il importe toutefois de ne pas s’en tenir à EB et de considérer, d’un point de vue diachronique, les autres documents dont nous disposons, certains bien antérieurs à 1588 (les plus anciens sont de 1549). 80Ainsi verra-t-on mieux comment et quand, sinon pourquoi il est passé du latin, langue stable, savante et internationale, à ce français mobile et plutôt hasardeux qui, bien qu’il « succombe ordinairement à une haute conception1 », s’accordait à son projet d’une écriture d’essai. Encore faut-il être conscient des limites d’une telle enquête, compte tenu de la relative rareté des pièces conservées.
INVENTAIRE DES AUTOGRAPHES
CONSERVÉS DE MONTAIGNE
Le mieux est sans doute de commencer par un inventaire de ces ressources, exhaustif et aussi chronologique que possible, en situant les manuscrits de Montaigne connus par rapport à ses publications. Pour ce faire, on prendra appui sur les dates de rédaction quand elles sont mentionnées, ou à défaut sur des similitudes de tracé et de langue dont l’étude a déjà été menée ou esquissée ailleurs2, qui permettent de conjecturer l’époque à laquelle les documents non datés ont pu être écrits (cas marqués ici « s.d. », sans date).
81
Date |
Langue |
Autographe |
Publication |
1549 |
latin |
ex-libris no 1i Térence 1538 |
|
1549 |
latin-grec |
195 annotations no 1 Térence 1538 |
|
1549 |
latin |
ex-libris César 1543 |
|
1549 |
latin |
ex-libris Flaminio 1546 |
|
1549 |
latin |
ex-libris Virgile 1539 |
|
1549 |
latin |
1 annotation Virgile 1539 |
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s.d. |
italien |
devise no 1 Térence 1538 |
|
s.d. |
italien |
devise Ausone 1517 |
|
s.d. |
latin-grec |
4 annotations Ausone 1517 |
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s.d. |
italien |
devise Pétrarque 1550 |
|
s.d. |
italien |
devise Léon Hébreu 1549 |
|
s.d. |
grec |
1 citation plat sup. Léon H. 1549ii |
|
s.d. |
latin |
ex-dono Vida 1548 |
|
1551 |
latin |
ex-libris Denys d’Hal. 1546 |
|
s.d. |
latin |
5 notes Beuther 1551iii |
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1553 |
latin |
ex-libris no 2 Térence 1538 |
|
1553 |
latin |
devise no 2 Térence 1538 |
|
1553 |
latin-grec |
32 annotations no 2 Térence 1538 |
|
s.d. |
latin-grec |
10 annotations Giraldi 1548 |
|
s.d. |
latin |
ex-libris Baudouin ms 1561iv |
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1562-1567 |
français |
arrêts au rapport de Montaignev |
|
1562/63 nsvi |
français |
arrêt autographe du 06/04 |
|
1563 |
français |
arrêt autographe du 15/05 |
|
1563 |
français |
arrêt autographe du 24/07 |
|
1563 |
français |
arrêt autographe du 23/12 |
|
1564 |
latin-grec |
712 annotations no 1 Lucrèce 1563 |
|
1564/65 ns |
français |
arrêt autographe du 18/04 |
|
1565 |
français |
signature contrat de mariage |
|
1566 |
français |
arrêt autographe du 08/04 |
|
1566 |
français |
arrêt autographe du 22/05 |
|
1566 |
français |
arrêt autographe du 16/07 |
|
1566 |
français |
arrêt autographe du 10/12 |
|
1567 |
français |
arrêt autographe du 09/08 |
|
1568 |
français |
notes sur couvrure « Memorial » |
|
s.d. |
français |
165 annotations N. Gilles 1562 |
|
82
1568-1591 |
français |
44 notes sur Éphéméride de Beuther |
|
1569 |
Théologie naturelle (trad.) |
||
1571 |
Mesnagerie et al. (éd.) |
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1578 (02) |
français |
225 annotations César BC 1570 |
|
1578 (07) |
français |
261 annotations César BG 1570 |
|
s.d. |
français |
305 annotations no 2 Lucrèce 1563 |
|
1580 |
Essais 2 livres (Bordeaux) |
||
1581 |
Théologie naturelle 2e éd. |
||
1581 |
italien |
souscription d’une lettre |
|
1581-1590 |
français |
20 lettres missives |
|
1581-1590 |
français |
souscription de 6 lettres |
|
1581-1590 |
français |
suscription de 4 lettres |
|
1582 |
Essais 2e éd. (Bordeaux) |
||
1584 |
français |
signature contrat Cordouan |
|
1586 |
français |
1 note Herburt de Fülstin 1573 |
|
1586 |
français |
1 note Cronique de Flandres 1562 |
|
s.d. |
italien |
1 note Franchi Conestaggio 1585 |
|
1587 |
français |
102 annotations Quinte-Curce 1545 |
|
s.d. |
italien |
1 note finale Pétrarque 1550vii |
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1588 |
Essais 3 livres (Paris) |
||
1588 |
français |
dédicace Essais 1588 à Mlle Paulmier |
|
1588 |
français |
dédicace Essais 1588 à A. Loisel |
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1588 |
français |
corr. de date sur divers Essais 1588 |
|
1588-1592 |
françaisviii |
corrections et additions sur EB |
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1595 |
Les Essais éd. posth. (Paris) |
||
1774 |
Journal de voyage (Paris) |
i. Distinction de deux campagnes d’annotation (no 1 et no 2) pour Térence et Lucrèce.
ii. Sur les deux vers grecs reproduits par Montaigne au plat supérieur de ses Dialoghi di amore et lisibles à la lampe de Wood, voir A. Legros, « Une nouvelle sentence grecque de la main de Montaigne », MS, 27, 2015, p. 193-196.
83iii. Quatre ont été biffées. Longtemps attribuées à tort à Pierre Eyquem, ces notes, comme l’avait déjà pressenti Charles Beaulieux, sont de la main du jeune Montaigne (A. Legros, « Le Giraldus… », art. cité).
iv. Sur cette découverte récente, voir I. De Smet et A. Legros, « Un manuscrit de François Baudouin dans la ‘librairie’ de Montaigne », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 75, 2013/1, p. 105-111.
v. Voir la mise à jour de A. Legros, « En souvenir de Katherine Almquist et à sa suite », BSAM, 58, 2013/2, p. 33-40.
vi. ns = nouveau style (modification du millésime quand la date est suivie de la mention « auant pasques »).
vii. « Riletto assaï volte » (i.e. « Relu maintes fois »), écrit longtemps après la devise qui précède (« Mentre si puo »).
viii. Avec insertion de citations en latin et de quelques mots grecs.
