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Classiques Garnier

Mieux s’instruire « par fuite que par suite », ou comment user des erreurs d’autrui

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2016 – 1, n° 63
    . varia
  • Auteur : Sève (Bernard)
  • Résumé : Montaigne soutient qu’il se réforme mieux « par fuite que par suite » : les fausses notes d’un mauvais musicien me ramènent plus sûrement au sens de l’harmonie que d’entendre un bon musicien. Il existe un privilège paradoxal, à la fois cognitif et dynamique, du mal sur le bien, de l’erreur sur la vérité. Cette idée consonne avec l’ontologie de la différence exposée dans les Essais ; mais son lien avec le contenu du chapitre « De l’art de conférer », auquel elle sert d’incipit, reste quelque peu énigmatique.
  • Pages : 119 à 134
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060871
  • ISBN : 978-2-406-06087-1
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Mieux sinstruire « par fuite
que par suite », ou comment user
des erreurs dautrui

Le célèbre chapitre « De lart de conférer » (Essais, III, 8) souvre par un prologue qui lest peut-être un peu moins, et qui ne laisse pas dintriguer1. Montaigne part dun constat assez banal, « Cest un usage de notre justice, den condamner aucuns [quelques-uns] pour lavertissement des autres » – simple formulation de ce quon appelle classiquement la fonction dissuasive de la peine. Puis, au travers dun lacis coloré dexemples et de citations, Montaigne énonce un autre constat, personnel celui-ci : « Il en peut être aucuns de ma complexion, qui minstruis mieux par contrariété que par similitude, et par fuite que par suite ». « Minstruis mieux » : Montaigne ne dit pas que la similitude ou la « suite » ne linstruisent jamais, simplement que la contrariété et la « fuite » sont de meilleurs précepteurs. Est-ce une simple question de complexion, ou ne sagirait-il pas dune méthode que lon peut apprendre à pratiquer ? Et en quel sens le rejet, le refus, sont-ils instructifs ? Lexamen de ces questions suppose une problématisation assez large.

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La « science de fuir »

Il existe chez Montaigne une véritable philosophie de la fuite, répartie ici et là dans les Essais. Il ne faut bien sûr pas présumer que le vocabulaire de la fuite ait toujours les mêmes significations ; mais linsistance de certains thèmes autorise à reconstruire une doctrine montaignienne de la fuite. Il faut distinguer (sans rigidifier excessivement ces distinctions) les fuites naturelles, les fuites civiles et les fuites militaires. Fuir la souffrance, fuir la mort, sont des mouvements naturels et spontanés du vivant, et donc de lhomme en tant quil est dabord un vivant. On peut appeler fuite civiles (par opposition aux fuites militaires) les fuites, hors contexte de bataille donc, raisonnées et délibérées, qui ne sont plus seulement un mouvement instinctif du vivant, mais le résultat dune décision, voire dune délibération rationnelle. La fuite devant la peste, décrite par Montaigne au chapitre « De la physionomie » (III, 12), en est un bon exemple.

Mais les fuites intellectuellement les plus intéressantes sont les fuites militaires. Montaigne oppose deux sortes de fuites militaires, la fuite lâche et honteuse, due à la peur (« honteuse fuite2 »), et la fuite honorable, résultat dun calcul tactique bien pensé et bien exécuté. La première est non seulement honteuse, mais aussi désordonnée et confuse, dautant que lennemi est « plus aigre » à ce genre de fuite3 ; la seconde est à la fois honorable et ordonnée. Cest cette fuite réfléchie et maîtrisée quil nous faut analyser. 

Montaigne parle, au début du chapitre « De la Constance4 » de la « science de fuir », formule quil emprunte à Platon5 qui lattribue lui-même à Homère6. Quoi quil en soit de ces rebondissements demprunts,

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Montaigne reprend à son compte cette expression paradoxale. Une formule souligne la dimension rationnelle et technique de ce genre de fuite : « conduire et tenir en ordre ma fuite7 ». André Tournon renchérit en parlant d« art de la dérobade8 », et cest le mot « art » quil faut ici souligner, avec ce quil implique de savoir-faire, de maîtrise, de ténacité. La fuite tactique délibérée ne demande pas seulement de la rationalité, elle demande aussi du courage : « Tous les dangers que jai vus, ça été les yeux ouverts, la vue libre, saine et entière : Encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois, au prix dautres, pour conduire et tenir en ordre ma fuite, quelle fût sinon sans crainte, toutefois sans effroi, et sans étonnement » écrit Montaigne dans le chapitre « Des Coches9 ». Ce courage de fuir autorise Montaigne à parler, dans le même texte, des « fuites non rassises seulement et saines, mais fières10 ». Parlant de la fuite (civile, ici) devant la peste, Montaigne précise que, fût-il parti seul et non avec la « caravane » de sa maisonnée, « ceût été une fuite bien plus gaillarde11 ». Ce qui est fier ou gaillard dans une fuite, ce nest bien sûr pas la fuite elle-même, mais la résolution qui lhabite et la raison qui la conduit.

