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Classiques Garnier

Introduction de la première partie

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Anatomie du « mauvais goût » (1628-1730)
  • Pages: 33 to 36
  • Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 72
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406113959
  • ISBN: 978-2-406-11395-9
  • ISSN: 2257-915X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11395-9.p.0033
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-27-2021
  • Language: French
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Introduction de la première partie

Le Trésor de la Langue Française informatisé définit aujourdhui le goût au sens figuré comme « la faculté psychique de discernement analogue au sens du goût », le bon goût comme laptitude à percevoir le beau et le mauvais goût comme « lincapacité de distinguer le beau du laid ». Le Littré, un siècle avant le Trésor de la Langue Française, ne donnait pas exactement la même définition du mauvais goût, définissant le goût au sens figuré comme la « faculté toute spontanée, qui précède la réflexion, que tout le monde possède mais qui est différente chez chacun, et qui fait apprécier les beautés et les défauts dans les ouvrages desprit et dans les productions des arts, comme le goût fait apprécier les saveurs bonnes et mauvaises ». Trois différences dimportance apparaissent déjà entre ces deux définitions. Premièrement, par rapport à la définition du TLF, la définition du Littré fait figurer un sème en plus, le caractère intuitif : le goût nest pas simplement un discernement, un jugement, mais un prompt discernement. Deuxièmement, Littré donne comme sens figuré de goût « inclination quon a pour certaines choses et plaisir quon y trouve », alors que le sème du plaisir napparaît plus dans le TLF où le bon et le mauvais goût sont exclusivement des jugements et des discernements. Troisièmement, le mauvais goût est défini dans le Littré comme labsence de la faculté permettant de discerner là propos, la convenance. Ce nest plus, comme dans le TLF, la confusion entre la beauté et la laideur, mais entre ce qui est convenable et ce qui ne lest pas, ladéquat et linadéquat. Le mauvais goût est alors ce qui est inadapté, comme le montre lexemple donné par Littré : « Il eût été de mauvais goût dinsister ». Entre le xixe et le xxe siècle, la définition lexicographique du goût au sens figuré sest ainsi simplifiée et appauvrie, et ont été perdus les sèmes de rapidité intuitive, de plaisir et de convenance.

Si on poursuit lenquête à rebours, on trouve également dans les dictionnaires du xviiie siècle des acceptions de goût qui disparaissent 34au siècle suivant. Le Dictionnaire de lAcadémie Française de 1762, par rapport à Littré, fait figurer un autre sens figuré de goût, celui, issu du domaine de la peinture, de « manière » : « goût se dit aussi de la manière dont une chose est faite et du caractère particulier de quelque ouvrage. Ce meuble est de bon goût, de mauvais goût ». À la même époque, le Dictionnaire critique de la langue française de Féraud (1787-1788) consacre une longue notice au bon/mauvais goût au sens figuré, en précisant qu« on borne la sphère du bon sens aux choses plus sensibles, et le bon goût à des objets plus fins et plus relevés (comme les ouvrages desprit) ». Les ouvrages desprit, à la différence des ouvrages de lesprit, désignent spécifiquement les compositions des gens de lettres, soit en prose, soit en vers1. Peinture, ébénisterie, littérature : dans la deuxième moitié du xviiie siècle, le goût selon les dictionnaires de lAcadémie Française et de Féraud sapplique donc spécifiquement au domaine des Belles-Lettres et des Beaux-Arts, au domaine esthétique, et il se situe non plus uniquement du côté du sujet (comme cest le cas dans les définitions du Littré et du TLF) mais aussi du côté de lobjet : lobjet dart et le texte littéraire sont le dessein/dessin de lartiste ou de lécrivain et en cela marqués au coin de son goût.

Au xviie siècle, le dictionnaire de Furetière définit le goût au sens propre comme (1) le sens qui est ordonné par la nature pour discerner les saveurs ; (2) lenvie quon a de boire et de manger ; (3) la qualité de la chose quon goûte (« Les sauces de trop haut goût sont nuisibles à la santé »). Au sens figuré, Furetière distingue trois acceptions : (1) « Goût se dit figurément en morale des jugements de lesprit » Les manières de cet homme-là sont au goût de tout le monde. Cet esprit a le goût fin. M. Blondel a fait un traité du bon goût dans son livre darchitecture. (2) le goût désigne le produit des jugements de lesprit, ouvrages darchitecture, de sculpture, de peinture ou de poésie (même si Furetière ne donne pas dexemple de ce dernier art) : « Goût se dit aussi des bâtiments, des statues, des tableaux. Le goût des Grecs a été le meilleur pour les bâtiments. Les uns ont le goût des tableaux de Poussin, les autres de Rubens ». En un sens proche, le goût peut désigner la manière dont lœuvre artistique ou littéraire est faite, et Furetière précise ainsi : « On confond quelquefois ce mot [goût]35avec manière et lon dit voilà un ouvrage de grande manière, pour dire de grand goût ». (3) « Goût se dit aussi, précise Furetière, pour marquer quun homme naime point quelque chose. Il na point de goût pour les vers, la musique, il nen est point touché, ou il ne sy connaît point ». Jugement, plaisir, domaine artistique et littéraire, les trois sèmes figurent donc dans le dictionnaire de Furetière. Ils figuraient de même, quoique de façon plus laconique, dans le dictionnaire de Richelet paru dix ans avant celui de Furetière, qui indique :