VESTIGES MANUSCRITS
D’UNE ENFANCE LATINE
Au commencement, donc, fut le latin, avec un peu de grec pour l’érudition et d’italien pour l’élégance. Du moins à en juger par les ex-libris, ex-dono, devises et notes de lecture dont Montaigne a pourvu quelques ouvrages parvenus jusqu’à nous3. Le dernier à avoir été annoté en latin contient un « perlegi » (i.e. « j’ai fini de lire ») à la date du 16 octobre 1564, qui met fin à une première campagne d’annotation sur cet exemplaire (un Lucrèce de 1563 édité et commenté par Lambin). Plusieurs années après, moins laborieuse et plus alerte, une seconde campagne sur le même livre recourra au français.
Tous en latin et placés en haut de la page de titre, les premiers autographes de Montaigne connus sont des ex-libris. Ils indiquent, pour les plus anciens, à quelle date et à quel âge les livres ont été acquis par « Michael Montanus » (Flaminio, Virgile, César, à « presque 16 » ans) ou « Michael Eyquemius Montanus Burdigalensis » (Térence au même âge, Denys d’Halicarnasse à 18 ans), nom développé qu’on trouve aussi dans un ex-dono autographe sans date (Vida, offert par « Nicolaus Sandrasius Parisiensis »). Aux alentours de 1561, Montaigne utilisera encore l’ex-libris 84simplifié « Michael Montanus » en première page d’une copie manuscrite d’un cours de Baudouin.
Dépourvus d’ex-libris et d’ex-dono, trois autres livres (Ausone, Léon l’Hébreu, Pétrarque) ont été pourvus d’une devise italienne non datée, mais de même facture que celle qu’on trouve à la fin du Térence : « Mentre si puo » (sur Léon, « Mentre puoi »). La même main a encore inscrit sur une Ephemeris historica de Michael Beuther, sans doute peu après 1551 (date d’édition), cinq notes latines, plus tard biffées à l’exception d’une seule : celle qui mentionnait, à la page du 28 février, la naissance de « Michael Eiquemius Montanus4 ». Le ductus graphique est en effet le même que celui qu’on observe dans la seconde campagne d’annotation du Térence, en 1553 (comme indiqué au bas du titre dans l’ex-libris abrégé « M E M B » que suit une version latine du motto : « Dum licet »). La comparaison de cette seconde campagne, effectuée à l’âge de 20 ans, avec celle qui avait été menée quatre ans auparavant montre le chemin parcouru : aux brèves manchettes accolées aux scholies ont succédé des citations plus amples, de même nature que celles qu’on trouve dans les marges d’un Giraldi de 1548, elles aussi latines et grecques. Et cette main grecque de Montaigne jeune, désormais mieux connue, a encore reproduit deux vers sur le plat supérieur d’une reliure en vélin (Léon l’Hébreu, 1549).
Plus consistantes, les annotations autographes du Térence (227 pour les deux campagnes) et du Lucrèce (712 pour la première campagne) constituent un corpus suffisant pour se faire quelque idée de la pratique que Montaigne a eue, jeune (15-20 ans) et moins jeune (30 ans), du latin et du grec écrits, à cette restriction près qu’il s’agit toujours de notes de lecture, étroitement limitées aux espaces vierges d’un livre (gardes, marges, reliure). Aucun texte de lui ne nous est en effet parvenu, latin ou grec, en vers ou en prose, qui permette de mieux apprécier sa pratique de l’une et l’autre langue. Les abréviations, comme il se doit, abondent : noms propres d’auteurs et commentateurs (Auzon[ius] par deux fois, ainsi prononcé sans doute avec s dur, Cic[ero], Plaut[us], Ter[entius], Ouid[us], Gell[ius], Don[atus], Cæl[ius], Rhodog[inus], Budæ[us], Liu[ius], Iul[ius] Capit[olinus], Lamb[inus], Ulpian[us]), titres d’œuvre (Most[ellaria], Idyll[ia], Pœn[ulus], Com[mentarii] græc[æ linguæ], Maxim[ini]), mots 85et expressions usuels (uidetr pour « uidetur », uid. pour « uide », cal. pour « calendæ », cos. pour « consul », lib. pour « liber », cap. pour « caput » dec. pour « decada », ab urb. cond. pour « ab urbe condita », n.l. pour « non liquet » indiquant un passage obscur, p.m. pour « plus minus » relativisant une date), signes abréviatifs de convention (ff pour Digeste, /i/ pour « id est » explicatif, tréma sur s pour « supra », tréma sur i pour « infra », -q2 pour -que, -9 pour -us, ę à crochet ou cédille inverse pour æ, tildes de nasalisation sur voyelles, tréma sur la seconde voyelle d’un hiatus comme le voulait Silvius). Sur le Lucrèce, les plus longues annotations sont parfois segmentées par des points et les très nombreux numéros de page de renvoi sont presque toujours séparés par des barres obliques et les feuillets de garde distinguent avec soin philologie et contenu philosophique.