La fuite tactique proprement dite nest en effet que le premier temps dune séquence plus complète, qui contient un renversement, une volte-face. Reprenons le chapitre « De la Constance » : « Plusieurs nations très belliqueuses se servaient en leurs faits darmes de la fuite pour avantage principal et montraient le dos à lennemi plus dangereusement que leur visage12 ». Analysant la bataille de Platées (479 av. J.-C.), Montaigne souligne que les Lacédémoniens trompèrent les Perses en suscitant chez ces derniers « lopinion de leur fuite13 ». Les Lacédémoniens, « en la journée de

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Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, savisèrent de sécarter et scier arrière pour par lopinion de leur fuite faire rompre et dissoudre cette masse en les poursuivant. Par où ils se donnèrent la victoire14 ». La fuite tactique est une fuite feinte : elle nest pas une véritable fuite. Ici on voit Montaigne hésiter à tordre à ce point le sens usuel du mot « fuite », que le discours militaire nemploie pas volontiers ; la langue militaire parlera de repli tactique ou de retraite en bon ordre, non de fuite. Montaigne garde le mot « fuite », tout en ayant conscience du paradoxe quil y a à parler dune fuite honorable et fière.

Cette dimension de feintise se remarque dans un autre passage du chapitre « De ne communiquer sa gloire » : « Catulus Luctatius, en la guerre contre les Cimbres, ayant fait tous ses efforts darrêter ses soldats qui fuyaient devant les ennemis, se mit lui-même entre les fuyards, et contrefit le couard, afin quils semblassent plutôt suivre leur capitaine que fuir lennemi15 ». Le cas est ici très différent des précédents. Les soldats fuient réellement, dune fuite incontrôlée, panique et non tactique – Montaigne emploie les mots péjoratifs « fuyard » et « couard ». Lutatius Catulus veut sauver lhonneur de ses soldats. Il feint donc dordonner une fuite elle-même feinte en se mettant à sa tête : feinte au second degré. Ce passage me retient aussi, en ce quil est construit sur lopposition entre suivre et fuir : la fuite (feinte) du capitaine permet aux soldats qui fuient (réellement) de sembler le suivre.

Quand donc Montaigne écrit la phrase qui fait lobjet de la présente étude, « Il en peut être aucuns de ma complexion, qui minstruis mieux par contrariété que par similitude, et par fuite que par suite », il dispose déjà du concept de ce quest une fuite honorable, et qui plus est, efficace. Mais cest en réalité un autre concept de fuite que va construire notre texte.

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La formule et ses dérivés

La phrase de Montaigne est dabord une formule reposant sur un jeu de mots. On sait que Montaigne aime les paronomases : la mort est « le bout, non le but de la vie », « la manière et la matière », « Et faut-il, si elle est putain, quelle soit aussi punaise16 ? » Le jeu verbal entre « fuite » et « suite » est aussi, en loccurrence et sans doute de manière unique dans les Essais, un jeu visuel (il nest pas sûr que Montaigne lait voulu, ni même quil en ait eu conscience). Dans la typographie de lépoque, le « f » et le « s » sont très proches, et il arrive que lœil hésite une seconde quand la qualité de limpression laisse à désirer.

La formule « [mieux] par fuite que par suite » est seconde par rapport à une formulation première qui est « [je minstruis] mieux par contrariété que par exemple ». La seconde formulation, plus sonore, nest-elle quune simple variation rhétorique ? Ou bien porte-t-elle un poids conceptuel propre ? Le mot « fuite » est-il choisi pour dautres raisons que pour le jeu quil permet avec « suite » ? Il faut répondre positivement à cette question.

Le sens obvie de la formule est assez simple, mais son contenu réel ne se donne pas si aisément. Deux points sont à noter : lopposition suivre / fuir est pris dans une constellation doppositions qui furent sujets à plusieurs remaniements sur lExemplaire de Bordeaux et dans lédition posthume ; et cette opposition est illustrée par de très nombreux exemples, dont on ne sait trop de prime abord sils sont destinés à illustrer, de façon pédagogique, la formule, ou sils sont destinés, en en soulignant la pertinence et la fécondité, à létayer de façon argumentative. Il sagit, à certains égards, dune amplificatio rhétorique, destinée à mettre en lumière la force de la sententia, de la formule centrale. Mais cette amplificatio ne se contente pas de donner du volume à la formule, elle contribue à en épaissir et à en affiner, tout à la fois, le sens.