ce mot [goût] au figuré a un usage fort étendu. Avoir le goût bon, cest aimer ce qui est bon. Se faire le goût aux ouvrages antiques. Homme de bon goût, homme de mauvais goût, cest-à-dire qui juge bien ou mal des choses. Trouver une chose à son goût (Molière), cest-à-dire à sa fantaisie. Le goût de Paris sest trouvé conforme au goût dAthènes (Racine).

Goût, terme de peinture : idée qui suit linclination que les peintres ont pour certaines choses, manière. Voilà un ouvrage de grand goût, pour dire que tout y est grand et noble, bien prononcé et bien dessiné (De Piles).

En 1694, le dictionnaire de lAcadémie Française rejoint celui de Furetière et le goût au sens figuré est présenté en premier lieu comme un « discernement », puis comme une inclination, une forme damour (Il na pas de goût pour les vers, pour la musique. Est proposé comme synonyme de cette acception le terme de sensibilité), le champ dapplication de ce jugement étant de préférence celui des arts et des lettres. Comme dans le dictionnaire de Furetière aussi, le goût peut concerner lobjet sur lequel lesprit humain sest exercé, en littérature (les pointes et les jeux de mots dans les pièces déloquence sont dun méchant goût) mais aussi en peinture, en sculpture ou en ébénisterie. En somme, au xviie siècle, le goût, daprès les trois dictionnaires exclusivement en langue française, est, au sens figuré, une faculté de juger, un discernement, qui est lié au plaisir, et qui sapplique plutôt (mais non pas exclusivement) au domaine des Beaux-Arts et des Belles Lettres. Lexpression mauvais goût apparaît explicitement chez Richelet, qui donne pour exemple un homme de mauvais goût, et dans le dictionnaire de lAcadémie Française (cest avoir le goût fort mauvais de trouver de lesprit à cela. Ce meuble est de mauvais goût) mais non chez Furetière. Richelet précise dailleurs, à la différence des deux autres dictionnaires, que goût au sens figuré a un usage « fort étendu ». Dun usage de goût qui nest pas le sens propre témoignait déjà timidement la langue du xvie siècle, où goust peut avoir 36le sens de « plaisir », comme dans les expressions [être]de goust : « être agréable », venir à goust : « plaire2 ». Nicot, au tournant du xvie et du xviie siècle, signale ainsi, à côté de nombreuses expressions où goût a son sens propre, il a fort bon goût, quil traduit en latin par sapit jucundissime (sapere signifiant aussi bien « sentir par le sens du goût » quau figuré « avoir du jugement »)3.

Deux grands silences figurent dès lors en creux des définitions proposées au xviie siècle : (1) depuis quand, pour reprendre lexpression de Richelet, « le mot goût au sens figuré a-t-il un usage fort étendu » ? Quelle est donc lhistoire du mot goût et de sa métaphorisation dans la langue ? (2) on ne sait pas chez Richelet en quoi lhomme de mauvais goût est un homme qui juge mal. Pourquoi juge-t-il mal ? Que confond-il ? De même, si louvrage de mauvais goût est le fruit de celui qui juge et exécute mal, on ne sait pas exactement en quoi louvrage est mal exécuté. Comment seffectue le jugement de goût, et quel est son rapport au plaisir ? Le plaisir fonde-t-il le jugement ou nen est-il quun indice, une manifestation somme toute secondaire ? Cette seconde question engage en particulier ce que recouvre lexpression mauvais goût : si avoir le goût bon signifie aimer ce qui est bon, le mauvais goût consiste-t-il à aimer ce qui est mauvais (laid et/ou immoral) ou à ne pas aimer ce qui est bon ? Dans la première hypothèse, le mauvais goût est une erreur de jugement mêlée dun plaisir pervers ; dans la seconde, il est une incapacité à sentir et à éprouver le plaisir de la sensation, ce que la médecine nomme lagueusie et ce qui, quand il sagit des ouvrages desprit, est une forme dinsensibilité littéraire que le xviie siècle nomme dégoût.

Cest à essayer dexpliquer ces deux grands silences que semploieront les deux chapitres de cette première partie.

1 « Tout ce que les hommes inventent dans les arts et dans les sciences est un ouvrage de lesprit ; les compositions des gens de lettres, soit en prose, soit en vers, sont des ouvrages desprit », Bouhours, cité par É. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1863, tome second, première partie, p. 889, s. v. Ouvrage.

2 Huguet, Dictionnaire de la langue française du xvie siècle, Paris, Didier, 1950, t. IV, p. 348, s. v. Goust.

3 J. Nicot, Le Thresor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne, Paris, D. Douceur, 1606, p. 317, s. v. Goust.