RÉTROSPECTION SANS NOSTALGIE
Même ceux qui n’ont jamais lu les Essais savent que leur auteur y raconte comment il a eu le latin pour toute première langue par la volonté d’un père soucieux de pourvoir son fils – ou plutôt ses fils5 –, d’une culture humaniste que François Ier voulait diffuser. « Nous nous latinisâmes », y compris, dit-il, les femmes, les domestiques et les paysans des villages alentour. L’intention était en tout cas, selon une perspective érasmienne, de placer Michel dans un bain linguistique qui lui fît pratiquer le latin oral avant même d’apprendre les rudiments de la grammaire. Quelque chose d’analogue, au fond, à ce qui amène aujourd’hui certains parents, pour des motifs peut-être plus économiques que culturels, à vouloir que leur progéniture soit immergée le plus tôt possible dans un univers anglophone en raison du caractère international de l’anglo-américain. Au moment où il écrit ses Essais, l’auteur n’en est pas moins réduit à ce constat : « Quant au Latin, qui m’a esté donné pour maternel, j’ay perdu par des-accoustumance la promptitude de 86m’en pouvoir servir à parler » (avec ce renchérissement sur EB : « Ouï, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean ») (II, 17, 677) ; « le langage Latin m’est comme naturel : je l’entens mieux que le François : mais il y a quarante ans, que je ne m’en suis du tout poinct servy à parler, ny guere à escrire » (III, 2, 851). La compétence est restée, la performance s’en est allée…
Mieux vaudrait d’ailleurs, risque Montaigne, apprendre les langues vivantes que de passer toute sa jeunesse à acquérir une connaissance des langues anciennes toujours insuffisante, et ce malgré la pédagogie active du collège de Guyenne (théâtre latin) ou l’apprentissage ludique du grec : « Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, où j’ay plus ordinaire commerce. C’est un bel et grand agencement sans doubte que le Grec et Latin, mais on l’achepte trop cher » (I, 25, 179). Qu’entend-il par « voisins » ? Les Espagnols et les Italiens (castillan et toscan)6 ? Ce ne sont pas en tout cas ceux, plus proches, dont il énumère les dialectes, « Perigourdin […], Poittevin, Xaintongeois, Angoulemoisin, Lymosin, Auvergnat », au langage « brode, trainant, esfoiré » (II, 17, 677). « Il y a bien au dessus de nous, concède-t-il ensuite, vers les montagnes, un Gascon, que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire, plus qu’aucun autre, que j’entende : Autant nerveux, et puissant, et pertinent, comme le François est gracieux, delicat, et abondant ». Telles sont les langues désirées, aux antipodes l’une de l’autre, l’une montagnarde et rude comme l’est un guerrier (virilité), l’autre riche et raffinée comme l’est un courtisan (féminité).
Le choix du français s’imposera, pour celui qui s’est mis en tête d’écrire, non un livre de science, mais un livre d’essais destinés à la « moyenne région » des lecteurs potentiels. Malgré des gasconismes reprochés par Pasquier7, de tels Essais ont au moins l’avantage, pour l’auteur, de gommer ce que son parler a de défectueux : « Mon langage François est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu. Je ne vis jamais homme des contrées de deçà, qui ne sentist bien evidemment son ramage, et qui ne blessast les oreilles qui sont pures Françoises » (ibid.).
87Quant au latin, les treize années (1557-1570) qu’il a passées au Parlement de Bordeaux en tant que conseiller royal à la Chambre des Requêtes, puis à la première Chambre des Enquêtes (après rattachement à cette Cour de celle des Aydes de Périgueux où il avait d’abord siégé) ne sont peut-être pas pour rien dans le choix que Montaigne, à l’instar d’un Amyot, d’un Du Bellay ou d’un La Boétie, a fait du français comme langue écrite après 1564 (dernières annotations latines, sur son Lucrèce), sans que cette date puisse nous servir de terminus a quo pour situer dans le temps ce passage.
LE FRANÇAIS PAR OBLIGATION
De ses années de magistrature les Archives départementales de Gironde conservent quelque trois cent cinquante dicta8 qui mentionnent sa présence comme juge, et surtout dix d’entre eux entièrement autographes et trente-cinq partiellement autographes (corrections éventuelles, signature finale avec liste des présidents et conseillers présents), sur un ensemble de quarante-sept dicta au rapport de « michel de mõtaigne relator » ou « michel de mõtaigne raporteur ». Hormis quelques lignes en latin du président sur le montant des épices à verser, ces quarante-sept textes archivés sont rédigés en français, comme l’exige l’ordonnance de Villers-Cotterets depuis 1539. Les dicta du 17 décembre 1562 (partiellement autographe), et du 6 avril 1563 (n.s.) (entièrement autographe), sont ainsi les plus anciens témoins que nous ayons de la pratique écrite du français par Montaigne, pratique qui lui est professionnellement imposée au moins jusqu’au 14 août 1567 (dernier dictum attesté, mais il est encore enregistré comme présent après cette date).
Conformément au « style » de Guyenne, les dicta au rapport de Montaigne (1562-1567) comprennent quatre parties bien distinctes : mention des noms et qualités respectives des comparants opposés (« Entre [X] … Et [Y]… »), présentation des pièces produites au procès (« Veu le proces […] »), décision de la Cour (« Il sera dit que […] »), liste verticale 88des président(s) et conseillers présents que vient clore le nom du rapporteur. L’articulation interne se passe de toute ponctuation et repose sur les seules majuscules de scansion : « Arret », « Proces », « Transaction », « Actes », « Collation », « Procuration », « Prise de possession », « Autres pieces », « Condamne », « Ordonne », « Relaxe », « Reintegre », « La taxe », « Messieurs »…
La comparaison des autographes et des allographes est instructive, car elle fait ressortir massivement une caractéristique du français écrit de Montaigne à cette date, qui pourrait correspondre à une particularité dialectale de sa prononciation de [o] en [u], appelée ouïsme par les linguistes et transcrite ou de sa main : « respounce », « productioun », « noun receuoir », « ordoune », « soun », « soundit », « receptioun », « noum », « coume », « seloun », « amanderount », « executioun », « questioun », « transactioun », « mantiounè », « doumage », « cassatioun », « estimatioun », « raisoun », « soummes », « conclusioun », « prouisioun », « cautioun », « ordounè », « dount », « declaratioun », « forclusioun », « prefixioun », « pount », « trouuerront », « productioun », « taxatioun », « collatioun », « procuratioun », « soumme », « possessioun », « successioun », « redditioun », « arount » (auront), « restitutioun », « coumandeur », « precoumptant », « mountrera », « apellatioun », « accorderount », « apouintè » (è terminal fréquent, comme chez Peletier), et les noms propres « Viueroun », « Gousoun », « Gountier ». On ne trouve rien de tel sous la plume des scribes du Parlement à qui Montaigne a dicté les autres rapports, ni d’ailleurs dans les rapports autographes des conseillers La Boétie, Eymard ou Rignac.