Dans lédition de 1588, lopposition fuir / suivre est répliquée dans les oppositions suivantes : éviter / imiter, accuser / recommander, contrariété / exemple, poindre / plaire, disconvenance / accord, différence / similitude,

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mauvais exemples / bons exemples. Je suis, dans cette énumération, lordre conceptuel négatif/positif, ou, si lon préfère, éloignement / rapprochement. Dans le contexte, cest le terme « négatif » (fuir, éviter, poindre, etc.) qui est le terme valorisé, et le terme « positif » (suivre, imiter, plaire, etc.) qui est dévalorisé. Ce sont donc sept couples conceptuels qui relaient, diversifient, et au fond confirment, le couple principal. Cest un nombre considérable.

Comment lire cette liste, que lon pourrait présenter sous forme dun tableau à double entrée ? On peut penser que tous les termes négatifs (éviter, accuser, contrariété, poindre, disconvenance, différence, mauvais exemples) font système entre eux et sont, dans le contexte, sémantiquement équivalents ; symétriquement les termes positifs (imiter, recommander, exemple, plaire, accord, similitude, bons exemples) seraient équivalents. On peut au contraire penser, ce qui me paraît plus vraisemblable, que ce qui importe à Montaigne nest pas le contenu de chacun des termes opposés, mais le fait de leur opposition. Selon la logique de lanalogie entendue comme égalité de rapports, ce nest pas éviter qui ressemble à poindre, ni imiter à plaire, mais cest le rapport éviter / imiter qui ressemble au rapport poindre / plaire. On notera cependant que le mot « exemple », pris dans un sens positif dans le couple contrariété / exemple, est pris dans un sens négatif dans la première phrase du texte (punition « pour lexemple ») et dans un sens neutre dans le dernier couple, mauvais exemples (à éviter) / bons exemples (à imiter). Ce point nest pas mineur, car tout exemple est ambigu et susceptible dusages contrastés17. Lexamen détaillé de lajout manuscrit sur lExemplaire de Bordeaux, au début de notre texte, est très significatif. Dans un premier temps, Montaigne écrit « De les condamner, parce quils ont failli, ce serait bêtise, comme dit Platon : Car ce qui est fait ne se peut défaire : mais cest afin quils ne faillent plus de même ou par eux-mêmes ou par autre moyennant lincitation de leur exemple » ; ici, lexemple est celui de la faute, exemple potentiellement contagieux (« incitation »). Puis Montaigne se ravise, il raye le segment « ou par eux-mêmes ou par autre moyennant lincitation de leur exemple » et continue en écrivant « ou quon fuie lexemple de leur faute ». On notera que, dans cette formulation

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définitive, lexemple de la faute présente toujours un caractère attractif (la contagion du mal) : pour faire fuir lexemple (attirant) de la faute, il faut contre-poser la force supérieure de la sanction, dans un jeu non pas statique mais dynamique de forces et de contre-forces.

La constellation doppositions fuir / suivre est modifiée sur lExemplaire de Bordeaux, et plus largement modifiée encore dans lédition de 1595. LExemplaire de Bordeaux remplace la première occurrence d« exemple » par « avertissement ». Lédition posthume va, quant à elle, considérablement bouleverser la constellation. On en verra le détail dans la page synoptique ci-jointe. Le mot « exemple », vers le milieu du texte, est remplacé par « similitude », le couple disconvenance / accord est remplacé par le couple disconvenance / convenance et le couple différence / similitude par le couple différence / accord. Sil est permis, sans entrer dans le débat sur les mérites respectifs de lExemplaire de Bordeaux et de lédition posthume, dinterpréter la logique de ces remaniements, je dirais quils visent à accroître la précision conceptuelle du propos et à intensifier la puissance du terme « négatif » valorisé. Le coupe « contrariété / similitude » est plus cohérent que le couple « contrariété / exemple », et le couple « disconvenance / convenance » que le couple « disconvenance / accord », dautant plus que le mot « accord » venait dêtre utilisé pour remplacer le mot « similitude » qui avait lui-même servi à remplacer le mot « exemple » au milieu du texte. Récapitulons ces remaniements de lédition posthume :

Édition de 1588

Édition posthume

contrariété / exemple

contrariété / similitude

disconvenance / accord

disconvenance / convenance

différence / similitude

différence / accord

On remarquera que ces remaniements ne concernent que le mot « positif » (dévalorisé), le mot « négatif » (valorisé) étant toujours conservé. Cest une autre manière de mettre laccent sur le primat de la fuite sur la suite.