Autres particularités graphiques des dicta autographes : l’usage d’un accent intérieur9 après e, équivalant à es, par exemple dans le nom du président « Ale’me », parfois écrit « Alesme » ; celui de la cédille inverse ou crochet sous un c, par exemple sous le c de « franc̨ois », « dec̨embre », « c̨ans » et « cinqc̨ans » ; celui de la diphtongue oë préférée à oi comme plus phonétique : « droët », « soësante » ; celui d’un y surmonté d’un tréma, comme dans « supploÿer ». Toutes ces particularités, absentes des rapports allographes, on va les retrouver sous la plume de Montaigne dans des documents relativement anciens : plusieurs notes françaises du Beuther et 165 annotations non datées dans les marges d’un Nicole 89Gilles incomplet, qui sont donc à dater de la même époque que les dicta, soit avant 1570.
ESSAIS D’ORTHOGRAPHE PHONÉTIQUE
DU FRANÇAIS
Il est difficile de dire quand exactement Montaigne a rouvert son Beuther pour y loger de nouveau des notes, mais cette fois familiales, et en français. On peut toutefois s’autoriser de la présence ou non de la graphie oë pour regrouper, comme les plus anciennes, les notes qui l’utilisent, sans pour autant considérer comme date de rédaction celle de l’événement lui-même. Sont ainsi enregistrés le mariage avec « franc̨oëse de la chassaigne » (1565) et consécutivement la naissance de cette même « franc̨oëse » (1544), la mort de Pierre Eyquem à « 72 ans 3 moës apres auoër e’tè lõtams tourmãtè d’une pierre a la uessie » (1568), la naissance de Thoinette, première fille de « franc̨oëse » et de « moë », qui mourut « deus moës apres » (1570), celle de Léonor, deuxième fille dont « franc̨oëse de la chassaigne ma fame s’accoucha » (1571) et, la même année, l’élévation de Michel au rang de chevalier « suiuant le comãdemãt du roy & la de’pe’che que sa maiestè m’en auoët faicte ».
Deux ans plus tard, en 1573, une troisième fille naît, mais cette fois de « franc̨oise » et de « moy ». Désormais on ne trouvera plus sur le Beuther la graphie « oë » : naissance, en 1574, d’une quatrième fille (de « franc̨oise » et de « moe » : une hésitation subsiste), puis en 1577 d’une cinquième (« franc̨oise ») et en 1583 d’une sixième (« ma fame »), toutes mortes peu après, sauf « Leonor » (ce nom sera ajouté plus tard en interligne sur EB). Après avoir épousé, en 1590, « franc̨ois de la Tour », celle-ci aura une première fille dont Montaigne, grand-père, enregistre le prénom : « francoise » (sans cédille). Contemporaine probable des dernières additions d’EB, ce sera sa dernière intervention manuscrite sur le Beuther, à la date du 31 mars 1591.
Quant à l’usage fréquent d’un accent intérieur (« na’quit », « e’pousai », « ma’les », « ãce’tres », « ue’cut », « no’tre », « deuxie’me », « troisie’me », « e’té », « e’tant », « e’criuit »), on le trouve encore en 1581 au retour 90d’Allemagne et d’Italie (« e’toi »), mais jamais plus ensuite (« eusmes », « este », « escuier », « eslãcer », « nasquit », « espousa », « aspre », « estant », « estoit », « estat », « preuost », « mesnage »). De telles variations ne sont pas pour surprendre : comme les Essais, mais au sens propre, le Beuther est un « registre de durée » – et même de longue durée puisque la dernière note manuscrite qu’on y trouve en l’état date de 1716. Mais ne quittons pas ce document en partie lacunaire sans avoir remarqué que les deux plus longues notes, relatives au séjour à Montaigne de Navarre et sa suite (1584) et à l’embastillement ponctuel du gentilhomme lui-même (1588) sont dépourvues de toute ponctuation, ainsi que les dicta.
Passons vite sur les quelques mots que Montaigne, héritier de son père, a laissés sur la couvrure d’un livre de comptes (« Memorial » des affaires de Pierre Eyquem à sa mort) où il a écrit, entre autres, « 1568 » et « Bourdeaus » pour « Bordeaux ». Plus intéressantes pour notre enquête sont les notes autographes en français qu’on trouve sur son Nicole Gilles (Annales et Croniques de France, Paris, G. Le Noir, 1562). On y retrouve en très grande quantité la graphie ou devant nasale : « courounes », « foundemant », « accusatiouns », « prisouniers », « coume », « sount », « diuineriouns », « segount », « noume », « confount », « soun », « seloun », « successioun », « coument », « coumance », « douna », « ordounance », « prisoun », « couin », « mantioun », « ount », « resoun », « ordouna », « coume », « loung », « persoune », « noument », « reconciliatioun », « dounq », « fount », « amprisounemant », « e’toune », « obligatiouns », « ambitioun », « doumage », « conditioun », « boulougne », « bourgougne », « beaumount », « peroune », « bourdeaus ».
Toujours sur cet exemplaire copieusement annoté, la graphie oë l’emporte de beaucoup sur oi : « troës », « pourroët », « pouuoët », « histoëre », « roës », « antreprenoët », « uiuoët », « geoffroë », « voëre », « parquoë », « auoët », « doët », « usoët », « uoëci », « croë », « e’toët » (à côté de « e’toit »), « toute’foës », « auoër », « droët », « noumoët », « troësie’me », « soëme’mes », « courtoësies », « uoësinage », « prouuoër », « croëssans », « quelquefoës », « tournoëses », « artoës », « roëssy », « poëtou », « antoëne », « milanoës », « froëssard » (à côté de « froissard »). Derrière u, le ë signale à l’occasion un e muet féminin et corrélativement un allongement de la voyelle : « duës », « uãduës », « menuës », « Huë » pour Hugues, « antreueue » corrigé en « antreueuë ». Sur i le tréma est un signe diacritique quand il n’indique pas un hiatus : « Louïs » (à côté 91de « Loys »), « ouï », « qu’il ï ait » et « il ï en a », « païs », « veïnq », mais on a aussi « fouäge ». L’accent intérieur se retrouve dans « de’puis », « te’mouin », « re’ue », « e’pouse » et « e’pousa », « me’me », « e’tè », « cinquie’me », « tre’curieuse », « e’tandu » (mais on a aussi « etandre »), « e’tampes », « e’tre », « e’trãge », « de’pant », « re’põse », « de’mãtir », et aussi dans « ma’les » (comme dans le Beuther), « ba’tart » et « ba’tard ». Préféré au e à crochet, le digramme æ se ressent encore du latin : « ælis », « paul’æmile » (maintes fois sollicité), « prædecesseur ». Le c à crochet pour [s] doux est généralisé : « fac̨on », « c̨ans », « sc̨ai », « lec̨oun », « ranc̨oun » et « ranc̨on », « desc̨ant », « soupc̨ounee » et « supc̨onarent », « franc̨oës » le roi et « franc̨oës » le dauphin.
Souvent ramenée à -et (en concurrence avec -ent), la désinence de la 3e personne du pluriel est la même que chez Peletier et Meigret10 : « assaillet », « touchet », « passet », « diset », « randiret ». Courante à l’époque, la graphie « ses » pour « ces » se rencontre ailleurs chez Montaigne. Il n’en est pas de même du démonstratif « cest(e) », écrit par exception « ce’te », mais le plus souvent accordé à une prononciation régionale encore en usage aujourd’hui, graphie jugée fautive par Peletier (Dialogue De l’Ortografe et Prononciation Françoese, Poitiers, J. et E. de Marnef, 1550, p. 200) : « ste uertu », « ste faute », « ste conditioun », « ste genealogie », « ste difficultè », « ste feinte », « ste fame », « ste successioun », « ste de’faite », « ste renonciation », « ste contree », « ste fuite », « st’histoëre », « st’usage », « st’exemple », « st’argumant », « st’epigramme », « dest’artus » (de cet Artus), « aste cause ». Dans les Essais, Montaigne gardera jusqu’au bout l’habitude d’écrire « ast(e)ure » (cf. « astheure » dans un sonnet de La Boétie imprimé), mais nulle part sinon on ne retrouve dans ses manuscrits cette façon d’écrire pour un déterminant qui continuera à lui poser problème jusque dans les marges d’EB, où l’un de ses premiers soins sera de corriger « ceste » imprimé en « cette » manuscrit, avec rappel marginal de la correction à effectuer. On notera pour finir que les notes du Nicole Gilles continuent d’utiliser des abréviations déjà employées dans les notes de lecture en latin : p barré pour par- (« plemant »), -9 final pour -us et q2 pour -que (« cidess9 », « franc9 » ; « chroniq2 », « uniq2 », « quelq2 »).
92Les dicta entièrement autographes au rapport de Montaigne, les notes françaises les plus anciennes du Beuther et les annotations du Nicole Gilles ont ainsi en commun un certain nombre de traits graphiques qui permettent de conjecturer une date approximative pour l’ensemble de ces écrits de diverse intention : entre 1562-1563 et 1572-1573, période à laquelle, au moment même où il entreprend d’écrire les Essais et après avoir publié, dans le sillage des traductions et poèmes de son ami, l’extrait d’une lettre sur sa mort, il laisse l’orthographe phonétique et nouvelle pour « lorthographe antiene », comme il le précisera plus tard sur EB à l’intention de l’imprimeur11.
LE CHOIX DÉFINITIF DU FRANÇAIS
Prend donc place ici la rédaction des premiers Essais (édition de 1580) dont n’est restée aucune trace manuscrite. Ce dont on dispose, à savoir les quelques corrections et courtes additions où Montaigne a commencé à préparer l’édition suivante (1582) sur un exemplaire de 1580, dit exemplaire « Lalanne », sera d’une autre main, selon toute vraisemblance celle d’un secrétaire écrivant sous contrôle12. Peu avant la sortie de son livre, à Bordeaux, chez Simon Millanges, Montaigne avait lu et annoté copieusement un César de 1570 imprimé en 1575. Les Essais se serviront bientôt de cette lecture et de ces notes, en particulier de la note de synthèse du De bello ciuili, datée du 25 février 1578, où l’annotateur fait du grand général et écrivain, dont il n’épouse pas pour autant la cause, un éloge qui vaut aussi pour le De bello Gallico, « achevé de lire » le 21 juillet 1578, avec cette seule mention, sans autre commentaire. Sur les sept cent dix notes que contient l’exemplaire, quatre cent quatre-vingt-six sont de la main de Montaigne, qui est aussi intervenu quatre fois pour compléter celles qu’un autre scripteur (son secrétaire d’alors ?) avait placées en marge de la première moitié du De bello Gallico.
93Comme dans les notes latines du Lucrèce, les notes françaises du César (à une ou deux expressions latines près) renvoient pour comparaison à des numéros de page séparés d’un trait oblique. On y trouve certaines singularités graphiques déjà remarquées : « doune », « ordoune », « pouint », « souigneus », « besouin », « ambesouigne », « eslouignee » et « e’louigne », « e’touner » ; « tre’forte », « aco’tumé », « me’me », « e’chaper », « de’faire », « de’charger », « de’robe », « me’loüer », « cinquie’me », « pre’te » « e’tre », « me’lés », « e’crit », « e’pee » ; « sc̨auoit », « sc̨ai », « cęsar » (à côté de « cæsar »), « fac̨on » (l’allographe a « facon ») ; « C. » pour César, « Vercing. » pour Vercingentorix (avec n devant t, comme dans les Essais), p, -9 final (« Brut9 »), -q2 (« publiq2s »). Mais partout on a « cete », et non « ste » (une spécificité du Nicole Gilles ?). La longue note de synthèse du De bello ciuili (36 lignes, contre 2 lignes seulement pour le De bello Gallico) est dépourvue de toute ponctuation autre que les barres obliques d’usage après un chiffre. Comme dans les dicta, la segmentation du texte est assurée par des majuscules, dont on ne peut dire ici qu’elles produisent un effet de relance ni assurer qu’elles doivent quelque chose à la pratique juridique13 : « A[cheue]… Sõme… Vn des… Si elle… Le plus… Et le… Quand je… Il me sãble … Ses autres… Voire… Come… Car… Il me sãble… De tout… S’il… C’est ce liure… ».