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Exemples livresques
et exemples personnels

Venons-en aux exemples. Le texte commence par le cas judicaire : la valeur supposée dissuasive de la peine, et notamment de la peine de mort (« celui quon pend »). Montaigne ne critique en rien cette croyance judiciaire ou populaire en la valeur dissuasive de la peine, il se contente de dire « je fais de même » : Montaigne, à len croire, publie ses « erreurs » et « imperfections » pour instruire autrui18. La suite du texte comporte, dans lédition de 1588, deux exemples livresques (Caton et la sagesse, Pausanias et la musique), et cinq exemples tirés par Montaigne de sa propre expérience ; deux de ces exemples concernent léthique (lhorreur de la cruauté, plus forte que le modèle de la clémence, et le refus de la perfidie, pour lequel le pendant nest pas donné) ; un concerne la « contenance » sociale (le ridicule de la « sottise »), un « lassiette » à cheval, dont chacun connaît limportance pour Montaigne (le procureur ou le Vénitien à cheval plus instructifs que le bon écuyer), un enfin le langage (une « mauvaise façon de langage » plus instructive quune bonne). On notera que si Montaigne donne toujours le terme négatif, valorisé, il omet parfois den préciser le pendant positif, dévalorisé : nous lavons relevé, les pendants de la sotte contenance ou de la perfidie ne sont pas nommés, pas plus que la bonne musique moins instructive que le « mauvais sonneur » de Pausanias.

LExemplaire de Bordeaux ôte le dernier cas, personnel (rejet de la volerie et de la perfidie) et en le remplaçant par trois exemples également personnels : Montaigne devient agréable, ferme et doux en réaction à son expérience des fâcheux, des mous et des âpres. À ces trois exemples, lédition posthume en ajoute un très général « Aussi bon, que jen voyais de méchants », formulation très vague, mais qui subsume toutes les formulations précédentes.

Le texte est très fluide, et les distinctions et classements que je viens de proposer sont évidemment bien lourds en regard du mouvement très

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« allant » du texte. Montaigne passe très naturellement dun exemple livresque concernant la musique à un exemple ironique, puisé dans ses propres observations des Vénitiens et procureurs à cheval, et il passe non moins naturellement de la description des autres à la description de soi. Il sagit dautant de variations, très colorées, sur un thème unique : fuir le mauvais exemple est plus efficace que vouloir suivre le bon.

La fuite comme méthode

Jen viens à linterprétation philosophique de ce passage. Je proposerai dabord trois brèves remarques.

Première remarque : le mot « erreur » (« Mes erreurs sont tantôt naturelles… ») est pris en un sens extensif : il signifie aussi bien imperfection, maladresse, incompétence, bien au-delà du sens dabord cognitif du mot.

Deuxième remarque : Montaigne propose une méthode, une « discipline », comme il le dit à propos de Caton. Cette méthode est originale, lidée dune puissance morale supérieure du mal par rapport au bien est paradoxale pour la pensée classique19. Elle est, par ailleurs, toute différente de la méthode de diversion prônée dans le chapitre iv de ce même livre III, « De la diversion ».

Troisième remarque : Montaigne se place des deux côtés dans la mécanique de cette discipline : il se réforme à la vue des erreurs ou des fautes dautrui, mais il se propose de réformer les autres en publiant ses propres erreurs et ses propres fautes. Il entend aussi bien faire usage des erreurs dautrui quaider autrui à faire usage de ses erreurs à lui. Il est très remarquable que Montaigne passe aussi naturellement de la position « moi Montaigne je minstruis et me réforme par les erreurs

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dautrui » à la position symétrique, mais néanmoins toute différente, « moi Montaigne jaide autrui à se réformer et à sinstruire en lui exposant mes propres erreurs ». Mais dans les deux cas cest une unique méthode qui est décrite, celle de lamendement par la perception des erreurs des autres. Cette méthode vaut justification de la tournure du livre de Montaigne : la publication, parfois impudique ou indiscrète, de ses erreurs et de ses « imperfections » nest pas complaisance à soi, mais souci dautrui.

La structure de cette méthode de fuite repose sur une triple dissymétrie entre fuir et suivre : cognitive, pragmatique et dynamique.