De quand date la plus récente campagne d’annotation du Lucrèce, celle qui, en français, se contente de placer des sortes de manchettes ou de résumés à bonne distance du texte imprimé, comme pour n’en retenir que l’essentiel et en baliser la progression lors de cette relecture à la cavalière, alors qu’en 1564 l’annotation latine, d’une scrupuleuse minutie, entrait dans les moindres détails ? Nous n’avons d’autre indice pour conjecturer approximativement cette date que la coïncidence entre deux notes et les titres qu’elles pourraient avoir inspiré pour les deux chapitre extrêmes du Livre II : « l’incõstãce de nos actiõs » (p. 269) et « Ressãblãces des ēfans aus peres » (p. 364). Donc entre 1574 (et non 1572 selon Villey) et 1580 (d’accord avec Villey sur ce point).
Les particularités graphiques de ces notes ne sont pas pour surpendre celui qui a lu ce qui précède : « sc̨auent », « e’tre », « piec̨a », « fac̨on » ; « e’toit », « co’te », « be’tes », « acco’tumé », p (« ptie »), q2 (« chaq2 », « quelq2 », « musiq2 », « puis q2 »), æ archaïsant (« æternels », 94« præcedãt », « chimære »), tréma à divers usages (« ueuë », « duës », « essaïer »). On rencontre « abre » et « orde », comme ailleurs « maite » (Arrêts), « mecredi » et « note » (Beuther), sans doute phonétiques (amuïssement d’un r). Le digramme ou devient rare (« iouints », « pouints » à côté de « poĩt »). Peut-être en est-il de même pour « fu », qui alterne avec « feu ». Quant aux mots en -ur (« odur », « chalur », « colur » à côté de « couleur », « dolur », « sãtur »), non rencontrés jusqu’ici, loin d’être des survivances graphiques, ils signalent une évolution. On lisait en effet « demandeur » et « defendeur » dans les dicta et « glossateur » sur le Nicole Gilles ; pour des notes à peu près contemporaines et datées de 1578, on lit « defemdurs » [sic] et « grandur » sur le César, et on lira après 1588 « imprimur » sur EB manuscrit, et « dolur » dans une page où l’imprimé a « froideur », « chaleur » et « rigueur ».
FRANÇAIS POUR SOI ET FRANÇAIS POUR AUTRUI
Les lettres-missives entièrement autographes de Montaigne sont au nombre de vingt, pour la plupart écrites entre 1582 et 1585, quatre années où il était maire de Bordeaux, en relation étroite avec le maréchal de Matignon, qu’il renseignait sur les bruits qui couraient en ville (menaces des ligueurs) et dans son « quartier » périgourdin (déplacement de troupes, visites de huguenots voisins, intentions et voyages de Navarre). À quoi il faut ajouter une demi-douzaine d’autres lettres, dont une en italien (1581) et deux au roi Henri IV (1590). C’est sans doute fort peu par rapport à la correspondance importante qu’il a dû entretenir avec les rois, princes et grands du royaume, les nobles de sa province, les jurats de Bordeaux (quatre lettres subsistent), les conseillers de son camp (Ossat) ou de l’autre (Duplessis-Mornay), ses anciens collègues du Parlement (sauf un extrait de lettre à Belot, dès 1567), ses voisins et ses « gens », ses amis (rien pour La Boétie), sa famille et les dames. Parmi l’ensemble des lettres conservées, une vingtaine d’autographes seulement intéresse notre enquête, toutes postérieures à la première édition des Essais et quelques-unes même à l’édition de 1588. Ce n’est pas un auteur qui écrit, mais celui qui écrit est déjà un auteur, que 95des contacts étroits avec les professionnels de l’édition ont pu amener à modifier sa façon d’écrire le français, jusques et y compris dans des lettres adressées à des particuliers.
Contrairement à ce qu’on lit parfois, parmi les autographes conservés, quatre suscriptions ou adresses cachetées sont de la main de Montaigne. Une seule de ces lettres est ponctuée (cinq points, une barre oblique, aucune virgule) : quatre pages au graphisme visiblement soigné adressées au roi Henri IV au moment même où l’auteur des Essais amplifiait de sa main son texte sur EB. Les autres utilisent des majuscules de scansion, comme celle où Montaigne résume, à l’intention de Matignon, une lettre qu’il a envoyée à Turenne et dont chaque article ou item commence par « Que » (« Voilà justement, conclut-il, la substance de ma lettre sans autre harangue »). Le digramme ou n’a pas totalement disparu (« bourdeaux », « louin », « pouint », « besouin »), ni l’accent intérieur (« empe’che », « vo’tre » dans les souscriptions, en concurrence avec « vostre ») ; l’abréviation -q2 ne se trouve qu’une fois (« quelq2 »), mais le c à crochet résiste bien (« innoc̨ãmãt », « sc̨ai », « sc̨auoir », « sc̨auons », « sc̨auent », « rec̨oiuent », « dec̨a », « andec̨a ») ; le démonstratif « cet » et « cette » est généralisé, sauf à reconnaître la présence de ste dans « asteure » (en concurrence avec « a cet’heure ») ; graphie archaïsante et graphie phonétique coexistent par exception (« ha » pour « a », « auantarsoir » pour « avant-hier soir ») ; une prononciation régionale pourrait d’ailleurs expliquer les formes « tiendera », « randera » (cf. « prenderois » sur EB, 335vo) et « enuoïe ». Toutes ces lettres enfin confirment massivement ce qui vient d’être dit du suffixe -ur, maintenant préféré à -eur (« Monseignur », « seruitur », « portur », « procurur », « longur », « honur », « tenur », « protectur », « grandur », « conquerur », « rigur »). Rappelons que sur le Beuther, Montaigne passe de « seigneur » (1573) à « seignur » en 1588 et 1590.