La dissymétrie est dabord cognitive : la faute est plus claire que la « réussite » (jemploie ce mot faute de mieux). Notons en effet que notre texte parle du « mal » sous ses différentes formes : le mal moral bien sûr (cruauté, volerie, perfidie, méchanceté), mais aussi le mal social (sotte contenance, âpreté), le mal intellectuel (mauvais langage, « folie »), la faute artistique (fautes de rythme et daccord), le défaut technique (mauvaise assiette du cavalier).

La thèse de la plus grande clarté du mal, de la faute et de lerreur, que lon a envie de rapprocher de celle développée par Hans Jonas20, nest pas explicitée par Montaigne, et je ne peux en toute rigueur linférer de ses écrits. Mais il me semble quil nest pas absurde de la supposer. Montaigne la formule sur le plan aléthique, en tant que position sceptique, dans l« Apologie de Raimond Sebond » : « Et [les pyrrhoniens] font état de trouver bien plus facilement pourquoi une chose soit fausse, que non pas quelle soit vraie, et ce qui nest pas que ce qui est, et ce quils ne croient pas que ce quils croient21 ». Mais cette remarque de lApologie décrit plutôt la démarche négative du sceptique quelle ne rend compte de lexpérience morale de Montaigne confronté au mal. Car cette expérience du négatif, quil soit le mal, lerreur ou la laideur, est, en tant quexpérience, pleinement positive et assurée.

Cette connaissance du mal est immédiate et présente tous les caractères de lévidence (au sens philosophique du terme) : ce nest pas en

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comparant un comportement à la loi morale que Montaigne rejette cruauté, « volerie » ou perfidie, cest immédiatement que son être se révolte contre ces comportements. Par ailleurs, cette connaissance est définitive : Montaigne peut se moquer des disputes philosophiques sur le Souverain Bien, il ne remet jamais en cause sa condamnation presque viscérale de la cruauté, du mensonge et de la perfidie. Ce que nous décrit le prologue de « De lart de conférer », sous ses aspects ironiques et un peu ludiques, cest bien lexistence dune évidence pratique fondamentale tout autant quirrécusable. Cette intuition irrécusable du mal, ou simplement du « raté », se fait à même la chair de lexpérience.

La dissymétrie entre fuir et suivre est, ensuite, pragmatique. Fuir nest pas le contraire de suivre. Paradoxalement, suivre est plus complexe que fuir. Suivre un modèle, cest limiter (comme lorsque Montaigne parle d« ensuivre » son peintre au chapitre « De lamitié22 »). Ce qui est paradoxal ici nest pas que fuir soit plus aisé que suivre ; en effet, suivre suppose de sadapter finement à une donnée extérieure, limitation artistique, morale ou religieuse exige un effort dajustement en profondeur ; fuir, au contraire, est une activité indéterminée, il suffit de « ne pas faire » comme ceux que lon condamne. Suivre, cest devoir adopter une position ; fuir, cest prendre une direction pour séloigner de la position. Fuir est donc techniquement plus facile, au moins dans un premier temps. Le paradoxe est que fuir oblige à inventer une position meilleure. Ne pas monter à cheval comme un Vénitien ne me dit pas comment je dois my prendre pour nêtre pas maladroit comme lui. Sous cet aspect, le moment du « fuir » nest quun moment premier, le premier temps dun travail. Il ne faut ni mentir ni être cruel, très bien, mais comment agir en des temps si gâtés ? Comment ne pas mentir dans un monde de menteurs ? La méthode de fuite ne le dit pas. Cest une méthode incomplète, mais néanmoins assurée à lintérieur de ses limites.

Lévidence morale du mal, enfin, est motrice ; cest la troisième dissymétrie, dynamique, entre le suivre et le fuir. Le mal est plus repoussant que le bien nest attirant (à clarté cognitive égale, pourrait-on ajouter). Cest évidemment le nerf de toute largumentation de Montaigne, et au fond le seul élément de justification quil propose : « Ce qui point, touche et éveille mieux, que ce qui plaît ». Cette formule semble avoir

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une valeur universelle, être fondée dans la nature du déplaisir et du plaisir : le déplaisant serait en soi plus mobilisateur que le plaisant. Mais Montaigne présente tout aussitôt ce primat du repoussant sur lattirant comme une donnée factuelle de sa complexion personnelle, comme un pur donné empirique, qui, en tant que tel, na pas de fondement quon puisse exhiber et na aucune prétention à luniversalité ou même à la généralisation. Tout au plus certains lecteurs pourront-ils se rencontrer, par hasard, avec Montaigne : « Il en est peut-être aucuns de ma complexion ». La justification donnée, au début du texte, à la complaisance avec laquelle Montaigne parle de ses défauts, supposait pourtant chez son lecteur une propension à être plus sensible à la méthode de fuite quà la méthode de suite. Il y a là comme une petite tension entre la valeur pédagogique supposée de la présentation par Montaigne de ses « imperfections », et lincertitude quant à lextension de la sensibilité humaine, chez les lecteurs potentiels donc, à lévidence sensible du mal et au principe moral de la fuite.

La méthode de fuite prônée par Montaigne nest pas une feinte tactique provisoire. Elle prescrit au contraire un éloignement définitif dune position ou dun comportement sentis comme inadmissibles et même haïssables (le musicien évoqué par Pausanias apprend à ses élèves à « haïr » les « désaccords et fausses mesures » du « mauvais sonneur »). Elle laisse ouverte la question de la détermination positive quil convient de substituer à la détermination fuie.

Il est toutefois possible daller plus loin. La dissymétrie nest pas seulement morale, elle est ontologique. Je me permets de renvoyer ici à des analyses que jai proposées ailleurs23. Si les bons exemples (dont Montaigne ne dit pas quils nexistent pas) sont si difficiles à imiter, cest que « tout exemple cloche ». Aucun exemple nest suffisamment exemplaire pour quon puisse sy fier : « Comme nul événement et nulle forme ressemble entièrement à une autre, aussi ne diffère nulle de lautre entièrement. [] Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche24 ». Et encore « La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des événements, est mal sûre, dautant quils sont

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toujours dissemblables25 ». Et surtout, lénoncé capital : « La ressemblance ne fait pas tant un, comme la différence fait autre26 ». Le lexique de ces quelques extraits du chapitre « De lexpérience » est celui-même de notre texte : exemple, similitude, différence. Le primat du différent sur le ressemblant est sinon le fondement, du moins léquivalent logico-ontologique du primat de la fuite sur la suite.

Conclusion

Le sens de cette formule et de cette méthode de fuite nest pas par là épuisé. Nous avons extrait un texte, en situation dincipit certes (ainsi il nest coupé que dun côté, puisque rien ne le précède dans le chapitre – si ce nest le titre). Mais toute extraction est déformation, et pour entendre pleinement cette page inaugurale de « LArt de conférer », il faudrait comprendre la fonction quelle exerce dans ce chapitre. Or cette fonction nest pas claire. Notre texte est immédiatement suivi par la phrase : « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, cest à mon gré la conférence », phrase qui, pour beaucoup de lecteurs, est le véritable incipit du chapitre. Nul alinéa pourtant, nul paragraphe, la phrase « le plus fructueux et naturel exercice… » est soudée à la phrase qui clôt notre extrait dans lédition de 1588, « …la vue ordinaire de la volerie, de la perfidie, a réglé mes mœurs et contenu », comme elle lest à la phrase manuscrite qui remplace cette dernière dans lExemplaire de Bordeaux et lédition posthume : « Mais je me proposais des mesures invincibles ». Faut-il relire tout « Lart de conférer » à la lumière de lincipit réel du chapitre, en insistant sur la lutte contre la sottise et sur les procédés dévaluation de linterlocuteur qui font partie des traits saillants de ce texte ? Faut-il à linverse interpréter les règles de lart de conférer comme des applications concrètes des principes très généraux donnés dans lincipit ? Faut-il voir dans le chapitre une extension (gigantesque) de la méthode de fuite au domaine intellectuel ? Mais lart de conférer est un art de confrontation rationnelle, et non un art de lesquive ou

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de la dérobade – sauf devant les esprits faux, et encore ces esprits faux sont-ils moins fuis que congédiés.

Mais la dissymétrie entre suivre et fuir nest sans doute pas le dernier mot de Montaigne, à supposer quil y ait quelque sens à parler de « dernier mot » pour lauteur des Essais. Il est au moins un passage où le couple suivre / fuir est expressément répudié, dans les dernières pages du chapitre « De lexpérience » : « Moi qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. Jestime pareille injustice prendre à contre-cœur les voluptés naturelles, que de les prendre trop à cœur. []. Il ne les faut ni suivre ni fuir : il les faut recevoir27 ». Sans doute avons-nous ici changé de plan : il nest plus question dexemples (bons ou mauvais) humains, comme dans notre texte qui ne parlait que de fols, de mauvais musiciens, de sots, de cavaliers médiocres ou dhommes cruels ; il est question ici des voluptés naturelles. Ce changement de plan interdit par conséquence de généraliser la position ici défendue par Montaigne. Il ne faut certainement pas « recevoir » la sottise, la volerie et la cruauté, il faut les fuir et les combattre. Néanmoins léthique positive de Montaigne trouve son meilleur vocabulaire dans lidée dun accueil de ce qui est bon. Ni « à contre-cœur », ni « trop à cœur », il faut savoir recevoir tout ce qui convient à une vie dhomme, « mais sans miracle et sans extravagance », cest-à-dire et primordialement, être à soi, pour pouvoir « jouir loyalement de son être28 ».