Les cent-deux annotations autographes du Quinte-Curce lu en 1587 ne sont que des balises, au jugement final près qui, sur neuf lignes non ponctuées, sinon par dix majuscules, présente quelques traits intéressant notre propos : usage du c à crochet toujours et encore (« comãc̨ai »), graphie latine de « histore » et sans doute partiellement phonétique de « esperit », ainsi que de « souigneux » et « pouintu ». La brièveté obligée des notes marginales se prête, d’autre part, aux abréviations (« alex » généralisé pour Alexandre, « Hermola9 » à côté de « Darius », 96« ataq2 » pour « ataque », « pler » pour « parler »), mais l’accent intérieur a disparu (« descouurir », « despite »). L’année précédente (1586), Montaigne avait écrit « histoire », « præfaces » et « escrit » à la fin de la Cronique de Flandres éditée par Sauvage, puis « abre » pour « abregé » à la fin d’une Histoire des Roys et princes de Poloigne par Herburt de Fülstin. Comme les lettres d’après 1585 (fin du second mandat de maire), ces notes sont contemporaines de la préparation de la nouvelle édition, parisienne, en trois livres : celle de 1588, dont un exemplaire va devenir EB, d’abord utilisé à des fins d’édition revue et corrigée, puis comme exemplaire de travail nécessitant une probable mise au net où de nouvelles modifications ont pu être effectuées par l’auteur lui-même ou sous son contrôle, sans qu’on puisse matériellement le prouver, et pour cause14.
POUR L’IMPRIMEUR, EXCLUSIVEMENT
L’étude diachronique des interventions manuscrites sur EB reste à faire, désormais facilitée par les deux publications en ligne mentionnées au début du présent article, dont elle dépasse à l’évidence les limites. Tout au plus peut-on, pour finir (?), introduire une telle étude en relisant le hors-texte des consignes que l’auteur destine, sur EB, à l’imprimeur de sa « sixieme edition » des Essais. Soit à la fois celles qu’on trouve listées au verso de la page de titre d’EB et celles qui ont été semées au fil des pages, les unes et les autres ayant pour vocation de disparaître une fois le travail effectué. Propos de coulisse en quelque sorte.
Dans la perspective adoptée, la transcription intégrale et exacte des premières s’impose, qui montre tour à tour chez l’auteur le souci d’éviter les équivoques graphiques (par exemple entre « cest » et « c’est » où l’apostrophe pourrait être omise) comme les hiatus malencontreux entre « consonantes » ou voyelles, de maintenir la prononciation « mouillée » du nom de l’auteur et de lui donner toute sa place dans le titre courant ; de réserver les capitales à la première lettre des noms propres, de disposer 97distinctement prose et vers (puis vers entier et hémistiche, début et fin de vers, hexamètre et pentamètre), d’exclure les lettres parasites.
À partir de la recommandation sur « lorthografe antiene » (celle que préférait Bèze), la plume est plus fine et l’encre change, signalant sans doute un autre moment d’écriture. L’auteur paraît avoir compris qu’il devait ici donner des instructions assez générales et s’en remettre, tout compte fait, à l’imprimeur, de leur exécution. Notamment pour supprimer les répétitions de mots et surtout pour ne pas épargner les points (y compris en lieu et place de parenthèses) ou les majuscules de segmentation, marqueurs du « stile coupé ». Mais sachant bien que la ponctuation, comme l’orthographe, dépend pour finir de l’imprimeur, il lui donne latitude de le corriger lui-même, par exemple lorsqu’il a préféré, parfois indûment, un « comma » (deux-points15) à un point ou qu’il a mal « serré » les mots. Dès lors, si minutieuses et impératives soient-elles, les corrections effectuées à la main dans le texte même n’ont qu’une valeur indicative. Selon toute vraisemblance, ces dernières consignes sont contemporaines du moment où, par le jeu des additions, EB est passé du statut de correction d’épreuve à celui d’exemplaire de travail. Parallèlement, on est passé d’un rapport direct à l’imprimeur par l’impératif (« mettez », « suivez ») au subjonctif 3e personne, qui suggère un intermédiaire (celui qui devra mettre au net les additions prolifiques, non exploitables telles quelles par l’imprimeur)… Les deux dernières consignes sont encore « d’une autre cuvée » (changement de plume et d’encre), en particulier celle qui enjoint de développer dates et chiffres, principe que Montaigne va appliquer lui-même, en s’y prenant à deux reprises, à la page liminaire « Au Lecteur », non seulement sur EB, mais sur quelques autres exemplaires de 1588 encore à sa disposition16.
Dans cette liste progressive (à l’instar de chaque chapitre des Essais…), Montaigne a employé, une fois de plus, un c à crochet (« [fr]anc̨oise »), dont il va user aussi dans les marges : « tirés en c̨a / c’est une fin de 98uers » (f. 10ro), « en c̨a » (107vo, 180vo, 384vo/392vo) « plus en c̨a » (31ro, 59ro, 73vo). Dans le texte lui-même (305ro/313ro), après avoir biffé « hures & disputes », il écrit « lec̨ons » dans l’interligne. Il arrive que des informations valant instructions concernent non seulement le texte imprimé (visée corrective) mais une addition manuscrite (visée prospective), par exemple quand elle inclut une citation : « prose » ou « uers », « c’est prose » ou « c’est uers », « comãcemãt de uers » ou « fin de uers », « Bon » (pour annuler un repentir), « en autre lettre » (donc majuscule pour « contre vn » souligné, f. 69vo). L’impératif est employé par exception pour le déplacement d’une phrase mise entre crochets droits : « [M]ettez cette clause [en]fermee, a la [fi]n du chapitre » (128vo). Quant à la fameuse justification de la suppression des vingt-neuf sonnets de La Boétie par de grands traits de rature en diagonale, « Ces uers se uoient ailleurs » (f. 74vo), on ne devrait pas en principe la trouver imprimée dans les éditions posthumes, sinon pour signaler, par sa présence incongrue, l’inachèvement définitif des Essais.
Alain Legros
CESR, Université François-Rabelais, Tours
99ANNEXE I
Sur EB, au verso de la page de titre, on peut lire ces consignes de l’auteur, rédigées en plusieurs fois :
[Mon]tre mon[trer] remon[trer] &c. escriues les sans /s/ [a] la
[dif]ferance de monstre monstrueus
[Cet] home cette fame escriues le sans /s/ a la differãce de c’est c’estoit
[Ai]nsi mettes le sans /n/ quãd une uoyelle suit et aueq /n/ si c’est une
[c]õsonãte ainsi marcha ainsin alla
[Cã]paigne espaigne gascouigne &c. mettez vn /i/ dauãt le /g/ come a montaigne
[n]on pas sans /i/ campagne espagne
Mettez mon nõ tout du long sur chaque face Essais de mïchel [sic] de
[m]ontaigne liu.1.