Bernard Sève

Université de Lille

UR 8163 « Savoirs, Textes, Langage », Université de Lille / CNRS

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1588

EB ou [1595]

Cest un usage de notre justice, den condamner aucuns, pour le seul exemple des autres.*

On ne corrige pas celui quon pend, on corrige les autres par luy. Je fais de mesmes. Mes erreurs sont tantost naturelles & irrémédiables : mais ce que les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiteray à lavanture à me faire eviter.

Nonne vides Albi ut male viuat filius, utque

Barrus inops ? magnum documentum, ne patriam rem

Perdere quis velit.

Publiant & accusant mes imperfections quelquun apprendra à les craindre. Les parties que jestime le plus en moy, tirent plus davantage de maccuser, que de me recommander. Voila pourquoi jy retombe, & my arreste plus souvant. Mais quand tout est conté, on ne parle jamais de soy sans perte : les propres condemnations sont toujours accruës, les louanges mescruës. Il en peut être aucuns de ma complexion, qui minstruis mieux par contrarieté que par exemple, & par fuite que par suite. A cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus

advertissement *De les condammner par c[e] quils ont failli ce seroit bestise come dict Platon. C[ar] ce qui est faict ne se peut deffaire : mais cest affin quils ne faillent plus de mesmes ou par eus-mesmes ou par autre moïenant lincitation de leur exemple ou quon fuye lexemple de leur faute

incorrigibles M

:

de

honeur

L

[1595 : similitude]

Et

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à apprendre des fols, que les fols des sages : & cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite, avoir accoustumé contraindre ses disciples daller ouïr un mauvais sonneur, qui logeoit vis à vis de luy, où ils apprinsent à hayr ses desaccords & fauces mesures. Lhorreur de la cruauté me rejecte plus avant en la clemence, quaucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiete, comme faict un procureur, ou un Venitien à cheval : & une mauvaise façon de langage reforme mieux la mienne, que ne faict une bonne. Tous les jours la sotte contenance dun autre, madvertit & madvise. Ce qui poind, touche & esveille mieux, que ce qui plaist. Ce temps *est propre à nous amender *a reculons, par disconvenance plus que par accord, par difference que par similitude. Estant peu apprins par les bons exemples, je me sers des mauvais, desquels la leçon est ordinaire : la veuë ordinaire de la volerie, de la perfidie, a reiglé mes meurs & contenu.

Et

la

*n

*qu :

[1595 : convenance] :, [après difference]

[1595 : accord]

Je me suis efforcé de [me] rendre autant agre[ab]le come jen voyois de [fas]cheus. Aussi ferme [qu]e jen voiois de mols. [Au]ssi dous que jen [vo]iois daspres. [1595 ajoute : aussi bon, que jen voyoy de meschants.] Mais [je] me proposois des [me]sures invincibles.

Montaigne, Essais, « De lart de conférer », III, 8, premières lignes.

1 Le lecteur trouvera ci-joint un tableau synoptique présentant en deux colonnes le texte qui nous intéresse ici. La première colonne contient le texte de lédition de 1588, la seconde colonne indique les suppressions et ajouts de lExemplaire de Bordeaux et de lédition posthume de 1595. Je remercie Alain Legros dont lamitié et la science philologique sont pour beaucoup dans lexactitude et la lisibilité de ce tableau. La présente étude doit également beaucoup aux savantes remarques qui mont été faites lors du Colloque de Bordeaux, dont je remercie les intervenants.

2 Essais, I, ch. 18, « De la peur », V., p. 76 ; t. I, p. 150. Mes références sont dabord à lédition Villey-Saulnier (PUF, 1965), ensuite à lédition Tournon (Imprimerie Nationale, 1998-2003).

3 Essais, I, ch. 14, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de lopinion que nous en avons » : « Tout ainsi que lennemi se rend plus aigre à notre fuite, aussi senorgueillit la douleur à nous voir trembler sous elle », V., p. 58 ; T. I, p. 121.

4 Essais, I, ch. 12, « De la Constance », V., p. 45 ; T., I, p. 103.

5 Platon, Lachès, 191 a-b (κατὰ τὴν τοῦ φόβου ἐπιστήμην).

6 Homère, Iliade, V, 225 sq. ; VIII, 105 sq.

7 Essais, III, ch. 6, « Des Coches » V., p. 899 ; T., III, p. 182.

8 Essais, T., I, p. 532.

9 Essais, III, ch. 6, « Des Coches » V., p. 899 ; T., III, p. 182.

10 Ibid., un exemple de fuite maîtrisée est donnée par Socrate, selon le récit dAlcibiade dans le Banquet de Platon (221 a-b) que reproduit Montaigne dans le chapitre « Des Coches », III, 6 : « Je remarquai premièrement combien il [Socrate] montrait davisement et de résolution [], Et puis la braverie de son marcher, nullement différent du sien ordinaire ; Sa vue ferme et réglée, considérant et jugeant ce qui se passait autour de lui, regardant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis, dune façon qui encourageait les uns, et signifiait aux autres quil était pour vendre bien cher son sang et sa vie, à qui essayerait de la lui ôter », V., p. 900 ; T., III, p. 183.

11 Essais, III, ch. 12, « De la Physionomie », V., p. 1048 ; T., III, p. 400.

12 Essais, I, ch. 12, « De la Constance », V., p. 45 ; T., I, p. 103.

13 Essais, I, ch. 12, « De la Constance », V., p. 45 ; T., I, p. 104.

14 Ibid. Comme le précise Montaigne, le récit vient du Lachès (191 c) où il est mis dans la bouche de Socrate : « À Platées en effet, quand ils furent en face des soldats perses cuirassés de lattes dosier, ils nacceptèrent pas, dit-on, de les affronter en combattant sur place, mais ils prirent la fuite ; puis, une fois rompus les rangs des Perses, ils firent volte-face [ἀναστρεφομένους] et se battirent à la façon de cavaliers, remportant ainsi la victoire dans cette bataille » (trad. Léon Robin, Platon, Œuvres Complètes, Gallimard, Pléiade, t. I, 1950, p. 305-306). Socrate explique un peu plus loin que sont courageux ceux qui combattent, « aussi bien en restant sur leurs positions quen faisant volte-face », καὶ μένοντες καὶ ἀναστρέφοντες (191 e).

15 Essais, I, ch. 41, « De ne communiquer sa gloire », V., p. 256 ; T., I, p. 412.

16 Essais, III, ch. 10, « De ménager sa volonté », V., p. 1013 ; T., III, p. 349.

17 Voir larticle « Exemple – Exemplarité » de Claire Couturas dans le Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. Philippe Desan, Champion, 2007.

18 Voir sur ce point le commentaire de François Rigolot : « Cette similarité initiale entre lusage collectif et lattitude individuelle nest quapparente. Elle tient moins de la convenientia que de la coincidentia oppositorum » (Les Métamorphoses de Montaigne, PUF, 1988, p. 120).

19 On pourrait penser au passage dans lequel Aristote dit que celui qui cherche la médiété (la vertu) doit dabord séloigner de ce qui lui est le plus contraire, comme Ulysse séloignant davantage de Charybde que de Skylla qui est moins dangereuse (Éthique à Nicomaque, livre II, chapitre 9, trad. Tricot, Vrin, 1972, p. 115-116 ; voir Homère, Odyssée, XII, v. 73-110 et v. 215-220). Lidée est toutefois différente de celle de Montaigne : cest Circé qui apprend à Ulysse que Skylla est moins dangereuse, et le contexte est celui dune comparaison entre deux maux dont lun est moindre. Il ne sagit pas, comme chez Montaigne, dune répulsion immédiate devant le mal (ici, le danger).

20 Hans Jonas, Le Principe Responsabilité [1979], Cerf, 1990. Pour Jonas, la confrontation concrète avec le mal, ou avec le risque dun mal, nous révèle lexistence dun bien que, jusqualors, nous ne connaissions pas, et dont nous ne prenons conscience que parce quil est menacé.

21 Essais, II, ch. 12, « Apologie de Raimond Sebond », V., p. 505 ; T., II, p. 275.

22 Essais, I, ch. 28, « De lamitié », V., p. 183 ; T., I, p. 310.

23 Bernard Sève, Montaigne, des règles pour lesprit, PUF, 2007, chapitre iv, « Lexpérience et le principe de différence ».

24 Essais, III, ch. 13, « De lexpérience », V., p. 1070 ; T., III, p. 432-433.

25 Ibid., V., p. 1065 ; T., III, p. 425.

26 Ibid., V., p. 1065 ; T., III, p. 426.

27 Essais, III, ch. 13, « De lexpérience », V., p. 1106 ; T., III, p. 489.

28 Essais, III, ch. 13, « De lexpérience », V., p. 1115-1116 ; T., III, p. 504.