____
[N]e mettez en grande lettre que les noms propres ou au moins ne
[diu]ersifies pas come en cet exãplere que vn mesme mot soit tãtost en grande
[let]tre tantost en petite
[La] prose Latine grecque ou autre estrãgiere il la faut mettre parmi la prose
[fr]an˛coise en caractere differant Les uers a part et les placer selon leur nature
[pen]tamettres saphiques Les demi uers Les comancemãs au bout de la ligne La fin sur la fin
[E]n cet examplere il y a mille fautes en tout cela
[M]ettes regles regler non pas reigles reigler
[Su]iuès lorthografe antiene
[Ou]tre les corrections qui sont en cet exãplaire il y a infinies autres a faire de quoi
[l’im]primur se pourra auiser, mais regarder de pres aus pouints qui sont en ce
[sti]le de grande importance
100[S’i]l treuue une mesme chose en mesme sens deus fois qu’il en oste l’une ou il uerra qu’elle sert le
[mo]ins
____
[Ce]st un langage coupé / qu’il n’y espargne les poincts & lettres majuscules. Moimesme ai failli
[sou]uant a les oster & a mettre des comma ou il faloit un poinct.
[Qu]’il uoie ē plusieurs lieus ou il y a des parãtheses s’il ne suffira de distinguer
[le] sens aueq des poincts.
[Q]u’il mette tout au long les dates & sans chiffre
[Q]u’il serre les mots autremēt qu’icy les vns aus autres.
101ANNEXE II
Fig. 1 – Peletier, Dialogue De l’Ortografe et Prononciation Françoese, Poitiers,
J. et E. de Marnef, 1550, p. 200.
1 « En nostre langage je trouve assez d’estoffe, mais un peu faute de façon. […] Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment : Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous, et fleschit : et qu’à son deffaut le Latin se presentera au secours, et le Grec à d’autres. » (III, 5, 917) dans Montaigne, Les Essais [2007], éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, édition de référence du présent article.
2 Outre le site des BVH mentionné ci-dessus, voir A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Classiques Garnier, 2010 ; « La main grecque de Montaigne », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 61, 1999/2, p. 461-478 ; « Le Giraldus de Montaigne et autres livres annotés de sa main », Journal de la Renaissance 1, 2000, p. 13-88 ; « Le “César” annoté de Montaigne : deux mains, deux “achevé(s) de lire” », BSAM, 35-36, 2004, p. 11-31 ; « Dix arrêts du Parlement de Bordeaux, premiers témoins de sa pratique du français écrit », Journal de la Renaissance 6, 2008, p. 293-304 ; « Montaigne annotateur de Lucrèce : dix notes ‘contre la religion’ », dans La Renaissance de Lucrèce, dir. E. Naya, Cahiers V. L. Saulnier, Paris, P.U.P.S., p. 141-156 ; « Montaigne, annotateur des Annales de Nicole Gilles : pour qui écrivez-vous ? », Bulletin du Bibliophile, 2010/2, p. 273-282 ; « Montaigne, lecteur et annotateur de Quinte-Curce », dans Postérités européennes de Quinte-Curce, éd. C. Bougassas, à paraître.
3 Sur le « millier » d’ouvrages que contenait la « librairie » de Montaigne, une centaine subsiste, dont dix plus ou moins annotés (liste disponible sur le site des BVH avec accès direct aux fac-similés et aux transcriptions).
4 Fac-similé complet et édition intégrale des notes manuscrites (avec attribution nouvelle de quelques mains) sur le site des BVH.
5 M. Simonin, « Montaigne et ses frères : un poème inédit de George Buchanan conservé par Henri de Mesmes », dans Sans autre guide. Mélanges offerts à Marcel Tetel, Paris, Klincksieck, 1999, p. 97-115.
6 Les livres en italien de sa « librairie » conservés sont au nombre de 17. On sait par ailleurs qu’une partie du Journal de voyage édité en 1774 a été rédigée par Montaigne dans cette langue.
7 Lettres à M. de Pelgé, dans O. Millet, La première réception des Essais de Montaigne, Paris, Champion, 1995, p. 145-146.
8 Pour qu’un dictum, élaboré par l’une des deux Chambres des Enquêtes du Parlement, devienne « arrêt », il doit avoir été validé par la Grand’Chambre, où il est lu à haute voix.
9 Voir Charles Beaulieux, « Chronologie du Livre de Raison et des autres œuvres de Montaigne », Bulletin de la Société des Bibliophiles de Guyenne, 1951, p. 81-99.
10 Louis Meigret, Defęnse touchant son Orthographie Frac̨oęze, Paris, C. Wechel, 1550, p. 10 ; Jacques Peletier (un ami de Montaigne), Dialogue De l’Ortografe e Prononciation Françoęse, Poitiers, Marnef, 1550, p. 200.
11 En 1588 déjà, même consigne au f. 425 (imprimé corrigé en deux lieux, non sans contradiction !) : « Ie ne me mesle, n’y d’ortografe, & ordonne seulement qu’ils suiuent l’ancienne ; Ny de la punctuation : ie suis peu expert en l’vn & en l’autre » (cf. III, 9, 1009).
12 A. Legros, « Petit ‘eB’ deviendra grand… Montaigne correcteur de l’exemplaire ‘Lalanne’ », MS, 14, 2002, p. 179-210.
13 Voir les nombreux articles d’A. Tournon à ce sujet. Les correspondants de Matignon, même non juristes, procèdent d’ailleurs de même.
14 M. Simonin, J. Balsamo, J. Céard et Ph. Desan ont rendu très vraisemblable une telle hypothèse.
15 Selon Estienne Dolet (La maniere de bien traduire, Lyon, 1540), ce « comma » suspend la sentence, alors que le « poinct » la clôt. Voir aussi Alexei Lavrentiev, « Ponctuation française du Moyen Âge au xvie siècle : théories et pratiques », dans La ponctuation à l’aube du xxe siècle. Perspectives historiques et usages contemporains, dir. S. Pétillon, F. Rinck et A. Gautier, Limoges, Lambert-Lucas, 2016, p. 39-62 (article disponible sur HAL : archive ouverte en ligne ; voir p. 9).
16 M.-L. Demonet et A. Legros, « Montaigne à sa plume. Quatre variantes d’une correction de date dans l’avis au lecteur des Essais de 1588 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 75, 2013/1, p. 113-120.